Présentation du supplément 2020 A : Questionner l’information et la communication sur l’alimentation
In English
Title
Questioning Food Information and Communication
En Español
Título
Cuestionar la información y la comunicación sobre la alimentación
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
De Iulio Simona, Kovacs Susan, « Présentation du supplément 2020 A : Questionner l’information et la communication sur l’alimentation », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°21/3, 2020, p.5 à 12, consulté le samedi 2 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2020/supplement-a/00-presentation-du-supplement-2020-a-questionner-linformation-et-la-communication-sur-lalimentation/
Introduction
Au cours des dernières décennies, la circulation de savoirs sur l’alimentation a connu une expansion importante. Des acteurs multiples – médecins, scientifiques, industriels de l’agro-alimentaire, institutions publiques, agences de communication, journalistes, enseignants, spécialistes de l’édition scolaire et éditeurs d’ouvrages pratiques sur la santé – ont produit, reformulé, mis et remis en circulation des images et des écrits afin d’informer, éduquer et orienter les pratiques de publics divers en matière d’alimentation. En même temps, ces publics, qu’ils soient consommateurs, blogueurs, gastronomes, enseignants, élèves, parents ou malades recherchent, s’approprient, voire produisent et remettent en circulation à leur tour des informations à propos de l’alimentation, sur divers médias et par le biais d’une variété de dispositifs et formats info-documentaires et communicationnels. Plusieurs travaux en sciences de l’information et de la communication ont examiné en quoi la production, la commercialisation, le choix, la préparation et la consommation des aliments sont devenus des affaires de plus en plus publiques (De Iulio et al., 2015 ; Clavier & De Oliveira, 2018). Divers auteurs ont exploré la façon dont les actions d’instances publiques tout comme les initiatives de l’industrie agro-alimentaire ont conquis la sphère privée. La finalité éducative et prescriptive des actions d’information et communication des entreprises du secteur agro-alimentaire tout comme celle des institutions publiques et gouvernementales a été relevée par divers chercheurs en France et à l’étranger. Par exemple, les chercheurs australiens en sciences de l’éducation et en sciences de la communication Rick Flowers et Elaine Swan (2015) constatent que l’alimentation est devenue l’objet d’une activité pédagogique intensifiée dans toute une série de domaines, notamment les écoles, les supermarchés, les espaces domestiques, les médias. Ce supplément est composé d’une sélection d’articles évalués en double aveugle issus du colloque international L’alimentation en savoirs : Regards croisés sur l’information, la communication et l’éducation en matière d’alimentation[1]. L’objectif de ce colloque était de questionner les enjeux info-communicationnels et éducatifs de l’alimentation et d’explorer les processus de mise en forme et de mise en médias, de circulation, de médiatisation et de réception des savoirs sur l’alimentation dans des cadres sociaux divers et dans des contextes info-communicationnels variés. Ce supplément réunit des contributions de chercheurs en sciences de l’information et de la communication, histoire, sciences de l’éducation et sociologie dont les réflexions questionnent quatre dimensions principales du phénomène de la circulation de savoirs sur l’alimentation : premièrement, la nature des savoirs sur l’alimentation qui circulent dans les espaces sociaux et la manière dont ces savoirs circulent ; deuxièmement, les acteurs et les actions impliqués dans la production et dans la mise en circulation de ces savoirs ; troisièmement, les pratiques de recherche, de sélection, de traitement et d’appropriation des informations et des savoirs sur l’alimentation ; et, enfin, quatrièmement, les enjeux de biopouvoir et de gouvernementalité des prescriptions, valeurs et recommandations nutritionnelles et alimentaires.
Des savoirs médiatisés multiples, controversés et instables
Comme la recherche socio-historique l’a mis en évidence (Mennel 1987), depuis plusieurs siècles, les pratiques alimentaires font l’objet d’un ensemble hétérogène de savoirs issus de traditions qui se transmettent de génération en génération, de précepts religieux, de recherches scientifiques, de l’expérience technico-pratique des cuisiniers et de politiques publiques promues par les États. Au cours du XXe siècle, les savoirs élaborés dans le domaine de la nutrition et de la diététique se sont progressivement imposés comme un système d’orientation incontournable pour guider les choix individuels et collectifs en matière d’alimentation. Mais la médicalisation des savoirs sur l’alimentation n’a pas eu lieu sans susciter des débats et polémiques. Dans ce supplément, l’historien Peter Scholliers met en lumière la manière dont, au début du XXe siècle, les scientifiques et les médecins se sont immiscés de plus en plus dans les pratiques et les savoir-faire des cuisiniers en donnant lieu à une vive querelle médiatique. Dans son article, Scholliers analyse notamment comment la diffusion de la notion de « calorie » dans la Belgique de la Belle Époque a déclenché une controverse dans la presse nationale entre partisans de savoirs scientifiques et médicaux issus de la nutrition et de la diététique, et défenseurs de savoirs issus du bon sens, de la tradition familiale et, de la pratique de la cuisine. Au centre de discussions et de controverses, les savoirs sur l’alimentation s’accompagnent souvent de sentiments de peur, d’insécurité et de méfiance notamment vis-à-vis de la consommation de produits alimentaires fabriqués industriellement. L’analyse de la circulation de savoirs dans la sphère publique lors de périodes de crise et de risques sanitaires est notamment au centre de la contribution de François Allard-Huver. Allard-Huver analyse en particulier la manière dont, dans une situation d’incertitude et de perte de confiance telle que celle engendrée par le scandale des oeufs au fipronil en 2017, des savoirs mis en circulation par des instances institutionnelles s’agencent avec des savoirs rendus publics grâce à des initiatives de citoyens qui construisent leurs propres dispositifs dans le but d’accroître la transparence en matière d’information aux consommateurs. Reposant sur l’autorité et l’expertise d’acteurs divers, les savoirs sur l’alimentation apparaissent non seulement en concurrence entre eux mais aussi en constante mutation. A ce propos, le cas des prescriptions relatives aux choix alimentaires des femmes enceintes étudié par Delphine Durand, Isabelle Millot, Christine Binquet et Eric Heilmann se révèle exemplaire du caractère évolutif et provisoire non seulement des connaissances scientifiques sur les enjeux pour la santé posés par la consommation de certains aliments, mais aussi de la façon dont ces connaissances sont relayées par des institutions en charge des politiques de santé publique. Par ailleurs, si d’un côté les savoirs sur l’alimentation se renouvellent constamment dans le temps, de l’autre, les nouveaux savoirs ne s’imposent pas inéluctablement et n’arrivent pas à effacer les anciens en en prenant la place. L’on assiste plutôt à des phénomènes d’accumulation, de juxtaposition, de sédimentation de normes, de convictions, de croyances et d’opinions qui provoquent des effets qualifiés par le sociologue Claude Fischler (1993, 1995) de « cacophoniques ». Dans ce supplément, Clémentine Hugol-Gential questionne justement la confusion de prescriptions et de mises en garde au sein desquelles les personnes atteintes de cancer parviennent difficilement à trouver des repères. Elle souligne plus précisément comment, confrontés à des prescriptions multiples opposant souvent plaisir et santé, les patients font l’expérience d’une véritable crainte de se nourrir. L’ensemble des contributions ici rassemblées souligne la centralité de la dimension médiatique et info-communicationnelle dans la circulation et l’appropriation de savoirs en matière d’alimentation. Les divers cas analysés permettent notamment de saisir la variété des médias mobilisés : les savoirs sur l’alimentation sont relayés par la presse quotidienne régionale et nationale, par les médias audiovisuels, par des livres culinaires, par des blogs, par des forums de discussion et des sites Internet, par des réseaux sociaux, par des applications mobiles, par des films fixes et par des manuels scolaires. Et les formes médiatiques, documentaires et info-communicationnelles employées pour faire circuler ces savoirs apparaissent également très diverses, allant des directives institutionnelles aux rapports scientifiques, des pétitions aux « faq », des infographies aux communiqués de presse, des émissions télévisées aux livres de recettes… Cet ensemble hétérogène de dispositifs et formes médiatiques, documentaires et info-communicationnels joue un rôle important non seulement dans la diffusion, le partage et l’appropriation des savoirs sur l’alimentation, mais aussi dans leur reformulation, transposition et transformation à l’intérieur de contextes et espaces sociaux variés et par des acteurs multiples et hétérogènes.
Des acteurs sociaux divers avec des enjeux en concurrence
Qui est à l’initiative de la production, circulation, médiatisation de savoirs sur l’alimentation ? Quelle place les experts et l’expertise occupent-ils dans ces processus médiatiques et info-communicationnels ? Ce sont deux interrogations-clés qui traversent les articles réunis dans ce supplément. Les corpus et les terrains explorés dans les diverses contributions révèlent que plusieurs acteurs publics et privés ayant des intérêts divers sont impliqués dans la production, la mise en médias, la circulation, l’appropriation et la remise en circulation de savoirs sur l’alimentation. L’engagement d’une multitude d’acteurs sociaux dans ces opérations est encouragé par des stratégies étatiques qui visent à réduire la « cacophonie diététique » par des normes nutritionnelles que l’on veut consensuelles et dont la dissémination est déléguée aux collectivités territoriales, aux médias, aux entreprises du secteur agro-alimentaires, aux nutritionnistes, aux enseignants, au personnel de cantines, aux éducateurs, aux malades, aux parents et aux élèves. Des acteurs institutionnels – ministères, agences et organisations étatiques en charge de la santé publiques, collectivités locales – sont à l’initiative de campagnes d’information, de communication et d’éducation en matière d’alimentation que ce soit pour promouvoir des normes nutritionnelles en milieu scolaire, pour informer les femmes enceintes des risques potentiels liés à la consommation de certains aliments ou pour répondre à des craintes dans le cadre de crises alimentaires. De leur côté, les acteurs des industries culturelles et médiatiques se font également le relais de savoirs en matière d’alimentation. La crédibilité des prescriptions d’instances étatiques ainsi que des acteurs médiatiques, notamment des journalistes, se fonde largement sur la légitimité et le pouvoir discursif de la science. A cet égard, Peter Schollier indique que la construction de l’autorité en matière de savoirs sur l’alimentation dans la presse belge du début du XXe siècle repose sur diverses techniques telles que la référence de la part de journalistes bien informés à des colloques ou ouvrages scientifiques, le renvoi à de longues listes de noms d’académiciens, la mention des titres de « professeur » , de « docteur », d’« éminent scientifique » ou du nom d’une institution de recherche, ou encore la publication d’articles écrits et signés par des médecins ou des scientifiques. La prolifération et l’intensification d’initiatives d’information, de communication et d’éducation à l’alimentation est soutenue également par les industries du secteur de l’agro-alimentaire : producteurs, distributeurs, restaurateurs. Comme Thomas Heller et Elodie Sevin le mettent en évidence dans leur article, les acteurs économiques mobilisent eux aussi des savoirs scientifiques et cela afin de légitimer leur activité, asseoir leur notoriété, faire valoir une position d’expert, et, en définitive, développer leurs affaires marchandes. L’étude de cas d’un prestataire du secteur alimentaire qui est à l’initiative de partenariats avec des scientifiques permet aux deux chercheurs lillois de montrer comment des énoncés scientifiques, une fois décontextualisés, peuvent devenir des produits exploitables pour l’action. Les chercheurs relèvent ainsi que ce qui est en jeu pour le prestataire misant sur un lien entre savoir et activité économique est la reconnaissance de sa position d’expert et la mise en visibilité de son activité à travers des collaborations avec le monde académique, bref un positionnement économique et politique. La production et la mise en circulation de savoirs sur l’alimentation mobilisent aussi des médiateurs culinaires tels que des bloggeurs, des critiques gastronomiques, des experts de cuisine, tout comme des collectifs d’amateurs, des associations ou des individus singuliers qui souhaitent partager leurs expériences et leurs connaissances en matière de choix d’ingrédients, de préparation de plats et de consommation d’aliments spécifiques. Les médias numériques – et tout particulièrement les blogs, les forums et les réseaux sociaux – se prêtent à devenir ainsi des espaces communs de communication dans lesquels, comme l’article de Virginie Wolff sur les sites web portant sur le régime sans gluten le met en évidence, des savoirs experts se mélangent à des savoirs non experts. A partir de leurs expériences personnelles, mais aussi de leurs compétences dans la médiation, des acteurs et actrices, professionnels et non, assument le rôle de passeurs et passeuses de savoirs et de pratiques en matière de consommation d’aliments.
Les pratiques informationnelles entre stratégie, exposition médiatique et acculturation
Face à ces mutations dans les modes de circulation des savoirs sur l’alimentation, face aussi à la dimension « cacophonique » des normes et des recommandations nutritionnelles, que font les individus (consommateurs, salariés, malades, enseignants ou autres médiateurs…) pour se renseigner et pour s’informer sur la question de l’alimentation ? Quelles sources d’information sont consultées ou rencontrées, lesquelles sont privilégiées, interrogées, exploitées ? Les contributions de ce supplément confirment l’importance d’une approche contextualisée des pratiques informationnelles du quotidien («everyday life information seeking» (Savolainen, 1995)). Comme les auteurs le suggèrent, il importe de prendre en compte des considérations sociales, culturelles et psychologiques, ainsi que l’environnement médiatique qui contribue à orienter les activités et les situations de « prise » informationnelle. Concernant les pratiques informationnelles en matière de cuisine, Sarah Bastien, Mariette Sicard, Jean-Jacques Boutaud et Clémentine Hugol-Gential soulignent combien les recherches « actives » en ligne sont intégrées dans les routines des « cuisiniers du quotidien » et ce, à toutes les étapes de la préparation du repas. Le choix et la nature de la fréquentation des sources varient : entre le feuilletage oisif des recettes (où les ressources papier, magazines notamment, ont encore toute leur place), la formulation ciblée d’une requête sur Google et des demandes de conseils et d’astuces adressés à des communautés en ligne. Selon l’expérience et le sentiment de confiance des individus en matière de cuisine, ce qui est recherché peut relever autant de l’affectif que de l’information précise ou technique : être rassuré dans ses connaissances et savoir-faire culinaires, se sentir épaulé par une communauté d’internautes. La pratique informationnelle liée à des questions de santé et de nutrition, toute aussi variée, fait émerger des stratégies diverses. Les préoccupations des individus, en partie tributaires des effets de la médicalisation de l’alimentation dans la couverture médiatique (Clavier, 2018) orientent la portée et la nature des recherches menées et les processus d’appropriation des savoirs à partir de ces recherches. La désorientation des malades relevée par Clémentine Hugol-Gential face à la « cacophonie nutritionnelle » apparaît ainsi accrue par l’incitation à repérer des informations sur les bonnes pratiques alimentaires. Ce sont également les médiateurs, professionnels de santé ou enseignants, qui peuvent se retrouver démunis face aux informations pléthoriques et parfois contradictoires qu’ils ont à traiter en vue de transmettre des savoirs sur l’alimentation à d’autres : élèves, patients ou clients. Les critères de recherche et de sélection des informations ainsi que les modes d’appropriation et d’adaptation des dispositifs de ces « passeurs » commencent à être étudiés (Clavier, 2019 ; Kovacs & Orange-Ravachol, 2020) notamment par rapport à la relation aux recommandations institutionnelles. Les enseignants cherchant un appui pour aborder les programmes scolaires ont souvent recours à des documents validés par ou produits par des acteurs proches de l’institution scolaire. Le critère d’efficacité pédagogique reste primordial dans la sélection des dispositifs : comme l’explique Didier Nourrisson, le film fixe d’enseignement, s’il est empreint des valeurs de la société de consommation en plein essor pendant la période 1950-1970, est plébiscité par les enseignants, à en juger par le nombre important d’exemplaires édités pendant cette période. Concernant les professionnels de la santé, comme l’indiquent Delphine Durand, Isabelle Millot, Christine Binquet et Eric Heilmann, leur recours aux recommandations nutritionnelles émises par les autorités publiques pour élaborer des messages de prévention peut dans certains cas s’avérer source de confusion, étant donné la complexité des consignes en constante évolution. La pratique informationnelle ne se limite cependant pas à la seule recherche documentaire, qu’elle soit active ou passive. S’informer passe également par l’échange oral et la participation à des activités et des événements. Marie Berthoud montre en quoi les savoirs nutritionnels sont incarnés dans et autour de l’organisation de la cantine scolaire et des dispositifs élaborés pour occuper les enfants pendant les pauses méridiennes, à l’école primaire. Les élèves par leur participation au parcours du self à la cantine et aux activités péri-scolaires, incorporent les savoirs nutritionnels que l’École met en forme à leur attention, à partir d’une application normative et prescriptrice des recommandations des programmes nationaux. Philippe Cardon et María Dolores Martín-Lagos López mettent en avant un phénomène similaire concernant des savoirs nutritionnels et gastronomiques dont s’imprègnent les élèves et les familles qui fréquentent des cantines scolaires associatives « alternatives » de la ville de Grenade en Espagne : le processus d’appropriation des informations et des valeurs prônées par ces associations se réalise dans le vécu des gestes et des expériences alimentaires et culinaires autant que dans la fréquentation de collections de documents et de jeux mis à disposition des enfants. Pour leur part, Thomas Heller et Elodie Sevin étudient la circulation d’informations lors d’une rencontre événementielle permettant à divers acteurs métropolitains de s’informer sur les enjeux de l’alimentation au travail, se renseignant en même temps sur une offre des services censés renforcer les liens entre le “bien manger” et la performance au travail. Ces contributions soulignent tout l’intérêt d’une approche anthropologique pour appréhender les processus de circulation des savoirs sur l’alimentation.
Enjeux de biopouvoir et de gouvernementalité
L’une des interrogations de fond des travaux ici rassemblés porte sur les enjeux idéologiques et éthiques de l’information et de la communication autour du « bien manger ». L’étude de la circulation de savoirs sur l’alimentation et des dispositifs et formats médiatiques et info-communicationnel visant à guider les conduites alimentaires amène ainsi à réfléchir à un aspect central dans la pensée foucaldienne sur le biopouvoir c’est à dire la prise en charge de la vie des individus non seulement d’un point de vue strictement biomédical, mais aussi de la vie en tant qu’ethos (Foucault, 1979). L’analyse des dispositifs et des activités info-communicationnelles et pédagogiques en matière d’alimentation, si elle nous renseigne sur la variété et l’évolution des modes de production, circulation et appropriation des savoirs, est révélatrice donc en même temps des logiques et des valeurs qui sont à l’oeuvre dans la formulation des prescriptions autour de l’acte alimentaire. Au sein des dispositifs analysés par les contributeurs à ce supplément, ces logiques sont parfois en concurrence voire en contradiction. Ainsi, comme Didier Nourrisson l’explique, les films fixe d’enseignement, en partie financés par des entreprises agro-alimentaires, font coïncider une approche nutritionnelle avec un discours ouvertement publicitaire. L’élève se voit ainsi interpellé en tant que sujet rationnel soucieux de son propre équilibre alimentaire et consommateur motivé par le plaisir. En quoi la définition et la diffusion de normes nutritionnelles ou de santé contribuent-elles à dessiner des comportements attendus, fussent-ils contradictoires, chez l’individu, l’élève, le consommateur, le salarié ? En quoi ces dispositifs info-communicationnels relèvent-ils de l’exercice d’un biopouvoir dans nos sociétés contemporaines, à travers l’imposition plus ou moins subtile de conduites à tenir et à respecter ? Plusieurs contributions interrogent en effet la tendance, visible dans les dispositifs de médiation des savoirs nutritionnels, à déléguer au mangeur l’entière responsabilité pour sa propre santé. C’est le cas notamment de l’article de Clémentine Hugol-Gential qui montre en quoi les recommandations et les conseils nutritionnels qui circulent dans les médias créent une injonction forte chez des patients atteints d’un cancer, à prendre en main leurs propres choix alimentaires. Cette responsabilisation, intériorisée comme un devoir par les patients, est source d’inquiétudes. De telles prescriptions alimentaires véhiculent une vision de la maladie et de son évolution comme reposant essentiellement sur le comportement individuel, à l’exclusion d’autres facteurs (génétiques, environnementaux). Une conclusion similaire ressort des analyses de Marie Berthoud, qui questionne le choix de l’orientation exclusive, au sein des dispositifs éducatifs, sur l’élève en tant que gestionnaire de ses conduites alimentaires. Berthoud montre que les recommandations nutritionnelles du PNNS, adaptées et transformées en prescriptions normées au sein de la cantine scolaire, visent à imposer des conduites alimentaires d’un conformisme et d’une uniformité peu adaptés aux situations et aux réalités sociales, économiques et psychologiques des enfants. Ces différents dispositifs info-communicationnels et pédagogiques ont en commun une tendance à simplifier des savoirs scientifiques, les réduisant à des raccourcis schématiques conduisant à modeler les pratiques alimentaires. Face à ces injonctions misant sur la responsabilisation individuelle et sur la rationalisation des conduites, se développent des initiatives cherchant à mettre en cause l’hégémonie d’une approche nutritionniste. Clémentine Hugol-Gential met en avant l’émergence de dispositifs tels que des ateliers de cuisine thérapeutiques, permettant aux malades d’aborder l’alimentation en termes de plaisir gustatif et de partage convivial en même temps qu’en termes d’apport nutritionnel. Dans son étude de la cantine scolaire en tant que lieu de transmission des normes nutritionnelles, Marie Berthoud indique que les acteurs de la cantine, animateurs et élèves, parviennent à contrecarrer, en le détournant, l’intention prescriptrice des dispositifs. Philippe Cardon et María Dolores Martín-Lagos López dans leur contribution sur les cantines associatives de la ville de Grenade, décrivent les activités d’un mouvement associatif qui tente de faire essaimer « par le bas » une vision de l’alimentation en opposition au fonctionnement industriel des cantines des écoles publiques de la ville. Comme ces différentes initiatives le suggèrent, il s’agit moins d’écarter les principes de la science nutritionnelle que de redessiner l’équilibre entre visions de l’alimentation, en mobilisant autrement savoirs et savoir-faire nutritionnels, culinaires, culturels, citoyens et expérientiels. L’ensemble des contributions met en lumière la dimension éthique et politique des dispositifs de circulation des savoirs sur l’alimentation ainsi que la diversité des logiques en concurrence. Cet objet scientifique en émergence appelle à une approche multidisciplinaire en sciences humaines et sociales pour appréhender dans toute sa complexité, l’imbrication des dimensions (historique, socio-technique, politique, culturelle) de la circulation et de la réécriture des savoirs alimentaires. Il appelle aussi à une vigilance de la part des chercheurs, notamment en ce qui concerne l’étude des phénomènes de résistance et d’innovation (citoyenne, bio, etc.) : les savoirs convoqués sur l’alimentation par des acteurs « militants » sont aussi porteurs d’ambiguïtés et de paradoxes, qu’il s’agit de décrypter.
Notes
[1] Le colloque s’est tenu à la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société de Lille le 6 et 7 décembre 2018 et a été organisé conjointement par trois unités de recherche – GERiiCO, CIREL-Théodile et CERIES – de l’Université de Lille. Il a été réalisé dans le cadre du projet ALICE (L’alimentation à l’école entre Information, Communication et Éducation : Regards interdisciplinaires sur les discours et les pratiques alimentaires dans les écoles de Lille, Bruxelles, Naples et Grenade, 2017-2018) financé par les commissions recherche des Université de Lille 1, Lille 2 et Lille 3. Cette manifestation a bénéficié du label de l’Université Franco-italienne (UFI : https://www.universite-franco-italienne.org/)
Références bibliographiques
Clavier, Viviane (2019), « La place de l’information dans les pratiques professionnelles des diététicien.nes : au croisement des missions d’éducation, de prévention et de soin », I2D – Information, données & documents, p.114-133.
Clavier, Viviane (2018), « L’information et les pratiques informationnelles dans un contexte de médicalisation de l’alimentation » (p.159-183), in Clavier, Viviane ; De Oliveira, Jean-Philippe (dir.), Alimentation et santé : logiques d’acteurs en information-communication, Paris : ISTE.
Clavier, Viviane ; De Oliveira, Jean-Philippe (dir.) (2018), Alimentation et santé : logiques d’acteurs en information-communication, Paris : ISTE.
De Iulio, Simona ; Bardou Boisnier, Sylvie ; Pailliart, Isabelle (dir.), (2015), « Penser les enjeux publics de l’alimentation », Questions de communication, n°27, p.7-19.
Fischler, Claude (1993), « Le complexe alimentaire moderne », Communications, vol.56, n°1, p.207-224.
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Flowers, Rick ; Swan, Elaine (dir.) (2015), Food Pedagogies, Farnham, Ashgate.
Foucault, Michel (1979), Naissance de la biopolitique, Leçon du 17 janvier 1979. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris : Gallimard-Seuil, 2004.
Kovacs, Susan ; Orange-Ravachol, Denise (2020, à paraître), « L’utilisation des documents sur l’alimentation dans la pratique ordinaire d’enseignants de l’école primaire » in Cardon, Philippe ; De Iulio, Simona, (dir.) Le gouvernement nutritionnel. Quand l’école veut transformer l’alimentation des enfants. Tours : Presses Universitaires François Rabelais, collection « Tables des hommes ».
Mennell, Stephen (1987), Anglais et Français à table. Du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Flammarion.
Savolainen, Raijo (1995), «Everyday life information seeking: Approaching information seeking in the context of «way of life»», Library & Information Science Research, vol.17, n°3, p.259-294.