La circulation des savoirs alimentaires à destination des enfants des écoles primaires. Une ethnographie des cantines associatives en Andalousie (Espagne)
Résumé
Cet article s’intéresse à l’émergence de cantines associatives créées par des parents en dehors des écoles publiques de la ville de Grenade en Espagne. Si ces cantines accueillent tous les jours pour le repas de midi des enfants d’école primaire (entre 14h00 et 16h00), elles s’inscrivent dans un mouvement de réforme par le bas visant à éduquer les enfants qui y viennent à une alimentation soucieuse et respectueuse de la santé et de l’environnement pour mieux pouvoir dénoncer les entreprises de restauration gérant aujourd’hui les cantines scolaires publiques. La cantine associative devient, lors des repas pris en commun et des activités (jeux, ateliers, bibliothèque) proposées, un espace de diffusion de savoirs alimentaires supports d’éducation des enfants à l’autonomie et à la citoyenneté.
Mots clés
Enfants de l’école primaire, cantines associatives, mouvement de réforme, circulation de savoirs alimentaires, éducation à la citoyenneté, ethnographie.
In English
Title
Circulation of Food Knowledge amongst rimary School children. An Ethnography of Associative Canteens in Andalusia (Spain)
Abstract
This article looks at the emergence of associative canteens created by parents outside public schools in the city of Granada, Spain. These canteens that welcome primary school children every day for lunch (between 2 and 4 p.m.), are part of a grassroots reform movement aimed at educating children about healthy and environmentally-friendly diets, whilst denouncing the catering companies that manage public school canteens. During the shared and organized activities (games, workshops, library), the canteen becomes a space for disseminating food-related knowledge as a means of educating children about autonomy and citizenship.
Keywords
Primary school children, canteens, reform movement, circulation of food knowledge, citizenship, education, ethnography.
En Español
Título
Difusión de conocimientos sobre alimentos a los niños de la escuela primaria. Una etnografía de comedores asociativos en Andalucía (España)
Resumen
Este artículo analiza el surgimiento de los comedores asociativos creados por los padres fuera de las escuelas públicas en la ciudad de Granada, España. Si estos comedores acogen cada día a los niños de la escuela primaria para el almuerzo (entre las 14 y las 16 horas), se inscriben en un movimiento de reforma desde abajo destinado a educar a los niños que acuden a ellos en una alimentación preocupada y respetuosa con la salud y el medio ambiente, para poder denunciar mejor a las empresas de restauración que hoy en día gestionan los comedores de las escuelas públicas. Durante las comidas en común y las actividades (juegos, talleres, biblioteca) que se ofrecen, el comedor asociativo se convierte en un espacio de difusión de los conocimientos sobre la alimentación como medio para educar a los niños en la autonomía y la ciudadanía.
Palabras clave
Niños de la escuela primaria, comedores asociativos, movimiento de reforma, circulación de conocimientos alimentarios, educación ciudadana, etnografía.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Cardon Philippe, Martín-Lagos López María Dolores, « La circulation des savoirs alimentaires à destination des enfants des écoles primaires. Une ethnographie des cantines associatives en Andalousie (Espagne) », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°21/3, 2020, p.145 à 154, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2020/supplement-a/10-la-circulation-des-savoirs-alimentaires-a-destination-des-enfants-des-ecoles-primaires-une-ethnographie-des-cantines-associatives-en-andalousie-espagne/
Introduction
En Espagne, État décentralisé qui accorde aux communautés autonomes d’importants pouvoirs de décision et de gestion, il existe trois formes possibles de gestion des cantines publiques dans l’enseignement primaire[1] : externalisation par appel d’offres ; gestion directe par l’administration (communautés autonomes, conseils municipaux, conseils départementaux) ; gestion par les associations de parents d’élèves par le biais d’un management direct ou d’un contrat d’entreprise. Ce sont alors les régions qui choisissent par décret-loi le modèle de gestion des cantines scolaires publiques dans les écoles primaires de leur territoire. Aujourd’hui, dans les régions espagnoles, 80% des cantines scolaires sont gérées par des entreprises privées appelées « catering » (avec des différences plus ou moins marquées selon les régions). Dans ce cas, la gestion et la préparation des repas sont externalisées puisque ces derniers sont préparés en dehors de l’enceinte scolaire qui ne détient plus de cuisine en propre. C’est le cas de la Communauté Autonome d’Andalousie : jusqu’en 2011, dans cette région, les cantines scolaires étaient gérées directement par les établissements qui disposaient de leur propre cuisine et de leur propre cuisinier (voire plusieurs). En 2011, le gouvernement andalou a modifié la loi et a ouvert la gestion des cantines à la concurrence des entreprises de catering. Aujourd’hui, 95% des cantines scolaires publiques des écoles primaires sont gérées par une restauration privée externalisée.
Cependant, parallèlement à cette révolution dans la gestion des cantines scolaires publiques, des mouvements de critique de ce modèle de gestion sont apparus en Espagne pour le dénoncer et proposer une gestion alternative des cantines. C’est le cas notamment, à partir de 2014, de la ville de Grenade avec la création hors des écoles primaires publiques d’Associations Gastronomiques (Asociación Gastronómica) ayant leurs propres cuisine et cuisinier. Ces associations créées par des parents d’élèves accueillent tous les enfants qui souhaitent prendre leur repas de midi à partir de 14h (soit une moyenne 70 enfants par cantine associative) comme cela est la norme en Espagne (Díaz Méndez et al. 2014)[2]. Ces associations gastronomiques, au nombre de sept actuellement et réparties dans différents quartiers de la ville de Grenade, s’inscrivent dans la longue tradition des mouvements citoyens alternatifs valorisant une alimentation jugée saine et qui luttent depuis le XIXe siècle contre ce qu’ils appellent l’industrialisation de l’alimentation (Cardon et al., 2019) : ce mouvement grenadin s’oppose à la loi du 2011 qui instaure la reconnaissance de la restauration privée et externalisée.
Les parents qui dirigent ces associations ont d’ailleurs une double devise : « ne touche pas à ma poêle » et « ils n’empoisonneront pas mes enfants ». Leur objectif est d’offrir aux enfants une alimentation jugée saine et respectueuse de l’environnement parce qu’en adéquation avec l’orthodoxie nutritionnelle. Pour ce faire, ces associations se définissent comme des espaces de circulation de savoirs nutritionnels et diététiques dont la finalité est de former des « enfants citoyens », c’est-à-dire conscients des enjeux sanitaires, sociaux et environnementaux liés à l’alimentation. Ce mouvement de réforme[3] (Cardon et al., 2019) des consommations « par le bas » passe par la mise en œuvre d’activités visant la circulation de savoirs en lien avec les enjeux alimentaires et environnementaux comme support de socialisation à la citoyenneté. Dans cet article, nous rendons compte des modalités de circulation des savoirs alimentaires dans ces associations. Nous montrons comment elles s’inscrivent dans l’histoire des écoles publiques grenadines.
Méthodologie
La recherche est fondée sur une ethnographie réalisée depuis 2017 dans cinq associations gastronomiques actuellement actives dans la ville de Grenade, en Andalousie : Los Monstruos, Los Cocos, La Cuchara de la Abuela, La Comida Saludable, A Fuego Lento (qui n’est plus une association mais une entreprise). L’ethnographie est basée sur des observations participantes répétées au sein des associations, en particulier au moment des repas des enfants, ainsi que sur des entretiens formels avec les responsables des associations, les surveillants des enfants présents pendant les repas, les cuisiniers et certains parents. Des discussions informelles ont également lieu non seulement avec les enfants pendant et après les repas, mais aussi avec les parents qui viennent les chercher. D’une manière générale, cette ethnographie au plus près vise à retracer l’histoire des associations, le contexte de leur création, leur fonctionnement et leurs objectifs, les profils sociaux et professionnels des parents, ainsi que les questions plus générales liées à l’alimentation scolaire.
Quand l’alimentation sert à éduquer à la citoyenneté
Quelle que soit la forme de la structure (associative ou entrepreneuriale[4]) et quel que soit le profil social des parents qui la dirigent et/ou dont les enfants y mangent, toutes ces initiatives partagent le même souci de transformer les habitudes alimentaires des enfants, de les mettre en conformité avec le nutritionnisme, c’est-à-dire avec les normes et les règles de l’orthodoxie alimentaire. L’objectif est ainsi d’éduquer les enfants à devenir un homo medicus (Peretti-Watel, 2003), c’est-à-dire des individus conscients et rationnels dans leurs comportements de consommation alimentaire. Mais il s’agit aussi d’éduquer les enfants aux enjeux environnementaux liés à l’alimentation, notamment au regard des conditions de production (favoriser la production biologique), de circulation et de transfert des aliments (proximité). Au-delà des enjeux sanitaires et environnementaux, cet apprentissage doit être celui de la citoyenneté : se comporter comme un acteur soucieux de sa santé et de l’environnement sert à acquérir les caractéristiques du bon citoyen. Pour ce faire, les associations accueillent tous les jours, à la sortie des cours de primaire, à 14h, les enfants d’une ou deux écoles primaires du quartier. La cantine associative devient alors le lieu d’une double éducation.
Une éducation par le contenu des repas
Cette éducation s’effectue, en premier lieu, par le contenu même des repas servis dans la salle à manger. Le cuisinier de chaque association explique chaque jour le contenu du repas aux élèves et insiste (voire parfois ce sont les encadrants qui le font pendant les repas) sur leurs qualités nutritionnelles et respectueuses de l’environnement. En effet, les associations travaillent avec des producteurs locaux, de la plaine de Grenade, en production directe. Ils préconisent également des aliments considérés comme sains et favorisent les aliments produits biologiquement. Si les fruits et légumes biologiques sont économiquement accessibles, la situation est plus compliquée pour la viande (ou même le poisson) biologique, qui est très chère. Il est donc plus difficile de l’acheter. Mais les responsables des structures reconnaissent aussi qu’ils en limitent la consommation pour répondre aux normes nutritionnelles les plus récentes en la matière. La valorisation permanente de ce type de produits agricoles leur permet de dénoncer d’une part les repas préparés par les catering en ligne froide et loin des cantines, d’autre part de critiquer l’utilisation par les catering de biens alimentaires « venus de loin », provenant par exemple de la pisciculture et considérés comme nocifs pour la santé. En d’autres termes, contrairement aux « longs circuits » de la restauration des catering, les associations privilégient les « circuits courts » en production biologique qui garantiraient une alimentation responsable et respectueuse de l’environnement et de la santé.
A ces choix alimentaires (locaux et biologiques), s’ajoute la revendication de la cuisine « traditionnelle » faite quotidiennement à base de produits frais et de menus variés qui respectent les règles nutritionnelles et diététiques. Du reste, aucun des cuisiniers et aucune des cuisinières qui travaillent actuellement dans ces associations n’ont suivi de formation à la cuisine. Ils ont appris sur le tas, communiquent entre eux, s’échangent des informations et se donnent des conseils (même si par ailleurs ces structures ont peu de contacts entre elles). En outre, ces cuisiniers et cuisinières ont recours à un livre de cuisine publiée dans les années 2000 par l’AMPA[5] (l’association des parents d’élèves) de l’école primaire Gómez Moreno du quartier de Grenade l’Albaicín et qui possède sa propre cantine (point que nous abordons dans la seconde partie). Cet ouvrage culinaire est évoqué comme la Bible de la cuisine pour ces structures qui le montrent et l’enseignent aux enfants et aux parents. Cette cuisine quotidienne et « traditionnelle » est d’autant plus valorisée qu’elle sert aussi à dénoncer les repas en ligne froide des traiteurs. Enfin, ces derniers sont également critiqués pour leur utilisation de récipients en plastique dédiés à la livraison et le réchauffement des repas. Les risques pour la santé sont souvent évoqués, tant par les responsables des établissements que par les parents, les molécules de plastique pénétrant, selon eux, dans les aliments.
La cantine ou l’apprentissage des règles de l’autonomie
Les enfants sont sommés de respecter une série de règles : à l’arrivée dans la cantine de l’association, ils doivent prendre leur serviette de table à l’entrée, faire la queue pour être servis et ensuite s’asseoir à la table, généralement au même endroit. Mais leur place ne leur est pas attribuée : chaque enfant est libre de s’installer là où il le souhaite, en fonction de ses affinités. Parfois cette place se maintient au fil du temps, parfois elle change au gré des fluctuations des amitiés. De fait, des enfants peuvent être changés de place et donc coupés, par exemple, de leur groupe d’affinité si les encadrants estiment qu’ils ne sont pas concentrés sur leur repas et font « les andouilles avec leurs copains ou copines » (pour reprendre les propos d’un encadrant). Car, derrière les questions de place sont également en jeu des questions de déroulement des repas. Or, en la matière, la règle est simple : faire le moins de bruit possible. Plus concrètement, les enfants ne doivent ni parler fort ni faire trop de bruit, ayant ensuite tout le loisir à se « lâcher » lors des activités proposées après le repas. Selon les promoteurs de ces structures, cela leur permettrait d’apprendre à respecter les autres. En outre, les responsables de ces cantines dénoncent régulièrement dans les discussions ou les entretiens les conditions bruyantes qui caractériseraient les réfectoires des écoles publiques (et dont se plaignent les enfants, selon eux). Par ailleurs, les enfants ne doivent pas être « poussés » à finir leur assiette mais « accompagnés ». En effet, lorsqu’un enfant a du mal à terminer son assiette, un encadrant peut l’aider à finir, mais il doit prendre son temps. C’est d’ailleurs un conseil qui leur est généralement donné. Une fois le repas terminé, ils doivent apporter leur assiette, leurs couverts et leur verre dans la cuisine. Dans certaines structures, ils doivent les passer sous l’eau du robinet et les mettre dans le lave-vaisselle, dans d’autres ils doivent les mettre dans des bassines à l’entrée de la cuisine. On comprendra donc aisément que la cantine devient l’espace, le support d’un apprentissage précis de la commensalité qui repose sur le respect de certaines règles (respect d’autrui, peu de bruit, manger lentement, participer aux activités alimentaires). Derrière cet apprentissage, l’objectif des structures est identique : acquérir de l’autonomie.
En plus des questions liées à l’alimentation, l’éducation des enfants comprend également des ateliers de jeux accessibles après le déjeuner. Chaque association dispose d’une ou plusieurs salles de jeux attenantes au réfectoire où toute une gamme de jeux est mise à la disposition des enfants, qu’il s’agisse de jeux de société (des échecs au baby-foot), de jeux de construction ou de boîtes en carton qui peuvent servir, par exemple, à réaliser des constructions (maison, château). En plus des aires de jeux, il y a aussi une bibliothèque dans la plupart des structures. Les enfants peuvent y lire, mais ils peuvent aussi y emprunter des livres. Des ateliers artistiques, telle que la peinture, peuvent être proposés aux enfants si un parent présent ou un encadrant propose de prendre en charge l’atelier. Les nombreuses productions « artistiques » des enfants sont affichées sur les murs. Plus généralement, les séances de jeux ou les ateliers après les repas sont l’occasion pour les adultes de transmettre un certain nombre de valeurs, telles que la non-hiérarchisation des rôles des sexes et de façon plus générale la lutte contre les stéréotypes. Les filles sont par exemple encouragées à jouer à des jeux considérés comme « masculins », comme le baby-foot. Les enfants sont aussi encouragés à « gérer » leurs conflits lors de disputes ou des bagarres, et à adopter des attitudes « non violentes » entre eux. Lors des séances d’observations, il était fréquent de voir un adulte aider deux enfants en conflit à pacifier leur relation.
La cantine communautaire comme projet sociétal
Tous les jeux et autres objets utilisés pendant le temps libre après les repas ont été donnés par les parents membres des associations ou de l’entreprise. Si cela permet à une association nouvellement créée de faire face à des coûts d’entrée importants, ces dons participent en fait de manière générale à l’éthique particulière qui régit l’organisation des relations sociales au sein de ces structures : une éthique communautaire. En effet, toutes les structures étudiées mettent l’accent et valorisent les relations interpersonnelles entre les parents et surtout, entre les parents et les enfants. Les membres de ces structures se considèrent ainsi comme une grande « famille », en lutte, notamment, contre l’individualisme des sociétés modernes. L’idée de communauté fonctionne ici comme un échappatoire aux relations froides et impersonnelles du marché. Leur modèle éducatif ne repose pas sur une hiérarchie traditionnelle, mais sur une relation adulte/enfant qui fonctionne sur la base de l’explicite : les règles et les interdictions ne sont pas imposées, mais rendues explicites. On comprend donc pourquoi il n’est pas rare qu’un adulte présent prenne le temps, pendant un repas, d’aider un enfant qui a de la difficulté à manger. A l’opposé, les responsables des structures dénoncent le caractère froid et distancié, voire autoritaire qui caractériserait les cantines publiques, soumises à de multiples contraintes notamment au niveau des personnels encadrants (manque de personnels, personnels sous-payés, personnels non formés).
L’apprentissage des règles de la communication interpersonnelle est considéré indispensable au bon fonctionnement des relations entre enfants et entre enfants et adultes. Cet aspect est d’autant plus important que la salle à manger, comme espace d’éducation des enfants par la parole, est considérée comme un espace ouvert sur l’espace privé familial. Les enfants doivent eux-mêmes porter la bonne parole dans l’espace domestique en éduquant à leur tour leurs parents. Comme le dit un responsable de structure : « notre objectif, ce n’est pas uniquement d’éduquer les enfants. Ce que l’on veut, c’est qu’eux aillent ensuite éduquer leurs parents chez eux. C’est comme un cercle qui s’agrandit et c’est comme cela que l’on avancera et que l’on fera bouger les choses ». Et ce n’est donc pas un hasard si certaines de ces structures accueillent des parents le midi pour manger en même temps que leurs enfants. La cantine est certes réservée aux enfants, mais elle sert aussi de cantine aux parents qui le souhaitent. Même si ces parents sont peu nombreux, le fait qu’ils puissent participer aux repas renforce l’idée revendiquée d’une communauté de partage et d’éducation des enfants et de leurs parents.
En ce sens, à travers le modèle éducatif qu’elles promeuvent via l’alimentation, ces structures encouragent la figure du consommateur-citoyen non seulement soucieux d’une alimentation saine et respectueuse de l’environnement, mais aussi respectueux et soucieux des personnes envers lesquelles il doit se sentir solidaire et partager avec elles des relations engagées. Dans ce projet de réforme par le bas, l’éducation est considérée comme un soutien à la transformation de la société. Cela passe par l’alimentation des relations entre parents et enfants via les valeurs transmises à la cantine.
Une culture de l’éducation par l’alimentation. Un double héritage local
On peut s’interroger sur l’ancrage local de ce mouvement réformiste. Si les promoteurs de ces structures considèrent reprendre à leur compte l’idée des associations gastronomiques telles qu’on les trouve au Pays Basque espagnol et dont la vocation est de créer un espace collectif de diffusion et de partage du plaisir culinaire, elles s’en distinguent parce qu’elles s’adressent majoritairement à des enfants et qu’elles ont vocation à éduquer (alors que les associations gastronomiques du Pays Basque sont avant tout des lieux de partage de repas). En réalité, les responsables de ces structures gastronomiques grenadines se revendiquent d’un double héritage ancré localement dans lequel elles s’inscrivent et qu’elles pérennisent.
Les écoles maternelles municipales. Une pédagogie basée sur l’alimentation
Tout d’abord, ces associations se reconnaissent héritières des écoles maternelles de la ville de Grenade. Créées au moment de la transition espagnole par la Mairie de Grenade, dans une perspective civique et citoyenne avec la vocation d’éduquer les enfants à la citoyenneté par un apprentissage « raisonné » de la vie, ces écoles maternelles accueillent des enfants âgés de 0 à 6 ans. Leur projet pédagogique est l’apprentissage de l’autonomie et de la responsabilité. Or, depuis leur création, l’éducation à et l’apprentissage des valeurs prônées par ces écoles maternelles sont basés sur l’alimentation via tout un ensemble d’activités ludiques à vocation éducative. Ces écoles maternelles ont leur propre cantine et leur propre cuisine, où les enfants apprennent à découvrir les aliments et à cuisiner. Les aliments sont pensés comme des supports d’apprentissages multiples (santé, environnement, sociabilité notamment). Bien qu’il n’y ait plus que trois de ces établissements aujourd’hui (la ville a pu en compter plus d’une dizaine par le passé), il est important de noter que des parents (puis leurs enfants) des associations gastronomiques actuelles eux-mêmes et/ou leurs enfants sont passés par ces écoles maternelles. Quant aux parents qui n’ont pas eu de contact avec ces écoles maternelles, ils les connaissent, les reconnaissent et revendiquent leur héritage d’une éducation via l’alimentation. Pendant les échanges informels ou lors d’entretiens, de nombreux parents ont fait référence à ces écoles maternelles comme un modèle d’éducation à suivre. C’est donc précisément ce modèle d’une éducation à la citoyenneté via l’alimentation dont se sentent héritiers les promoteurs des associations gastronomiques.
L’école primaire Gómez Moreno. Une cantine scolaire gérée par les parents d’élèves
Les associations gastronomiques étudiées se réclament également d’une école primaire, l’école Gómez Moreno, située dans le quartier de l’Albaicín. En 2002, cette école devait fermer, car il était considéré qu’elle n’avait plus suffisament d’élèves. Un groupe de parents d’élèves a alors décidé de lutter contre sa fermeture en utilisant l’association des parents d’élèves pour mettre en place un projet de gestion innovant : un projet pédagogique alternatif, autonome, basé en particulier sur la gestion de la cantine scolaire par l’association des parents d’élèves elle-même. Ce projet pédagogique a permis de redynamiser l’école qui a très rapidement vu son nombre d’élèves augmenter[6]. Le but de cet article n’est pas d’entrer dans les détails de l’histoire de l’école Gómez Moreno, mais de mettre en évidence trois faits marquants dans la compréhension du mouvement réformiste dont font partie les structures gastronomiques étudiées.
En premier lieu, cette redynamisation de l’école primaire Gómez Moreno portée par les parents d’élèves via le projet d’éducation autour de l’alimentation est concomitante du processus de gentrification du quartier historiquement populaire de l’Albaicín. Cette gentrification débute à la fin des années 90 (Duque Calvache, 2016) avec l’installation d’une classe moyenne supérieure dont sont issus les parents d’élèves portant le projet du Gómez Moreno, et de manière plus générale les parents promoteurs des cantines associatives gastronomiques. Il y a donc une forte homologie sociale et de classe dans les générations qui pérennisent ce modèle éducatif[7].
Par ailleurs, la prise en charge de la cantine scolaire par l’association des parents d’élèves va de pair avec un projet éducatif dans lequel, une fois de plus, l’alimentation joue un rôle central : le respect de la santé et de l’environnement. Comme ce modèle est basé sur une cuisine quotidienne, réalisée sur place par un cuisinier, à partir de produits frais, si possible biologiques locaux, l’association des parents travaille avec des producteurs locaux de la plaine de Grenade. Ce modèle alimentaire qui se dit respectueux des enjeux de santé et d’environnement sert de support à l’apprentissage et la formation des enfants à la citoyenneté. C’est précisément, encore une fois, ce modèle-là dont se revendiquent les successeuses les associations gastronomiques.
Enfin, le projet éducatif de l’école primaire Gómez Moreno s’est également concrétisé par la réalisation d’un ouvrage de cuisine produit par l’association des parents avec la cuisinière de la cantine scolaire. C’est l’ouvrage de cuisine dont se sentent héritiers les cuisiniers et les cuisinières des associations gastronomiques et avec lequel ils se sont formés. Dès le début de l’étude de terrain, il nous a été signalé comme l’ouvrage de référence en matière de cuisine saine et écologique. Ce point est central car il incarne de manière concrète cet héritage du Gómez Moreno, revendiqué par la majorité des responsables des structures gastronomiques. Au-delà du simple outil de travail que représente ce travail culinaire, il incarne aussi le modèle éducatif dans lequel les associations peuvent être identifiées. Il n’est pas surprenant que ce livre ait fait des « petits » : au moment de cette enquête, l’une des associations était en train de préparer son propre livre de cuisine basé sur des « recettes des grands-mères » (le but étant de répertorier toutes les recettes des plats préparés par les générations plus âgées dans la région de Grenade). Une autre association cherche à améliorer les recettes du livre du Gómez Moreno d’un point de vue nutritionnel et travaille pour cela avec des nutritionnistes.
Un modèle éducatif sous tensions. Un mouvement de réforme transitoire et précaire
Pour autant, ce mouvement local, par le bas, qui fonde son modèle éducatif d’apprentissage de la citoyenneté via l’alimentation souffre du modèle économique sur lequel il repose et qui l’assoit dans une certaine précarité. Trois éléments permettent d’expliquer la précarité de ce modèle éducatif qui se construit en dehors des murs des écoles primaires publiques de la ville de Grenade.
Le premier problème réside précisément dans le paradoxe auquel les associations sont confrontées : existant en dehors du système éducatif, elles ne peuvent bénéficier des aides publiques régionales de soutien au prix du repas. Bien que le prix des repas qu’ils proposent soit relativement proche de celui des cantines scolaires, il ne peut être amorti par les subventions de la région. Il n’est donc pas étonnant que le profil socioéconomique des familles membres de ces associations soit celui des classes moyennes supérieures, voire des classes supérieures, c’est-à-dire des familles disposant de revenus suffisants adaptés à ce type de structure. Cette dimension économique se croise par ailleurs avec un profil sociologique et un style de vie qui entrent parfaitement en adéquation avec le modèle éducatif proposé, autrement dit un éthos de classe valorisant une éducation post-moderne et une alimentation soucieuse de la santé et de l’environnement. Ces associations se trouvent ainsi concrètement confrontées aux problèmes des inégalités sociales en matière d’éducation qui traversent les pays occidentaux (Martín-Lagos López, 2018). Il n’est donc pas surprenant que les détracteurs de ces structures leur reprochent de pratiquer au final une éducation « élitiste ».
Si ce mouvement produit une certaine exclusion sociale, il opère aussi sur une certaine précarité sociale et professionnelle. Il est vrai que les cuisiniers et les superviseurs sont payés, mais en réalité très peu. Comme le disent certains d’entre eux, ils sont « mi-travailleurs, mi-bénévoles ». Cela tient au modèle économique de ces structures associatives qui ne vivent que des adhésions des familles qui en sont membres. Si les cuisiniers et les encadrants qui y travaillent quelques heures par jour reconnaissent la fragilité de leur place, ils la revendiquent aussi au nom du modèle de structure et du type d’éducation qu’ils soutiennent.
Ainsi, les assemblées générales sont régulièrement soumises à des tensions et débats importants sur le modèle économique de ces structures parce qu’elles sont fragiles. A ce titre, l’une des associations a fait le choix de devenir une entreprise gérée, non plus par assemblée générale, mais par une direction formée de trois personnes, afin que les décisions et les choix soient faits plus rapidement. Cette fragilité juridique des structures n’est pas sans effets sur la structuration même de leur mouvement à une échelle plus générale. En effet, même si ces associations partagent une conception de l’éducation commune, se revendiquent des mêmes héritages et mettent en pratique le même modèle alimentaire comme support éducatif, elles ont du mal à se fédérer et à travailler ensemble, ne serait-ce parce que les contraintes économiques et gestionnaires ne facilitent pas la mise en place d’une organisation plus transversale. En ce sens, ces associations ne se définissent pas comme alternatives mais bien comme transitoires : si elles promeuvent un mouvement alternatif en dehors des écoles publiques, c’est de manière transitoire, l’objectif étant ensuite de l’implanter dans les écoles publiques par un changement de la loi à l’échelle régionale. Au même titre qu’elles prétendent irradier leur modèle éducatif au cœur de l’espace privé des familles, elles prétendent vouloir généraliser ce modèle au cœur de l’espace public qu’est celui des écoles publiques.
Conclusion
Ces associations ont une vocation éducative dans laquelle l’éducation est pensée comme support de transformation sociale. Elle valorise les relations entre parents et enfants au sein de la cantine. La cantine associative devient alors un espace de circulation de savoirs en lien avec l’alimentation mais aussi sur des enjeux éthiques qui portent à la fois sur les questions de santé, d’environnement et plus globalement de formation à la citoyenneté. Et si l’objectif est de former les enfants à la citoyenneté, il est également d’éduquer les parents. Les porteurs de ces structures sont conscientes de leur fragilité et de la précarité de leur modèle tant au niveau économique que juridique. La tension entre le modèle éducatif qu’elles promeuvent et les conditions de sa mise en pratique trouve son euphémisation dans leur projet plus global qui est d’implanter ce modèle éducatif dans les écoles publiques via l’alimentation.
Au-delà des spécificités propres de ces associations, ce mouvement par le bas s’inscrit dans un mouvement plus général ancré dans l’histoire locale de la ville de Grenade, depuis les premières écoles maternelles publiques municipales en passant par l’expérience plus récente de l’école primaire Gómez Moreno. Ces écoles se sont construites une reconnaissance et une certaine légitimité par le modèle éducatif qu’elles promeuvent via l’alimentation qui sert de support à l’éducation à la citoyenneté. L’étude de ce type de mouvement est fondamentale lors d’une période au cours de laquelle les enjeux liés à la santé et à l’environnement ont pris une place centrale dans les agendas politiques. Il s’inscrit parfaitement dans les mouvements de réforme par le bas issus de la société civile et qui existent depuis le 19ème siècle (Topalov, 1999 ; Cardon et al., 2019). Ces derniers, en parallèle aux actions menées par les États en matière de santé publique et aux injonctions faites aux entreprises de l’agro-industrie, prétendent améliorer les modes de production pour les rendre plus responsables (tant au niveau sanitaire qu’environnemental) et participer à améliorer l’alimentation des populations. Cela ouvre un champ d’études original sur les nouveaux modes de diffusion de savoirs en lien avec l’alimentation.
Notes
[1] Arrêté du ministère de l’Éducation et de la Culture de 1992.
[2] En Espagne, les horaires scolaires sont de 9h00 à 14h00 du lundi au vendredi. La majorité des écoles dispose d’une cantine accessible à partir de 14h15. L’Espagne est le seul des pays européens dont le déjeuner a lieu vers 15h en moyenne (Díaz Méndez et al., 2014, 143 p.).
[3] Par « réforme », nous entendons les actions sociales par le bas qui visent une modification durable des pratiques voire des représentations. Cette notion a été proposée par Christian Topalov (1999) mais elle a l’avantage de pouvoir être utilisée pour étudier des mouvements à différentes époques historiques.
[4] Parmi l’ensemble des associations, l’une d’entre elles est devenue une entreprise. Cette décision a été prise pour que la direction de la structure ait plus de marge de manœuvre dans la gestion de la structure sans être obligée de passer par le vote de l’assemblée générale comme cela se fait dans le cadre des structures associatives.
[5] AMPA : Asociación de Madres y Padres de Alumnos
[6] Aujourd’hui, cette école primaire, connue dans toute l’Espagne pour son modèle de gestion autonome, accueille plus de 500 élèves d’origine culturelle très variée. Elle est à l’image d’un quartier parfaitement gentrifié.
[7] Soulignons que les parents promoteurs des associations gastronomiques issus des classes moyennes supérieures ne constituent pas un groupe homogène relativement à leur profession et statut professionnels. Ainsi l’étude des profils sociologiques des membres des différentes associations permet de repérer trois groupes différents : le profil des « artistes » composés de parents travaillant dans le monde des arts et de la culture, le profil des « cadres de l’administration » et enfin le profil des « cadres du privé ». Chaque association est davantage marquée par un profil plus qu’un autre.
Références bibliographiques
Berthoud, Marie (2017), Communication publique et alimentation : une étude des dispositifs info-communicationnels à destination des enfants dans les écoles primaires, Thèse de doctorat, Université de Lille, 407 p.
Cardon, Philippe, Depecker, Thomas, Plessz, Marie (2019), Sociologie de l’alimentation, Paris : Armand Colin (Collection U).
Díaz Méndez, Cecilia, Gutierrez Palacios, Rodolfo (coord.) (2014), «Comida y alimentación: hábitos, derechos y salud», Panorama Social, n°19, p.186-209.
Duque Calvache, Ricardo (2016), Procesos de gentrificación en cascos antiguos: el Albaicín de Granada, Madrid : CIS Editorial.
Martín-Lagos López, María Dolores (2018), «Educación y desigualdad: una metasintesis tras el 50 aniversario del Informe Colman», Revista de Educación, n°380, p.186-209.
Peretti-Watel, Patrick (2003), Sociologie du risque, Paris : Armand Colin (Collection U).
Topalov, Christian (coord.) (1999), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris : Edition de l’EHESS.
Auteurs
Philippe Cardon
.: Philippe Cardon est maître de conférences – HDR de sociologie à l’Université de Lille, membre du CeRIES (Centre de recherche individus, épreuves et sociétés) et chercheur associé au laboratoire ALISS (Alimentation et Sciences Sociales)/INRA. Il travaille sur l’alimentation des ménages aux différents cycles de la vie, l’alimentation institutionnelle (école, Ephad) et les politiques publiques nutritionnelles.
philippe.cardon@univ-lille.fr
María Dolores Martín-Lagos López
.: Professeure de sociologie à l’Université de Granada (Espagne), ses travaux portent sur les évolutions de la consommation et les transformations des foyers dans les sociétés modernes. Elle s’intéresse en particulier aux questions relatives à l’éducation tant au niveau scolaire qu’au sein de la famille, dans le contexte espagnol ainsi que dans les pays européens.
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