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Du savoir comme enjeux dans la construction d’une activité de prestation alimentaire en entreprise

13 Sep, 2020

Résumé

L’implication d’un prestataire du secteur alimentaire dans un projet de recherche sur l’alimentation au travail est le point de départ d’une analyse des enjeux du savoir scientifique pris dans le cadre d’une activité marchande. A travers l’analyse d’un document de présentation de ce projet et d’une ethnographie d’un événement co-organisé par ce prestataire, nous mettons en évidence ce qui se joue pour lui dans ce rapport entre savoir et activité économique : la légitimité de l’activité, la reconnaissance d’une position d’expertise, une mise en visibilité de l’activité à travers des partenariats et, un positionnement économique et politique. La démarche ethnographique laisse aussi entrevoir la place de la science, parmi d’autres savoirs, incarnée par des chercheurs, dans la constitution d’un monde de l’alimentation au travail.

Mots clés

Alimentation au travail, prestataires de services, marché, fabrique des savoirs, ethnographie, posture critique.

In English

Title

Scientific Knowledge as a Key Issue for Food Service Business Activity

Abstract

This article explores issues surrounding scientific knowledge as it is caught up in the framework of commercial activity. We study the involvement of a food service provider in a scientific research project. Through analysis of a document presenting the research project and through ethnographic analysis of an event co-organized by this provider, we highlight the potential benefits of the relationship between scientific knowledge and commercial activity : establishing the legitimacy of commercial activity ; recognition of a position of expertise ; and positive exposure throughout partnerships and an economic and political position. The ethnographic approach also shows up the place of science – among other kinds of knowledge – within the constitution of a world of ‘food at work’.

Keywords

Food at work, service provider, food studies, knowledge construction, ethnography, critical aproach.

En Español

Título

El conocimiento como elemento clave de la actividad de los servicios alimentarios en una empresa

Resumen

La participación de un proveedor del sector alimentario en un proyecto de investigación sobre la alimentación en el trabajo es el punto de partida de un análisis de la finalidad del conocimiento científico cuando se aplica a la actividad mercantil. Mediante el análisis de un documento de presentación de dicho proyecto, y de una etnografía de un evento co-organizado por dicho proveedor, ponemos de relieve qué se juega para él en esta relación entre conocimiento científico y actividad económica : la legitimidad de la actividad, el reconocimiento como experto, una visibilización de la actividad mediante partenariados y un posicionamiento económico y político. El enfoque etnográfico también permite vislumbrar el lugar de la ciencia, entre otros conocimientos, representada por investigadores, en la creación de un mundo de la alimentación en el trabajo.

Palabras clave

Alimentación en el trabajo, proveedores de servicios, mercado, fábrica de conocimientos, etnografía, postura crítica.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Heller Thomas, Sevin Elodie, « Du savoir comme enjeux dans la construction d’une activité de prestation alimentaire en entreprise », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°21/3, , p.77 à 90, consulté le jeudi 25 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2020/supplement-a/05-du-savoir-comme-enjeux-dans-la-construction-dune-activite-de-prestation-alimentaire-en-entreprise/

Introduction

Depuis 2017, nous menons une recherche sur « l’alimentation au travail ». Plus précisément, nous nous intéressons aux modalités de construction d’une activité de prestation alimentaire en entreprise, ainsi qu’à la façon dont s’articule cette activité avec la thématique du « bien-être au travail », à travers les discours, les préoccupations et les pratiques des différentes parties-prenantes (prestataires et entreprises clientes)[1].
Notre recherche s’appuie sur une investigation ethnographique au côté de deux professionnels dont l’activité est en développement : le premier livre des fruits aux entreprises et propose des animations autour de ses produits (nous l’appellerons Distrifruits) ; le second a une activité de conseil autour des enjeux (matériels, symboliques, sociaux) de l’alimentation en entreprise, et de sensibilisation, d’éveil aux sens et aux goûts. Tous deux se réclament du modèle économique de « la fonctionnalité et de la coopération ». C’est ici un matériau hétérogène que nous avons recueilli, issu d’observations, d’entretiens individuels et d’analyse de documents info-communicationnels.
Depuis 2018, ces deux prestataires sont amenés à collaborer ensemble sur des projets qualifiés « de projet de recherche », et ici, nous portons notre attention sur la place qu’occupe le savoir, et plus particulièrement les savoirs scientifiques dans la dynamique de leur activité, à la fois à travers l’usage qui en est fait, mais aussi à travers les relations que les prestataires entretiennent avec les institutions et les acteurs qui incarnent ces savoirs, en particulier les institutions de recherche et les chercheurs mais également avec d’autres acteurs faisant figures d’experts. La notion de savoir est envisagée ici selon deux orientations de sens, dont nous empruntons les termes à Yolande Maury et Susan Kovacs (2014, p.17-18) : d’une part, nous entendons par savoir des contenus « produit[s] d’un savoir-faire et d’une opération de l’esprit », dont la vocation est de rendre un objet intelligible, et « matérialisés dans des formes d’inscription ». Le savoir ainsi entendu renvoie à des domaines variés différenciables en fonction de méthodes, de normes, de savoir-faire, de procédures et de modes de véridiction associés à cette mise en intelligibilité, cristallisés dans un contenu (savoir savant, savoir technique, savoir ordinaire, savoir journalistique, savoir professionnel…). C’est le savoir scientifique qui est retenu ici, comme contenu mobilisé et agencé, au service d’un horizon scientifique (un projet de recherche) ou commercial (la promotion d’une activité). D’autre part, nous entendons par savoir, en deçà des contenus, les activités, les lieux, les temporalités, les acteurs (ou plus largement les actants) qui participent à l’élaboration, la transmission, la circulation des savoirs. Cette orientation de sens renvoie à une lecture anthropologique des savoirs ; c’est de savoir en acte dont il est question ici, à travers des échanges, des prises de parole, impliquant des acteurs incarnant des rôles et des types de savoir, en lien avec l’alimentation ; des savoirs en mouvement en quelque sorte, incarné et circulant. Il s’agit donc d’interroger les enjeux du savoir, dans ses dimensions matérielles (inscriptions) et sociales (relations et incarnation dans des rôles), invité à la table de l’entrepreneuriat.
Comment le savoir scientifique est-il mobilisé par ces prestataires ? Quel est le rôle de ce savoir dans le développement d’une activité économique ? Quelle est la fonction économique du chercheur ? En ce sens, nos questionnements rejoignent en partie, sur un autre terrain, ceux abordés par Simona De Iulio et alii sur la publicisation du savoir scientifique sur l’alimentation (2018). Pour approcher une réponse à ces questions nous nous appuierons sur deux types de données : d’une part des documents, produits et diffusés par ces deux prestataires qui témoignent de relations singulières vis-à-vis de la recherche et d’un usage intéressé de savoirs-experts par les prestataires, d’autre part, un événement organisé par eux autour de l’alimentation, et impliquant des chercheurs. Ce qui semble intéressant de relever, à travers l’analyse de ces données, ce sont en fait les modalités et les implications d’un enrôlement de la recherche par des acteurs économiques.

Du rôle des prestataires dans la production de savoirs scientifiques

Contexte : quand l’entreprise sollicite la communauté scientifique

A l’origine de la recherche que nous menons, il y a une demande auprès de la MESHS (Maison européenne des sciences de l’homme et de la société) de deux prestataires en alimentation. Ces deux prestataires ont été, dès 2016, désireux d’impliquer des chercheurs dans des projets de recherche en rapport avec leur activité : l’alimentation au travail. A partir de de cette sollicitation s’est constitué un consortium interdisciplinaire de chercheurs, qui très vite se sont engagés dans deux voies différentes : la première, en réponse aux attentes des prestataires, et la seconde qui s’écarte de ces attentes pour interroger autrement ce rapport entre travail et alimentation. C’est dans cette seconde voie que s’inscrit notre travail, qui s’intéresse à cette dynamique de recherche impulsée par les prestataires autour d’un projet défendu par l’un d’entre eux, Distrifruits, et qui porte sur les liens entre alimentation (ici la vente de fruits assortie d’animation autour du produit et de la consommation collective de celui-ci), la santé et les relations au travail (liens qui renvoient aux notions de QVT – Qualité de vie au travail – ou encore de bien-être), et accessoirement la productivité. Ce projet, intitulé « alim@work », a déjà obtenu quelques fonds pour son démarrage, et implique un laboratoire de recherche et d’intervention sur l’analyse du travail (ATEMIS), ainsi que l’Institut Pasteur.
Ce qu’il y a de remarquable dans ce projet, ce n’est assurément pas qu’une entreprise s’adresse à une institution publique de recherche pour lui soumettre un problème. Les collaborations entre laboratoires, plus particulièrement en Sciences humaines et sociales (SHS), et les entreprises pour une finalité de la recherche en accord avec les préoccupations et intérêts de ces dernières ne sont pas nouvelles ; qu’on se souvienne de la célèbre expérience de Hawthorne, menée aux Etats-Unis dans les années 1920 dans des ateliers de la Western Electric Company, sur les liens entre conditions de travail et productivité. Ces collaborations, par ailleurs, ne constituent pas nécessairement, faut-il le rappeler, un obstacle à la scientificité des savoirs produits. Par ailleurs, l’alimentation au travail est une préoccupation, qui, du point de vue de la recherche, remonte à la fin du XIXème siècle, en plein essor industriel, avec, par exemple, les travaux de Gustave Adolphe Hirn ou encore ceux d’Armand Gautier (Rabinbach, 2004). Ce qui nous semble en revanche nouveau dans la situation qui nous occupe, c’est que l’entreprise en question n’est pas un grand établissement industriel et commercial (comme peut l’être en France EDF ou Orange, commanditaires de travaux de recherche), mais une très petite entreprise, que son porte-parole est très impliqué dans le projet, au point d’en être, d’une certaine manière, le maître d’œuvre. Il nous semble que la possibilité même d’une telle démarche de la part du prestataire, à cette échelle, et l’accueil réservé par l’institution publique reflètent assez bien des transformations récentes de la recherche pressée à jouer un rôle essentiel dans le développement économique d’une région (Sevin, Heller, 2019).
Cette démarche de professionnels vis-à-vis de la recherche témoigne en tout cas de ce que le savoir scientifique constitue pour eux un enjeu important. Lequel ? Quel est le rôle du savoir dans leur démarche et leur activité ? Une réponse à cette question se trouve dans les documents produits et diffusés par Distrifruits en lien avec cette recherche ; nous proposons ici de porter notre attention sur deux exemples d’écrits, révélateurs de ce rôle et de ces enjeux. Le premier est un rapport intitulé « État de l’art », qui a été écrit par une naturopathe, collaboratrice de Distrifruits et pour l’élaboration duquel, d’ailleurs, l’entreprise a obtenu un financement (par la BPI – Bibliothèque publique d’information). Sa principale fonction est d’être un support pour des recherches de financements de ce projet de recherche ; sa diffusion est donc partielle et restreinte. Il se présente comme un argumentaire documenté sur les liens entre alimentation, santé, travail, et de façon secondaire, productivité, pour définir les grandes lignes de la recherche « alim@work ». Ainsi, permet-il d’interroger à la fois les enjeux des savoirs mobilisés pour la construction d’un projet de recherche, et ceux de la production de savoirs à venir par cette recherche.
Le second est une donnée statistique tirée de la page d’accueil du site internet dédié à ce projet de recherche, dont l’analyse permet de souligner que le savoir peut aussi faire les frais de ces enjeux.

Du savoir scientifique comme instrument de légitimation d’une activité, de développement économique… et de notoriété

Le rapport titré « État de l’art » est un document de 58 pages structuré en cinq parties. Il agrège sous forme de synthèses, de citations, etc., un ensemble de ressources hétéroclites, renvoyant à des domaines variés de savoirs experts (articles scientifiques, rapports de grandes institutions telles que l’Organisation Mondiale de la Santé ou l’Organisation internationale du Travail, de Ministères, rapports d’instituts de sondage ou de sociétés de consulting, revues spécialisées, textes législatifs…). Sommairement, à partir d’un constat sur l’importance actuelle des affections de longue durée (affections cardio-vasculaire, cancer, diabète…), le coût qu’elles représentent, et sur le rôle déterminant de l’alimentation sur la santé, l’auteur de ce rapport s’attache à montrer 1) que l’entreprise est le « lieu d’intervention adéquat sur la santé des salariés » (p.12) ; 2) que les comportements alimentaires sont déterminés par de nombreux facteurs qui constituent autant de leviers ou de freins à une alimentation saine ; 3) que la consommation de fruits et légumes, en particulier, a des effets bénéfiques sur la santé (ce qui amène l’auteur à poser la question des moyens de modifier le comportement alimentaire pour en consommer davantage (p.31) ; 4) que la consommation de fruits et légumes dépend aussi d’un ensemble de facteurs qui la favorisent ou la freinent (repérables notamment dans les résultats d’études sur des programmes de santé au travail). Ces facteurs fournissent ainsi des indicateurs pour l’élaboration d’un programme de promotion de la santé au travail à venir.
A partir de là, les premiers éléments de la démarche de recherche envisagés sont posés : il s’agit 1) d’approfondir l’étude de l’existant concernant les politiques de promotion de la santé en entreprise, de façon à « concevoir un modèle théorique idéal pour augmenter la consommation de fruits et légumes en entreprise » (p.42) ; 2) de le mettre en place dans des entreprises pilotes, et 3) d’évaluer les actions. Et l’axe proposé ici est plus précisément « le renforcement du lien social, de la convivialité et donc de la santé globale de l’individu » (p.44).
En fait, ces données hétéroclites forment des bribes de savoirs qui ont une triple vocation. D’une part, il s’agit de montrer que l’entreprise a un rôle important à jouer dans l’alimentation des salariés ; d’autre part, il s’agit de justifier l’intérêt et la pertinence d’une recherche sur les incidences de la consommation de fruits en entreprise sur la santé pris dans un sens très large (du corps aux relations) ; enfin, il s’agit, à partir d’un ensemble d’études portant sur les déterminants des comportements alimentaires et les déterminants de la consommation de fruits en entreprise, d’en tirer les éléments d’un programme à expérimenter en situation professionnelle.
Nous ne pouvons préjuger de ce qu’une équipe de chercheurs pourrait tirer d’une telle étude au niveau académique (voir par exemple, sur ce thème de l’alimentation en entreprise, F. Forette et alii., 2014). Mais l’absence ici d’un domaine de savoir clairement identifié, l’absence de prise de position épistémologique, l’absence d’interrogation sur les conditions expérimentales du projet évaluatif, pour obtenir des données exploitables scientifiquement (qu’est-ce qui est mesuré dans la mesure du lien social ? comment s’assurer que c’est bien le programme qui produit de la convivialité ? etc.) relèguent au second plan l’impératif de scientificité de production de savoirs au profit de l’impératif d’utilité économique.
Argumentaire destiné à justifier et à cadrer la mise en œuvre d’un projet scientifique, cet « État de l’art » penche aussi, en raison de sa construction, de ses orientations et de la qualité d’agents économiques de ceux qui le portent, du côté de l’argumentaire marketing : il vise à confirmer le bien-fondé de la prestation et pose les jalons d’un programme d’actions, qui constituent autant d’interrogations sur les orientations de développement de cette activité (qu’est-ce que les conditions expérimentales vont mettre au jour, utiles pour agir sur le marché de la prestation alimentaire ?). Dans cette perspective, le rapport use et abuse de données statistiques, de moyennes, de tendances, d’un savoir par les chiffres, d’une représentation du monde par la mesure et la quantité, soit une forme d’objectivation qui porte une connotation forte de scientificité et qui n’a pas vocation à être reliée à une explication, mais qui plutôt définit un état du monde et a vocation à être un repère pour penser l’action. Pour autant, il nous semble qu’il serait excessif de considérer ce document comme un simulacre d’un genre scientifique, mais qu’à tout le moins, les enjeux commerciaux sont plus saillants que les enjeux scientifiques[2].
Ceci étant, les enjeux économiques qui participent de la construction de ce projet et donnent à cet « État de l’art » sa tonalité particulière ne mettent pas en cause la visée qui est de produire des savoirs académiques sur les rapports entre consommation de fruits, santé et relations sociales. Cependant cette visée est ici cadrée par ces préoccupations économiques et ce cadrage donne à penser que le savoir attendu est un savoir issu de l’expérimentation et aisément opérationnalisable. Enfin, ce primat des enjeux économiques ne saurait non plus conduire à minimiser cet horizon de la recherche et qui est aussi horizon ou promesse de l’activité de prestation, de contribuer à la santé et au bien-être des salariés.
Au-delà de ces enjeux du savoir impliqué dans cet « État de l’art » et relatifs à l’activité des prestataires (légitimité de leur rôle, développement des prestations), la publicité de ce projet de recherche sur les supports d’information de Distrifruits, sur son site internet et sur le site dédié à cette recherche, témoigne d’un autre enjeu important : celui de faire de ce rapport au savoir un support de construction d’une notoriété, en proposant une image de rigueur et de sérieux et en se positionnant comme un acteur important d’une dynamique scientifique et institutionnelle au service de la science, des salariés et des entreprises (et qui se traduit aussi par un jeu d’enrôlement mutuel entre le prestataire, les instances de recherche publiques et privées et les entreprises). Ainsi, on peut lire ces propos sur le site de l’entreprise Distrifruits :
« Si se nourrir sainement contribue à l’amélioration de la santé globale, nous sommes certains que partager des moments de convivialité sur son lieu de travail participe également à recréer du lien social et donc à se sentir bien. C’est pourquoi, nous avons créé le programme de recherche Alim@Work qui a pour objectif d’évaluer l’impact de l’engagement d’une entreprise dans les habitudes alimentaires de ses salariés et sur la qualité des relations sociales qui en découlent. Un nouveau challenge pour Distrifruits et pour lequel nous mobilisons un consortium d’experts regroupant : la MESHS (Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société), un pôle de recherche et d’autres parties prenantes telles des mutuelles et des entreprises comme Global Vision, spécialiste en open innovation ».

L’utilité au risque de la désinformation

L’analyse qui précède souligne que la mobilisation d’un savoir est fortement tributaire de l’utilité économique que l’on peut en tirer (notamment pour justifier du bien-fondé d’une activité économique, mais aussi d’une activité scientifique dont il est attendu des résultats qu’ils servent au développement de cette activité). Mais un tel rapport au savoir n’est pas non plus sans poser parfois des problèmes : en particulier lorsque la mobilisation d’un énoncé, qui pourtant présente certaines garanties d’objectivité et de sérieux, contribue à distordre la réalité qu’il est censé décrire. C’est le cas notamment lorsqu’un énoncé est extrait du contexte qui lui donnait sens et est utilisé dans un tout autre contexte, qui lui garantit par ailleurs une certaine pertinence comme incitation à l’action. Ainsi, par exemple, cet énoncé qui est évoqué dans « l’État de l’art » et que l’on trouve également sur l’unique page du site internet du prestataire dédié au projet alim@work sous la mention « Santé au travail : quelques chiffres ». Cet énoncé est le suivant : « 20% de la productivité est réduite lorsque nous sommes mal nourris (BIT, 2005) ».
S’il n’y avait pas ce pourcentage et la mention de l’institution émettrice, le Bureau international du travail, cette information serait en définitive d’une relative évidence et d’une grande banalité. Car effectivement c’est une évidence de dire que la nourriture, en raison même de son rôle pour l’organisme, entre en ligne de compte dans les capacités productives, qui sont capacités d’action, des êtres humains.
En revanche, la présence d’un pourcentage et d’une institution internationale reconnue, donne une certaine épaisseur et crédibilité à cette information. Le pourcentage induit l’idée qu’un dispositif d’étude a été mis en place, que des comparaisons ont été établies, que des méthodes ont été testées, que des calculs sur des variables ont été réalisés, bref tout un ensemble d’opérations qui relèvent d’une démarche rationnelle et qui apportent un gage de scientificité ; la mention du Bureau international du travail apporte une caution et la date confirme l’existence d’un document d’où est tiré ce chiffre. L’usage de la première personne du pluriel est quant à elle ambivalente : il s’agit de vous et moi, de nous-autres, êtres agissants en général plus ou moins efficacement et considérés ensemble ou séparément. Mais enfin quand même ! 20% ce n’est pas rien… Ça devrait faire réfléchir les employeurs !
Or, si l’on se réfère à l’étude de 2005 du BIT, intitulé «Food At Work. Workplace solutions for malnutrition, obesity and chronic diseases», l’information est un peu différente. Dans ce document de plus de 450 pages écrit par Christopher Wanjeck, un chercheur indépendant, on peut lire page 13 (mais l’information est reprise plusieurs fois dans le texte) : «Adequate nourishment can raise national productivity levels by 20 per cent[3] (WHO, 2003a)».
Ainsi, la productivité en question renvoie-t-elle à la productivité d’un pays, et non, comme l’énoncé le suggère à celle d’un individu ou encore d’un groupe. Par ailleurs, le BIT n’est pas à l’origine de cette information et se contente de citer une autre étude qui, elle, la replace dans son contexte précis. Il s’agit d’un rapport de l’OMS réalisé en 2003 intitulé «Battling iron deficiency anemia[4]» ; celui-ci fait état des conséquences des carences en fer liées à l’alimentation dans certains pays et leurs répercussions sur la productivité de ces pays, par comparaison avec des pays similaires sur le plan économique, mais dont la population ne souffre pas de carences en fer. Et c’est cette différence qui permet d’avancer un manque de productivité de 20% au niveau national. Le Bangladesh compte parmi les pays sur lesquels porte l’étude.
Il eût été beaucoup moins convaincant de sensibiliser le lecteur français, notamment les acteurs économiques (lecteurs potentiels du site internet de Distrifruits) à l’importance de l’alimentation sur la productivité en écrivant : « 20% de la productivité nationale du Bangladesh est réduite en raison d’une alimentation trop pauvre en fer ». En raison de cette décontextualisation, ou encore du cadre de lecture suggéré (productivité individuelle ou à l’échelle d’une entreprise, en contexte occidental) de l’énoncé, le savoir s’en trouve ainsi distordu. On serait tenté de parler ici de désinformation s’il était assuré qu’il y avait une intention d’induire le lecteur en erreur. Mais rien n’est moins sûr et il est plus prudent de parler d’un effet de désinformation, plutôt que d’une pratique assumée en ce sens. Tout dépend effectivement de la source utilisée par le prestataire et une recherche sur internet montre que cet énoncé circule, avec des variations, sur des sites d’informations et des sites d’entreprises, et dans des termes proches de ceux utilisés par Distrifruits. Ainsi, pour exemple :
« 20%. C’est le taux de productivité que coûte aux entreprises une mauvaise hygiène alimentaire au travail, selon le BIT » (Recrutons.fr[5], site d’informations recrutement) ;
« L’OIT déplore que la question de l’alimentation au travail et l’accès à une nourriture saine suscite bien peu d’intérêt chez les employeurs (…) Pourtant, une étude menée en 2005 par cette agence de l’ONU montre qu’une alimentation équilibrée des collaborateurs peut améliorer de 20% la productivité » (Managerattidudes.fr[6], site d’information management) ;
« Mal manger au travail réduit la productivité jusqu’à 20%. Selon un rapport du BIT, une mauvaise alimentation entraîne lenteur et diminution des facultés d’apprentissage » (letemps.ch[7], site d’information) ;
« Selon une étude du BIT, une alimentation adaptée peut réduire jusqu’à 20% la performance d’un travailleur » (lessentiel.lu[8], site luxembourgeois d’informations) ;
« Les recherches ont démontré que les employés qui s’alimentent sainement ont plus d’énergie, un meilleur système immunitaire et une plus grande concentration. Ils sont donc plus productifs. Selon le BIT, mal s’alimenter pourrait réduire jusqu’à 20% la productivité. » (servirplus.qc.ca[9], site d’une structure de services à domicile).
Cet exemple, si anecdotique soit-il, témoigne en tout cas de ce que la valeur d’usage d’un énoncé scientifique est moins liée à sa validité qu’aux utilités qu’il est possible d’en tirer. Et c’est d’autant plus vrai que cet énoncé figure de façon tout autant décontextualisée dans cet « État de l’art » qui structure le projet de recherche porté par l’entreprise. Ainsi, l’énoncé scientifique est découplé de ses conditions d’élaboration et donc de ses conditions de véridiction pour devenir un produit exploitable pour l’action.
Les savoirs scientifiques constituent ici un enjeu à la fois idéologique et économique car ils constituent un support pour légitimer une activité, asseoir une notoriété, faire valoir une position d’expert, et contribuer au développement de cette activité ; contribution à travers une démarche qui consiste à tirer d’un usage de ces savoirs et de la production de nouveaux savoirs, dans le cadre d’une expérimentation, des modalités d’actions en matière de prestations. Dans cette double visée, ces savoirs se présentent comme un objet aisément manipulable en fonction d’objectifs particuliers.

Les savoirs en scène : circulation, incarnation des savoirs et construction d’un réseau

Dans le prolongement de cette analyse, nous proposons de discuter ce que nous pourrions appeler – suivant en cela une perspective anthropologique – le savoir en actes (Jacob, 2011), à travers un dispositif de mise en liens d’acteurs fort divers et incarnant par ailleurs des figures différentes de savoirs en rapport plus ou moins direct avec l’alimentation. A cette occasion, nous avons fait l’expérience d’un monde en construction au sens de Becker (1985) ou encore de Boltanski et Thévenot (1991), celui de l’alimentation dans son articulation à la RSE (responsabilité sociale des entreprises).

Contexte : l’économie de la fonctionnalité et de la coopération comme modèle

Les deux prestataires en alimentation se sont associés avec la DRAAF (Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt) pour organiser une soirée qu’ils ont appelée « Passons à Table »[10]. Celle-ci a eu lieu le 20 juin 2018 dans une structure culturelle relativement bien inscrite dans le paysage de la métropole lilloise. Elle a, par ailleurs, relayé une journée dédiée à l’alimentation dans la région, dans le même lieu, mais portée par les pouvoirs publics. Ainsi, pendant une journée, cette structure culturelle a-t-elle été pleinement investie comme un lieu éphémère de savoirs dédiés à l’alimentation. Les organisateurs positionnent d’ailleurs parfaitement les deux manifestations dans leur communication d’annonce : « Le 20 Juin prochain de 9h30 à 16h, aura lieu, à la Condition Publique de Roubaix, le Comité Régional de l’Alimentation… Pouvoirs publics et têtes de réseaux vont se réunir à l’occasion de la journée dédiée à l’Alimentation dans la région. Dans une logique de complémentarité, les acteurs publics céderont la place, de 17h à 22h, aux acteurs privés qui s’investissent dans le sujet de l’alimentation. » Ce texte vise à donner du crédit non seulement à la place des acteurs du privé aux côtés des pouvoirs publics pour penser l’alimentation en région, mais également aux deux prestataires comme possibles moteurs et « têtes de réseaux » autour de cet objet alimentaire.
Avant de rendre compte de cette manifestation, il n’est pas inutile de revenir au préalable sur le modèle de l’économie de la fonctionnalité et de la coopération dont se réclament les deux prestataires et qui à la fois définit – sous la forme d’un savoir particulier en économie – un cadre structurant et permet de comprendre aussi le sens de cette manifestation. Il s’agit d’un modèle qui relève plus globalement de l’économie circulaire, dont les applications pratiques se sont développées en France à partir du Grenelle de l’environnement (2007) et dont l’ambition est d’articuler croissance économique, responsabilité sociale et environnementale et développement durable. Le principe est une rupture vis-à-vis d’une économie fondée sur le volume et la vente d’un produit, pour une économie fondée sur la valeur d’usage. Il s’agit en d’autres termes d’intégrer une dimension servicielle à une activité de production de biens et ainsi valoriser les effets utiles de la consommation d’un bien et ce, dans un souci, entre autres, d’économiser les ressources et de réduire l’impact négatif de l’activité sur l’environnement.
C’est un modèle qui repose également sur un principe de coopération entre acteurs qui interviennent dans le cycle de vie du produit/service à des niveaux différents et fonctionne comme un « écosystème » pour coproduire la valeur dudit produit. La notion d’« écosystème » est un élément de langage de ce modèle[11]. C’est pourquoi, s’il s’applique à l’activité des entreprises, ce modèle inspire aussi les politiques publiques en matière de développement des territoires. En Région Haut-de-France, qui est précurseur dans ce domaine, la promotion de ce modèle et l’accompagnement des acteurs économiques pour son adoption sont assurés par des structures comme Atémis (laboratoire de recherche et d’intervention), le réseau Alliance (regroupement d’entrepreneurs engagés dans une économie plus responsable), le CJD (Centre de jeunes dirigeants), lesquelles structures ont créé une association dédiée plus particulièrement à la promotion de ce modèle : le Club Noé[12]. Ces différents acteurs étaient présents également lors de la manifestation dont il est question ici, ce qui, en définitive, fait de celle-ci une sorte de reflet en modèle réduit et dynamique de cet écosystème en construction sur l’alimentation au travail.
Le projet de recherche décrit précédemment s’inscrit dans ces préoccupations économique, écologique et sociale, avec pour enjeu la production de services et de discours périphériques à la livraison des fruits (exemple : animations à partir des fruits, valorisation du discours de bien-être au travail à partir du produit…).
Alors de quoi est-il question plus précisément au cours de cet événement ? Comment a-t-il été, structuré comme une scène de diffusion de savoirs scientifiques et experts ?

Le lien entre performance au travail et alimentation des salariés comme thème annoncé de l’événement

Le thème de la soirée est annoncé sur les différents espaces numériques des deux prestataires et dans les courriels d’invitation/informations en sous-titre à Passons à Table : « En entreprise, votre performance ne se cache-t-elle pas dans l’assiette de votre équipe ? ». Nous retrouvons ici posée la corrélation entre « performance au travail » et « alimentation » évoquée précédemment. Les organisateurs, même s’ils posent ici une question, rendent crédible cette corrélation, par le fait même de l’énoncer. En outre, l’utilisation du pronom « votre » précise qu’une telle question s’adresse à des dirigeants ou des managers, c’est-à-dire des acteurs en responsabilité d’une performance, considérés comme des clients ou des prospects. Mais le public invité, à partir des réseaux de chacun des deux prestataires, ainsi que le public présent dépassent de loin cette adresse et forment un ensemble hétérogène d’acteurs ayant des intérêts autour de l’alimentation, de la prestation, de l’innovation sociale ou de l’économie de la fonctionnalité : des universitaires, des représentants institutionnels (ex. DRAAF – Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt), des salariés d’agences de communication, des salariés d’entreprises (par ex. des responsables QVT – Qualité de Vie au Travail), parfois clients desdits prestataires…

Deux formats de mise en scène des savoirs (scientifiques, professionnels, techniques, pratiques et sensibles)

Sous couvert d’une nécessaire dynamique événementielle, après quelques mots d’introduction des organisateurs, la soirée a été découpée en trois temps forts : un temps d’échange entre le public et des acteurs professionnels sur des stands selon une formule de speed dating dans le hall d’entrée de la structure culturelle ; un temps d’exposé magistral dans la salle de spectacle de cette structure et enfin un temps de restauration dans la cour de celle-ci. Nous nous intéressons ici aux deux premiers temps.
Le premier est un rassemblement d’une vingtaine d’entrepreneurs ou de représentants associatifs ayant pour point commun de proposer des initiatives en lien avec le thème de l’alimentation en entreprise dans des approches dites « innovantes » et la plupart du temps d’agir localement en région Haut-de-France : des prestataires de services de dépôt et d’entretien de ruches dans les espaces extérieurs des organisations, une association qui propose des ateliers d’éveil au goût alimentaire, une agence de communication qui a développé une activité de prestations de potager en entreprise, un représentant du Club Noé porte-parole local de l’économie de la fonctionnalité et de la coopération, une entrepreneuse qui fabrique des lunchboxes consignables et négocient des partenariats avec des restaurateurs pour du take-away, etc. Cette vingtaine d’acteurs invités par nos deux prestataires organisateurs ont été répartis dans un grand hall, derrière de petites tables hautes (de type « mange-debout »). Comme autant de petits stands disponibles, on propose au public d’aller à la rencontre de ces acteurs et d’échanger avec eux sur leur activité et ce sur un créneau de 2h en changeant toutes les 10 min de table et donc d’interlocuteurs. Certains se sont équipés de documents info-communicationnels ou de panneaux, qui deviennent à la fois des instruments relationnels avec les publics (Mallard, 2009) et des instruments à qui ils délèguent la véracité de leur discours. C’est finalement ici que s’échangent des informations : description du service proposé, éléments montrant l’envergure ou l’évaluation positive de ladite initiative. Une observation fine des documents info-communicationnels disponibles et des interactions avec les porteurs d’initiatives permet de repérer qu’un certain nombre de savoirs scientifiques hétérogènes – en sciences du vivant, en économie, en psycho-sociologie, etc. – sont mis en circulation généralement dans une visée fonctionnaliste : donner du crédit à une initiative, en montrer le bien-fondé et partant donner une certaine valeur économique à la prestation.
Le dispositif, fondé sur la rencontre entre ces acteurs et le public, vise en premier lieu à construire, à faire tenir ensemble et à rendre visible un réseau d’acteurs qui se mettent en mouvement localement, ici même physiquement, autour des mêmes thèmes comme l’alimentation durable et le bien-être au travail, et qui mobilisent les mêmes savoirs, souvent scientifiques.
Le second temps fort est plus magistral. Le public est invité à rejoindre une salle initialement destinée à recevoir du spectacle vivant ou des concerts. Sur la scène, six « grands témoins » vont « passer à table » pour reprendre les expressions utilisées par les organisateurs. Ils vont se succéder pour prendre la parole afin d’exposer leur vision de l’alimentation et livrer leur point de vue sur le lien entre alimentation et travail. Un animateur est là pour cadrer les interventions par le jeu de questions et de relances préparées à l’avance, mais aussi pour gérer la passation de parole, le temps et l’échange avec le public.
Ces six « grands témoins » sont présentés au public : le chef du service de nutrition à l’Institut Pasteur de Lille, un professeur en information et communication de l’Université de Lille, un chef cuisinier « engagé », un navigateur, un président d’association portant une initiative alimentaire pour les plus démunis et une journaliste spécialiste des questions de santé. Peut paraitre étonnant le choix du terme « grand témoin » qui semble éloigner finalement l’intervenant de sa place d’expert qu’il est pourtant censé tenir, pour l’emmener vers une place de témoin, qui va donner un peu plus de soi, permettant une plus grande proximité avec le public. Les savoirs ainsi exposés le sont par un témoin ce qui donne un tout autre sens à l’acte de vulgarisation des savoirs, puisque le savoir se loge aussi en soi et la vérité peut aussi être le fait de la subjectivité. L’animateur insiste d’ailleurs particulièrement sur cette dimension subjective dans ses questions, en les invitant, par exemple, à se rapporter à leur propre rapport à l’alimentation.
C’est finalement un texte à six voix qui est produit par des énonciateurs qui ont chacun leur propre finalité. Nous observons ici une mise en scène de deux types de savoirs imbriqués. Tout d’abord, des savoirs scientifiques qui sont essentiellement incarnés par deux professionnels de la recherche, deux chercheurs – l’institution de l’un d’eux fait d’ailleurs figure d’autorité dans le domaine alimentaire (autorité médiatique) –, et par une journaliste qui tient le rôle de vulgarisatrice scientifique ; leur discours apparaît indiscutable. La présence de ces chercheurs est pour les organisateurs un gage de scientificité fournie à la manifestation mais également au réseau. Ensuite, le second type de savoirs est un savoir pratique et technique, accessoirement scientifique, il est davantage incarné par les trois autres témoins qui font l’expérience de l’alimentation dans leur corps (le navigateur, à travers la performance physique et la nécessaire endurance dans l’épreuve) ou dans leur profession (le chef cuisinier engagé, et le président d’association qui viennent par un savoir pratique défendre l’idée des possibles).
Les deux prestataires au pilotage de l’organisation de l’évènement tentent chacun à leur manière de rendre visible le réseau autour de l’alimentation en contexte de travail, d’en poursuivre sa construction, voire d’en être les membres centraux notamment en exposant publiquement à ce réseau la valeur de leur activité, mais aussi en jouant le rôle des metteurs en scène de cette représentation du réseau. Quand on les interroge sur le projet de cet « événementiel », il s’agit bien ici à la fois d’utiliser l’événement comme vitrine de leur activité mais aussi d’exposer leur inscription dans l’économie de la fonctionnalité et enfin dans un espace (au sens du lieu habité chez de Certeau, 1990) où des « convictions », des intuitions et des savoirs vont être mis en circulation.

Conclusion

Ce qui ressort de nos analyses, en définitive, c’est l’idée d’une dynamique des savoirs qui participe de la construction d’une activité économique et de son projet de développement et dont la saisie permet de rendre compte de la complexité de cette construction (d’où l’intérêt d’une entrée par les savoirs). Le document intitulé « État de l’art », au même titre que la manifestation « Passons à Table » renvoient à une même logique de mise en mouvement des savoirs, au service de la recherche scientifique d’un côté et de la constitution et de consolidation d’un réseau de l’autre. Et cette logique renvoie elle-même à des enjeux idéologiques (légitimer une activité, donner du sens à l’action), sociaux (œuvrer pour le bien-être des employés), économiques (créer de la valeur, gagner de l’argent) et aussi politiques (occuper une place dans le jeu des rapports de force autour de la prestation alimentaire, agir pour la cité, voire, devenir un point de passage obligé de la prestation alimentaire en entreprise, pour reprendre une notion de la sociologie de l’acteur-réseau (Callon, 1986). Ces façons d’opérer sur le marché de la prestation de services aux entreprises, mobilisant des savoirs et des figures d’experts et les logiques auxquelles renvoient ces façons d’opérer semblent être communes à d’autres types de prestations. Nous pensons notamment au thème de la réduction des déchets, au « zéro déchet » selon la formule consacrée.

Notes

[1] Il s’agit en particulier de mettre en évidence la façon dont la thématique du bien-être intervient dans ce rapport entre l’offre et la demande, les discours associés et les différents enjeux qu’elle sert. Mais en l’état actuel de notre recherche, le terrain ne nous permet pas encore de répondre précisément à ces questions. Dans cet article, nous interrogeons le rapport entre savoir(s) et activité marchande à travers certaines initiatives qui ont impliqué conjointement les deux prestataires, mais au nom principalement de la structure développée par l’un d’entre eux et que nous avons nommé Distrifruits.

[2] Nous voulons dire par là qu’il n’y a pas de prétention à « faire science », seulement un point de vue de non scientifiques sur un projet scientifico-économique. La rédaction de cet « État de l’art » résulte notamment de la relative frilosité avec laquelle le souhait de recherche porté par Distrifruits a été accueilli par les chercheurs, initialement. Il s’agit d’un document préparatoire pour trouver des partenaires acceptant de s’engager dans une recherche appliquée autour de l’alimentation au travail.

[3] « Une alimentation adéquate peut augmenter les niveaux de productivité nationale de 20% ».

[4] World Health Organization (2003), Battling Iron Deficiency Anemia (consulté en juin 2017 ; ce document n’est plus accessible sur le site du WHO).

[5] Article intitulé « Comment une bonne alimentation peut changer la vie de vos salariés ? », par Mehdi Ben Naceur, publié le 18 mai 2016, in : http://www.recrutons.fr/bonne-alimentation-changer-vie-de-vos-salaries.html, consulté le 11 octobre 2019.

[6] Article intitulé « Pause déjeuner rime avec productivité », par Catherine Terrand, publié le 13 février 2017, in : http://www.managerattitude.fr/91231401/pause-dejeuner-et-productivite.html, consulté le 11 octobre 2019.

[7] Article intitulé « Mal manger au travail réduit la productivité jusqu’à 20% », par Fabienne Bogadi, publié le 23 septembre 2005, in : http://www.letemps.ch/economie/mal-manger-travail-réduit-productivite-jusqua-20, consulté le 13 octobre 2019.

[8] Article intitulé « La productivité peut être dopée par l’assiette », par l’Essentiel, daté du 19 septembre 2018, in : http://www.lessentiel.lu/fr/lifestyle/story/la-productivite-peut-etre-dopee-par-l-assiette-17494332, consulté le 11 octobre 2019.

[9] Article intitulé « Nutrition et productivité des employés », par France Boyte, publié le 14 février 2018, in : http://www.servirplus.qc.ca/evenement/53-details-nutrition-et-productivite-d-employes.html, consulté le 11 octobre 2019.

[10] On notera avec un certain amusement que l’intitulé de cette manifestation n’est pas sans lien avec la question du savoir, « passer à table » signifiant aussi « faire des aveux », être enjoint à dire une vérité…, et donc aussi, n’est pas sans lien avec la question du pouvoir. Un tel intitulé agit ainsi comme une invitation à envisager la manifestation sous l’angle d’un dispositif de savoir-pouvoir au sens de Foucault. Bien que ce ne soit pas l’approche avec laquelle nous avons abordé cette manifestation, cette relation s’y exprime néanmoins et gagnerait sans doute à être davantage creusée.

[11] Cette notion est d’ailleurs très présente dans les propos tenus par les deux prestataires à l’occasion des entretiens que nous avons pu réaliser, laquelle renvoie à une préoccupation, à un indéniable sujet de savoir, à un objet à maîtriser.

[12] Plus précisément les entités à l’origine du Club Noé sont : Atemis, CCI Grand Lille, CD2E (Centre de développement des éco-entreprises, agence conseil en éco-transition), CERDD (Centre de Ressources Développement durable), CJD, Réseau Alliances, Région Nord Pas-de-Calais. C’est notamment à partir d’informations fournies par cette association sur leur site internet que nous avons rédigé ces lignes sur ce modèle économique (source : http://www.clubnoe.com/faq/)

Références bibliographiques

Becker, Howard (1985), Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance, Paris : Editions Métailié.

Boltanski, Luc ; Thévenot, Laurent (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris : Gallimard.

Callon, Michel (1986), « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’année sociologique, n°36, p.169-208.

de Certeau, Michel (1990, 1ère édition, 1980), L’invention du quotidien, I : Arts de Faire, Paris : Gallimard.

De Iulio, Simona ; Kovacs, Susan ; Orange, Christian ; Orange-Ravachol, Denise ; Borelli, Davide (2018), « L’alimentation à l’école : entre sciences et normes » (p.99-124), in Clavier, Viviane ; De Oliveira, Jean-Philippe (dir.), Alimentation et santé. Logiques d’acteurs en information-communication, Paris : ISTE éditions.

Forette, Françoise ; Brieu, Marie-Anne ; Lemasson, Hervé ; Salord, Jean-Claude ; Le Pen, Claude ; (2014), « Évaluation d’un programme de promotion de la santé conduit en entreprise », Santé Publiqu, 2014/4 (vol.26), p.443-451.

Jacob, Christian (dir.) (2011), Les Lieux de savoir 2, Paris : Albin Michel.

Mallard, Alexandre (2009), Le cadrage cognitif et relationnel de l’échange marchand : analyse sociologique des formes de l’organisation commerciale. Sciences de l’Homme et Société, Habilitation à Diriger des Recherches, Université Toulouse le Mirail – Toulouse II.

Maury, Yolande ; Kovacs, Susan (2014), « Étudier la part de l’humain dans les savoirs : les sciences de l’information et de la communication au défi de l’anthropologie des savoirs », Études de communication, vol.42, p.15-28.

Rabinbach, Anson (2004), Le moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, Paris : La Fabrique.

Sevin, Elodie ; Heller Thomas (2019), « Cuisine (scientifique) et dépendance (entrepreneuriale). Posture critique et enrôlement pratique », Communication et professionnalisation, n°10 (à paraître).

 

Auteurs

Thomas Heller

.: Thomas Heller est maître de conférences au département Infocom de l’Université de Lille SHS, rattaché à l’axe « Information et communication dans les organisations » du laboratoire GERiiCO (ULR 4073).
thomas.heller@univ-lille.fr

Elodie Sevin

.: Elodie Sevin est maîtresse de conférences au département Infocom de l’Université de Lille SHS, rattachée à l’axe « Information et communication dans les organisations » du laboratoire GERiiCO (ULR 4073).
elodie.sevin@univ-lille.fr