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Les stratégies éditoriales des chaînes télévisées russes Rossia 1 et Perviy sur Telegram

20 Oct, 2024

Résumé

L’article révèle les stratégies éditoriales contemporaines de deux chaînes télévisées fédérales russes sur Telegram. D’un côté, il démontre la manière dont Telegram parvient à contrôler la production de sens à travers les cadres et les formes de communication mis à disposition des médias éditeurs. D’un autre côté, il cherche à démontrer les moyens dont les éditeurs disposent afin de construire l’actualité en conformité avec leur propre identité éditoriale.

Le réseau Telegram étant un espace du pluralisme, les chaînes télévisées contrôlées par le Kremlin s’en saisissent efficacement afin de proposer aux usagers leur version de l’actualité. Elles parviennent en même temps à exploiter l’imaginaire du web participatif et à affirmer le poids des médias et du journalisme traditionnels.  Rossia 1 et Perviy se saisissent de la souplesse des outils proposés par Telegram afin de diffuser une lecture de l’actualité conforme aux intérêts du pouvoir en place, tout en ciblant différents publics.

Mots clés

La télévision fédérale russe, mise en forme des informations sur le web, stratégies numériques des chaînes télévisées, identité éditoriale.

In English

Title

Editorial strategies of russian tv channels rossia 1 and pervii on telegram

Abstract

The article reveals the editorial strategies of two Russian federal TV channels on Telegram. On the one hand, it demonstrates the way in which Telegram manages to control the production of meaning through the frames and forms of communication made available to publishing media. On the other hand, it seeks to demonstrate the means available to publishers to construct news in accordance with their own editorial identity.
The Telegram network being a space of pluralism, the television channels controlled by the Kremlin use it effectively in order to offer users their version of the news. At the same time, they manage to exploit the imagination of the participatory web and assert the weight of traditional media and journalism. Rossia 1 and Perviy take advantage of the flexibility of the tools offered by Telegram in order to broadcast a reading of the news consistent with the interests of those in power, while targeting different audiences.

Keywords

Russian federal television, formatting of information on the web, digital strategies of television channels, editorial identity.

En Español

Título

Estrategias editoriales de los canales de televisión rusos

Resumen

El artículo revela las estrategias editoriales de dos canales de televisión federales rusos en Telegram. Por un lado, demuestra la forma en que Telegram logra controlar la producción de significado a través de los marcos y formas de comunicación puestos a disposición de los medios editoriales. Por otro lado, busca demostrar los medios de que disponen los editores para construir noticias de acuerdo con su propia identidad editorial.

Al ser la red Telegram un espacio de pluralismo, los canales de televisión controlados por el Kremlin la utilizan eficazmente para ofrecer a los usuarios su versión de las noticias. Al mismo tiempo, logran explotar la imaginación de la red participativa y afirmar el peso de los medios y el periodismo tradicionales. Rossia 1 y Perviy aprovechan la flexibilidad de las herramientas que ofrece Telegram para transmitir una lectura de noticias coherente con los intereses de quienes están en el poder, dirigiéndose a públicos diferentes

Palabras clave

Televisión federal rusa, formato de información en la web, estrategias digitales de canales de televisión, identidad editorial.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Buduchev Vitaly, « Les stratégies éditoriales des chaînes télévisées russes Rossia 1 et Perviy sur Telegram », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/3, , p.85 à 99, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/dossier/05-les-strategies-editoriales-des-chaines-televisees-russes-rossia-1-et-perviy-sur-telegram/

Introduction

Cet article analyse la production de contenus par la plateforme Telegram et les chaînes télévisées généralistes proches du Kremlin. Il s’agit d’interroger ces contenus qui sont soumis à une double construction : celle des chaînes éditrices et celle d’un infomédiaire, alors que l’accentuation de l’infomédiation (Rebillard, Smyrnaios, 2019, p. 252) incite généralement les médias traditionnels à se tourner vers la diffusion sur les plateformes. En effet, comme le remarquent Vincent Bullich et Laurie Schmitt, les industries de la culture « s’adaptent à leur nouvel environnement économique et mettent en place des stratégies à même d’en tirer parti (et profit) » (Bullich, Schmitt, 2019, p. 2), tout en s’appropriant les plateformes numériques. Comme d’autres industries médiatiques, les éditeurs historiques de la télévision suivent cette même tendance, ce qui mène à une « dilution éditoriale » et un « effacement progressif de l’énonciation médiatique » (Rebillard, Smyrnaios, 2019, p. 271-272), les infomédiaires jouant désormais « un rôle majeur dans la construction de l’identité éditoriale des organisations médiatiques » (Sebbah, Sire, Smyrnaios, 2020, p. 8). Laurence Leveneur explique qu’en conformité avec cette tendance générale de dilution éditoriale, s’opère un « brouillage de l’identité éditoriale des chaînes de télévision au profit de leurs émissions et, surtout, des plateformes qui dégradent leur autorité énonciative » (Leveneur, 2019, p. 36).

Comment alors les éditeurs amputés partiellement de leur pouvoir éditorial, ainsi qu’un infomédiaire qui s’est imposé comme un acteur incontournable du domaine médiatique, contribuent-ils à la production commune de sens, dans un pays où les autorités gardent le contrôle sur la circulation des informations ? L’interrogation principale consiste à fixer les points de rivalité entre deux logiques : celle d’un État autoritaire cherchant à asseoir son regard sur l’actualité à travers les médias qu’il contrôle, et celle d’un infomédiaire prétendant avoir le rôle de médiateur du débat public, et possédant le pouvoir de déterminer les formes de communication. Les posts des chaînes télévisées sur Telegram doivent ainsi être envisagés comme une énonciation collective, dans laquelle se manifestent des enjeux de pouvoir (Souchier, 2007, p. 26), entre l’infomédiaire et l’éditeur.

L’analyse des pratiques éditoriales que nous entreprenons est attentive à « l’invention des formes écrites, de l’imposition de ces formes, de la façon dont elles se disséminent et, ce faisant, de la façon dont elles encadrent la circulation des textes eux-mêmes » (Souchier, Jeanneret, 2005, p. 5). Nous interrogerons la capacité de Telegram et des chaînes télévisées à définir et à redéfinir les formes de communication numérique, le premier à travers l’architexte, qui organise « les conditions même de la communication » (Bonaccorsi, 2013, p. 134) et relève, en cela, de l’énonciation éditoriale, les secondes à travers leur capacité à manifester leurs propres identités éditoriales, constituées sur un format traditionnel et reconnaissables par leurs publics.

En ce qui concerne le pouvoir éditorial des chaînes télévisées, nous chercherons à formaliser des modèles récurrents de posts qu’elles proposent à leurs publics, les manières de présenter l’actualité et de s’approprier le cadre afin de construire l’actualité. En effet, le cadre est crucial pour la construction de sens. Ayant un pouvoir invisible, il organise la lecture et établit une relation (Beguin-Verbrugge, 2006, p. 71). Il se trouve à disposition des opérateurs de la construction de sens, qui sont dans notre cas Telegram et les chaînes éditrices. Puisque toute construction de sens s’opère « avec les cadres imposés en même temps que proposés par les dispositifs techniques » (Souchier et Candel, 2019, p. 158), cet article a pour objectif d’expliquer la manière dont le pouvoir des opérateurs de production de sens se manifeste à travers la capacité de déterminer le cadre et de l’exploiter à des fins communicationnelles. Ainsi, la rivalité énonciative entre les médias d’État et la plateforme s’exprime dans la capacité à définir le cadre et à s’approprier celui-ci.

Afin de mener cette analyse, nous privilégions les chaînes Telegram Perviy kanal. Novosti ainsi que Rossia 1. Les chaînes télévisées éditrices Perviy et Rossia 1 enregistrent les plus fortes audiences à l’échelle nationale, diffusent leurs contenus sur l’ensemble du territoire et sont intégrées au système de communication du Kremlin. Véritables chaînes d’État, elles sont au service du pouvoir. Elles sont toutes les deux présentes sur l’espace numérique. Rossia 1 fait partie de la holding d’État VGTRK, qui a lancé en 2020 une plateforme numérique Smotrim, regroupant les contenus des chaînes appartenant à celle-ci. Quant à Perviy, son site héberge divers contenus de l’éditeur (informations, documentaires, fiction, émissions produites par l’éditeur).

Concernant Telegram, il s’agit d’un infomédiaire indispensable pour les éditeurs traditionnels. En effet, début 2023, 48,8 millions de Russes utilisent quotidiennement Telegram (Bojko, 2023), ce qui correspond à une part de 41 % d’utilisateurs nationaux, dont 82 % consultent les informations (Begin, 2023). Ses audiences en Russie font en sorte que tous les médias russes sont actuellement présents sur Telegram.

Perviy et Rossia publient respectivement leurs posts sur deux chaînes Telegram : Perviy kanal, Perviy kanal. Novosti, Rossia 1 et Vestiru24.  L’une est généralement consacrée à la rediffusion des extraits des journaux télévisés, l’autre à une rediffusion de sujets variés. Notre analyse se limitera à des chaînes Telegram Perviy kanal Novosti et Rossia 1, pour plusieurs raisons. Rossia 24 diffuse des informations parues sur Rossia 1 ainsi que les contenus des autres chaînes appartenant à la holding de l’audiovisuel d’État VGTRK, dont Rossia 1 fait partie. Puisque notre objectif est d’analyser la stratégie éditoriale de Rossia 1, il semble plus approprié d’analyser la chaîne Telegram appartenant à Rossia 1. En ce qui concerne Perviy, la distinction entre les chaînes dédiées d’un côté à l’information, de l’autre à des contenus divers, s’avère floue. Les deux chaînes Telegram de l’éditeur sont soumises au même modèle. Elles diffusent principalement des extraits des journaux télévisés. Puisque, parmi les deux chaînes Telegram de Perviy, la chaîne Telegram Perviy kanal possède des audiences faibles de 13.000 abonnés, contre 77.000 abonnés pour la chaîne Perviy kanal. Novosti, nous privilégions cette dernière chaîne.

Dans le but de révéler les modèles de posts Telegram ainsi que les sujets qui en ressortent, nous avons délimité un corpus de 210 posts, publiés sur trois jours d’une semaine ordinaire, révélateur des routines de la production des informations. L’article s’appuie ainsi sur un corpus permettant d’analyser la manière dont les stratégies éditoriales se déploient à travers la mise en scène ordinaire des actualités : l’ensemble des posts des chaînes Telegram Rossia 1 et Perviy. Novosti, publiés le lundi 14 août, le mercredi 16 août et le vendredi 18 août 2023. Compte tenu du fait qu’il existe des récurrences dans la couverture de l’actualité sur les chaînes Telegram, cela nous a donné la possibilité de mettre en évidence les modèles, les répétitions, les types d’informations et les formes de présentation de l’actualité.

La place de Telegram dans l’espace médiatique russe

Selon Françoise Daucé, « le lancement de l’application Telegram en Russie au milieu des années 2010 favorise la constitution d’un nouvel espace d’expression médiatique. De nombreux militants et journalistes ouvrent des « chaînes » sur cette application, qui leur offre la possibilité de publier librement des informations » (Daucé, 2019). Telegram a été créé en 2013 par Pavel Dourov, le fondateur de la messagerie Vkontakte, écarté de sa direction après la prise de contrôle de Vkontakte par l’homme d’affaires proche du pouvoir, Alicher Ousmanov. Le principe de la protection de l’identité et des échanges des usagers est fondamental pour le réseau Telegram. Celui-ci exploite une rhétorique de garant d’une libre expression au sein de l’espace public russe (Konoplev, 2017, p. 198). Les usagers de Vkontakte de la première heure, appréciant mal la mutation du réseau en un outil de contrôle à disposition du pouvoir, suivent Pavel Dourov sur son nouveau réseau qui ressemble à une plateforme (Selet-sanak, 2019). Depuis 2015, les médias peuvent ouvrir des comptes Telegram (Oleshkevich, 2022, p. 76). Ainsi, ce média-réseau (car il s’agit d’un outil d’échange à disposition des usagers) qui est aussi un média-plateforme (car il héberge les comptes des médias, des communicants politiques, des experts, des blogueurs, des journalistes, des personnalités publiques) a acquis une place dominante au sein de l’espace web russe (Sokolova, 2020, 112).

Les contenus de Telegram étant cryptés, les usagers et les producteurs des contenus échappent aux organes de contrôle et aux institutions chargées de la censure. Les tentatives du gouvernement russe d’instaurer un contrôle sur Telegram, puis de le bloquer sur le territoire russe, en 2018, à cause du refus de fournir aux autorités les clés de chiffrement des données, se sont soldées par un échec (Kiniakina, 2020). Le pouvoir des algorithmes étant également limité, compte tenu de l’absence de fil d’actualité sur Telegram, les utilisateurs ne se retrouvent que face à des contenus des chaînes qu’ils choisissent de suivre, sans être influencés par des suggestions fondées sur leurs goûts, ceux de leurs amis, leur âge, l’endroit où ils vivent, les établissements et les sites qu’ils fréquentent. Ainsi, Telegram promet à ses usagers un espace de communication échappant à l’emprise des autorités et des industriels de la communication. De ce point de vue, Telegram se trouve en adéquation avec un idéal démocratique du web, pouvant être considéré comme « un dispositif de démocratisation de la création culturelle et de l’expression politique » (Flichy, 2019, 180).

Les médias traditionnels étant généralement « confrontés à la nécessité de composer et de négocier leurs stratégies avec de nouveaux acteurs » du web (Dupuy-Salle, Schmitt, 2019, p. 100), les chaînes télévisées fédérales russes en quête de publics s’approprient ce nouveau mode de diffusion de contenus (Vartanova et Chirokih, 2022, p. 136).

Malgré la place que Telegram a pu acquérir au sein de l’espace médiatique russe, son pouvoir de détermination des formes de la communication ne doit pas être exagéré. Il ne faut pas négliger le fait qu’en Russie, les chaînes télévisées fédérales sont intégrées dans la stratégie de communication du pouvoir central (Kiriya, 2011 ; Kondratov, 2016 ; Lipman, 2007). L’État autoritaire joue un rôle de commanditaire des informations et possède les ressources nécessaires afin de s’adapter à la grammaire des médias en ligne et de les mettre à son service. Les instances étatiques usent d’un modèle où ils prennent possession des médias en ligne en acquérant de la notoriété auprès des publics qui pourraient être éventuellement critiques envers le pouvoir, afin de les vider de leur potentiel contestataire et de les utiliser comme un outil de communication étatique. Ils mettent donc à leur service les noms de médias réputés, comme par exemple les médias web rbc.ru, gazeta.ru ou lenta.ru (Daucé, 2019) ainsi que les formes élaborées par ces médias, afin de les remplir de contenus loyaux au pouvoir.

Internet devient progressivement un relai de propagande de l’État, à travers un fort investissement du web par des activistes pro-pouvoir, d’un fort taux de reprise des contenus générés par les médias pro-pouvoir dans l’espace numérique russe et des audiences très importantes de ceux-ci (Kondratov, 2014). De plus, les autorités russes se dotent, à partir de 2014, d’une base législative et des moyens nécessaires afin de renforcer le contrôle sur les médias en ligne (Limonnier, 2021).

Ainsi, l’Internet russe ne peut pas être considéré comme un espace de liberté. Certes, jusqu’en 2022, les médias indépendants, comme la chaîne télévisée Dojd (Buduchev, 2023), pouvaient y exister contribuant au développement de l’esprit critique auprès d’une minorité de Russes. Néanmoins, le web sert également à des instances médiatiques pro-Kremlin, disposant de ressources bien supérieures à celles des médias indépendants, pour imposer le discours officiel auprès des usagers d’internet. Bien que le cryptage de Telegram permette aux usagers et aux éditeurs indépendants d’échapper à la censure, rien n’empêche les comptes pro-pouvoir d’inonder Telegram de contenus et de faire ainsi circuler des informations favorables au pouvoir en son sein. Il n’est plus question pour le pouvoir de censurer Telegram, mais la stratégie du pouvoir consiste à utiliser les atouts et la crédibilité de Telegram afin d’élargir l’espace où le discours gouvernemental domine.

Compte tenu du contexte russe dans lequel évoluent Telegram et les éditeurs qui utilisent ces services, nous partons du principe que, malgré le potentiel démocratisant du réseau crypté Telegram, les chaînes télévisées ne doivent pas être considérées comme étant des acteurs parmi d’autres, cherchant à mettre en valeur leurs contenus sur une plateforme externe. Telegram offre la possibilité aux acteurs étatiques de jouir d’une domination sur l’espace médiatique russe. L’enjeu principal de cet article consiste alors à révéler les manières dont les chaînes fédérales russes parviennent à construire le sens, en conformité avec leurs projets éditoriaux.

La page d’accueil : le pouvoir de définir le cadre à travers l’interface

Les chaines Rossiya 1 et Perviy. Novosti publient 25 à 40 posts par jour. Ceux-là s’intègrent à une interface minimaliste, sans fil d’actualité. Les logos des chaînes, accompagnés de textes, sont alignés sur le côté gauche de l’écran. Les bords de l’écran permettent de visualiser les logos et les messages d’une dizaine de comptes à la fois. Cette même mise en forme de la plateforme persiste sur l’écran du smartphone comme sur l’écran de l’ordinateur.

Ainsi, des liens intertextuels s’instaurent entre différents messages, issus de divers comptes, appartenant potentiellement à des éditeurs ayant des positionnements politiques, des lignes éditoriales et des statuts divers. Néanmoins, le geste de l’usager est nécessaire afin que cette intertextualité sur la page d’accueil puisse se concrétiser. L’usager doit s’abonner à des chaînes, exprimer par un clic son engagement et sa volonté de les suivre, pour qu’elles apparaissent sur sa page d’accueil. Le message privé d’une connaissance, d’un ami ou d’un membre de la famille s’ajoute aisément à cette polyphonie de posts. Il ne s’agit pas d’un fil d’actualité, car l’usager doit faire une action délibérée pour rejoindre une chaîne ou pour écrire un message à une personne de son répertoire, afin qu’un signe passeur apparaisse.

Sur la page d’accueil, le média détenteur d’une chaîne est privé de son pouvoir de mise en forme. Le message qu’il produit intègre un intertexte échappant à son contrôle, un espace d’intertextualité où les identités éditoriales et le statut des chaînes se valent. Mis à part le texte d’un post et la réputation de l’auteur de la chaîne, l’usager ne voit aucune forme de valorisation des contenus publiés par les différentes chaînes. Aucun like ni aucune réaction des publics n’est visible à cette étape. Aucune valorisation ne se réalise à travers la mise en forme de telle ou telle autre chaîne Telegram. La marque éditoriale de la plateforme consiste en la sobriété des messages et en son effacement énonciatif face à des chaînes qui rivalisent entre elles et qui cherchent le clic de l’utilisateur.

L’architexte impose aux éditeurs de soigner le texte. Les posts sont d’abord des textes, puisque sur la page d’accueil, l’usager ne peut accéder qu’à leur partie écrite. Le premier échange avec l’usager sur la plateforme se réalise alors par un texte écrit. En cliquant par la suite sur ce signe passeur, ce dernier accède à une nouvelle page, celle de la chaîne.

Pour cette raison, les textes des posts sont le plus souvent courts. Cela concerne surtout les posts de Perviy. Novosti. Le peu de relief, le peu de mise en forme, un usage faible de l’italique, du gras, ou d’autres éléments éditoriaux valorisant le texte, s’explique par le fait que la fonction première de ce texte est de conduire l’usager vers d’autres contenus proposés par les médias sur leurs pages Telegram, et par le fait que, de toute manière, l’architexte ne prévoit pas de valorisation des textes sur la page d’accueil.

Contrairement à une page de journal, le parcours numérique de l’usager se déroule étape par étape, d’un signe passeur à l’autre. L’intégralité d’un message ne peut pas être donnée à voir. L’intention éditoriale est échelonnée. Sur la première étape, le texte – partie évolutive du message, est accompagné du logo de la chaîne – partie stable du message qui affirme son appartenance à un tout cohérant, à un projet éditorial. Comme le rappellent Marie Despré-Lonnet et Dominique Cotte, « l’éditeur passe, d’une certaine manière, un contrat avec son lecteur. Ce contrat repose sur les différents éléments qui permettent à ce dernier de reconnaître le type d’écrit qui lui est proposé » (Despré-Lonnet, Cotte, 2007, p. 111). Ces premiers éléments textuels et iconiques sont des marques éditoriales – des incarnations du contrat. Selon ces mêmes auteurs : « le nom de la maison d’édition, comme celui du journal ou du rédacteur, leur réputation, les textes qu’ils ont précédemment publiés sont autant d’éléments qui informent le lecteur sur ce à quoi il peut s’attendre » (Despré-Lonnet, Cotte, 2007, p. 112). Ceci est également valable pour un texte numérique, d’autant plus que l’identité de l’éditeur doit être reconnue par l’usager, sur une page d’accueil ouverte à des projets éditoriaux variés, qui interagissent et cherchent à s’affirmer.

Ainsi, Telegram définit le cadre initial, dans lequel les chaînes éditrices doivent rivaliser pour l’attention des publics. Elles sont contraintes par l’architexte de se plier à l’exigence de sobriété, sans pouvoir avancer d’autres arguments que les logos et la première ligne du dernier message, plus précisément les cinq à six mots du dernier message publié. Ces quelques mots n’ont pas une fonction comparable à celle de la Une d’un journal. La page de l’usager qui se connecte à Telegram prend forme au moment même où il clique sur l’icône le dirigeant vers l’interface de Telegram, car, il n’aperçoit à ce moment-là que les derniers messages publiés par les chaînes auxquelles il est abonné. Puisque les usagers de Telegram sont abonnés à différentes chaînes et se connectent aux différents moments, la logique de fil d’actualité du dernier instant se substitue à celle de la « Une » stable. Ainsi, l’éditeur n’a plus la possibilité de guider la construction de liens intertextuels qui se tissent entre les posts qu’il publie et les contenus qui les accompagnent sur la page personnelle de chaque utilisateur. Le pouvoir éditorial des chaînes télévisées est ainsi remis en question par Telegram.

La construction de l’actualité par les chaînes sur Telegram

Après avoir suscité une réaction du public, se formalisant par un clic, l’éditeur peut accueillir le public sur sa page. Une fois le pas franchi par l’usager, il accède aux messages de la chaîne, accessibles par ordre chronologique. Franck Rebillard remarque que, sur le support numérique, « l’image ne s’affiche jamais seule. Elle prend place au sein d’un composite graphique, fait de fenêtrages visuels et d’inscriptions para-textuelles » (Rebillard, 2023). Ces analyses portent sur une page YouTube, mais ce principe est également valable pour l’interface de Telegram.  Les posts des chaînes télévisées sur Telegram, les vidéos, les émoticônes, les outils de hiérarchisation éditoriale des textes (le gras, la taille de police, les passages surlignés), les réactions des publics toujours présentes à la fin des posts ainsi que le nombre de vues comme l’heure de publication participent à la construction de sens.

Une fois que l’utilisateur accède à la page dédiée à la chaîne via son smartphone, il ne voit que les contenus produits par celle-ci. Aucun signe passeur, aucune information, aucun perturbateur extérieur ne peut attirer son attention. L’éditeur jouit alors du pouvoir de nommer et de hiérarchiser les faits d’actualité, de construire et de mettre en forme le réel en conformité avec son identité éditoriale. La version accessible via l’écran d’ordinateur n’offre pas aux éditeurs cette possibilité. Bien que l’utilisateur se trouve sur la page de l’éditeur, il voit, à gauche de l’écran, les messages de tête et les logos des autres chaînes auxquelles il est abonné. Néanmoins, la plateforme laisse à disposition de l’éditeur suffisamment d’éléments pour qu’il puisse proposer à ses publics de multiples modèles de présentation de l’actualité, et la mettre en scène en conformité avec son identité éditoriale. Ainsi, la chaîne Rossia 1 entreprend un effort afin d’adapter ses contenus pour l’édition sur Telegram, alors que Perviy. Novosti garde le même mode de présentation de l’actualité que sur le format traditionnel, en y apportant globalement très peu de modifications.

Rossia 1 : adaptation des contenus éditoriaux à Telegram

Rossia 1 se présente comme un média social et adhère à l’imaginaire du web social. Celui-ci revendique l’horizontalité de la communication, privilégie les formes renvoyant à la participation des publics ordinaires à la production des informations et valorise les contenus postés par les utilisateurs (Proulx, Millerand, 2010, p. 16). Ce modèle favorise également l’effacement énonciatif du journaliste et de l’éditeur, l’intervention des amateurs étant « synonyme d’échappatoire à l’emprise étouffante des médias de masse et de liberté de parole redonnée aux citoyens » (Rebillard, in Proulx, Millerand, 2010, p. 354). L’imaginaire d’un téléspectateur actif favorise généralement l’émergence d’un nouveau contrat de communication et transforme l’énonciation télévisuelle (Kredens, Rio, 2015, p. 20-21). Ainsi, il s’agit d’une dynamique générale que Rossia 1 cherche à épouser sur Telegram. La gestion du compte Telegram s’inscrit par ailleurs dans le cadre d’une politique numérique de la holding d’État VGTRK, dont Rossia 1 fait partie, et qui a résulté de la création d’une plateforme numérique Smotrim rassemblant des contenus produits par la holding. Plusieurs posts sur Telegram se réfèrent par ailleurs à la plateforme Smotrim.

Rossia 1 présente plusieurs modèles de posts :

  1. Un court message se rapprochant, par sa forme, d’une dépêche d’agence de presse.
  2. Vidéo + texte
  3. Vidéo + texte + lien sur le site de la chaîne
  4. Photographie + texte
  5. Image d’un document officiel, accompagné d’un texte d’explication rédigé par le média

Ainsi, tous les posts contiennent du texte, ce qui peut être expliqué par l’importance déjà soulignée des messages textuels dans le dispositif de Telegram. Ensuite, 42 % des posts sont des vidéos, ce qui s’explique par le fait qu’il s’agisse d’une chaîne de télévision, pour laquelle la vidéo joue un rôle prépondérant. Enfin, parmi les 43 posts comportant une vidéo et un texte, 23 % possèdent un lien permettant au téléspectateur de se diriger vers le site de la chaîne ou de la plateforme de VGTRK Smotrim. Nous voyons ainsi que Rossia 1 s’adapte au format de Telegram, qui était conçu par Pavel Dourov comme une messagerie, où ses usagers peuvent s’échanger à l’abri des regards. Néanmoins, les formats d’une chaîne télévisée sont greffés à celui de Telegram, ce qui permet à la chaîne d’affirmer son indenté éditoriale, ainsi que d’utiliser les atouts du texte numérique afin de renvoyer, grâce à des signes passeurs, à d’autres contenus produits par la chaîne, en dehors de Telegram.

Les seuls moyens visibles d’échange avec les publics que Telegram met à disposition sont les likes et les émoticônes, qui accompagnent chaque post. La chaîne ayant la main, dans ses réglages, sur ceux-ci (Garbuznyak, Zabiranko, 2021, p. 225), elle en a activé un nombre maximal. Tous les posts de Rossia 1 contiennent également un texte écrit. Il est souvent mis en valeur par l’italique, par le gras, ou par le surlignage de certains passages de celui-ci. Il s’agit d’un outil à disposition des journalistes pour hiérarchiser le texte et pour attirer l’attention du public.

Une très faible part de rediffusion d’extraits des JT (2 sur 35 sujets en moyenne diffusés par jour) témoigne du fait qu’il existe une véritable stratégie Telegram. Dans la plupart des cas, les vidéos mettent en scène un réel brut, sans la voix off des journalistes, sans signes apparents de l’éditorialisation. C’est le cas du sujet mettant en scène des pêcheurs essayant de sauver des bélugas échoués sur une plage à Kamtchatka, publié le 14 août, ou de la mise en scène des sinistrés de l’inondation à Primorié, en Russie, publiée le 16 août. À chaque fois, le public entend la voix des personnes directement concernées, sans l’intermédiaire des journalistes. Les courtes vidéos d’une trentaine de secondes, filmées et commentées par les personnes concernées, assurent un effet de présence sur place et se rattachent à l’idéal du journalisme participatif (Piponnier, Ségur, 2022).  Des vidéos de 2 minutes composées de différents extraits, issus des contenus produits par la VGTRK et ceux filmés avec des smartphones par des contributeurs ordinaires, complètent la panoplie des productions de Rossia 1. Ces sujets sont consacrés aux dangers de l’explosion des batteries de trottinettes électriques (le 14 août), aux dangers du recours à des chirurgiens esthétiques peu scrupuleux (le 16 août), ou aux difficultés des familles défavorisées à envoyer leurs enfants en colonies de vacances (le 18 août). Ainsi, la chaîne marque sa proximité avec ses publics demandeurs de sujets pratiques, relevant des préoccupations quotidiennes des habitants ordinaires de la Russie. Le texte défilant en bas de l’écran, ainsi que les témoignages des Russes ordinaires et la parole des experts, ayant des connaissances pratiques dans le domaine, comme c’est le cas d’un réparateur de trottinettes ou des chirurgiens esthétiques ou d’encadrants de colonies de vacances, sont à disposition du média afin d’éditorialiser ces sujets. Néanmoins, aucune parole journalistique en voix off, aucune prise de position journalistique n’accompagnent ces sujets, ce qui invisibilise la présence éditoriale.

Un autre type de vidéos diffusées par Rossia 1 sur Telegram représente des images fournies par des communicants des institutions publiques. Le 14 août, un post consacré à l’inondation à Primorié est monté à partir des images fournies par le Ministère des Situations d’urgence [1]. Un autre sujet, mettant en scène la remise du passeport russe à un habitant de Zaporijia, est construit à partir des images fournies par le ministère de l’Intérieur russe. Dans les deux cas, il n’existe aucune mise en scène de la présence journalistique. Aucune voix off n’est là pour expliquer les images. Seule la parole des personnages de ces sujets permet de les connoter et de se rattacher, une fois de plus, aux principes du web participatif effaçant le journaliste au profit des citoyens, des témoins et acteurs de l’espace social.

Étant fortement présente sur Telegram, la chaîne Rossia 1 cherche ainsi à exploiter l’imaginaire du web participatif.

Perviy : la stratégie minimaliste au service de l’identité éditoriale d’une chaîne télévisée

La particularité de Perviy. Novosti, par rapport à Rossia 1, est de ne pas fournir d’effort particulier sur Telegram, ni en matière de diversité des modèles employés, ni en matière d’adaptation des produits éditoriaux aux spécificités de Telegram.

Le même modèle persiste, peu importe le type d’actualité et le lieu de tournage. Il s’agit d’un très court texte sans aucun relief, accompagnant un extrait de JT consacré à un sujet, allant de 25 secondes à 3 minutes en fonction du sujet. En moyenne, un post sur cinq comporte un lien qui renvoie vers le site de la chaîne. Les articles comportant des liens ne se distinguent des autres ni par une thématique particulière, ni par un genre journalistique, ni par le nombre de vues ou de likes. Ces liens jouent avant tout un rôle de signe passeur, permettant de convier les publics directement sur le site de la chaîne télévisée.

Comme l’expliquent Marie Despré-Lonnet et Dominique Cotte, les médias ont « conscience de l’enjeu d’une présence forte sur le web, notamment pour tenter de faire revenir leurs lecteurs vers les éditions papiers [….]. Pour ce faire, ils miment le journal papier et reproduisent les schémas classiques » (Despré-Lonnet, Cotte, 2007, p. 117). Les analyses des deux chercheurs peuvent s’appliquer à la chaîne russe sur Telegram, ce qui démontre qu’il s’agit d’un modèle général d’une mise en ligne des médias traditionnels, qui se manifeste également dans le contexte russe. Un faible effort d’adaptation des programmes doit être considéré comme une stratégie éditoriale affirmée, qui propose un format reconnaissable à ses publics suivant la chaîne sur un autre support, et cherche à attirer des nouveaux publics vers une version complète du JT.

Là où Rossia 1 efface le travail d’éditorialisation, Perviy. Novosti affirme celui-ci. Les sujets consacrés à des belugas échoués sur la plage de Kamtchatka révèlent la différence des approches de Rossia 1 et de Perviy. Novosti. Si la première gomme le travail d’éditorialisation, en mettant en scène la parole des pécheurs qui tentent de les sauver, la seconde accompagne ces mêmes images par la voix off de la présentatrice, en déclinant la possibilité de se rattacher à l’imaginaire du journalisme participatif. Il s’agit de la mise en scène des deux manières de fabriquer des informations.

Comme l’explique Céline Ferjoux : « les sites média représentent des phares, ils apparaissent comme des ilots de contenus identifiés, marqués, labellisés par des entités médiatiques reconnues, et connues via d’autres canaux » (Ferjoux, 2015, p. 26). Perviy s’affirme alors comme un phare dans l’océan des informations sur le web, se donnant les moyens de les ordonner et de proposer à ses publics une lecture journalistique. Telegram n’est qu’un des supports, pas nécessairement prioritaire, qui permet de mener cette campagne d’information de la population russe.

Contrairement à Rossia 1, Perviy. Novosti respecte également sa programmation habituelle. Les posts correspondent généralement aux moments de diffusion des émissions sur le support traditionnel. Selon Olivier Aïm, « la programmation demeure un processus d’écriture éditoriale, à l’image du montage cinématographique, de la construction du  » chemin de fer  » d’un journal, de l’organisation de l’espace marchand d’un hypermarché ou encore de la page d’accueil d’un site web. En ce sens, la programmation renvoie bien à un dispositif comme un art de la disposition ou de l’agencement » (Aïm, 2007, p. 86). Ainsi, en étant rattaché à sa programmation, Perviy veut imposer ses rythmes et résister au pouvoir énonciatif de l’architexte. En conformité avec ce principe, les posts publiés par Perviy. Novosti, qui ne sont que les extraits du journal télévisé (JT), correspondent aux moments de diffusion du JT sur le format traditionnel. Le 14 août, les JT de 9 heures, de midi, de 15 heures et de 19 heures sont chacun d’entre eux accompagnés de 9, 5, 4 et 6 posts sur Telegram, légèrement en décalage par rapport à leur diffusion à la télévision, et se suivant l’un et l’autre à un intervalle de quelques minutes. Entre ces plages horaires qui concentrent la majeure partie des posts journaliers, nous trouvons un extrait d’une émission politique du plateau, la rediffusion d’un sujet paru dans le JT matinal, ainsi que les posts annonçant les émissions et les séries télévisées programmées le jour même à la télévision. Ainsi, les posts de Perviy. Novosti sont intimement liés à la programmation de la chaîne télévisée sur le format traditionnel. Cette organisation des contenus sur Telegram se répète tous les jours.

Parfois, le texte peut être plus long, davantage éditorialisé, et comporter des traces visibles de la hiérarchisation des informations. Ainsi, le gras, l’italique, les mots surlignés, sont des signes utilisés par la rédaction afin d’attirer l’attention des publics. Mais leur usage est rare. Le plus souvent, la vidéo en elle-même, tirée directement du journal télévisé, occupe la place centrale des posts sur Telegram.

Le pouvoir éditorial d’un média : l’inscription du post Telegram dans l’identité des chaînes

Les deux chaînes sont au service du pouvoir en place. Néanmoins, la différence de leur implication sur Telegram transparaît dans leurs posts. Rossia 1 et Perviy mettent l’actualité en forme différemment, mais elles ne donnent pas non plus à voir la même actualité. Durant la période étudiée (août 2023), la moitié des sujets de Perviy. Novosti sont directement consacrés à la guerre en Ukraine. Il s’agit des comptes rendus des combats, l’illustration des tanks, des avions, des hélicoptères, des canaux, des mitraillettes russes en train de tirer ainsi que de la description des dégâts que cette puissance militaire cause aux Ukrainiens et au matériel fourni à l’Ukraine par les Occidentaux. Ces images proviennent dans la plupart des cas du ministère de la Défense russe, sans aucune mise en scène du travail journalistique.

Quant à Rossia 1, le nombre de ses sujets sur Telegram mentionnant l’Ukraine est limité à 15 %. De plus, aucune vidéo, mis à part celle consacrée à la remise du passeport russe à un habitant de Zaporijia, ne met en scène ce type de sujet. Il s’agit à chaque fois d’un court texte qui annonce la fermeture de la circulation sur le pont de la Crimée, une citation du ministre de la Défense russe, les annonces des attaques de drones et des incursions des militaires ukrainiens sur le territoire russe déjouées. La plupart des sujets de Rossia 1 sont consacrés soit aux faits divers ayant eu lieu en Russie, soit aux contenus ludiques. Les inondations à l’extrême orient russe, l’explosion d’une station-service au Daguestan et d’un puit de pétrole dans la région de Tioumen, l’amitié entre deux chevaux dans une écurie de la région d’Irkoutsk, l’annonce des émissions de variété sont des sujets représentatifs des contenus que Rossia 1 publie sur Telegram. Il s’agit des sujets proches des soucis des Russes ordinaires, éloignés de la politique.

Les divergences entre les deux chaînes s’expliquent par une double contrainte qui s’impose aux chaînes généralistes fédérales : être au service de l’État et être dans la nécessité de se distinguer des concurrents. Les contenus de Rossia 1 sont soumis à une logique de concurrence dans l’espace médiatique russe, qui l’amène vers une dépolitisation des informations. Comme l’explique Ivan Chupin, « la mise en concurrence des médias russes se traduit par un renforcement progressif de l’entertainment au détriment de la politique » (Chupin, 2014, p. 35). En même temps, les chaînes télévisées fédérales ont pour vocation de promouvoir la politique gouvernementale. C’est pour cette raison, par ailleurs, que le pouvoir a pris le contrôle sur les médias audiovisuels dès le début des années 2000. Il nous semble que la divergence des approches entre Perviy et Rossia 1, soumises à ces contraintes, est liée au fait que les deux chaînes au service du gouvernement ne visent pas à atteindre les mêmes publics.

Les calculs des audiences des chaînes télévisées russes sont réalisés, depuis 2017, par Mediascope – le seul organisme chargé en Russie de mesurer les audiences. Les données que Mediascope fournit sont contestées, par certains acteurs de l’industrie médiatique russe, notamment Konstantin Ernst, le directeur général de Perviy, qui a remis en question à plusieurs reprises la méthodologie de calcul fondée sur l’autoenregistrement des audiences par un échantillon de téléspectateurs représentatifs, parmi lesquels Mediascope a distribué 5800 boitiers (Efimovitch, 2020). Il se trouve que depuis que Mediascope possède le monopole des mesures d’audiences télévisées en Russie, la chaîne d’État Russie 1 enregistre les plus fortes audiences parmi les chaînes généralistes. Or, les recettes publicitaires des chaînes dépendent des données fournies par Mediascope, qui appartient au centre des mesures sociologiques VTSIOM, contrôlé à son tour par l’État. Il serait prudent de ne pas faire entièrement confiance aux mesures de Mediascope, lui seul ayant le droit de faires des mesures d’audience.

Dans cette situation, compte tenu du fait qu’à travers les médias les autorités russes ont pour objectif d’atteindre différentes catégories de la population russe, ce qui nous semble important, ce ne sont pas tant les audiences réelles, que les publics-cibles des chaînes. Selon les agences publicitaires, Perviy privilégie les téléspectateurs « 14 – 59 » ans, alors que Rossia 1 cible les « 18+ ». Les agences publicitaires Allen Media, Formula Reklami, Premium Group, ADR reprennent ces mêmes chiffres, tout comme les chaînes elles-mêmes. Les publics ciblés par Perviy sont donc plus jeunes, mais ils sont, selon les données des agences de publicité, plus instruits.

La promesse générale des chaînes est liée à ce ciblage. Généralement, les publics diplômés s’intéressent davantage à l’actualité politique. Or, la guerre en Ukraine est une actualité politique majeure du moment. Les stratégies des chaînes Telegram des deux éditeurs s’accordent ainsi avec les stratégies éditoriales de Rossia 1 et Perviy en général.

Cela se confirme également en ce qui concerne les posts d’autopromotion des deux chaînes. Rossia 1 met en visibilité, sur Telegram, des émissions de variété, ou les shows dans lesquels participent des célébrités. Les posts consacrés à l’émission d’Andrey Malakhov, mêlant les confidences des stars aux discussions sur le plateau, portant sur les soucis de la vie quotidienne, reviennent tous les soirs. 8 posts d’autopromotion de la chaîne sur 9 portent soit sur les séries télévisées, soit sur les émissions de variété. En revanche, les posts d’autopromotion de Perviy concernent soit les émissions d’actualité politique, liées à la guerre en Ukraine, soit la rediffusion d’un film soviétique légendaire d’espionnage pendant la deuxième guerre mondiale. Compte tenu du contexte politique du moment et des liens intertextuels tissés par la chaîne, la diffusion de ce film est également soumise à la lecture politique.

Notre analyse souligne ainsi que les stratégies éditoriales de Perviy et de Rossia 1 sont intimement liées aux enjeux, dans lesquels les chaînes sont impliquées en dehors de leur présence sur Telegram. Ces stratégies relèvent de la politique éditoriale des deux chaînes en général, plutôt que de leur adaptation au format imposé par Telegram.

Conclusion

Perviy et Rossia 1 sont des médias traditionnels ayant une politique éditoriale affirmée. Malgré leur affiliation au pouvoir russe, voire leur fonction propagandiste, elles sont des institutions majeures de formation de l’opinion publique en Russie. Le fait que Telegram définit les formes de communication impacte très faiblement les stratégies propres des chaînes fédérales, présentes sur la plateforme. La force de la communication du Kremlin consiste en sa capacité à occuper différents espaces, de satisfaire les publics ayant des centres d’intérêts divergents et appartenant à des groupes sociaux variés.

Sur Telegram, les chaînes télévisées fédérales exploitent à la fois la stratégie du web participatif, gommant la présence des journalistes, et son contraire, c’est-à-dire le recours à une construction hiérarchisée de l’actualité par l’instance médiatique ayant le privilège de hiérarchiser, de présenter et de nommer les faits sociaux. Ce pouvoir des chaînes éditrices n’est pas remis en question par un acteur majeur du web russe, parce que chacun peut accéder à l’expression publique à travers celui-ci.

De ce point de vue, Telegram n’est qu’un écran, sur lequel les chaînes éditrices écrivent l’actualité. Cet écran a le pouvoir de cadrer, mais celui-ci est tout à fait relatif, car un autre niveau de cadrage est mis à disposition des éditeurs qui agissent au sein de ce cadre. La possibilité d’agencer le cadre à sa guise, de moduler les éléments qui y circulent ainsi que d’y inclure des formes de production de sens et de présentation du réel neutralise le pouvoir du cadre.

Notes

[1] Ce ministère assure les fonctions de la Défense civile, la Gestion des situations d’urgence et l’Atténuation des effets des catastrophes naturelles, en cas d’incendies, inondations, catastrophes technologiques, etc. Le ministère s’appuie sur 6 centres régionaux de défense civile, en conformité avec un découpage géographique de la Russie en 6 arrondissements (Nord-ouest, Centre, Sud, Volga-Oural, Sibérie, Extrême Orient).

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Auteur

Vitaly Buduchev

Vitaly Buduchev est chercheur en Sciences de l’information et de la communication au CREM, maître de conférences à l’Université de Lorraine. Ses travaux portent sur la construction de l’actualité par les médias et sur le journalisme. L’analyse des dynamiques coopératives de la production des informations sont au cœur de ses travaux, portant sur les médias traditionnels et numériques.
vitaly.buduchev@univ-lorraine.fr