Vivre des deux côtés de la frontière numérique : des pratiques d’ajustement des russes aux blocages communicationnels en temps de guerre
Résumé
Après le début de la guerre en Ukraine, l’espace médiatique intérieur russe a considérablement changé en raison des restrictions répressives d’auto-expression et de la censure paramilitaire. Pourtant, ce ne sont pas seulement les pratiques d’auto-expression dans l’espace médiatique qui sont touchées par cette guerre, mais aussi de nombreuses pratiques médiatisées qui façonnent la vie quotidienne des Russes (telles que les transports, les paiements électroniques, le commerce électronique). À cause des blocages d’accès vers les plateformes numériques par le gouvernement et le départ volontaire de certains services numériques étrangers (comme Netflix) du marché russe, ces pratiques médiatiques ont beaucoup évolué. Dans cet article, nous essayons essentiellement d’étudier ces pratiques pendant la période de guerre débutée en 2022 entre la Russie et l’Ukraine. Pour s’adapter aux blocages des services communicationnels, à l’impossibilité d’avoir accès à la production occidentale à l’intérieur de la Russie et respectivement à la production de divertissements russes en Occident, les gens ordinaires des deux côtés de la frontière utilisent des tactiques pour contourner les restrictions quotidiennes. Ces tactiques redéfinissent constamment des frontières numériques entre le numérique dit « souverain » et celui considéré comme mondial en contrebalançant les tentatives des États et des plateformes de définir ces frontières.
Mots clés
Russie, médias alternatifs, sanctions, pratiques de contournement, frontières numériques, guerre en Ukraine.
In English
Title
Living on both sides of the digital border: Russians’ practices of adjusting to wartime communication blockages
Abstract
After the beginning of war in Ukraine, the Russian interior media space considerably changed due to the repressive restrictions of self-expression and para-military censorship. But it’s not only self-expression practices in the media space are affected by this war, but also a numerous mediated practices shaping everyday life of Russians (such as transport, electronic payments, e-commerce). Due to the government’s blocking of access to digital platforms and the voluntary departure of some foreign digital services (such as Netflix) from the Russian market, these media practices have evolved a lot. In this paper we are essentially trying to study such practices during the period of war between Russia and Ukraine. To adapt to blockages in communication services, the impossibility of having access to Western production inside Russia and respectively the production of Russian entertainment in the West ordinary people from both sides of the border use tactics to circumvent everyday restrictions. These tactics are constantly redefining digital boundaries between so-called « sovereign » and worldwide digital by counterbalancing the attempts of states and platforms to define these boundaries.
Keywords
Russia, alternative media, sanctions, subversive practices, digital borders, war in Ukraine.
En Español
Título
Vivir a ambos lados de la frontera digital: las prácticas de los rusos para adaptarse a los bloqueos de comunicación en tiempos de guerra
Resumen
Tras el inicio de la guerra en Ucrania, el espacio mediático interior ruso cambió considerablemente debido a las restricciones represivas de la autoexpresión y la censura paramilitar. Pero en realidad, los medios de comunicación no solo están representados por los medios de comunicación de masas y la autoexpresión pasa no solo por la producción de contenidos, sino también por numerosas prácticas mediáticas que dan forma a nuestra vida cotidiana (como el transporte, los pagos electrónicos, el comercio electrónico). En este artículo estamos tratando esencialmente de estudiar tales prácticas durante el período de guerra. Debido al bloqueo, la prohibición de los servicios electrónicos, las cruzadas contra las VPN, se han perpetuado muchas prácticas no relacionadas con la obtención de información, sino relacionadas con la vida cotidiana. Para adaptarse a estas estrategias de los grandes actores institucionales, la gente común de ambos lados de la frontera utiliza tácticas para eludir las restricciones cotidianas. Estas tácticas están constantemente redefiniendo las fronteras digitales entre lo que se denomina « soberano » y lo digital mundial, contrarrestando los intentos de los Estados y las plataformas de definir estas fronteras.
Palabras clave
Rusia, medios alternativos, sanciones, prácticas subversivas, fronteras digitales, guerre en Ucrania.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Kiriya Iliya « Vivre des deux côtés de la frontière numérique : des pratiques d’ajustement des russes aux blocages communicationnels en temps de guerre », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/varia/vivre-des-deux-cotes-de-la-frontiere-numerique-des-pratiques-dajustement-des-russes-aux-blocages-communicationnels-en-temps-de-guerre/
Introduction
Après le 24 février 2022, le paysage médiatique russe a subi des changements remarquables dans le domaine de l’auto-expression en ligne. Les changements majeurs sont liés aux activités et aux décisions des autorités russes qui adaptent la sphère publique en Russie à l’état des « pays assiégés ». Parmi ces mesures, on distingue le blocage de l’accès à un grand nombre de médias d’opposition ainsi qu’à certains médias étrangers ; un grand nombre de médias ont été fermés en tant qu’organisations (comme TV Rain et Echo Moskvy) et ensuite expulsés du pays ou incités à se réorganiser en chaînes YouTube ou Telegram (Pavlik, 2022, p. 3). Les autorités russes ont introduit des poursuites pénales pour « discrédit des forces armées » (jusqu’à 15 ans de prison ferme) et pour « diffusion de fausses informations sur les activités des forces armées russes ». Cette auto-expression est aussi menacée par la désignation des plateformes Meta comme organisations indésirables et leur blocage par Roskomnadzor (une autorité gouvernementale en matière de numérique), ce qui a considérablement réduit le nombre d’utilisateurs de Facebook et d’Instagram. De ce point de vue, le principal préjudice de la guerre entre la Russie et l’Ukraine est l’impact négatif de la censure militaire sur la capacité de la population à avoir accès à une information alternative. Pourtant les réseaux socio-numériques ne sont pas la source d’information la plus réputée pour les Russes. En effet, la confiance des Russes envers la télévision fédérale généraliste dépasse largement la confiance envers l’information via les réseaux (VCIOM, 2023a), alors que la télévision reste la source d’actualité principale pour 40 % des Russes (VCIOM, 2023c). De plus, le point de vue alternatif n’est pas une préoccupation essentielle de la population russe car une majorité de celle-ci se déclare satisfaite de la politique des autorités (VCIOM, 2023).
Cependant, selon Mark Deuze (Deuze, 2023), notre vie est en grande partie déterminée par les médias à travers les plateformes médiatisées. Ces dernières façonnent constamment nos pratiques quotidiennes telles que prendre les transports en commun, voyager, pratiquer du sport, faire du shopping, etc. Enfin, nous sommes confrontés au phénomène suivant : la politique des médias en temps de guerre, en raison de l’énorme médiatisation de la vie quotidienne (Hepp, 2019), touche un très grand nombre de domaines et pas seulement le domaine de l’expression de soi. Ainsi, l’impact de la guerre sur l’expérience de vie russe (en Russie comme à l’étranger) devrait être sérieusement reconsidéré. De nombreuses activités médiatisées ont été affectées par la guerre et perturbent le quotidien d’une partie importante de la population en l’encourageant à utiliser certains mécanismes pour contourner les blocages.
Dans cet article, nous tentons une cartographie des pratiques médiatiques affectées par des ruptures et considérons la manière dont les acteurs s’adaptent à des fractures communicationnelles. Nous tentons en ce sens de montrer que l’Homme est très adaptable, même dans un monde technologique médiatisé, ce qui offre la possibilité aux Russes sur place de vivre leur quotidien communicationnel d’avant-guerre.
Comme méthode de recueil des données, nous avons utilisé les entretiens semi-directifs avec des usagers des services numériques et des journalistes des médias d’opposition exilés ou non. Pour analyser les pratiques de contournement par les acteurs industriels, nous nous sommes appuyés sur les infos publiés par la presse d’affaires (Vedomosti, RBK, Kommersant).
Les entretiens ont été menés auprès de 12 personnes, soit 5 femmes et 7 hommes d’âge moyen (entre 35 et 45 ans) qui représentent la classe moyenne vivant dans les grandes villes (Moscou, Rostov-sur-le-Don, Saint-Pétersbourg) et utilisent d’une manière active le milieu numérique urbain : achats en ligne, services de transports médiatisés, services numériques d’État, lecture des actualités en ligne, souscription à des services de VàD, abonnement à des chaînes Telegram. Pour illustrer les pratiques « de l’autre côté de la frontière », nous avons inclus dans les entretiens 4 Russes vivant à l’étranger et ayant déménagé avant la guerre (en France, en Lituanie, en Grande-Bretagne, aux États-Unis). En complément de ces entretiens, nous avons demandé aux usagers de nous montrer, sur leurs appareils, leurs pratiques habituelles en matière de consommation de contenu. En plus, 4 entretiens ont été réalisés auprès de journalistes de médias alternatifs (2 en Russie, 2 en exil) pour comprendre le changement de leurs pratiques à cause des blocages. Les entretiens avec les usagers en Russie ont été réalisés en présentiel en juillet et août 2023. Les entretiens avec les journalistes et les usagers en dehors de la Russie ont été réalisés en décembre 2023 et janvier 2024 en ligne.
« Sanctions » au sens large et « frontières numériques »
La Russie se trouve actuellement sous un régime de sanctions les plus sévères, qui sont beaucoup plus sévères qu’en Iran (UE, 2023). Ce régime inclut des sanctions personnelles, sectorielles et générales (au seul motif de détenir la nationalité et un passeport russe) introduites par l’UE, les États-Unis et d’autres pays contre la Russie. Nous pouvons également inclure dans ce régime les décisions volontaires de compagnies étrangères privées, y compris des entreprises médiatiques et des prestataires de services dans ce domaine (y compris services paiement en ligne, de travail collaboratif sur cloud, les logiciels bureautiques, les outils professionnels pour vidéo, graphique etc.). En même temps, toutes les décisions sur le régime des sanctions génèrent des réponses au niveau de l’État russe qui les utilisent comme prétexte pour s’isoler et renforcer l’infrastructure d’Internet, en tant que réseau désormais « souverain » fonctionnant d’une manière quasi autonome sur le territoire russe. Cette idée de « souverainisation » des infrastructures technologiques est au cœur de la transformation du secteur numérique en Russie depuis dix ans et c’est ici que se jouent désormais les enjeux dans le contexte de l’isolement de l’État russe d’avec « l’Occident collectif ». Ces enjeux ont une nature endogène, mais aussi exogène. D’un point de vue endogène, la politique intérieure russe, depuis le premier Maïdan en Ukraine (2004), est fondée sur l’idée complotiste que le pays est encerclé par des ennemis et que les acteurs des pays étrangers cherchent à déstabiliser le pouvoir, à coloniser le pays et à changer le régime en organisant des mouvements populaires (la manière dont ce discours complotiste devient progressivement le discours du pouvoir politique est bien décrite par Ilya Yablokov [Yablokov, 2019]).
La recherche d’ennemis et d’« agents » étrangers à l’intérieur du pays conduit d’une manière logique à la méfiance à l’encontre des acteurs globaux d’Internet et notamment des grandes plateformes comme Google et Facebook. Donc, d’un point de vue des facteurs endogènes, on commence à distinguer progressivement l’Internet global de Runet (Internet russe) et cela entraine des répercussions dans les politiques publiques. Ainsi, on voit dans les politiques du pouvoir des tentatives d’associer directement les frontières physiques de l’État avec les frontières de l’État dans le secteur numérique (Nocetti, 2015 ; Kossov, 2023). D’ailleurs, la loi relative à « l’Internet souverain » en est un bon exemple : elle vise l’identification des points de trafic transfrontaliers et l’installation de l’équipement spécial permettant de router le trafic, de limiter la vitesse et pouvant aller jusqu’à l’isolement total du segment russe du reste d’Internet (Daucé, Loveluck, Musiani, 2023). Un autre facteur endogène est le facteur industriel. Les politiques publiques visaient non seulement le contrôles des acteurs locaux, mais aussi l’introduction de mesures protectionnistes pour soutenir le secteur local de l’industrie numérique contre l’emprise des acteurs globaux (Nocetti, 2019).
Mais nous ne devons pas non plus sous-estimer le facteur exogène lié à la demande croissante des politiques publiques dans le monde pour la régulation des plateformes globales. Depuis dix ans, nous assistons à une bataille globale pour la gouvernance d’Internet (DeNardis, 2014) qui est menée par les politiques publiques de plusieurs pays. On peut dans ce contexte mentionner les affaires fiscales de Google au Royaume-Uni, les affaires anti-monopole de Facebook et Google en Europe, les politiques de régulation d’Apple en Chine, le débat sur la neutralité des réseaux, entre autres. Dans toutes ces affaires, se note la contradiction fondamentale entre les principes de globalité technologique et ceux de régulation nationale. La Russie et sa politique sur la gouvernance d’Internet peuvent être considérées comme « un laboratoire » des tendances plus ou moins globales dans cette gouvernance (Daucé, Musiani, 2021). Ces tendances s’appuient non seulement sur les acteurs publics comme les pouvoirs, mais aussi sur les acteurs privés souvent représentés par des sociétés technologiques mondiales. Dans leur ensemble, ces acteurs constituent la notion même de souveraineté par infrastructure (Musiani, 2022). Dans cette dynamique controversée, les frontières infrastructurelles sont construites à la fois par les pouvoirs publics mais aussi par les plateformes privées et les services numériques globaux qui, en situation de guerre, implémentent des approches qui réinventent constamment les frontières en établissant des « rideaux de fer numériques » pour les usagers, perturbant ainsi les pratiques médiatiques et communicationnelles. Dans ce sens, nous assistons à l’établissement des frontières numériques et l’intérêt de cet article est d’analyser les pratiques des usagers pour résister à l’établissement de ces frontières et pour les réinventer constamment.
L’idée de résistance et de contournement passant « par l’infrastructure » d’Internet a été évoquée par Daucé et Musiani (Daucé et Musiani, 2021) alors que certaines des pratiques de contournement en Russie ont été décrites dans l’ouvrage Genèse d’un autoritarisme numérique (Daucé, Loveluck, Musiani, 2023). Le domaine de la résistance à des blocages et à des restrictions d’accès a été étudié dans le cas d’autres aires culturelles, notamment en Iran et en Chine. Dans le cas de l’Iran, ces travaux portent surtout sur les pratiques de contournement dans le domaine de l’auto-expression (Rahimi, 2011 ; Akbari, Gabdulhakov, 2019 ; Wulf, Randall, Aal et al., 2022). Les travaux sur la Chine se concentrent essentiellement sur le contournement de la censure numérique (Kou, Kow, Gui, 2017). Cependant, la situation russe est assez différente de ces exemples, car l’environnement est plutôt hybride avec des services étrangers (comme Apple, Google, WhatsApp) présents sur le marché et non menacés d’une manière sérieuse pour le moment par les analogues autochtones (Akbari, Gabdulhakov, 2019). Pourtant, tous ces études abordent peu la question des plateformes infrastructurelles (de type Apple) et de divertissement (Netflix), leur terrain est plutôt centré sur les ONG, les FAI, donc,sur des acteurs institutionnels. En outre, une grande partie des recherches ont été réalisées avant la guerre. Dans cet article, nous abordons plutôt les conséquences de la guerre et nous étudions les pratiques développées depuis le début de l’invasion.
Les relations entre le régime des sanctions et les contournements peuvent être conceptualisées à partir des « stratégies » et des « tactiques » de Michel de Certeau (de Certeau, 1990). Par stratégies, il entend les arts de faire qui consistent à fixer le territoire de la prise de décisions, à organiser et à hiérarchiser les actions, à créer et à maintenir l’identité. Les stratégies, en effet, sont des actions planifiées, logiques et non spontanées. Au contraire, les tactiques sont individuelles, elles sous-entendent la mobilité et l’évitement de l’espace défini, l’organisation flexible, la manipulation de l’identité et le braconnage.
À partir de nos observations, nous avons identifié 3 axes principaux. Le premier axe est lié à une orientation dominante de la consommation des médias, soit orientée vers le divertissement et les contenus occidentaux, soit orientée vers le contenu local. C’est ce que nous appelons l’axe ouest-est. Le deuxième axe est lié à la possibilité de s’exprimer et d’avoir accès à des contenus alternatifs aux points de vue des pouvoirs russes. Ici, le point central n’est pas la capacité de consommer du contenu occidental, mais essentiellement la capacité d’avoir accès à un point de vue indépendant des pouvoirs russes et d’élargir l’éventail des opinions possibles. C’est cet axe que nous appelons « mainstream-alternative ». Le troisième axe est essentiellement lié au maintien d’habitudes « normales », c’est-à-dire telles qu’elles étaient pratiquées avant février 2022 avec les services numériques, les services bancaires, le commerce électronique, et les services liés à la créativité (tels que l’utilisation de logiciels professionnels, de systèmes de paiement, etc.). Dans ce cadre, les Russes tentent de résister aux incitations à changer leurs propres habitudes.
Premier axe de séparation : est-ouest
Les médias russes et leur censure sont généralement comparés au modèle chinois d’isolement (Litvinova, 2023). Mais une différence importante peut être observée : la population russe, jusqu’à présent et malgré le discours propagandiste anti-occidental, est très orientée vers la consommation de contenus de divertissement occidentaux, notamment dans le domaine de cinéma (Stogova, 2023a) tandis que la population chinoise est essentiellement orientée vers les contenus des médias locaux. La guerre a eu un impact de plusieurs façons.
Tout d’abord, certaines plateformes de divertissement occidentales (telles que Netflix, Spotify ou Amazon Prime) ont de leur propre initiative coupé les consommateurs russes de leurs services. Les comptes russes ont été bloqués tandis que les applications mobiles de ces services ont été supprimées de l’App Store russe ou de Google Play. Deux stratégies différentes ont été utilisées ici : la stratégie du blocage local (blocage de l’accès de la plateforme sur le territoire de la Russie) ou la stratégie du blocage de la plateforme du magasin russophone (blocage de l’accès à l’application mobile dans l’App Store russe). Certaines plateformes ont préféré utiliser les deux (Netflix et Amazon). Par exemple, si vous avez choisi l’App Store russe, vous ne disposez plus de la possibilité d’installer l’application Netflix sur votre smartphone. Certaines plateformes (comme Apple), au lieu d’utiliser le principe de territorialité, ont utilisé le principe d’interdiction des moyens de paiement russes à la suite du départ de Visa et Mastercard de Russie. Cela a automatiquement rendu toutes les cartes émises par les banques russes inutilisables à l’étranger et vice-versa, et par conséquent, sur l’App Store, auprès de Microsoft, etc., rendant impossible l’utilisation de services.
Pour contourner ces stratégies, deux tactiques opposées ont été utilisées : une légale et une autre semi-légale. La manière légale d’utiliser ces plateformes est assez compliquée et peut être accessible à un groupe très restreint d’individus. Il s’agit d’ouvrir des comptes bancaires et d’obtenir ainsi des cartes de paiement dans les pays voisins (comme l’Arménie ou la Biélorussie) essentiellement pour payer Netflix, Microsoft, etc. :
« J’avais besoin d’aller en Europe en mai 2022. Donc, après le début de la guerre, je me suis adressé à une société de courtage pour commander une carte de paiement kazakh… Finalement, je l’utilise maintenant pour payer Netflix, l’abonnement Microsoft Office, etc. » (usager, homme, 46 ans, secteur public, Moscou)
« D’abord, pour garder l’accès à Netflix, je demandais à mes amis en Europe de me le payer. Mais finalement, je suis allé à Yerevan [la capitale de l’Arménie – auteur]… » (usager, femme, 36 ans, gestionnaire dans le secteur privé, Moscou)
Mais en plus de changer le mode de paiement sur certaines plateformes, il a fallu effectuer quelques manipulations telles que l’ouverture d’un autre compte dans l’App Store, l’installation de Netflix et la mise en place d’un VPN. Ce n’est que dans ce cas que Netflix est redevenu accessible.
« Bah… Netflix, c’est le plus difficile pour moi. Il faut utiliser le VPN (et ça ne marche pas toujours). En plus, il n’y a pas d’appli Netflix dans le store russe. Donc, j’ai fait un deuxième Apple ID domicilié au Kazakhstan. Du coup, je bascule entre les deux Apple ID… » (usager, homme, 43 ans, Saint-Pétersbourg)
La décision des services de VAD étrangers de quitter la Russie a automatiquement provoqué une montée en puissance des agrégateurs, des services semi-légaux et des applications mobiles proposant de regarder les premières de Netflix. Cette méthode est devenue moins difficile pour les utilisateurs, mais elle est fondée sur des activités en partie illégales, car officiellement Netflix ne vend pas ses séries originales aux autres plateformes :
« C’est facile. Je suis allé sur Internet et j’ai commandé ce petit boîtier [montre un petit équipement connecté à son poste de télé]. C’est un truc chinois. Il y a plusieurs applications et notamment un accès piraté de Netflix. Je ne sais pas comment ils font ça » (usager, femme, 32 ans, cadre, Rostov)
En outre, non seulement les plateformes de distribution de contenus occidentaux ont été coupées du marché russe, mais les détenteurs de droits occidentaux aussi. En mars 2022, toutes les majors hollywoodiennes ont boycotté le marché du box-office russe et ont déconnecté les salles de cinéma des nouveautés. Plus tard certains d’entre eux, comme Warner, ont retiré leur autorisation de distribuer leurs contenus via des plateformes numériques, ce qui a affecté tous les films précédemment sortis sur leurs plateformes. De telles décisions ont incité les autorités russes à proposer la politique des « licences forcées ». Des mesures similaires sont discutées dans le domaine du secteur du cinéma (Kotova, 2023) et dans le domaine du marché des logiciels (Gromova, 2022). Cela signifie que la nouvelle loi permettra de distribuer des licences pour la projection d’un film (ou l’utilisation d’un logiciel) sans l’accord du titulaire des droits, ce qui permettra aux acteurs russes (cinéma, VAD) de distribuer de tels contenus sans l’accord des détenteurs des droits.
Certaines pratiques visant à contourner les interdictions de projection ont été adoptées. Les salles de cinéma organisent des projections de nouveaux films hollywoodiens (comme Avatar 2 ou Barbie). Pour ce faire, après la projection du film hollywoodien, les salles organisent la projection d’un court métrage russe peu connu. Selon tous les documents, le spectateur vient au cinéma pour regarder ce court métrage. Sur le ticket, c’est ce film qui est marqué. Dans le catalogue de la Société des détenteurs des droits, c’est ce film russe qui figure. La projection d’un film hollywoodien avant le court métrage russe est alors considérée comme un « service pré-projection ». Selon le quotidien RBK, un tiers des recettes de cinéma durant la première moitié de l’année 2023 sont générées par ce genre de pratique illégale (Stogova, 2023b).
Pour s’opposer aux contenus occidentaux et aux plateformes « occidentales », l’État russe et les grandes sociétés du secteur médiatique ont commencé à créer des plateformes locales, en essayant en apparence de reproduire la stratégie chinoise et iranienne (Akbari, Gabdulhakov, 2019) où les plateformes locales sont beaucoup plus populaires. Ainsi se comprend l’initiative de Gazprom Media (un des géants médiatiques Russes) consistant à ouvrir la plateforme locale de vidéos verticales (TikTok russe), Yappy, ou le développement de RuTube, l’hébergeur de vidéos russophones. RuTube a été créé à l’origine essentiellement pour stocker le contenu des médias de Gazprom (tels que des programmes de télévision, etc.), mais après l’ouverture du service de vidéo à la demande Premier, RuTube a prétendu devenir l’analogue de YouTube avec du contenu local. En 2022, la croissance de l’audience de RuTube a été de 464 % (de 3,05 millions utilisateurs en 2021 à 17,2 millions en 2022) (Sostav, 2023). Mais ce chiffre reste incomparable avec YouTube qui compte 90 millions d’utilisateurs (Mediascope, 2023). Pourtant, pour le moment, l’approche russe reste insuffisante lorsque les plateformes locales fonctionnent côte à côte avec les plateformes étrangères (Akbari, Gabdulhakov, 2019).
Ainsi, les plateformes étrangères mobilisent trois principes : principe de territorialité (dépendant de l’emplacement géographique de l’IP de l’usager), principe de domiciliation du magasin des applications indépendamment de l’emplacement de l’usager, principe de domiciliation du moyen de paiement. En même temps, les usagers, pour contourner ces blocages, jouent avec leur identité (en basculant entre les magasins russe et kazakh sur l’App Store, par exemple), avec leur emplacement (en mettant en marche le VPN) et avec leur organisation (création de sociétés de courtage, apparition de services semi-légaux avec des moyens techniques douteux en provenance de Chine pour rendre accessible ce qui est officiellement non accessible). Cela fait échos aux pratiques observables à l’ère du piratage audiovisuel en Russie (Kiriya, 2011).
Deuxième axe de séparation : mainstream-alternatif
Le clivage principal dans cet axe ne porte pas sur la consommation de contenu des médias occidentaux ou orientaux. Il s’agit plutôt d’un clivage idéologique entre la sphère publique officielle et la « sphère publique parallèle » (Kiriya, 2012), qui s’est considérablement rétrécie depuis le début de la guerre contre l’Ukraine. Plusieurs dispositifs ont alors été introduits afin de contrôler l’expression publique dans le domaine des médias, ainsi que dans celui de la culture. Tout d’abord, il s’agit de pénaliser la critique des activités des forces armées russes lors du conflit en Ukraine. En outre, c’est la désignation des médias et des blogueurs des organisations sous « influence étrangère » comme « agents étrangers » ou « organisations non-désirables ». Toutes ces pratiques judiciaires ont été introduites avant la guerre de Russie contre l’Ukraine, mais sont devenues largement répandues depuis le début de l’invasion (Kossov, 2023).
Mais ces genres de blocages entraînent aussi des réponses « miroir » de l’autre côté de la frontière. Sous la pression politique de leur gouvernement, certains pays occidentaux ont également introduit le « blocage » des outils dits de « propagande russe ». Parfois, il s’agit simplement de RT ou de « Sputnik » en tant que chaînes internationales de propagande. Mais, dans d’autres pays, comme les pays baltes, d’autres chaînes de télévision d’État russes ont également été éteintes, tandis que certaines de ces chaînes ne diffusaient que des divertissements et représentaient un mécanisme très important de maintien de l’identité linguistique de la population russophone de ces pays.
« Avant la guerre, j’ai fait montrer aux enfants une chaîne, « Nauka 2.0 », une chaîne éducative. Il y avait des curiosités sur la biologie, la nature, les technologies et autres… Maintenant, c’est bloqué sur notre territoire. Et je ne comprends pas pourquoi ». (usager, femme, 44 ans, Lituanie).
Les mesures de blocage ont considérablement changé les pratiques de la population dans l’accès à l’information mais aussi au divertissement. Les sociétés de production, les cinéastes, les chaînes de télévision ont progressivement introduit des « listes d’arrêts » de contenus de divertissement, y compris des morceaux de musique à la radio, et sur l’invitation de « personnes politiquement peu fiables » à jouer des rôles au théâtre, au cinéma, dans les séries et les programmes télévisés. De l’autre côté de la frontière, nous pouvons voir d’une manière réciproque les « listes d’arrêts » et les sanctions d’entrée sur le territoire pour les artistes qui ont soutenu les pouvoirs russes.
Comme réponse, l’espace public parallèle s’élève à partir de chaînes autoorganisées sur YouTube et de médias alternatifs russophones à l’étranger destinés aux Russes à l’intérieur du pays. Dès lors, les médias institutionnalisés et bien définis dans l’espace deviennent des médias auto-organisés qui ont recours à la distribution alternative via les réseaux socio-numériques et les plateformes de vidéos alternatives telles que YouTube, c’est-à-dire qui se trouvent plutôt en dehors d’un espace géographique fixe et qui échappent ainsi au contrôle de l’État.
« Nous avons un site web qui s’ouvre sous VPN en Russie, et nous éditons une chaîne Telegram… De plus, nous avons une chaîne YouTube… De plus, nous avons des listes de diffusion pour les personnes qui se sont abonnées à ces listes de diffusion… Enfin, nous… publions des numéros PDF de notre journal, c’est-à-dire que nous le mettons en pages de la même manière que nous avons fait une mise en pages de notre journal [Avant que ça a été clôturé] » (Journaliste, média alternatif, en Russie).
Après l’introduction de sanctions discriminatoires sur les fausses informations et sur le discrédit des forces armées, de nombreux médias alternatifs ont préféré s’installer à l’étranger plutôt que de respecter ces restrictions. Tous les médias de ce type existant sous la forme de sites Web sont bloqués sur le territoire de la Russie. Certains d’entre eux sont reconnus comme étant des « organisations indésirables », donc, même leur donner une interview peut être considéré comme une infraction.
« Des perquisitions ont été effectuées au domicile d’une personne et, sur la base de ces perquisitions, il a été reconnu que les personnes [de nos projets médiatiques] recevaient de l’argent d’organisations indésirables et, par conséquent, tombaient sous le coup de l’article pénal. Et ensuite [un oligarque en exil finançant le projet] a dit que nous fermions tout d’un seul coup » (Journaliste, média alternatif, en exil).
Pour avoir accès à de tels médias, il est nécessaire de disposer d’un VPN qui est un outil sous la forme d’une application permettant de cacher sa vraie adresse IP en la remplaçant par une adresse localisée dans un autre pays. Alors que les services VPN sont constamment attaqués par Roskomnadzor, l’organisme de surveillance de l’État, il en apparaît de nouveaux. Les médias en exil ont commencé à créer des sites Internet « miroir » (des sites qui sont physiquement placés sur de nouveaux serveurs dont l’adresse IP change tout le temps, du coup, Roskomnadzor n’a pas assez de temps pour les bloquer) et des applications avec des VPN intégrés.
La séparation entre les médias dominants et les médias alternatifs peut être observée dans le cas des réseaux socio-numériques. Nous savons bien que les plateformes de ces réseaux sont susceptibles d’être utilisées pour coopter et manipuler dans le contexte autoritaire (Deibert, 2019). Considéré comme un grand réseau public d’État, VK est entièrement contrôlé par l’administration présidentielle. Le président de VK est le fils du premier vice-chef de l’administration présidentielle alors que le capital de VK est détenu par Gazprom et par Yuri Kovalchuk, un ami proche du président. VK est réputé pour bloquer les appels antigouvernementaux aux rassemblements de soutien à Alexeï Navalny (TASS, 2021). Les médias sociaux alternatifs sont Facebook et Instagram. Après que les plateformes de Meta ont été interdites sur le territoire de la Russie, leur audience a chuté de 7 à 1 % de la population dans le cas de Facebook et de 31 à 6 % pour Instagram. Les deux plateformes sont bloquées en Russie, les deux nécessitent un VPN pour y accéder. Le débat non institutionnalisé s’est progressivement déplacé vers la messagerie Telegram, dont l’audience a quasiment doublé (figure 1).
Ce qui est important pour Telegram, c’est sa fonctionnalité qui consiste à organiser des chaînes publiques donnant la possibilité à des lecteurs d’y être abonnés. Cela a changé de façon importante la manière de travailler des journalistes, notamment pour les journalistes de médias alternatifs, ce qui correspond à l’usage de cette plateforme en Iran (Kermani, 2018). Ainsi, pour les médias bloqués en Russie, Telegram est devenu le moyen ouvert et non bloqué sur le territoire russe d’éditorialiser leur contenu :
« Je pense que tout l’Internet sera bloqué en Russie. Donc, le problème est plus global que nous ne le pensons… Mais si, tout d’un coup, nous nous rendons compte que nous tous, qui travaillons comme moi, avons besoin d’une plateforme alternative… je pense que tout le monde s’y retrouvera rapidement » (journaliste, média alternatif, en exil).
Il y a des rumeurs de blocage de YouTube depuis le début de la guerre (Verstka, 2023), mais il semble qu’une telle mesure nuit également aux forces politiques loyalistes qui utilisent largement cette plateforme et qui rassemble un public beaucoup plus large que les plateformes locales. Il en va de même pour Telegram.
Dans le cas de l’axe « mainstream-alternatif », la notion de frontière numérique utilisée par l’État russe correspond à la frontière géographique et à la protection de « souveraineté numérique » qui a déjà été évoquée au début. Mais cette expression entre en contradiction avec le fonctionnement toujours global des plateformes numériques sur le territoire russe. En ce sens, YouTube, Telegram, Google permettent à l’expression alternative de franchir les frontières et d’être accessible malgré les blocages des sites Internet et de certains réseaux socio-numériques. Mais la politique de blocage reste quand même hybride, car les plateformes globales ne sont pas bloquées (sauf Facebook, Instagram et Twitter). La nature même des plateformes permet une utilisation à des fins propagandistes loyalistes aussi bien qu’à des fins de liberté d’expression.
Axe de séparation normalité-anomalie
Après le début de la guerre, la vie quotidienne des habitants urbains orientée vers le style de consommation occidental, les voyages à l’étranger, les paiements électroniques, etc. a considérablement changé. Le point nodal ici a été la décision des principales cartes de paiement (Visa et Mastercard) de déconnecter la Russie de leurs plateformes. La même décision a été prise par quelques services de paiement en ligne (tout d’abord, PayPal). Apple Pay et Google Pay ont déconnecté le système des cartes de paiement national « Mir » de leurs services. Cela a automatiquement rendu impossible le paiement sans contact avec le téléphone portable, mais aussi le paiement d’abonnements à des logiciels, des applications mobiles payantes, etc. Les services en ligne russes ont rapidement adopté de nouvelles règles, car ils avaient déjà presque tous acquis des moyens de paiement russes (tels que la carte « Mir », les plateformes de paiement en ligne Yandex ou Qiwi). Jusqu’à présent, Apple Pay n’a gardé qu’un seul moyen de paiement pour l’abonnement à iCloud et Apple+ : le débit du compte de téléphone mobile. En revanche, Google ne donne pas cette possibilité.
De nombreux fabricants de logiciels, plateformes en ligne et services étrangers ont suspendu toute opération avec la Russie. Microsoft a fermé son bureau de Moscou, mais a maintenu l’opérabilité des services (à l’exception des services pour les organismes gouvernementaux de l’État russe). Une décision similaire a été prise par Adobe. Mais tous les services par abonnement ont suspendu la possibilité d’utiliser les paiements locaux. Certains services électroniques en ligne ont introduit le principe de territorialité et bloquent leurs services sur le territoire russe, nécessitant ainsi un VPN pour être utilisés : c’est le cas de Canva (outil pour les designers), Doodle (travail collaboratif), etc. Une situation similaire peut être observée de l’autre côté de la frontière. Dans certains pays, le portail russe des services de l’État Gosuslugi (analogue du site ANTS en France, indispensable pour commander un certificat en ligne, gérer la scolarité de son enfant, etc.) a été bloqué. Les citoyens russes à l’étranger ont besoin d’un VPN simulant une localisation russe pour y avoir accès. Il en va de même pour le site de la compagnie nationale des chemins de fer et ceux des banques sanctionnées.
« J’ai l’impression de vivre la vie de Harry Potter en voyageant entre les deux pays avec le battement d’une baguette magique. Quand il faut que je paie mes charges communales pour mon appart à Moscou, j’utilise le VPN russe. Regarde… je clique là et je suis téléporté à Voronezh »(usager, homme, 50 ans, France).
Les applications mobiles des banques d’État VTB et Sberbank sont exclues de l’Apple Store, y compris sur le territoire russe. Ces banques contournent le système pour maintenir leurs services en ligne. Dans un premier temps, VTB, par exemple, utilisait l’application bancaire d’une banque que ce groupe a absorbée il y a un moment. L’appli a longtemps été inactive et après les sanctions, VTB l’a détournée pour l’utiliser comme une appli de services bancaires en ligne. Quand Apple a bloqué cette application, VTB a lancé une autre application mobile dont la description dans le magasin App Store ne correspondait pas du tout à la description des services bancaires. Donc, ici apparaissent les tactiques de contournement à travers les changements de l’identité de l’application.
Les entreprises d’État russes et les grandes entreprises ont commencé à utiliser des solutions locales. Dans les organisations d’État, y compris les universités, et dans les secteurs stratégiques, le « remplacement » des services occidentaux a commencé quelques années avant la guerre. Les services cloud de Google ont été remplacés par Yandex. Zoom et MS Teams en tant que plateformes de visioconférence ont été remplacées par les plateformes Yandex Telemost ou Webinar. Cela a permis à des entreprises russes d’investir dans des logiciels qu’elles ne développaient pas avant la guerre. La situation avec les logiciels Adobe et les systèmes d’exploitation Microsoft reste compliquée, car il est difficile de les remplacer complètement (surtout dans le domaine de la production créative : secteur du cinéma, du design, de l’édition, etc.).
« Ce qui a été difficile pour moi, c’est le départ de Canva, car [avant 2022] je l’utilisais souvent pour faire des présentations. Ensuite, on m’a montré le VPN et du coup je continue à l’utiliser. Le reste, on peut s’habituer… » (usager, femme, 35 ans, Moscou)
La déconnexion des plateformes de paiement a également affecté les pratiques de transport, notamment dans le domaine du transport aérien. Rappelons qu’après le début de la guerre, les pays européens et les États-Unis ont fermé le ciel aux avions russes et suspendu la liaison aérienne directe. En conséquence, les entreprises occidentales ont cessé de vendre des billets en Russie. En raison de l’interdiction des services de paiement russes, il est devenu impossible de payer des billets d’avion directement sur les sites Web ou via les applications mobiles de nombreuses compagnies aériennes du monde. Ceci a également rendu impossible pour les étrangers de payer des voyages avec des compagnies aériennes russes. Airbnb et Booking.com ont rendu invalides les moyens de paiement émis par des banques russes et ont arrêté le visionnage des moyens de logement en Russie.
En réaction et pour maintenir sa propre « normalité » quotidienne liée aux paiements, la population adopte des tactiques. La solution la plus forte reste l’ouverture d’un compte bancaire à l’étranger dans l’un des pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan) ou en Arménie, comme évoqué plus haut. D’autres méthodes pour payer des services à l’étranger ou pour réaliser du commerce électronique s’apparentent à des relations informelles avec des personnes détenant des numéros de compte et des cartes étrangères. Certains individus ont organisé des bots Telegram pour collecter des commandes pour ce type de paiement. Cela a beaucoup contribué à la formation de « diasporas » russes à l’étranger où les gens s’aident mutuellement, notamment en matière de conversion d’argent.
En termes de pratiques de médiatisation des voyages, la place importante occupée par des entreprises étrangères a été remplacée par ce que l’on appelle des agrégateurs. Skyscanner a quitté le marché russe, mais les services comme Aviasales et OneTwoTrip ont pris la place. Tous ces services acceptent les moyens de paiement russes qui donnent la possibilité d’acheter des billets de n’importe quelle compagnie aérienne du monde.
Conclusion
Au terme de cette analyse, nous remarquons la variété de pratiques quotidiennes qui ont été touchées par les sanctions et par la rupture de la connectivité de l’espace communicationnel : auto-expression, divertissement, transports médiatisés, e-commerce, etc. Ces sanctions, nous pouvons les considérer comme des stratégies, c’est-à-dire comme des actions qui sont imposées d’une manière verticale, de façon planifiée et à long terme. Ces stratégies consistent à établir des frontières numériques de toutes sortes séparant l’espace des pratiques (d’auto-expression, de divertissement, des pratiques numériques médiatisées). On distingue trois types d’acteurs développant ces stratégies : les entreprises étrangères et les propriétaires de plateformes qui quittent le marché russe d’une manière volontaire ; les autorités russes et étrangères qui adoptent des mesures visant à bloquer l’accès à certains contenus occidentaux (ou russes) ou qui incitent la population à changer ses habitudes numériques (par exemple à travailler dans des documents Yandex au lieu de Google Docs, plus pratique) et à installer des logiciels produits localement ; enfin, les entreprises privées russes qui profitent de cette situation pour ouvrir de nouveaux marchés et pour aider à contourner certaines restrictions (comme les plateformes de voyages établies pour contourner les restrictions).
Cependant, une multitude d’acteurs opposent leurs tactiques de résistance à des stratégies de blocage. Dans la situation des sanctions, nous devons bien comprendre que certaines réponses provenant d’acteurs stratégiques (le gouvernement russe, par exemple, ou bien la Commission européenne, qui introduit des sanctions) sont tellement instantanées et incertaines qu’elles ressemblent davantage à des tactiques de détournement qu’à des décisions stratégiques planifiées à long terme. Ce sont les entreprises russes et les services russes qui ont des tactiques de changement d’identité, de domiciliation et de flexibilité organisationnelle pour contourner les sanctions contre elles. Souvent, ces tactiques sont renforcées par des initiatives législatives pointues de différents groupes de lobbying (comme dans le cas de licences forcées). Ce sont, enfin, les plateformes d’infrastructure étrangères (comme Apple ou Google) dont la position est ambivalente : elles se joignent aux sanctions et restrictions contre la Russie. Dans le même temps, la Russie reste un acteur important, alors que le marché russe utilise largement ces services. C’est la raison pour laquelle elles privilégient une rétractation partielle.
Toutes ces tactiques réinventent constamment les frontières numériques en opposant les principes de territorialité privilégiés par des acteurs stratégiques et notamment l’État russe. En conséquence, différents acteurs proposent d’autres types de frontières fondées sur d’autres principes. Les moyens de paiement, les VPN, les techniques de proxy, les changements de domiciliation des Apple ID et Play Market, l’organisation des médias en ligne exilés orientés vers une audience à l’intérieur du pays réinventent ces frontières numériques en les contournant.
Pourtant, on est loin de constater que toutes ces tactiques sont des actions idéologiques conscientes de la résistance. Les individus qui utilisent un VPN ou détournent les moyens de paiement ne sont pas forcément des acteurs politiques d’opposition. Pour eux, ces « résistances » sont tacites et non réflexives, elles font partie de leur vie quotidienne. Des recherches ultérieures doivent être menées pour associer leurs positions idéologiques (souvent apolitiques) et politiques avec leurs tactiques de contournement des restrictions.
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Auteur
Iliya Kiriya
Ilya Kiriya est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’universite Grenoble-Alpes, et chercheur au Gresec. Pendant 16 ans, il fut professeur à l’École Supérieure d’Économie à Moscou. Ses travaux portent sur les industries culturelles et médiatiques dans le monde post-soviétique en lien avec les effets de la globalisation et du numérique.
ikiria@hse.ru