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Savoirs, dispositifs et médiations des risques alimentaires : le scandale des œufs contaminés au fipronil

13 Sep, 2020

Résumé

Dans un contexte où les controverses et crises sanitaires liées à l’alimentation augmentent, on observe une méfiance croissante des consommateurs envers la qualité des aliments et les risques alimentaires. En nous appuyant sur les théories en communication des organisations autour des dispositifs, la communication de crise et les risques, nous observons les différents niveaux d’agencement des savoirs produits autour de l’alimentation. Pour ce faire, ce travail interroge précisément les différents niveaux et moyens de réponse déployés dans le cadre d’une crise alimentaire, celle du « scandale des œufs contaminés au fipronil » à l’été 2017. Face à une critique importante de la réponse institutionnelle, d’autres acteurs proposent leur propre réponse et construisent de nouveaux dispositifs autour de l’enjeu d’une transparence accrue.

Mots clés

Alimentation, crise, fipronil, médiations, transparence, dispositifs.

In English

Title

Food safety risk knowledge, apparatuses and mediations : the Fipronil egg contamination scandal

Abstract

With increasing numbers of food-related controversies and sanitary crises, consumer mistrust in food safety is on the rise. In this paper, we mobilize the theoretical framework of organizational communication regarding apparatuses, crisis communication and risk, in order to observe forms of knowledge created about food. We examine the different levels and means of response deployed in the context of the «fipronil egg contamination» food crisis which occured during the summer of 2017. Following major criticism of the institutional response, other actors offer their own response and build new apparatuses focused on greater transparency.

Keywords

Food, crisis, fipronil, mediations, transparency, apparatuses

En Español

Título

Conocimiento, dispositivos y mediaciones de los riesgos alimentarios : el escándalo de los huevos contaminados con fipronil

Resumen

En un contexto en el que las controversias sobre los alimentos y las crisis sanitarias aumentan, existe una desconfianza creciente por parte de los consumidores sobre la calidad de los alimentos y los riesgos alimentarios. Al confiar en las teorías de la comunicación de las organizaciones acerca de los dispositivos, de la comunicación de crisis y de los riesgos, observamos los diferentes niveles de disposición del conocimiento generado sobre la alimentación. Para ello, este trabajo examina específicamente los diferentes niveles y medios de respuesta desplegados en el contexto de una crisis alimentaria, el « escándalo de los huevos contaminados con fipronil » en el verano del 2017. Ante una crítica importante de la respuesta institucional, otros actores proponen su propia respuesta y construyen nuevos dispositivos en torno al reto de una mayor transparencia.

Palabras clave

Alimentación, crisis, fipronil, mediaciones, transparencia, dispositivos.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Allard-Huver François, « Savoirs, dispositifs et médiations des risques alimentaires : le scandale des œufs contaminés au fipronil », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°21/3, , p.29 à 42, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2020/supplement-a/02-savoirs-dispositifs-et-mediations-des-risques-alimentaires-le-scandale-des-oeufs-contamines-au-fipronil/

Introduction

Dans un contexte où les controverses et crises sanitaires liées à l’alimentation augmentent, on observe une méfiance croissante des consommateurs envers la qualité des aliments et les risques alimentaires. En 2013, la fraude à la viande de cheval également appelée « Affaire Findus » ou « Affaire Spanghero », a enjoint l’industrie à plus de transparence dans les processus d’information et de traçabilité des aliments, mais a également semé le doute sur la capacité des acteurs étatiques à protéger efficacement les citoyens des risques alimentaires dans un système aux multiples intermédiaires (Allard-Huver, 2016). Au lendemain de cette affaire, près de 50% des Français déclarent avoir une mauvaise image de l’industrie agro-alimentaire mais également ne pas lui faire confiance. Plus encore, dans le cas de controverses et de scandales alimentaires récents, la parole des autorités, des scientifiques et des acteurs en charge de l’évaluation du risque, sans oublier celle des producteurs et distributeurs, semble remise en cause et jugée suspecte. En juillet-août 2017, l’alerte « sérieuse » (IRSN, 2018) autour de la contamination d’œufs par un pesticide interdit, le fipronil, a fortement renforcé les craintes de l’opinion dans l’alimentation et dans les informations qui lui sont fournies lors d’une crise potentiellement importante. En effet, on peut noter la lenteur, mais également la confusion dans les réponses des acteurs industriels tout comme de l’État lors de cette crise sanitaire, notamment sur la liste des produits incriminés qui ne sera publiée que près de 15 jours après le début de la crise et après de multiples dénégations prétextant l’absence de contamination en France. De même, la circulation de ces crises dans l’espace public traduit une attitude ambivalente et parfois dialogique des médias face à l’alimentation, entre d’un côté la célébration d’une alimentation plaisir, hédonique et qui met en avant le savoir-faire à la française (Beja, 2014 ; Cohen, 2015), et de l’autre, l’augmentation des sujets liant santé-alimentation et la médiatisation importante des risques et des crises sanitaires (Allard-Huver 2016 ; Hugol-Gential, et al., 2018). L’analyse de ces problématiques permet d’observer la variété des formes info-documentaires produites autour des savoirs sur les risques liés à l’alimentation — rapports scientifiques, pétitions, « faq », infographies, communiqués, etc. — mais également comment ils sont produits, jugés et évalués par les publics, et ce dans un contexte de communication de crise (Libaert, 2018). De plus, dans un environnement médiatique changeant, l’émergence de dispositifs différents mettant au cœur de la circulation des savoirs alimentaires à la fois les réseaux socio-numériques et le rôle de nouveaux médiateurs, mobilisent des logiques et des processus de construction de l’information qui restent encore à analyser.
Dès lors, comment les savoirs autour des l’alimentation sont-ils publicisés, médiatisés et circulent-ils dans l’espace public, en particulier dans un contexte de controverses et de crises sanitaires ? L’observation d’un terrain construit autour d’une situation où l’information est en tension et où les savoirs sont remis en question nous permettra de répondre à cette problématique. Notre terrain est celui d’une crise sanitaire récente, celle de la contamination, à l’été 2017, d’œufs par un insecticide interdit, le fipronil. Partie d’un élevage de poules des Pays-Bas, la contamination touche rapidement l’Allemagne et la France ainsi que d’autres pays européens et aboutira au retrait de plusieurs millions d’œufs ainsi que des produits dont ils entrent dans la composition comme des gaufres, des pâtes ou d’autres aliments transformés. Alors qu’une notification d’alerte est émise au niveau européen dès fin juin et que la presse s’alarme de l’absence d’information des autorités françaises, il faut attendre début août pour qu’un dispositif d’information et d’évaluation du risque soit mis en place. De plus, le fipronil fait partie d’une catégorie de pesticides controversés ce qui ajoute encore à la question de la fraude une dimension scientifique complexe liée à l’évaluation du risque. Ainsi, l’absence de réponse rapide et claire des autorités sanitaires, tout comme la confusion autour de l’ampleur de la contamination et de ses impacts réels ou supposés sur la santé, ont conduit nombre de consommateurs à se tourner vers d’autres acteurs issus du monde associatif et citoyen pour obtenir plus de transparence. Ces derniers produisent d’autres formes documentaires en s’appuyant sur des moyens de publicisation alternatifs, comme des pétitions, et éclairent de ce fait l’émergence de processus et de dispositifs différents de circulation et de médiatisation des informations.
Notre corpus est centré sur les dispositifs info-documentaires mobilisés, construits, discutés voire contestés pendant la crise. Il se concentre ainsi sur l’analyse de la communication pendant l’été 2017 avec, d’une part, des dispositifs déployés par le Ministère de l’Agriculture pour informer sur la crise et, d’autre part, le dispositif construit par l’association foodwatch pour pallier le manque supposé de transparence des industriels et de l’État. Ces dispositifs constituent un terrain particulier regroupant des éléments de natures diverses : documents, rapports, analyses scientifiques, communiqués de presse, pages web ou encore pétitions. Les acteurs de la crise engagent et entretiennent des relations particulières avec ces éléments et manifestent également des postures propres à leur positionnement au sein de la sphère publique, le tout traduisant des rapports de savoir et de pouvoir spécifiques aux dispositifs et aux agencements qu’ils créent. Un point intéressant de cette crise sanitaire est également son importante médiatisation, elle est en effet qualifiée très rapidement par la presse de « scandale des œufs contaminés au fipronil », s’inscrivant par-là dans la longue lignée des scandales alimentaires depuis la crise de la vache folle des années 1990. L’analyse d’un corpus secondaire d’articles de presse permet de remettre en contexte le traitement médiatique de cette crise tout comme d’observer les réponses des différents acteurs aux questionnements posés par les citoyens sur les dispositifs d’information et de communication déployés. Ce sous-corpus qui ne sera pas analysé in extenso, est composé de 400 articles parus au moment de la crise dans la presse quotidienne et hebdomadaire française, en ligne et hors-ligne, sans oublier les agences de presse. Notre analyse se concentre sur la période allant du 1er août au 31 octobre 2017, au cœur de la révélation de la fraude et des réponses apportées sur le sujet. Ce qui nous intéresse ici, outre la présentation, la contextualisation et la mise en scène du risque alimentaire par les journalistes, ce sont les prises de parole des experts, acteurs industriels ou institutionnels qui sont mobilisés afin d’accompagner, d’expliciter voire de « mettre en équipement » le risque (Gilbert, 2003).
Afin de mener à bien ce travail, nous avons choisi de mobiliser une méthodologie mêlant l’analyse des discours des corpus médiatiques et documentaires, à une analyse sémio-politique des dispositifs en charge de l’évaluation des risques et de la gestion des crises alimentaires. Plus précisément, nous nous appuyons sur nos travaux précédents autour de la communication sur les risques (D’Almeida & Allard-Huver, 2014), l’analyse des controverses sanitaires et des controverses alimentaires (Allard-Huver, 2016) mais également l’analyse des discours sur les sujets sensibles (Libaert & Allard-Huver, 2014). Plusieurs interrogations traversent notre réflexion de manière transversale et feront l’objet d’une analyse dans cet article. En premier lieu, dans un contexte de multiplication des crises, nous chercherons à comprendre en quoi la perte de confiance d’une partie des consommateurs dans l’information autour de l’alimentation conduit à l’émergence de nouveaux acteurs/médiateurs. En deuxième lieu, nous observerons les dispositifs qui sont en charge de l’évaluation et de la gestion des risques alimentaires et comment ils mobilisent différentes échelles, niveaux et temporalités d’analyses nécessaires pour comprendre leur fonctionnement et leur existence dans la sphère publique. Enfin, nous nous intéressons aux formes info-documentaires que prennent les savoirs en tensions et la critique des dispositifs consacrés aux risques sur l’alimentation en particulier autour de la question de la transparence.

Information, dispositifs et savoirs en tensions

Une perte de confiance dans les médiateurs traditionnels

Depuis près de dix ans, la confiance des citoyens dans l’alimentation s’érode. L’eurobaromètre spécial consacré aux risques alimentaires publié en novembre 2010 montre déjà à l’époque que 56% des Français pensent : « Que les aliments [qu’ils mangent] nuisent à [leur] santé » (Eurobaromètre, 2010, p.97). Ce chiffre est loin de s’améliorer selon les derniers baromètres annuels de l’IRSN sur « La perception des risques et de la sécurité par les français ». On constate depuis 2015 une augmentation de la perception des risques liés à l’alimentation et en particulier autour des produits alimentaires et de leur contamination possible par des agents extérieurs comme les pesticides ou les perturbateurs endocriniens : « Les perturbateurs endocriniens et les produits alimentaires en sont des exemples : la hausse significative du risque perçu observée en 2017 est dans le prolongement d’une tendance observée les années antérieures, le score de 2017 étant dans les deux cas historiquement élevé » (IRSN, 2018, p.27). Cependant ce qu’il est intéressant de noter dans le cas de ces risques, c’est que bien que « perçues comme étant à risques moins élevés que la moyenne, ces situations sont caractérisées par un manque de confiance dans l’action et de crédibilité des informations » (IRSN, 2018, p.92). Cela traduit également, selon nous, une baisse de confiance dans les dispositifs et les acteurs en charge d’informer sur ces sujets.
Déjà en 2010, les Français n’étaient que 50% à considérer que le niveau d’information qui leur est donné par les autorités publiques sur les risques liés à l’alimentation était suffisant, le plus bas taux d’Europe (Eurobaromètre, 2010, p.62). De même, ils ne sont que 36% à penser que l’information scientifique sur ces sujets est indépendante des intérêts commerciaux ou politiques (Eurobaromètre, 2010, p.66). En 2017, force est de constater que la confiance s’est encore dégradée, car plus de 40% des Français disent ne pas avoir confiance dans les autorités nationales sur les questions des produits alimentaires, et ils sont près de 50% à considérer qu’on ne leur dit pas la vérité sur ces sujets (IRSN, 2018). Ce sentiment d’incertitude touche en priorité des catégories socio-professionnelles à faible pouvoir d’achat qui se sentent particulièrement inquiètes pour la qualité des produits qu’ils consomment : « les 18-24 ans (56%), les catégories populaires (58% des ouvriers) et les revenus les plus modestes (60%) » (Ipsos, 2016). Ce point rejoint les thèses d’Ulrich Beck sur le caractère socialement discriminant du risque et des sociétés « distributrices de risques » (Beck, 2001, p.38), où les populations les plus aisées parviennent à se mettre à l’abri du risque, ce qui est aussi le cas dans le cadre de l’alimentation si l’on considère, par exemple, comme une partie de l’opinion que les produits bios et locaux – plus chers – sont plus sains que les produits industrialisés.

Transparence et médiation en question

Ces situations sèment le doute dans l’esprit des consommateurs sur la fiabilité et le degré de confiance qu’ils peuvent avoir dans l’information produite et diffusée par l’industrie agro-alimentaire et les distributeurs (Masson, 2011), mais également dans les actions d’informations des institutions, des scientifiques et des experts en charge de l’évaluation et de la gestion des risques. En renvoyant dos à dos ces différents acteurs « traditionnels » de l’information et de la communication sur l’alimentation, les individus s’interrogent également sur leurs choix alimentaires (Fumey, 2016 ; Lambert, 2017) et font montre d’un besoin de transparence face aux enjeux et intérêts complexes et parfois contradictoires entre les sphères privées et publiques sur ces sujets (De Iulio, Bardou-Boisnier & Pailliart, 2015). De même, les travaux du Centre d’étude et de prospective du Ministère de l’Agriculture ont montré le « grand décalage entre les perceptions des acteurs (professionnels de l’agroalimentaire et services publics) ou des experts, et celles du « grand public » » (Chanséaume et al., p.3). Si les leaders d’opinion sur les sujets alimentaires identifiés (journalistes, associations environnementales, associations de consommateurs, enseignants-chercheurs, professionnels de santé) « considèrent que les risques sont globalement maitrisés et que le système de gestion est efficace […] le public se dit préoccupé par divers risques croissants » (Chanséaume et al., p.3) et ce d’autant plus dans un contexte de médiatisation accrue des scandales liés à l’alimentation.
Dès lors, la complexité des systèmes d’évaluation du risque tout comme l’opacité de certains processus d’information, font sentir pour les acteurs du secteur un « besoin de pédagogie et de simplification vis-à-vis du grand public » (Chanséaume et al., p.3). Face à ce « besoin » de rétablir la confiance dans l’information et les savoirs alimentaires, les acteurs institutionnels multiplient les initiatives et les dispositifs pour restaurer la confiance des consommateurs en promouvant la « transparence » retrouvée tout en cherchant à répondre, parfois dans l’urgence, aux interrogations sociétales. Cependant, comme le rappelle Dominique Wolton : « plus il y a d’information et de communication, de transparence et d’immédiateté, plus il faut introduire des médiations » (Wolton, 2009, p.17). S’il conclut que ce sont traditionnellement les experts qui se voient valorisés à l’extrême dans ce besoin de médiations, force est de constater ici que d’autres acteurs prennent en charge les discours d’accompagnement des savoirs sur l’alimentation. En effet, les individus se tournent, eux, vers de « nouveaux » acteurs associatifs qui semblent leur proposer une information indépendante et des outils pour faciliter son traitement et son appropriation — forum, applications mobiles, etc. Ces nouveaux acteurs se substituent de plus en plus aux médiateurs et vulgarisateurs traditionnels de l’information alimentaire (médecins, scientifiques, distributeurs) pour faire face à une exigence d’information accrue et interrogent tout autant la médiatisation des savoirs sur l’alimentation que les dispositifs qui assurent leur production, leur mise en forme et leur circulation.

Les dispositifs dans les crises et les scandales alimentaires

Retour sur les dispositifs en communication des organisations

La notion de dispositif est au cœur de nombre de travaux et de réflexions en sciences humaines et sociales et notamment en sciences de l’information et de la communication. Sans prétendre ici apporter un éclairage « novateur » sur ces travaux, nous les croisons ici avec notre réflexion sur l’alimentation dans un contexte de controverses et de scandales récurrents. Au-delà des travaux fondateurs de Michel Foucault qui s’intéressent aux rapports sujet-pouvoir-savoir, trois dimensions propres aux dispositifs explorées par d’autres chercheurs nous intéressent plus particulièrement : leur dimension stratégique, leurs différentes échelles et temporalités, et les différentes « lignes » opératoires qu’ils mobilisent dans un environnement médiatique changeant.
De prime abord, l’apport de Michel Foucault reste d’actualité lorsqu’on considère le dispositif comme un élément central de la gouvernance de nos sociétés. Selon lui, la notion de dispositif a trois traits principaux : c’est un « ensemble résolument hétérogène », il recoupe des « éléments, discursifs ou non » autour d’une formation et il a « une fonction stratégique dominante » (Foucault, 1977, p.86). De plus, le dispositif transcrit un jeu entre savoir et pouvoir, entre production de connaissances et de mise en ordre de ces connaissances, plus exactement comme exploitation de ces connaissances dans le cadre d’un processus de subjectivation et de contrôle du sujet. Cette description répond donc bien aux caractéristiques des dispositifs que nous observons en ce qu’ils se rapportent à des questions de bio-politique, de santé et de sécurité des populations par leur alimentation, ainsi qu’à des enjeux de contrôle, de savoir et de pouvoir délégué à des instances qui comportent, comme le rappelle Michel Foucault : « Des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques » (Foucault, 1977, p.62). L’intérêt du concept réside dans le fait qu’il permet d’expliciter des mécanismes plus généraux liés à la question de la gouvernementalité, aux jeux de pouvoir et aux stratégies des acteurs. Par ailleurs, les travaux de Luc Massou sur les dispositifs d’enseignement à distance ont mis à jour la nécessité de considérer les dispositifs suivant différents niveaux d’analyse, de « granularité », ce qui permet à la fois d’affiner l’analyse et de mieux appréhender les différentes dimensions (technique, symbolique et communicationnelle) qui sont les leurs : niveau « macro » (contexte social), niveau « méso » (contexte institutionnel) et niveau « micro » (le dispositif en lui-même) (Massou, 2010, p.69-70). Il s’agit alors d’appréhender aussi les différentes temporalités dans lesquelles ils s’inscrivent : temps court, moyen, long. Enfin, Laurence Monnoyer-Smith lorsqu’elle analyse les rapports des dispositifs avec les médias numériques propose quatre dimensions opératoires dans l’analyse des dispositifs : les lignes de visibilités, les énoncés, les lignes de force et les lignes de fuite. Nous nous intéressons particulièrement ici aux lignes de fuite qui invitent à voir : « cette aptitude du social à ne pas se laisser envahir par les logiques dispositionnelles » (Monnoyer-Smith, 2008, p.27). En effet, cette dimension prend toute son importance dans le cadre de dispositifs contestés, remis en question, auxquels on oppose d’autres dispositifs et d’autres discours.

Différents niveaux de dispositifs autour de l’alimentation

Les dispositifs que nous observons combinent donc plusieurs niveaux d’analyse, de logiques et de stratégies d’acteurs. Plus encore, ils sont en interactions et en tensions les uns avec les autres créant par là des contestations, des remises en question et d’autres dimensions complexes liés aux savoirs et aux pouvoirs qu’induisent l’évaluation et la gestion des risques liés à l’alimentation.
Dans l’Union européenne, l’évaluation et la gestion du risque alimentaire est un système complexe mobilisant de multiples acteurs, où les aliments sont devenus un « bien » de consommation comme les autres. Ce système est régulé, au niveau « macro », par des dispositifs mis en place par les États membres et la Commission européenne. Ces derniers agissent sur le temps long pour produire des directives, des textes législatifs et des avis sur la sécurité des aliments notamment par rapports aux contaminations diverses qu’ils peuvent subir (pesticides, métaux lourds, etc.). Ce niveau d’analyse prend également en compte le temps long de la production d’un savoir scientifique complexe, des logiques d’agencement des acteurs scientifiques et institutionnels dans des contextes et des cultures du risque différents tout comme les jeux de pouvoirs économiques et politiques d’autres acteurs qui tentent à leur tour d’influencer la régulation des aliments en général.
Au niveau « meso », l’aspect institutionnel de la gestion et de l’évaluation des risques a été confié à différents organismes en charge d’évaluer des travaux scientifiques sur l’alimentation et d’émettre des recommandations (propédeutiques à l’action au niveau « macro »). Ce meso-dispositif s’appuie en France sur l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Elle est ainsi chargée d’évaluer, par exemple dans le cas des pesticides, les avis des experts, les travaux scientifiques et peut également s’auto-saisir de questions sanitaires pour émettre des recommandations aux pouvoirs publics. D’autres dispositifs existent au niveau « institutionnel » mais celui qui nous intéresse plus particulièrement est celui construit par des acteurs de la société civile. En effet, diverses associations et organisations non-gouvernementales se saisissent depuis plusieurs années de la question alimentaire et présentent des caractéristiques en termes d’organisation, de production de savoir, de communication et d’action qui les « institutionnalisent » au sens fort du terme et qui font des dispositifs qu’ils produisent des éléments essentiels de la compréhension des crises et des controverses alimentaires. Nous nous limiterons pour cette étude à l’association foodwatch, « une organisation à but non lucratif qui se bat pour une alimentation sans risques, saine et abordable pour tous et toutes » (foodwatch, 2019A). Créée en 2002 en Allemagne, l’association s’est ensuite implantée en 2009 aux Pays-Bas puis en 2013 en France. Se définissant elle-même comme un « contre-pouvoir citoyen », l’organisation a construit sa spécialité autour d’un dispositif qui réunit alerte, pétitions, travail d’information et campagne de fond sur des questions alimentaires et sanitaires mais avec comme mot d’ordre récurent « plus de transparence dans le secteur alimentaire » (foodwatch, 2019A).
Enfin, le dernier niveau d’observation, le « micro » se concentre sur un dispositif spécifique, considéré comme un tout produit dans une temporalité bien définie et dédié à une problématique particulière. Ici, il s’agit pour notre étude d’observer les micro-dispositifs de réponse de crise. D’un côté, celui créée par la Direction Générale de l’Alimentation du Ministère de l’Agriculture (DGAL-MINAGRI) dans sa volonté d’informer et de communiquer sur la question de la contamination au fipronil. De l’autre, celui produit par foodwatch en réponse à ce qui sera qualifié de « scandale des œufs contaminés ». Il s’insère dans le dispositif « meso » de l’association. Ces dispositifs génèrent une quantité importante de documents et de communications pendant toute la durée du scandale et sont au cœur de l’attention médiatique.

Le scandale des œufs contaminés au fipronil

Une réponse institutionnelle tardive et critiquée

Le dispositif construit par la DGAL pour répondre au scandale des œufs contaminés se compose de plusieurs éléments qui mettent en relation différents acteurs. Trois éléments ont retenu notre attention ici : les communiqués de presse et nouvelles publiés sur le site du ministère, la saisine de l’ANSES et, enfin, la diffusion des listes de produits contaminés.
De prime abord, la réponse du ministère à la crise va se centrer sur un ensemble de pages dédiées, réunies autour du mot-clé « fipronil » et intitulée « Fipronil dans les œufs : toute l’actualité » mais dont l’accès reste parfois complexe et nécessite un travail de recherche ciblé (DGAL, 2017A). Au plus fort de la crise, six communiqués de presse seront diffusés, auxquels s’ajoute un communiqué concluant la crise fin septembre et une douzaine de nouvelles publiées sur la page dédiée, reprenant les communiqués mais proposant également des textes de vulgarisation et d’information spécifique ainsi que la liste des produits contaminés actualisée. De prime abord, l’analyse des communiqués de presse et des nouvelles nous permet d’observer un discours techniciste et purement informatif sur la crise. Le premier communiqué du 7 août 2017 semble exclure la contamination en France : « Les autorités françaises n’ont pas, à ce jour, d’informations de contamination d’œufs en coquille et de viande destinés à la consommation » (DGAL, 2017B), renvoyant la crise à d’autres pays et, plus encore, se réfugiant derrière les niveaux meso et macro du dispositif d’évaluation et de gestion des risques en évoquant le mécanisme d’alerte européen et une saisine de l’ANSES. Cependant, dès le lendemain, un nouveau communiqué vient contredire le précédent et reconnaît que la France est également touchée : « Cinq établissements d’ovoproduits […] ont reçu des œufs contaminés en provenance des Pays-Bas et de la Belgique » (DGAL, 2017C). A nouveau, le ministère va chercher à minimiser l’ampleur de la crise et surtout à se dédouaner en assurant n’avoir été prévenu d’une contamination qu’à partir du 5 août. Ces premières informations ne sont pas de nature à rassurer les consommateurs et entretiennent une vraie confusion sur la crise. D’ailleurs, alors que partout ailleurs en Europe les gouvernements exigent des réponses et font preuve de volontarisme, la presse française va alors dans certains cas accuser le gouvernement de vouloir taire la crise : « Le scandale des poules pondeuses tué dans l’œuf » (Daumin, 2017) ou bien témoigner du manque d’information : « Le ministère n’était pas en mesure de dire dans l’immédiat si les produits incriminés s’étaient retrouvés dans le commerce […] « On est en train d’investiguer tout ça », a indiqué à l’AFP une porte-parole du ministère » (Le Figaro, 2017). Il faut ainsi attendre le 11 août pour qu’une première prise de parole de Stéphane Travert, alors Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, soit entendue sur le « scandale » lors d’une conférence de presse qui s’intègre pleinement au dispositif : « Je souhaite exprimer mon soutien aux entreprises françaises qui sont victimes de pratiques frauduleuses. Je m’engage à poursuivre les investigations et à mettre à disposition des consommateurs toutes les informations disponibles » (DGAL, 2017D). Il est intéressant de noter que cette prise de parole fait montre de deux registres de discours différents : d’un côté, le Ministre fait preuve de sympathie pour les acteurs économiques qu’il cherche à rassurer et soutenir, de l’autre, il confine au simple registre informationnel les consommateurs et les renvoie aux travaux de l’ANSES. Ces travaux constituent le deuxième élément propre au micro-dispositif de gestion de la crise. Comme on peut l’observer figure 1, les documents produits par l’ANSES, bien qu’écrits dans un langage clair et compréhensible, nécessitent pour être lus et compris un travail d’analyse et une certaine connaissance des éléments scientifiques de l’évaluation des risques sanitaires concernant l’alimentation. On peut supposer que ces connaissances ne sont pas à la portée de tous les consommateurs et qu’il y a donc un décalage entre la nature des informations fournies et le public cible du dispositif d’information et de gestion de la crise.

Figure 1 : Extrait de la note de l’ANSES sur la consommation maximale d’œufs
à ne pas dépasser (ANSES, 2017).

Cependant, lorsque paraît la première liste de produits contaminés le 17 août, la communication du ministère semble montrer une inflexion vers plus de pédagogie. Les documents s’accompagnent alors d’un méta-texte venant vulgariser des éléments techniques et scientifiques comme ce que signifient « La limite maximale en résidus (LMR) » et « l’acute reference dose (ARfD) », ou encore la différence réglementaire entre « retrait » et « rappel » d’un produit. Le dispositif s’amende donc pour réintégrer dans sa communication les consommateurs et leur proposer des informations plus proches de leurs attentes et de leurs préoccupations : les produits à éviter, le risque « réel », etc. Ce travail de subjectivation du dispositif est manifeste ici dans une volonté de mettre à disposition un savoir qui puisse se traduire dans des actes pour ces derniers, c’est-à-dire acheter ou non, manger ou non, certains aliments.
En conclusion de la crise, une dernière information publiée fin octobre souligne : « un bilan très satisfaisant des contrôles officiels » et adresse un satisfecit à l’action des services du ministère. Dans le rapport d’activité 2017, ce qui est appelé « l’affaire du fipronil dans les œufs » et non pas le « scandale », le ministère remarque qu’en France « la gestion de cette crise a été marquée par un souci de transparence vis-à-vis du consommateur. » (DGAL, 2018). Sur cet enjeu central de la transparence, au cœur des préoccupations citoyennes et des injonctions des dispositifs en question, on ne peut que constater le décalage entre la perception du ministère et celle relayée par les médias à de nombreuses reprises tout au long de la crise, ce qui rejoint les points soulevés par le Centre d’étude et de prospective. La critique se porte non seulement sur les errements du dispositif choisi par le ministère qui cherche à ménager en priorité les acteurs industriels et leur éviter une panique : « Industriels aux abonnés absents, stratégie du ministère de l’Agriculture hésitante puis dénoncée par les associations UFC-Que choisir ou foodwatch pour son manque de transparence et enfin liste officielle d’entreprises françaises importatrices de produits infectés déjà obsolète… Plus on avance moins on y voit clair. » (Rosenweg, 2017). La critique se porte également sur le manque de pédagogie et d’exhaustivité dans l’information communiquée : « Les autorités ne jouent pas totalement la transparence, puisqu’elles ne communiquent pas le taux observé pour chaque échantillon analysé » (Richard, 2017). Les lignes de fuite du dispositif sont clairement visibles ici, et c’est dans ces interstices que va se construire spécifiquement un dispositif autre, produit par des acteurs de la société civile et qui questionne à son tour les rapports entre savoir et pouvoir sur l’alimentation.

Nouveau médiateur, dispositif polymorphe

La réponse de l’association de consommateurs foodwatch est en tous points construite comme une dénonciation du dispositif proposé par la DGAL, une critique de l’opacité des acteurs institutionnels et comme un appel à plus de transparence dans la diffusion des savoirs liés à l’alimentation. Le micro-dispositif de crise créée en réponse au « scandale alimentaire de plus » que l’association s’est fait une spécialité de dénoncer ressemble en de nombreux points à celui de la DGAL. En effet, sur une page web dédiée sur son site, on va retrouver sept communiqués de presse dont les dates coïncident avec ceux diffusés par le Ministère de l’Agriculture, des nouvelles, les listes des produits contaminés et une pétition, une spécialité de l’association.
L’association critique en premier lieu les réponses des autorités au travers de ses communiqués de presse : « Le scandale des œufs contaminés au fipronil épargne-t-il la France ? foodwatch pose la question et exige des réponses, au nom des consommateurs qui ont le droit de savoir » ? (foodwatch, 2017A). De même, l’association va interpeler directement les autres acteurs de la crise, à demander plus d’information et à dénoncer ce qu’elle considère être une opacité : « [les autorités françaises] se refusent à communiquer les noms des entreprises concernées. Une opacité dénoncée par foodwatch qui considère que les consommateurs ont le droit de savoir » (foodwatch, 2017B). Il est intéressant de constater que l’association se substitue bien souvent à la parole des sujets ou se réclame d’eux pour justifier sa légitimité à agir : « Pour Mégane Ghorbani [responsable des campagnes chez foodwatch France], c’est insuffisant : « Nous exigeons transparence, preuves, traçabilité, vigilance et réactivité. On ne peut rester dans l’incertitude. Les consommateurs attendent des réponses et des garanties » » (foodwatch, 2017A). Le 27 août, le dispositif de l’association se complète d’une lettre, adressée au Directeur général de l’Alimentation du ministère, qui présente une liste d’exigences importantes en matière de transparence : « foodwatch vous appelle de nouveau à communiquer de façon totalement transparente toutes les informations sur les mesures prises, la couverture des contrôles effectués, tant par l’administration que par les entreprises, leurs résultats détaillés, etc. » (foodwatch, 2017C). Le « et cætera » finissant cette liste de demandes est caractéristique d’une demande sans fin, d’une transparence illimitée. En effet, au même titre que les acteurs de la société civile organisée que sont les entreprises et les organisations sont confrontés au principe de la responsabilité illimitée, comme le décrit avec justesse Nicole D’Almeida, les institutions en charge de l’évaluation et de la gestion du risque alimentaire sont confrontées à un principe de transparence illimitée (D’Almeida, 1996). La nature info-documentaire du dispositif de foodwatch se manifeste aussi par la publication de l’ensemble des listes de produits contaminés et leur mise à disposition sur le site. Alors que le ministère actualise une seule et unique liste, l’association a le souci de proposer l’évolution de l’alerte et les informations acquises au fil du temps avec une certaine volonté de documenter l’accès à l’information et au savoir relatif à la crise.
Enfin, le dernier élément du dispositif de réponse à la crise de foodwatch est une pétition mise à disposition sur son site, directement accessible sur la page dédiée au fipronil, et diffusée sur les réseaux socio-numériques et dans la newsletter de l’association. Cette pétition est un élément intéressant qui combine tous les enjeux propres à la complexité des dispositifs. Du point de vue du savoir, elle manifeste la demande pour plus d’information et de transparence dans un registre aléthurgique : « nous voulons la vérité » (cf. Figure 2). Du point de vue des sujets, elle donne l’impression aux citoyens d’agir, elle leur laisse la possibilité d’être acteurs dans une crise qu’ils subissent. Enfin, elle est caractéristique des lignes de fuite des dispositifs dans les médias numériques, elle est conçue pour circuler facilement sur les réseaux socio-numériques et sert par là un enjeu de pouvoir pour l’association qui en fait un outil promotionnel efficace car elle réunira jusqu’à 50.000 signatures sur une période très courte.

Figure 2 : Capture d’écran de la pétition de foodwatch (foodwatch, 2017D).

Conclusion : victimisation et opacités

En somme, l’analyse de cette crise autour de la contamination d’œufs par un insecticide interdit nous permet d’observer, dans une temporalité resserrée, l’ensemble des interactions entre les différents acteurs qui s’affrontent autour de la question des savoirs sur l’alimentation. Dans un système complexe, la moindre crise se transforme rapidement en « scandale », en « affaire » où il n’est plus alors question de co-construction d’un espace de négociation des risques, mais bien de trouver à qui incombe la faute. Bien que ne faisant pas spécifiquement partie de notre corpus, la posture des acteurs de l’industrie et de la grande distribution, lors de la crise, est symptomatique de ces tensions croissantes. On observe alors, par blogs et sites interposés, des échanges où chacun accuse l’autre d’opacités ou se pose en victime de la crise. La perte de confiance dans et entre les médiateurs traditionnels de l’information alimentaire semble ici plus nette que jamais.
Plus encore, le décalage de perception du traitement de la crise entre les autorités et les représentants de la société civile manifeste un réel besoin de reconstruire des dispositifs qui prennent en compte les médiateurs et la communication entre les acteurs. De même, redéfinir les cibles du dispositif de gestion de la crise passe également par une réflexion info-communicationnelle de ce que veut dire la « transparence ». En effet, loin d’être un état, la transparence est un processus voire un principe asymptotique : on peut s’en approcher mais jamais l’atteindre totalement. Elle mobilise chez les acteurs un certain nombre de propositions pragmatiques sur les moyens d’améliorer le fonctionnement des institutions et des dispositifs d’évaluation du risque, et ce dans une perspective positive, loin du versant agonistique de la polémique.

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Auteur

François Allard-Huver

.: Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lorraine, chercheur rattaché au Centre de recherche sur les médiations (CREM), François Allard-Huver travaille notamment sur la question des controverses sanitaires et alimentaires et s’intéresse également à la transparence des dispositifs d’évaluation et de gestion des risques liés aux pesticides et aux OGM.
francois.allard-huver@univ-lorraine.fr