La controverse culinaire : la réception de la « calorie » en Belgique, 1890-1913[1]
Résumé
Cet article porte sur la diffusion du concept de calorie dans la société belge de la Belle Epoque. La « calorie », incarnant le progrès dans la science de la nutrition, veut s’opposer aux idées culinaires courantes. Entre 1890 et 1914, trois vagues de diffusion se suivent. La première est courte mais enthousiaste (1895 environ), la seconde se veut plutôt critique (1900 environ), mais la troisième accueille la « calorie » sans équivoque (1910 environ). Ces conclusions sont basées sur l’étude de journaux belges, en faisant l’hypothèse que ceux-ci reflètent peu ou prou l’opinion courante, tout en contribuant à forger de nouveaux points de vue sur l’alimentation quotidienne.
Mots clés
Recommandations nutritionnelles, diffusion des savoirs, analyse de journaux, cuisine
In English
Title
The Kitchen Dispute : the Reception of ‘Calorie’in Belgium, 1890 – 1913
Abstract
This article studies the ways in which the concept of the calorie developped in Belgium during the Belle Époque. The « calorie », which embodies progress in nutritional science, is opposed to common culinary ideas. Between 1890 and 1914, three waves of development follow in turn. The first is short but enthusiastic (c. 1895), the second is rather critical (c. 1900), but the third distinctly welcomes the « calorie » (c. 1910). These conclusions are based on the study of Belgian newspapers, that reflect the current opinion whilst also contributing to shaping new views on the daily diet.
Keywords
Nutrition recommendations, knowledge dissemination, newspaper analysis, cooking
En Español
Título
La disputa de la cocina: la recepción de ‘calorías’en Bélgica, 1890-1913
Resumen
Este artículo estudia cómo se difundió el concepto de calorías en la sociedad belga de la Belle Epoque. « Calorías », que encarna el progreso en la ciencia de la nutrición, quiere oponerse a las ideas culinarias comunes. Entre 1890 y 1914, tres ondas de difusión se suceden. El primero es corto pero entusiasta (1895), el segundo es bastante crítico (1900), pero el tercero es inequívocamente « calorías » (1910). Estas conclusiones se basan en el estudio de los periódicos belgas, admitiendo que reflejan más o menos la opinión actual, al tiempo que forman nuevos puntos de vista sobre la dieta diaria.
Palabras clave
Recomendaciones nutricionales, difusión de conocimientos, análisis periodístico, cuisine
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Scholliers Peter, « La controverse culinaire : la réception de la « calorie » en Belgique, 1890-1913 », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°21/3, 2020, p.13 à 27, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2020/supplement-a/01-la-controverse-culinaire-la-reception-de-la-calorie-en-belgique-1890-1913/
Introduction
Depuis le début du XIXe siècle, un petit nombre de chimistes et de médecins, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des laboratoires, a révolutionné les connaissances en nutrition. Le point culminant de ce phénomène a été l’invention des mots « calorie » à la fin du XIXe, et « vitamine » au début du XXe siècle, et de leurs concepts (nutritionnels) sous-jacents[2]. Les noms d’éminents scientifiques tels qu’Atwater, von Voit, Funk, Rubner et Eijkman – lauréats ou nominés pour le prix Nobel – sont tous associés à ces découvertes. Ces deux concepts ont rapidement été diffusés au sein des cercles de nutritionnistes, de médecins, de chimistes, de pharmaciens, et appliqués dans les recommandations alimentaires. L’histoire de la calorie et de la vitamine est bien connue (Apple, 2004 ; Nestle et Nestheim 2012 ; Price, 2016 ; Scrinis, 2013). Cependant, on en sait beaucoup moins sur la diffusion, la réception et l’utilisation de ces deux concepts chez les enseignants, les cuisiniers, les décideurs, les écrivains culinaires, les fonctionnaires, les journalistes, les médecins de campagne et les femmes au foyer, c’est-à-dire auprès d’une audience plus large, dont le grand public. Certains chercheurs ont étudié l’histoire des recommandations alimentaires (Bernabeu-Mestre, 2011 ; Segers, 2005 ; Thoms, 2005), mais aucun auteur ne s’est concentré exclusivement sur l’introduction de nouveaux concepts dans les conseils nutritionnels. Pourtant, la question de la diffusion et de l’application à grande échelle des concepts nutritionnels est cruciale si l’on veut pleinement comprendre leur effet sur l’alimentation quotidienne. Il apparaît notamment essentiel de s’intéresser à la manière dont la « calorie » ou la « vitamine » ont été décrites ainsi qu’à l’importance qu’on leur a accordée et l’impact que ces concepts ont exercé lorsque ils sont initialement apparus.
Cet article examine la façon dont les énonciateurs ont construit leur autorité. Le terme autorité n’est pas utilisé ici au sens weberien, c’est-à-dire politique, comme dans l’expression « les autorités publiques », mais dans un sens culturel large qui implique crédibilité, légitimité et expertise, et qui est constamment renouvelé et débattu (Furedi, 2015). Il ne fait aucun doute que l’« autorité » est déterminante pour expliquer la diffusion (in)efficace et la réception de nouveaux concepts scientifiques. Cet article aborde donc les relations de pouvoir liées à la préparation quotidienne des repas, lorsque les scientifiques s’immiscent dans le savoir-faire et la pratique des cuisiniers et des convives avec leurs propres opinions claires (ou obstinées) sur la cuisine. Dans un cadre plus large, nous souhaitons contribuer à l’étude de la place complexe et débattue de la science dans la société (Topham, 2009).
Sources, méthode, lieu et période
Dans des recherches précédentes, nous avons étudié la popularisation de la calorie nutritionnelle en Belgique pendant la première guerre mondiale (Scholliers, 2019). Ici, nous proposons d’étendre ces recherches à la fin du XIXe siècle, afin de retracer les racines mêmes de l’apparition de la « calorie » et, surtout, de la manière dont ce nouveau concept a été présenté au grand public. Précédemment, nos travaux ont porté sur des journaux et magazines, soit une source d’information privilégiée pour analyser la vulgarisation des concepts scientifiques : dans les années 1880, ces médias étaient extrêmement populaires, très lus et s’adressaient à diverses couches sociales, idéologies et groupes spécifiques. De plus, ils incluaient des annonces publicitaires : l’utilisation de la notion de « calorie » dans les publicités peut révéler les modalités de sa diffusion. Les journaux reflètent donc une grande partie de ce qui se passe dans une société, mais introduisent aussi des idées ou des débats, bien qu’ils ne couvrent pas tous les thèmes possibles (Bingham, 2012).
Les journaux sont un média ouvert dans la mesure où les textes sont écrits non seulement par des journalistes professionnels, mais aussi par des experts et des lecteurs (via les « lettres à la rédaction »). Ainsi, la grille d’analyse interroge la construction de « l’autorité culinaire ». Elle tente de répondre aux questions suivantes : les articles sont-ils signés, et par qui ? L’auteur se réfère-t-il réellement à la science et aux scientifiques et, si oui, aux scientifiques locaux ou internationaux ? Des statistiques ont-elles été mobilisées ? Le lecteur a-t-il été interpellé de manière familière, neutre ou militante ? Je me limiterai dans cet article à illustrer la fréquence de parution d’articles sur la « calorie » dans les journaux belges avant 1914, en me concentrant sur ce qui a été écrit sur les calories nutritionnelles, et, en particulier, sur comment cela a été écrit, afin de saisir les techniques mises en œuvre pour établir le « pouvoir en cuisine » (Brummett, 2010).
Deux bases de données ont été consultées : Belgicapress, base de données des périodiques de la Bibliothèque royale de Bruxelles (https://www.belgicapress.be/) qui contient 85 titres de la presse belge nationale et locale, et celle de Het Archief (https://nieuwsvandegrooteoorlog.hetarchief.be/fr) qui contient pratiquement tous les quotidiens et hebdomadaires belges entre 1914 et 1918. A partir du mot clé « calorie », employé dans un contexte nutritionnel, cette recherche a donné lieu à 259 articles de tailles variées : 118 pour la période de 1890 à 1913 (5,1 par an) et 142 pour la période de 1914 à 1918 (35,5 par an). J’ai choisi la Belgique et la période de la Grande Guerre car le pays était alors en plein bouleversement suite à la guerre avec une production, une importation et une distribution de nourriture très insuffisantes, ayant entraîné d’énormes pénuries, une inflation des prix, un appauvrissement de la population, et des inégalités sociales. Tout cela a participé à focaliser l’attention des services de santé (par exemple la Croix-Rouge) et de diverses autorités en Belgique et à l’étranger sur l’alimentation du grand public. La « calorie » a joué un rôle essentiel dans l’aide alimentaire organisée au niveau international (Cullather, 2007 : 347).
La Belgique pendant la Grande Guerre constitue un cas très particulier qui ne peut pas être considéré comme représentatif. Cependant, si l’on compare l’intérêt pour la « calorie » dans les médias belges, néerlandais et français entre 1890 et 1918, une courbe d’attention assez similaire apparait, en particulier entre la Belgique et les Pays-Bas (cf. figure 1).
Figure 1. Mention du terme « calorie » dans les journaux belges, français et néerlandais, 1890-1913. Source : Scholliers, 2019 : 113.
Ligne continue : journaux belges, ligne à rayures : journaux français, ligne pointillée : journaux néerlandais
Découvrir la calorie
Pendant la Grande Guerre, la presse belge publie des dizaines de textes, pour certains très courts et pour d’autres très longs (ainsi que quelques annonces publicitaires) contenant le terme « calorie » dans un contexte nutritionnel (Scholliers, 2019). Au cours de cette période, ce concept devient très familier à la fois auprès des auteurs et des lecteurs. Le terme « calorie » n’y est donc pas nouveau, et ne pouvait ainsi pas être utilisé pour obtenir une position d’autorité dans le domaine culinaire. La question se pose en revanche lors des années d’avant-guerre lorsque la « calorie » apparaît comme un concept nutritionnel nouveau. La figure 2 reprend les informations de la figure 1, mais sans inclure les journaux français et néerlandais, ni les années de guerre, se focalisant ainsi sur la Belgique d’avant 1914. Elle révèle les années au cours desquelles l’attention accordée à la « calorie » dans les journaux belges est la plus élevée. Aucune croissance linéaire n’apparait (semblable au cas des Pays-Bas mais à la différence du cas de la France), et une période qui a tout d’une étape alpine du Tour de France se dessine entre 1890 et 1913, avec une partie plate (1890-1900), une montée soudaine vers 1903 suivie par deux crêtes raides en 1907 et en 1910, puis une redescente vers 1913 qui se maintient cependant au-delà du niveau de départ. Le pic de 1910 (14 mentions) est dû au fait qu’une annonce publicitaire paraisse huit fois dans plusieurs journaux: si l’on exclut les annonces du corpus, l’année 1907 constitue le seul pic (cf. figure 2).
Figure 2. Mention du terme « calorie » dans les journaux belges, 1890-1913.
Source : Scholliers 2018 : 3.
Sur la période de 1890 à 1913, ce sont 118 articles qui sont publiés sur la calorie nutritionnelle. Ce nombre ne peut être ni considéré comme exhaustif ni significatif d’un enthousiasme généralisé pour la « calorie ». Les articles sur la « calorie » ne paraissent que dans onze des 85 journaux de la base de données, dont près de 30 pour cent des 118 articles dans un journal, La Meuse. Par ailleurs la base de données de la Bibliothèque royale ne fournit pas une image complète de la manière dont la « calorie » est apparue dans tous les journaux, magazines et revues belges avant 1913, bien que le nombre d’articles parus en Belgique soit assez semblable à celui des Pays-Bas, pour lesquels la base de données est beaucoup plus complète.
Cependant, ce corpus est suffisant pour étudier la façon dont les articles abordent la « calorie » avant 1914. Les onze journaux sont tous en français et sont révélateurs de diverses idéologies ; ils ont été publiés à Bruxelles (Indépendance belge [1831] libéral, Journal de Bruxelles [1850] catholique, Le Peuple [1885] social-démocrate, Le Soir [1887] populaire, Le XXe Siècle [1895] catholique et Dernière Heure [1906] libéral), et en Wallonie (Courrier de l’Escaut [1829] catholique et orienté vers le monde des affaires, Journal de Charleroi [1838] social-démocrate, La Meuse [1856] orienté vers le monde des affaires, Gazette de Charleroi [1868] libéral, et Avenir du Luxembourg [1894] catholique). A noter que les journaux flamands ou les journaux publiés en Flandres ne semblent pas prêter attention à la « calorie » selon la base de données de la Bibliothèque (à la différence de la période de la Grande Guerre).
Pionniers
Le premier article à être publié dans un journal belge et à faire référence à la calorie nutritionnelle parait dans le Journal de Bruxelles (« Le meilleur régime alimentaire », non signé, 3 juillet 1892, p.6). Ce long article résume une conférence présentée à l’Académie Nationale de Médecine de Paris le 28 juin 1892, durant laquelle le Docteur Sée avait exposé les dernières découvertes de la recherche en nutrition. On peut faire l’hypothèse qu’un correspondant du journal ait assisté à la rencontre[3]. L’auteur de l’article était-il médecin ? Et pourquoi on ne fait pas mention du fait qu’il ait assisté à une conférence prestigieuse ? Ce sont d’autres éléments, que l’identité du signataire, qui ont contribué à la création de l’autorité de l’article. En se référant à Berthelot et von Voit[4], l’auteur écrit que « l’aliment acquiert maintenant sa véritable signification et doit désormais recevoir une définition précise », c’est-à-dire exprimée en calories.
Autre « fait important et nouveau », les aliments sont substituables, puisque le pain, les légumes secs, la viande ou les produits laitiers fournissent tous des calories, mais en quantités différentes. Il ne serait donc pas nécessaire de consommer une grande quantité de viande (ce qui s’avère par ailleurs cher)[5]. Enfin, le texte conclut que la digestibilité et le goût ne devraient pas être ignorés. Ce long article mobilise un vocabulaire technique avec les termes albumine, azote, mucine, lécithine, etc. Il fait aussi référence aux quantités de kilocalories pour les protéines, les graisses et les glucides et contraste ainsi fortement d’avec les points de vue nutritionnels antérieurs. Cet article brosse un état de l’art de la recherche sur les calories, entrée dans une nouvelle phase depuis la fin des années 1880 (Levine, 2017 ; Nestle et Nestheim, 2012). Il fait ainsi autorité, mais étonnamment, n’a suscité aucune réaction dans la presse.
Trois ans plus tard, Le Peuple publie un long article (« L’alimentation », 28 septembre 1895, p.1). L’auteur, Georges Delbastée (1864-1944), était médecin et membre du conseil municipal de Bruxelles (1894-1912) pour le parti social-démocrate. Le contexte de l’article diffère fortement d’avec celui datant de 1892, en ce qu’il dénonce les nouveaux impôts sur le pain, la viande, le beurre et la margarine qui participeraient à faire augmenter le coût de la vie. L’auteur ne fait pas référence à des arguments tels que les conditions de vie misérables ou les problèmes de santé de la classe ouvrière, mais mobilise les connaissances récentes sur la nutrition. Selon lui, les aliments fournissent des protéines, des glucides et des graisses qui sont présents dans la viande, le beurre et le pain. La « calorie » apparaît alors comme un argument décisif en faveur d’une augmentation globale des salaires : les aliments produisent de la chaleur, celle-ci est de l’énergie, et plus nous avons de l’énergie, plus le travail peut être accompli. Delbastée explique le concept de calorie en en proposant une définition[6], en expliquant quels nutriments fourniraient le plus de calories et en soulignant que le manque de calories mène à un travail de qualité inférieure. Cette référence à la diététique apparait tout à fait novatrice dans le discours socio-politique sur le niveau de vie dans la Belgique de l’époque, mais elle n’a pas fait de bruit : les autres journaux n’ont pas fait référence aux arguments de Delbastée.
L’Indépendance belge publie un long article (« Le sucre comme aliment », 28 mars 1898, p.2) dans sa Chronique scientifique, une section hebdomadaire du journal. Il y est fait référence à la « calorie » d’une manière qui laisse entendre que le concept était bien connu. Le texte n’est pas signé, mais, comme pour celui de 1892, le journaliste semble être très bien informé (un médecin ?) et a peut-être assisté à la conférence du Docteur Chauveau de l’Académie des sciences[7]. Chauveau y avait présenté l’importance du sucre comme aliment, ou plutôt, comme fournisseur d’énergie. Il était relativement célèbre pour avoir lancé la métaphore du corps humain comme moteur (Rabinbach, 1992 : 127). Son argument principal était que, grâce à de nouvelles mesures fiables (c’est-à-dire la calorie), il était possible d’évaluer l’approvisionnement énergétique des denrées alimentaires. 100 g de sucre apporteraient presque autant de calories que 100 g de graisse ou de viande, avec en plus la transformation rapide du sucre en énergie. Ainsi, la consommation de sucre devait être augmentée au profit des classes populaires. Cet article s’adressait à un public spécialisé, utilisant des termes techniques (par exemple, dynamogène, thermogène, glycogène), citant la conférence de Chauveau et faisant référence à d’autres experts (Berthelot et Kingsford)[8]. De toute évidence, le journaliste était bien informé, mais il ne définissait pas le mot « calorie » de façon claire dans son article.
Le 26 octobre 1899, le Docteur Fafner publie « Hygiène alimentaire. Les fromages » dans la Gazette de Charleroi (p.5), un article au vocabulaire accessible et de longueur moyenne portant sur les nombreuses qualités du fromage[9]. Tout d’abord il met en avant le fait que le fromage serait souvent frelaté. Il se félicite du nouvel arrêté royal règlementant le commerce du fromage. L’auteur énumère les protéines et les graisses de divers fromages, compare les prix et conclut, en se référant à l’apport calorique, que le fromage est un fournisseur relativement bon marché d’albumine, de graisse et d’énergie. En termes d’autorité culinaire, Fafner se montre non seulement connaisseur de fromage, mais il se révèle également familier des connaissances récemment publiées en matière de nutrition. Il mentionne ainsi les noms de Munk, Ewald, Moleschot et Muller[10].
Les quatre articles ci-dessus présentent des caractéristiques communes : ils ont probablement été écrits par des médecins, ils mettent catégoriquement en avant la nouveauté de la « calorie », en soulignant l’importance des connaissances alimentaires et ils introduisent la « calorie » dans des contextes très différents. Ils le font en déployant une autorité claire, en se référant à des experts et en utilisant du jargon technique. Il est impossible d’évaluer les répercussions des articles sur les lecteurs, mais à en juger par la très faible résonance dans la presse belge, elles ont probablement été modérées.
Contestataires
En 1895, Le Soir (« Chroniques parisiennes », 28 mai 1895, p.5) publie un article non signé portant sur des expériences scientifiques menées sur l’être humain. Un exemple d’expériences extrêmes sur des humains est le calorimètre d’Atwater que l’article décrit en détail et compare à de la torture (la personne dans le calorimètre étant appelée « victime »). La recherche sur les calories et la nutrition en tant que telle n’est cependant pas critiquée. Au début des années 1900, un ton négatif à l’égard des nouvelles connaissances nutritionnelles apparaît dans les journaux. Elle est tempérée dans la mesure où ce qui est remis en question n’est pas le concept de calorie, mais plutôt l’autorité de la science nutritionnelle et des recommandations pratiques qui en découlent. Un article intitulé « Nous mangeons trop » paru dans le Journal de Bruxelles (20 janvier 1901, p.1), signé avec le sigle « J. S. », critique les connaissances nutritionnelles les plus récemment publiées. Son point de départ est une étude du Docteur Bardet[11] qui affirme que les gens, en général, mangent beaucoup trop. J. S. remet en question la légitimité de l’étude en affirmant que le cas empirique est surestimé (basé sur une personne), et c’est alors que la « calorie » est mobilisée en tant qu’argument : cette personne consommait le double des 2 200 calories idéales par jour. La calorie est citée sans être expliquée, elle semble être devenue un mot de vocabulaire commun.
L’article se termine par une satire de l’appel de Bardet, qui appelle chacun à estimer sa propre consommation calorique quotidienne, ce qui revient à ne pas prendre en compte la pratique quotidienne de la plupart des individus. L’auteur conclut : « Les médecins n’ont jamais réussi à convertir quiconque, en commençant par eux-mêmes ». Un an plus tard, un certain Docteur Ox réitère cette critique[12], faisant référence au concept d’« albumisme » de Bardet ou à la surconsommation de protéines et, surtout, de viande (XXe Siècle, 21 décembre 1902, Supplément, p.1). Le Docteur Ox ridiculise également la très faible consommation calorique proposée par Bardet (« Ce menu vous paraît effroyablement spartiate et anachorétique »), mais il explique en détail la notion de « calorie », sans la remettre en question, et présente donc un argument plus élaboré.
Pendant les années 1900, le Docteur Ox publie d’autres articles similaires, mais radicalise son point de vue. Dans « L’art de manger » (Journal de Bruxelles, 2 décembre 1903, p.6 ; La Meuse, 4 décembre 1903, p.3), il s’en prend à la « science » qui, selon lui, aurait remplacé l’« art » en cuisine et dans l’acte de manger. Il écrit : « Manger est devenu une question de support de la machine », « La chimie réduit la cuisine à une formule atomique » et « La science a pris la chose en main ». L’auteur déplore avec véhémence tout cela. La « calorie », ici, est considérée comme un complice primordial de l’assaut de la science contre la cuisine. Il poursuit en critiquant la chimie, la physiologie et les nutritionnistes qui défendent le principe de la mastication extensive (il se réfère à Hufeland) ou qui sont en faveur de réformes alimentaires radicales (il se réfère à Pascault)[13]. Le ton de l’article est satirique, cinglant et agressif en défense de la « bonne fourchette ».
Toujours en 1903, le Docteur Ox écrit sur l’alcool (vin, cidre, liqueur…) et en interroge la valeur nutritionnelle (La Meuse, 21 janvier 1903, p.3). Sa réponse est « oui, il y en a », mais il met en garde contre la surconsommation. Il mobilise cette question pour critiquer la recherche en nutrition d’Atwater. Ce dernier avait déclaré que l’alcool fournissait des calories, mais le Docteur Ox souligne que l’énergie de l’alcool n’égale pas la valeur nutritionnelle des autres aliments. Par conséquent, les vertus du calorimètre doivent être remises en cause car il fournit une approche trop simpliste de l’alimentation. Une critique très similaire par le Docteur Cabanès[14] parait dans Courrier de l’Escaut (1 mars 1903, p.2). Lui aussi proteste vigoureusement contre l’affirmation de certains chimistes selon laquelle l’alcool serait un nutriment précieux riche en calories. Cabanès explique en détail le fonctionnement du calorimètre pour ensuite s’opposer farouchement aux conclusions d’Atwater, en s’appuyant sur le « bon sens » et sur les connaissances communes des hygiénistes. Il affirme : « A ce bons sens, trop de science peut nuire ». Le contenu calorique de l’alcool apparaît également dans d’autres journaux, entre autres dans Le Peuple (11 juin 1904, p.1), dans un article long et bien documenté de D. De Paepe[15]. Cet auteur fait référence à vingt scientifiques (par exemple, Atwater, Duclaux, Coupin, Neumann, et Schüle), utilise du vocabulaire technique et des statistiques pour souligner son expertise. Il conclut qu’une consommation modérée de vin, de bière et de cidre est inoffensive, mais que considérer l’alcool comme un nutriment, comme le proposent certains scientifiques, serait une erreur.
Le Docteur Ox publie « Les oeufs sont-ils toxiques ? » (Journal de Bruxelles, 21 décembre 1905, p.6), un long article dans lequel il signale les allergies liées à la consommation d’œufs et condamne la façon dont les producteurs modernes et les négociants d’œufs commettent des fraudes. Une pléthore de noms familiers pour certains, inhabituels pour d’autres, apparait dans son article (Linossier, Loisel, MacKenzie, Capitan, von Voit, Cornare, Brillat-Savarin), et de nombreux exemples de cas d’allergies sont mentionnés. L’article se termine par l’inventaire rassurant des nombreuses qualités attribuées aux œufs, dont les calories constituent l’un des principaux arguments. Dans ce texte, le concept de « calorie » n’est pas contesté. Le Docteur Ox publie régulièrement aussi dans d’autres journaux belges (Le Soir [1902 et 1903], Journal de Charleroi [1910], Avenir du Luxembourg [1912]) sur la nutrition et la cuisine, sans nécessairement évoquer la « calorie ».
Au début des années 1900, d’autres auteurs s’associent, à des degrés différents, à ce point de vue critique sur les connaissances récentes en nutrition. Un certain Docteur Vidi signe un article intitulé « Gastrologie » dans la Gazette de Charleroi (19 novembre 1904, p.3)[16]. Il passe en revue la nouvelle « science du ventre », critiquant l’émergence de nombreux régimes alimentaires devenus incontournables, empêchant les gens de manger normalement ou de prendre plaisir au repas. Mais comment conseiller la bonne quantité et la bonne qualité de nourriture, se demande-t-il, quand les gens ont des goûts, des silhouettes et des besoins différents ? La « calorie » apparait en marge de ces considérations, et sans aucune critique. L’article se termine en rappelant le vieil adage (quoique non- scientifique) aux lecteurs : « gardons nos pieds au chaud, notre tête au frais et nos ventres creux ».
La critique de la « calorie » a été portée par des acteurs divers. Certains médecins (réels ou non) doutaient de l’utilité des nouvelles expériences scientifiques et de leurs résultats, affirmant que l’accent mis sur l’énergie était trop unilatéral. Associée à cette observation, une conclusion encore plus générale est apparue, à savoir que la cuisine doit rester du domaine du chef et du dîneur, sans être influencée par la science. Les arguments en faveur de cette position sont fondés sur le « bon sens » et les traditions.
Partisans
Les articles ci-dessus offrent des exemples de points de vue critiques sur la science nutritionnelle et, par conséquent, sur sa dernière découverte, la calorie. Néanmoins, d’autres articles suivent l’intérêt des articles-pionniers des années 1890 et acclament le nouveau concept nutritionnel. Par exemple, Henri de Parville aborde les conclusions du Docteur Bardet (La Meuse, 16 décembre 1902, p.3), non pas pour les ridiculiser comme J.S. ou le Dr Ox l’avaient fait (voir ci-dessus), mais pour illustrer l’intérêt d’un régime alimentaire plus contrôlé limitant la consommation de viande[17].
La « calorie » est au premier plan de son argumentation. Dans « Ce que nous devons manger » (La Meuse, 6 juillet 1906, p.3), le Dr. Ox accueille avec enthousiasme les nouvelles perspectives nutritionnelles (c’est-à-dire l’alimentation rationnelle), affirmant que « [La physiologie] nous apprend à calculer nos calories, mais elle nous apprend aussi à réduire nos dépenses », c’est-à-dire « l’idéal d’Atwater ». La « calorie » joue un rôle de premier plan dans l’argumentation, qui s’appuie sur les propos des docteurs Landouzy et Labbé[18].
Avec 14 articles dans la presse, l’année 1907 offre une synthèse de la façon dont la « calorie » était perçue en Belgique à cette époque. Tous les auteurs font abondamment référence aux scientifiques, et le ton mobilisé pour évoquer la « calorie » est positif dans huit des 14 articles. Trois sont neutres et trois en désapprouvent. Ces derniers poursuivent la tendance critique du début des années 1900. Dans la Dernière Heure (3 juin 1907, p.3), un article non signé apparait dans la section hebdomadaire « Variétés scientifiques », avec la phrase d’ouverture espiègle : « Récemment, la tribu des thérapeutes et hygiénistes savait se modérer quelque peu dans son éternel combat contre les excitants de l’activité humaine ». Cependant, déplore l’article, un nouvel enthousiasme pour la lutte contre de tels plaisirs se manifeste avec l’arrivée du calorimètre et la mesure de la valeur nutritionnelle des aliments. Chanteflor est encore plus cinglant dans l’article « A propos des calories » (XXe Siècle, 24 janvier 1907, p.1)[19], en écrivant que « nous devons à la science quelques bienfaits et beaucoup d’ennuis. Parmi ces derniers nous identifions l’inquiétude de bon nombre de nos contemporains ». Et de conclure, « je crois bien que le mieux que nous ayons à faire, vous et moi, c’est de laisser les calories aux médecins et aux savants ». Il énumère néanmoins un grand nombre d’aliments avec leur valeur calorique. Plus tard dans l’année, Chanteflor poursuit avec son point de vue négatif en saluant la saison des fruits (« Confitures et calories », XXe Siècle, 2 août 1907, p.1). Il écrit avec sarcasme : « Nous mangeons en connaissance de cause, d’une manière rationnelle et savante. Je sais que cela ne vous rend pas plus heureux, ni même mieux portants ». Il fait référence à Collière, Viaud-Bruart et quelques autres, pour souligner les vertus des fruits en matière de santé, de digestion et de goût (pas besoin de compter les calories !)[20].
Trois des articles publiés en 1907 sont très brefs et ne commentent pas le concept. Ils font état d’une étude comparant le coût calorique du travail des hommes, des animaux et des machines pour en conclure que la « calorie humaine » serait la plus chère (cf. par exemple, « Moteur humain », Journal de Charleroi, 19 mai 1907, p.5). Cependant, le ton de la plupart des articles qui prêtent attention à la « calorie » en 1907 est positif, dans la mesure où la « calorie » est appréciée comme un atout pour faire des calculs et donner des conseils autour de la nutrition humaine. Un exemple de cette tendance figure dans un article intitulé « Fruitarisme » (par analogie avec le végétarisme) paru dans le Journal de Bruxelles (signé par « X », 12 juillet 1907, p.2) et dans La Meuse (de Parville, 12 juillet 1907, p.2), avec un texte légèrement différent. Il s’agit d’un long article qui fait l’éloge de la calorie qui permet de mettre en valeur les vertus des fruits. Certains des mêmes auteurs cités par Chanteflor (voir ci-dessus) sont mentionnés dans les deux journaux (Viaud-Bruant et Collière, par exemple), mais d’autres sont cités, comme Pavlov, Landouzy et les frères Labbé[21]. Pavlov est également évoqué dans d’autres journaux, par exemple dans la Gazette de Charleroi (« Art de manger », non signé, 16 janvier 1907, p.3), où il est loué pour sa thèse selon laquelle il faudrait manger lentement et avec plaisir. C’est dans ce contexte qu’apparaît le nom du « Grand Masticateur » (H. Fletcher) et celui de Chittenden, célèbre pour ses appels à réduire la consommation de protéines, dans lesquels les expériences d’Atwater sur les calories sont fondamentales[22]. Un certain « Dr B » publie un article intitulé « L’art de manger » dans Indépendance belge (29 mars 1907, p.3). Ici aussi, sont mentionnés des scientifiques ayant plaidé en faveur d’une alimentation lente et savoureuse afin de baisser la consommation énergétique et faire des économies sur les dépenses alimentaires. Le « name-dropping » est impressionnant : Brillat-Savarin, Fletcher, Pavlov et Chittenden étaient familiers dans ce contexte, mais Petenkoffer, Forster, Musso, Kronecker, Zuntz, Héger, Welch et plusieurs autres ne l’étaient pas. La « calorie » est présentée comme décisive dans la chaîne des arguments.
Un dernier article significatif de la série de 1907 est signé par le Docteur Neufonts (La Meuse, 30 août 1907, p.3)[23]. Il porte sur le fromage et est intitulé « Nos principaux fromages. Leurs diverses valeurs alimentaires ». L’auteur se révèle être un véritable connaisseur de fromages divers et variés, dont le contenu calorique de 21 d’entre eux. Ce dernier diffère considérablement (454 calories pour le chester, 172 pour le fromage de chèvre), ce que le médecin trouve surprenant. C’est la première fois qu’un tableau cohérent avec le contenu calorique apparait dans un journal. Le Docteur Neufonts ne précise pas où il a obtenu ces informations, et ne fait pas non plus référence à des scientifiques. Il est un fervent partisan de l’usage de la calorie, écrivant en conclusion de son article : « N’est-il pas évident que nous devrions tous avoir chez nous un tableau de la valeur calorimétrique de nos principaux aliments et un bonne balance pour mesurer sagement nos portions ? ».
Le ton des articles de journaux sur la « calorie » en 1907 est généralement positif, tandis que les jugements critiques et même moqueurs s’estompent. L’autorité est alors fondée sur de nombreux noms de scientifiques et moins de jargon technique, tandis qu’émerge la publication de statistiques.
Passionnés
Vers 1910, la scientisation de la cuisine se poursuit, du moins dans les médias. Ce phénomène était lié à l’idée que la plupart des gens mangeaient mal, que ce soit trop ou pas assez. Ceci était fondé sur les enquêtes de Landouzy et Labbé qui poursuivaient leurs recherches sur l’alimentation (p. ex. Landouzy 1908). « La nourriture rationnelle » (Avenir du Luxembourg, 10 octobre 1908, p.2, non signée) illustre cette quête de rationalité alimentaire, avec la recommandation de manger moins de viande (et, pour les jeunes femmes, moins de salade à cause du prix exorbitant par calorie), et plus de légumes secs, pain, sucre et pommes de terre.
Pendant trois semaines consécutives, le Journal de Charleroi consacre aussi une grande attention à l’alimentation rationnelle (« Alimentation journalière » 23 février, 1er et 8 mars 1908, p.3, C. Antoine)[24]. L’auteur se réfère à une longue liste d’experts (Rubner, Dopter, Linossier…)[25], plaidant pour une baisse de la consommation de viande, et proposant des repas pratiques avec des grandes quantités de pain, de produits laitiers, de légumes, de pommes de terre et un maximum de 120 g de viande (pour un homme adulte). Une vision radicale en faveur des calories apparait dans La Meuse, avec le titre explicite « Mangeons des calories » (22 juin 1909, p.1, P. Schuind)[26]. L’auteur déplore que les cuisiniers professionnels et amateurs ignorent le mot « calorie » et omettent donc de mentionner la quantité de calories aux convives. Il se réfère au professeur Ide[27], publie un tableau de statistiques, se prononce en faveur d’une diminution de la consommation de viande et en conclut que tout le monde bénéficierait d’un usage généralisé de la notion de calorie. A cette époque Schuind publie plusieurs articles en faveur de la « calorie » dans La Meuse. Un point de vue identique apparaît dans deux articles de la Dernière Heure : « Apprenons à manger » (4 janvier 1912, p.1, R. Bovet)[28] et « Bien manger » (26 juillet 1912, p.1, L. Delattre).
Le premier affirme : « Nous ne savons pas manger ! Notre ignorance est déplorable ! Comment déterminerons-nous ces besoins, d’après quel principe ? ». Ces exclamations sont suivies de l’annonce selon lequel les scientifiques proposent d’utiliser la « calorie » pour apprendre (éduquer à ?) à manger : quoi et dans quelles quantités (moins de viande, plus de légumes secs). Louis Delattre (voir ci-dessus) utilise la métaphore de la cuisinière pour expliquer la nutrition humaine et en conclut « apprenons à manger la part la plus exacte d’aliments qui nous revient, apprenons à les manger hygiéniquement », en saluant la « calorie » à cet effet. La meilleure illustration de la « victoire » du parti pro-calorie juste avant la Grande Guerre est peut-être l’article de Chanteflor « Sur une réunion de fermières et quelques calories » (XXe Siècle, 14 octobre 1910, p.1). Chanteflor avait été l’un des critiques les plus fervents de la « calorie » au début des années 1900 (voir ci-dessus), mais à présent il profite d’une réunion de l’association des femmes d’agriculteurs pour souligner que nous ne savons pas quoi manger ni comment faire à manger. Ce dernier jugement est fondé sur son évaluation de l’habitude belge à faire bouillir beaucoup trop longtemps les légumes, les ragouts, les pâtes et les pommes de terre. Il se réfère également au professeur Ide pour démontrer le manque général de connaissances sur la qualité des produits alimentaires et exprimer de l’enthousiasme au sujet des « calories ». La manière dont il explique son changement d’avis est révélatrice. Il écrit : « Toutefois, notre ignorance fut, jusqu’ici, excusable, car la calorie n’est pas encore pour nous une bien vieille connaissance. De plus, beaucoup de nos idées furent bouleversées par la valeur nutritionnelle de bien des aliments ». Son enthousiasme l’a amené à plaider pour l’introduction générale des concepts nutritionnels, et en particulier de la « calorie », dans les programmes des écoles en Belgique.
Entre 1908 et 1913, un seul article est paru avec un regard plus ou moins critique sur les calories nutritionnelles. « Si nous apprenions à manger » parait dans La Meuse (5 mars 1912, p.6). L’auteur réagit à un discours du Dr Hemmerdinger[29], mais ne le fait pas de manière convaincante, car le langage apparait compliqué, les arguments vagues, le ton sarcastique et la conclusion ambivalente. Le journaliste attaque Hemmerdinger et se dit satisfait du fait que le médecin n’ait pas soumis son auditoire à de longues listes de calories. « Apprendre à manger », selon La Meuse, ne signifie pas mobiliser des calories, mais mettre la « biologie » à profit du fondement de son propre goût culinaire.
Conclusion
En supposant que les journaux reflètent peu ou prou l’opinion d’une société, nous pouvons conclure qu’une controverse sur l’alimentation au quotidien a eu lieu en Belgique à partir des années 1890. Cette controverse trouve son origine dans la nouvelle vision scientifique de l’alimentation, dans laquelle la calorie nutritionnelle joue un rôle central. Son apparition a donné lieu à une modeste acclamation dans les années 1890, qui s’est transformée en approbation générale en 1914. La « calorie » avait le charme de la nouveauté, était relativement facile à comprendre et semblait inclure la promesse d’une alimentation ciblée, alors qu’elle s’inscrivait dans différents cadres, non seulement normatifs et visant le contrôle mais aussi émancipateurs (à ce sujet, voir Neswald, Smith & Thoms 2017 : 19-20). Les contre-arguments faisaient appel au bon sens et à la bonne fourchette, tandis que l’incongruité de la « calorie » était démontrée, par exemple, par la discussion de l’apport calorique de l’alcool.
La controverse sur la calorie ne s’identifie pas seulement dans les arguments mobilisés, elle se lit aussi dans la façon dont ils étaient formulés. Les auteurs d’articles de journaux pro-calorie font souvent référence aux scientifiques, et certains journalistes publient de longues listes de noms. L’ajout de « professeur », d’« éminent scientifique » ou du nom d’une institution de recherche constitue une autre technique pour construire l’autorité. Il en va de même pour l’emploi du jargon, particulièrement important jusqu’en 1905, année où un langage plus accessible est apparu. L’utilisation de tableaux de données visait également à impressionner le lecteur. Enfin, les mots « nous », « nos », « notre » sont souvent utilisés pour inclure le public dans son propre point de vue.
Les opposants à la « calorie » utilisaient également cette dernière stratégie, et peut-être même plus largement, en convoquant le « bon sens » ou la « tradition ». Par ailleurs, ils écrivaient avec humour ou même sarcasme pour critiquer la calorie. Pourtant, à cette époque, ce que les opposants pensaient de la calorie et les formes que prenaient leur critique ne pouvait résister à l’emprise de la science sur les questions culinaires. La « calorie » a déclenché une controverse entre scientifiques et artistes sur la cuisine et l’alimentation qui se poursuit encore aujourd’hui.
Notes
[1] Article traduit de l’anglais (Scholliers 2018). La version anglaise était présentée au Dublin Gastronomy Symposium le 29 mai 2018. Avec mes vifs remerciements à Máirtín Mac Con Iomaire, organisateur du Dublin Symposium, pour avoir donné l’autorisation de la traduction du texte Anglais. Je tiens également à remercier vivement Simona De Iulio pour la traduction.
[2] Tout au long de cet article, j’utilise le terme « calorie » au singulier comme il était d’usage à la fin du XIXème et au début du XXème siècle.
[3] Le Docteur Germain Sée (1818-1896) pratiquait à l’Hôtel-Dieu, spécialisé dans l’alimentation des malades (sa conférence : Sée 1892).
[4] Carl von Voit (1831-1908) a joué un rôle important dans la recherche en nutrition. Il avait construit le premier calorimètre dans les années 1860, et W. Atwater était l’un de ses élèves.
[5] Cette idée était la clé de la motivation d’Atwater : réduire le coût de la nourriture pour les travailleurs et, en fin de compte, des salaires.
[6] « On appelle calorie la quantité de chaleur nécessaire pour élever la température d’un kilogramme d’eau de 0 à 1 degré ».
[7] Sur Auguste Chauveau (1827–1917) cf. http://cths.fr/an/savant.php?id=652# (consulté le 18.01.2018).
[8] Se référer au chimiste français Pierre Berthelot (1827-1907) dans ce contexte était courant, mais se référer au théosophe anglais Anna Kingsford (1846-1888), une stricte végétarienne, était inhabituel.
[9] Fafner n’était pas un pseudonyme (d’après un personnage du Siegfried de Wagner), puisque le « Docteur afner » était mentionné dans d’autres journaux dans un contexte médical ; je n’ai trouvé aucune information sur cet auteur.
[10] Immanuel Munk (1852-1903) et Carl Ewald (1846-1915) sont devenus célèbres avec l’ouvrage Ernährung des gesunden und kranken Menschen (1896), le Docteur Jacob Moleschot (1822-1893) était nutritionniste avant la lettre, puis professeur à l’Université La Sapienza de Rome, et Gerrit Mulder (1802-1880), chimiste néerlandais, a étudié l’albumine.
[11] Probablement une référence au médecin et chimiste Godefroy Bardet (1852-1923), président de la Société hydraulogique.
[12] Le « docteur Ox » est un héros de Jules Verne, donc ceci est probablement un pseudonyme. Je n’ai pas réussi à trouver des informations concernant un Dr. Ox, à part le fait qu’un «mystérieux compère, le docteur Ox» a publié des travaux sur l’histoire de la chimie, dans les Annales coopératives pharmaceutiques, dans les années 1930.
[13] Le Docteur Wilhelm Hufeland (1762-1836) était favorable aux macrobiotiques pour prolonger la vie humaine ; le Docteur Louis Pascault (?-?) a publié des recommandations alimentaires (par exemple, Précis d’alimentation rationnelle [1910]).
[14] Auguste Cabanès (1862-1928) était un médecin français intéressé par l’histoire et le journalisme, fondateur et membre de diverses associations scientifiques.
[15] Désiré De Paepe (1874-1919) était docteur en sciences naturelles et professeur à l’Université Libre de Bruxelles.
[16] Aucun indice n’est disponible à propos de l’identité de cet auteur : « Docteur Vidi » est utilisé comme pseudonyme depuis le 18ème siècle.
[17] Henri de Parville est le pseudonyme de François Peudefer (1838-1909), ingénieur des mines, ayant pour mission de vulgariser la science ; il est rédacteur en chef de La Nature.
[18] Louis Landouzy (1845-1917) était professeur de neurologie (Paris) ; avec Henri Labbé (1874-?) et Marcel Labbé (1870-1939), il publia Enquête sur l’alimentation d’une centaine d’ouvriers et d’employés parisiens (Paris, 1905).
[19] Je n’ai pas pu trouver d’informations sur cet auteur. « Chanteflor » publiait irrégulièrement dans Le XXe Siècle sur des sujets très différents.
[20] Henri Collière (?-?) avait publié sur le végétarisme ; Gabriël Viaud-Bruant (1868-1948), horticulteur, sur l’agriculture.
[21] Ivan Pavlov (1849-1936) était un physiologiste russe et prix Nobel (1904).
[22] Horace Fletcher (1849-1919) soulignait la nécessité de mastiquer longuement les aliments et de ne manger que quand on a faim ; Russel Chittenden (1856-1943) était un physiologiste, spécialisé dans la chimie de la nutrition.
[23] Il n’y a pas d’informations sur le Docteur D. Neufonts ; selon Belgicapress, il n’a publié que cet article.
[24] Il n’y a aucune information sur cet auteur. Selon Belgicapress, il n’a pas publié dans les journaux par la suite.
[25] Max Rubner (1854-1932) était spécialisé dans le métabolisme et était célèbre pour sa loi isodynamique des calories (« une calorie est une calorie ») ; Georges Linossier (1857-1923) étudiait le rôle de la viande et des fruits dans le régime ; Charles Dopter (1873-1950) était médecin militaire, et avait étudié le régime en général.
[26] Le Docteur Pierre Schuind était médecin généraliste, puis professeur à l’université de Liège.
[27] Le Docteur Manille Ide (1866-1945) a enseigné la physiologie à l’université de Louvain et s’est spécialisé en pharmacodynamique.
[28] Aucune information sur R. Bovet. Selon Belgicapress il n’a publié que cet article.
[29] Le Docteur Armand Hemmerdinger (1879-1946) était spécialisé dans l’alimentation des enfants ; il a publié sur l’energétomètre (1906) ; cette conférence fut présentée lors d’une réunion de la Société Scientifique d’Hygiène à Paris.
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Auteur
Peter Scholliers
.: L’auteur est professeur émérite de la Section d’Histoire de la Vrije Universiteit Brussel (VUB). Il étudie l’histoire de l’alimentation en Europe aux XIXe et XXe siècles. Il est, avec Allen Grieco, éditeur de la revue Food & History. Pour plus d’informations, https://www.vub.be/profiel/peter-scholliers.
Contact : pscholli@vub.be