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Jeu, éducation et numérique – Approche critique des propositions logicielles pour l’éducation, du ludo-éducatif aux serious games

30 Déc, 2013

Résumé

La question de la place du jeu dans l’éducation est aujourd’hui posée avec la généralisation de la pratique des jeux vidéo. Dans les années 1990, le concept de ludo-éducatif s’est imposé pour proposer des logiciels éducatifs revendiquant un environnement ludique. Dans les années 2000, alors que le ludo-éducatif semble ne pas avoir tenu ses promesses, le concept de serious game s’impose pour proposer de nouvelles applications reposant sur la culture vidéoludique. Le titre fondateur financé par l’amée américaine, America’s Army, semble initier un nouveau genre, alliant le succès ludique à l’efficacité d’une finalité dite « sérieuse ».
Ce succès peut-il être généralisable et peut-il également s’appliquer à des finalités éducatives ? Nous avons mis en œuvre une procédure d’évaluation de serious games que nous soumettons à un public étudiant. D’une façon générale la perception ludique et l’efficacité « sérieuse » sont peu convaincantes. L’analyse détaillée de cinq applications particulières nous permet de préciser les écueils et les contradictions auxquels sont confrontés ces produits et de dresser une typologie des serious games au regard de la situation éducative qu’ils convoquent.

Mots clés

Serious game, ludo-éducatif, apprentissage, éducation, jeu vidéo

In English

Abstract

Nowadays the issue of learning through play has been raised because of the generalization of the use of video games. In the 1990s, the concept of game-based learning stood out and offered educational software claiming a play environment. In the 2000s, as the game-based learning didn’t seem to keep its promises, the concept of serious game stood out and offered new applications based on the video game culture. The founding title financed by the United States Armed Forces, America’s Army, seems to have initiated a new genre, combining a successful play environment and the efficiency of a so-called “serious” purpose.
Can this success spread and apply to educational purposes as well? We have implemented an evaluation procedure of serious games that we submit to a student audience. All in all the notion of game and the “serious” efficiency are not much convincing. A thorough analysis of five particular applications has enabled us to point out the difficulties and inconsistencies that these products face and to draw up a typology of serious games in view of the educational situation they aim at.

Keywords

Serious games, edutainment, learning, education, video game

En Español

Resumen

La cuestión del aprender por el juego se plantea hoy con la generalización de la práctica de los videojuegos. En los años 1990, el concepto de ludo educativo se impuso para proponer programas (softwares) educativos reivindicando un entorno lúdico. En los años 2000, mientras lo ludo educativo parece no haber cumplido con sus promesas, el concepto de serious game se impone para proponer nuevas aplicaciones que se apoyan en la cultura videolúdica. El titulo fundador financiado por el ejército americano, America’s Army, parece iniciar un nuevo género, que alia el éxito lúdico a la eficacia de una finalidad dicha “seria”.
Este éxito puede ser generalizable y puede aplicarse también a finalidades educativas ? Hemos puesto en marcha una evaluación de serious games nos sometemos a un público estudiantil. Generalmente, la percepción lúdica y la eficacia « seria » son poco convincentes. El análisis detallado de cinco aplicaciones particulares nos permite precisar los escollos y las contradicciones a los que están confrontados estos productos y elaborar una tipoligia de los serious games al considerar la situación educativa que convocan.

Palabras clave

Serious games, educación y entretenimiento, aprendizaje, educación, videojuegos

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Lavigne Michel, « Jeu, éducation et numérique – Approche critique des propositions logicielles pour l’éducation, du ludo-éducatif aux serious games », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/3B, , p.49 à 71, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/supplement-b/04-jeu-education-et-numerique-approche-critique-des-propositions-logicielles-pour-leducation-du-ludo-educatif-aux-serious-games/

Introduction

Parmi les applications numériques, le jeu est celle qui connaît le plus grand succès commercial auprès du grand public, le secteur du jeu vidéo étant devenu la première industrie culturelle mondiale devant celle du cinéma et de la musique enregistrée. C’est aussi un succès culturel, le jeu vidéo ayant progressivement envahi l’univers des nouvelles générations en devenant pour eux une pratique quotidienne et une référence incontournable.

Marc Prensky, qui a popularisé le concept de « digital natives », explique que les jeunes gens nés avec les technologies numériques pensent et agissent différemment des générations précédentes, préférant les images aux textes, les processus multitâches, le fonctionnement en réseau et surtout : « They prefer games to “serious” work. » (Prensky, 2001). De ce fait il recommande de mettre en œuvre des pédagogies reposant sur les jeux vidéo susceptibles de susciter la motivation des apprenants et il évoque les serious games (Prensky, 2003). James Paul Gee (2003) reprend ces arguments et les développe : les jeux vidéo rendent les apprentissages plus efficaces et agréables. Ils encouragent un apprentissage actif et contextualisé. Ils favorisent l’engagement des apprenants, leur intuitivité, la prise de risque sans danger…

Depuis quelques années la production de serious games s’est développée en France, encouragée par les pouvoirs publics. En 2009 le secrétariat d’État à l’économie numérique a lancé un appel à projets qui a permis de financer 48 projets. L’aspect « révolutionnaire » de la pédagogie par le jeu vidéo (Lavergne Boudier, Dambach, 2010) est un argument largement repris par le marketing des sociétés de production et par la presse. L’efficacité du serious game est considérée comme naturellement prouvée, tout comme le caractère systématiquement éducatif et plaisant du jeu.
Pour notre part nous souhaitons questionner ces évidences. Traditionnellement les temps du jeu et de la pédagogie sont opposés, comme sont différenciées la cour de récréation et la salle de classe. Le développement du numérique peut-il remettre en question ces séparations ? Il nous apparaît nécessaire de développer une approche critique du concept de serious game qui ne peut être tenu pour valide sans un examen approfondi et la mise à distance des discours dominants qui relèvent souvent plus de la prédication que de la réflexion étayée.

Pour cela, dans la première partie de cet article, nous examinerons le cadre socio-technique des serious games en nous référant au concept mis en avant par Patrice Flichy (1995). Nous pensons en effet qu’il est indispensable dans le monde des nouvelles technologies, frappé d’une incessante frénésie novatrice et d’amnésie rapide, de situer les productions dans leur historicité et dans leur contexte socio-économique. Cela nous conduira à replacer les serious games dans l’histoire des logiciels à vocation éducative et notamment à évoquer leur filiation avec le ludo-éducatif.
Dans une seconde partie nous confronterons des serious games à des situations d’usage. Beaucoup de recherches actuelles sur les serious games bornent leur approche à une réflexion sur la conception et l’expérimentation d’un seul produit et l’évaluation en condition réelle est évacuée. Nous ferons ici état des résultats d’enquêtes d’usage de serious games que nous conduisons depuis 2012. Ces enquêtes questionnent des publics de « digital natives » afin de collecter leurs perceptions. Parmi les nombreux produits testés nous nous attarderons sur cinq cas qui nous paraissent représenter des situations typiques au regard de la confrontation jeu / potentialités éducatives.

Enfin dans une dernière partie nous présenterons une synthèse pour évaluer les potentialités du jeu vidéo en matière éducative. A partir des cas analysés nous proposerons une modélisation qui nous permettra de situer les diverses modalités éducatives et ludiques des serious games.

Le contexte socio-technique

Du ludo-éducatif…

Dès l’apparition de l’informatique son usage à des fins éducatives a été envisagé. Les travaux de Seymour Papert, mathématicien au Massachusetts Institute of Technology, ont abouti à la création du langage Logo en 1966. Ce langage a été utilisé dans les classes des années 1980 quand est arrivée la micro-informatique dans les écoles. Avec Logo il s’agit d’apprendre en reliant concepts abstraits et expérience concrète. Néanmoins Papert n’a jamais présenté Logo comme un jeu mais plutôt comme un espace d’expérimentations et d’apprentissage, « incubateur de savoir », qu’il qualifie de « micromonde » (Papert, 1981).

Dans le même temps le jeu vidéo s’est développé, d’abord sur bornes d’arcade dans les années 1970, puis sur consoles et micro-ordinateurs. Dès les années 1980 l’industrie du jeu vidéo connaît des chiffres d’affaires importants qui suscitent la convoitise des autres secteurs des industries logicielles. Les concepteurs de logiciels éducatifs vont s’interroger de façon récurrente sur la possibilité d’importer les recettes qui font ce succès dans leur domaine, afin de trouver une confluence entre vidéoludique et éducatif. Si l’ordinateur est objet de plaisir avec les jeux vidéo, ne pourrait-on pas utiliser cet engouement au service des apprentissages ? Est ainsi apparue l’idée, largement déclinée, d’« apprendre en jouant », donc de relier la culture numérique ludique à des perspectives éducatives.

C’est ainsi que le concept de ludo-éducatif s’est popularisé dans les années 1990. L’équivalent du terme en anglais est « edutainment », ce qui est un peu différent puisque ce terme n’évoque pas directement le jeu mais de façon plus générale le divertissement. Il ne s’agit donc pas de transformer des jeux en logiciels éducatifs, mais d’injecter de l’amusement dans l’éducatif pour le rendre plus attractif.

La popularité du ludo-éducatif est largement liée à la diffusion du support CD-ROM. Si des programmes existaient déjà sur disquettes, les capacités limitées du support rendaient difficile la diffusion de contenus importants. Au début des années 1990 la diffusion des micro-ordinateurs s’accélère et les éditeurs s’emparent d’une nouvelle potentialité de diffusion avec les disques optiques de données numériques.

Nous sommes dans le cadre d’une production de type éditorial dans la lignée des produits éditoriaux classiques tels que le livre : les contenus sont vendus directement aux consommateurs finaux sur un support physique (le CD-ROM). Ce modèle est appliqué à toutes sortes de contenus, dont des contenus culturels dont le succès sera très éphémère (Lavigne, 2010). Pour le ludo-éducatif le modèle économique apparaît plus viable et rentable. La cible concerne les parents soucieux de renforcer les acquis scolaires et d’assurer les meilleures chances de réussite à leurs enfants.

Les plus connus des programmes de cette période sont les logiciels édités par Coktel Vision avec les séries Adi pour les plus grands et Adibou pour les petits qui s’appuient sur la mise en scène d’Adi, petit personnage extra-terrestre, destinés au soutien scolaire à domicile. De multiples versions existent dans les différentes matières et pour divers niveaux.
Les argumentaires liés à la diffusion des productions ludo-éducatives reposent sur des présupposés négatifs vis-à-vis des méthodes d’apprentissage pratiquées par le monde scolaire.

Vouloir rendre les apprentissages amusants suppose qu’ils ne le sont pas et qu’ils sont pénibles en demandant des efforts rebutants. Aussi il s’agit d’apporter « la dimension divertissante qui rend la pilule de l’éducation plus facile à avaler » (Obervatoire Gulli, 2009, diapositive 9). Le ludo-éducatif pose donc pour hypothèse que l’éducation est un médicament désagréable mais nécessaire. Il serait le sucre qui pourrait rendre la potion moins amère.
On trouve aussi dans les argumentaires une critique en creux de la relation classique enseignant / apprenant. En supprimant cette relation remplacée par la relation à la machine ces logiciels sont censés ramener le bonheur dans les apprentissages. « Le secret : le jeu bien sûr mais aussi et surtout l’absence de sanction. L’enfant n’est jamais jugé, grondé ni même tout simplement classé par rapport aux autres. »(1) Il est donc supposé que les enseignants génèrent une relation culpabilisante et anxiogène qu’éviterait le ludo-éducatif : « Avec l’écran, le rapport à l’apprentissage est apaisé et dédramatisé » (Obervatoire Gulli, 2009, diapositive 18).

Ces discours pourraient laisser supposer que le ludo-éducatif s’adresse plutôt à des enfants en situation d’échec scolaire qui vivent mal leur relation à l’école. Il n’en est rien : la cible des éditeurs est la plus large possible et ces argumentations reposent sur la logique de vente de ces produits. Il s’agit de vendre des logiciels parascolaires achetés par les parents et utilisés à domicile afin de combler les lacunes ou insuffisances supposées de l’école.

Mais le travail à la maison n’est pas facile et tous les parents n’ont pas la fibre ou les compétences enseignantes. Il faut donc proposer des outils qui permettent d’apprendre en autonomie et susceptibles de motiver les enfants par la promesse du plaisir ludique. L’argumentaire de vente repose donc sur une utilisation des angoisses parentales dans un univers de plus en plus concurrentiel et un climat où la confiance dans l’école n’est plus ce qu’elle fut dans les époques où elle ne concernait que des élites et non les grandes masses.

Afin de voir comment fonctionnent ces logiciels nous examinons ici la version 4 d’ADI, sortie en 1997, à une époque de grand succès du ludo-éducatif. Le coffret annonce : « Avec ADI l’extra-terrestre savant, apprends en t’amusant, et en plus joue et rencontre plein de nouveaux copains sur Internet ! » Il est aussi présenté comme « Accompagnement scolaire », et encore « Conforme au programme officiel de l’Education Nationale ». Nous sommes donc confrontés à un double discours : celui du jeu avec les arguments ludiques en lettres grasses, discours apparemment destiné aux enfants futurs utilisateurs, et celui de l’éducation « sérieuse » en caractères plus petits, destiné à rassurer les parents acheteurs. Comment concrètement le logiciel surmonte-t-il cette contradiction entre la rigidité du programme scolaire et la liberté nécessaire au plaisir ludique ?

La version que nous avons testée concerne 3 matières : Français / Maths / Anglais et 4 niveaux : CE1, CE2, CM1 et CM2. Pour les 3 matières le programme est très complet. A titre d’exemple le programme pour les maths est composé de 4 chapitres : numération, opérations, mesures et géométrie, ces 4 chapitres étant eux-mêmes découpés en 3 à 5 sous-chapitres qui proposent chacun 5 à 6 exercices en moyenne, pour un total de 98 exercices. Nous sommes donc face à un programme scolaire à la fois classique, complet et structuré, que l’on aborde par le biais traditionnel d’exercices d’application et non par des jeux comme semblait le promettre la jaquette du coffret. Sommes-nous face à une publicité mensongère ?

Le jeu est bien présent dans le programme : une quarantaine de jeux sont proposés. Ces jeux sont « aussi variés que possible pour satisfaire les gouts de tous. Jeux d’aventure, d’adresse, de plateau ou encore jeux d’action / réflexion. »(2) Par ailleurs sont proposées des activités libres que l’on pourrait assimiler à des jeux : palette pour dessiner, faire des cartes de vœux ou des invitations, studio d’animation pour créer des animations et enregistrer un clip… Mais ce qui est caractéristique de l’organisation du programme c’est que jeux et exercices éducatifs sont clairement séparés. Ou on apprend ou on joue, on ne fait pas les deux en même temps, on n’apprend pas en jouant.

Néanmoins un lien existe entre les deux : en effet il n’est pas imaginable pour les parents de penser que leurs enfants ne feraient que les jeux d’ADI sans jamais s’intéresser aux aspects scolaires. On ne pourra jouer qu’après avoir travaillé. Jouer se mérite : « Mieux tu travailles et plus tu joues » (ibid.). Au départ les jeux sont bloqués, il va falloir acquérir des points en répondant correctement aux questions scolaires. Ces points vont permettre de débloquer progressivement les jeux. Ainsi le jeu dans ADI apparaît comme une récompense après le travail : « tout temps de travail mérite un temps de détente »(3) . Les jeux sont ici destinés à créer un renforcement positif, ils ne sont pas intégrés aux apprentissages, nous sommes dans une logique behavioriste et non dans la perspective constructiviste défendue par Seymour Papert.

On peut donc estimer que la promesse d’apprendre en s’amusant est mensongère : l’on ne joue pas quand on apprend. Les contenus pédagogiques proposés sont des exercices scolaires, peu différents des exercices traditionnels. La seule différence notable est l’évaluation qui est faite par la machine, évaluation certainement plus rigoureuse qui peut éviter le conflit relationnel apprenant / enseignant mais qui met aussi à l’écart les aspects positifs de la relation humaine : dialogue, encouragement, réponse adaptée à la situation.

Catherine Kellner a consacré sa thèse aux logiciels ludo-éducatifs (2000). Elle soulève les confusions engendrées autour de ce concept. Ainsi il est constaté que sont qualifiés de ludique des procédés qui ne relèvent pas du jeu mais de la fiction : mettre en scène un personnage d’extra-terrestre aux grandes oreilles n’est pas en soi un jeu mais une invention fictionnelle qui accompagne ou sert de décor aux contenus éducatifs et peut s’apparenter au dessin animé. Cette « décoration » est par ailleurs déjà en usage dans les manuels scolaires. Catherine Kellner constate que les enfants ne sont pas dupes et qu’ils savent différencier ce qui relève du jeu et ce qui relève du travail. Aussi nous pouvons affirmer que d’une façon générale le ludo-éducatif se caractérise par la prédominance de l’éducatif afin de satisfaire les prescripteurs (parents, enseignants).

Dans la décennie des années 2000 le ludo-éducatif a été critiqué et est maintenant considéré comme un échec. Il est fait état d’enquêtes montrant sa faible efficacité, voire son inefficacité sur le plan pédagogique(4). Selon Stépane Natkin « la grande époque du ludo-éducatif, symbolisée en France par le personnage d’Adibou […] s’est soldée par un relatif échec pédagogique si ce n’est commercial. » (2009)

Pour beaucoup de commentateurs c’est l’insuffisante présence du jeu qui est en cause. Ainsi James Paul Gee qui s’intéresse aux potentialités d’apprentissage des jeux vidéo (2003) avance que l’inefficacité de bon nombre de logiciels serait liée au fait que leur conception ne répond pas à des principes de conception reposant sur la logique du jeu (2005). En partant de ce principe il ne faudrait plus tenter d’injecter du ludique ou pseudo-ludique dans des logiciels éducatifs mais plutôt partir de vrais principes ludiques qui pourraient être le support d’apports pédagogiques. C’est dans cette logique que se situent les serious games.

… aux serious games .

Au début des années 2000 est apparu un nouveau concept, celui de serious game, qui a aujourd’hui tendance à remplacer le ludo-éducatif considéré comme vieilli et obsolète.

Le concept de serious game s’est répandu au début des années 2000 aux Etats-Unis. Il est défini par Julian Alvarez dans sa thèse comme un logiciel qui cherche à « combiner à la fois des aspects sérieux tels l’enseignement, l’apprentissage, la communication, ou encore l’information, avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo » (Alvarez, 2007). Comme le note Vincent Berry (2011), avec le serious game on ne part plus d’une problématique éducative mais « d’une structure, d’une mécanique ludique et d’un gameplayissus d’un produit visant le divertissement ». Il s’agit par conséquent d’un renversement de logique de conception : le serious game ne doit pas être un logiciel scolaire maquillé en jeu mais un vrai jeu dont les apports « sérieux » seraient seconds et discrets. De plus ces apports ne sont pas nécessairement éducatifs puisque le serious game peut poursuivre des finalités diverses dont la publicité, la formation, l’information du public…

A cela il faut ajouter une autre logique économique qui n’est plus le modèle éditorial mais celui du produit de commande. Le commanditaire, institutionnel ou industriel, souhaite faire passer un message particulier et, après avoir opté pour la solution du jeu sérieux, en finance la production. Ce modèle est aussi celui des produits publicitaires ou de communication. Le financement étant assuré en amont, le produit fini est généralement diffusé gratuitement, soit auprès d’un public captif dans le cas de serious games destinés à des cibles particulières telles que les salariés d’une entreprise ou les professionnels d’un secteur particulier, soit en direction du grand public et dans ce cas le programme est librement accessible sur Internet.

L’avantage de ce modèle est d’éviter aux producteurs les risques et incertitudes liés à la commercialisation des produits éditoriaux. La rentabilité économique est assurée quel que soit la diffusion du produit. De ce fait il ne peut pas y avoir de réelle sanction du marché comme pour les cd-rom ludo-éducatif. Le talent des producteurs doit être celui de séduire des financeurs et non de satisfaire la cible finale, ce qui explique que les analyses de réception sont rares ou inexistantes.
Selon Julian Alvarez (2007), qui reprend les propos de l’industriel américain Ben Sawyer, le premier serious game significatif et réussi est America’s Army(5), commandité par le gouvernement américain et lancé en 2002. Il serait d’ailleurs peut-être le seul exemple connu de succès de serious game, constituant, selon Alvarez, « un phénomène pratiquement unique dans le champ du serious game à ce jour » (Alvarez, 2007 : 7).

Ce logiciel est distribué gratuitement sur Internet. Il se présente comme un jeu de combat multijoueurs en 3D et en vision subjective, reprenant les codes bien connus des jeux de type FPS (First Person Shooter) qui se sont développés au cours des années 1990 avec des titres tels que Wolfenstein 3D (1992), Doom (1993), Quake (1995) ou Rainbow six (1998).
Avec un budget de 7 millions de dollars America’s army est une grosse production destinée à l’armée américaine afin de revaloriser son image auprès de la jeunesse et de contribuer au recrutement de nouveaux soldats. La cible visée est un public de jeunes hommes américains qui sont dans leur grande majorité des pratiquants des jeux vidéo, et plus particulièrement des jeux de type FPS.

America’s Army immerge le joueur dans un entraînement militaire à l’image de celui que suivent les nouvelles recrues, puis dans des situations de combat. Il incarne exclusivement un soldat américain male. Si le jeu ressemble aux jeux FPS du genre, il s’en distingue par l’absence de la fictionnalisation habituelle (pas de musique) et une recherche de réalisme dans les situations et le déroulement des activités : le joueur doit suivre un entraînement militaire avant de combattre, le joueur blessé peut mourir et ne dispose pas d’une seconde vie, les actions prennent un temps comparable à celui de la réalité, par exemple pour le rechargement d’une arme. Les munitions ne sont pas illimitées.

Ce serious game peut être considéré comme un succès, alliant le succès ludique au succès « sérieux ». En effet America’s Army est un vrai jeu qui fonctionne en tant que programme de divertissement : il est possible de jouer sans s’intéresser aux informations concernant le recrutement dans l’armée américaine. Le jeu a une trame complexe qui permet de progresser en accumulant de l’expérience, donc des points. Il regroupe une communauté de joueurs passionnés qui se retrouvent pour des compétitions internationales de haut niveau. Le jeu compterait actuellement plus de 10 millions de membres et il est régulièrement classé parmi les jeux en ligne les plus populaires.

Pour autant l’objectif « sérieux » semble fonctionner pleinement. Le jeu comporte un lien  « Go Army » qui renvoie au site de recrutement de l’armée américaine et donne toutes les informations nécessaires. Selon les autorités américaines c’est un l’outil de recrutement le plus efficace et rentable. Il est moins onéreux que beaucoup de campagnes de communication basées sur des moyens audiovisuels et il se concrétise par un taux de retour important puisque selon les chiffres de la défense américaine un tiers des recrutés auraient joué à ce serious game.

America’s Army a donné des bases de crédibilité au concept de serious game, concept développé par Michael Zyda, professeur d’informatique et directeur du laboratoire GamePipe qui a participé à la conception du logiciel. En écho aux armes de destruction massive évoquées par Georges Bush pour justifier la guerre en Irak, Zyda intitule une conférence : « Armes de distraction massive – America’s Army recrute pour la guerre réelle »(6).

Le serious game trouve donc ses origines dans une campagne d’enrôlement militaire, alors que les Etats-Unis s’apprêtaient à envahir l’Irak. Rappelons que l’armée américaine a aboli la conscription depuis 1973 et doit donc séduire de nouvelles recrues pour remplir ses effectifs. Il s’agit de mobiliser les ressources des industries de divertissement au service d’objectifs guerriers.

America’s Army relève par conséquent de la propagande. Les principes du jeu distractif pour adolescents sont détournés au profit d’objectifs de conditionnement. Ce détournement à des fins d’endoctrinement est ainsi dénoncé par un journaliste du Guardian : « Si on veut faire dans le sensationnel, on peut décrire cette colonisation des loisirs des jeunes comme la plus grande opération de militarisation d’une population adolescente depuis les Jeunesses Hitlériennes »(7).

Des serious games éducatifs ?

Si le concept de serious game est attaché à sa naissance à la propagande, peut-on transférer ces mécanismes à toutes sortes de finalités et en particulier à la visée éducative ?

Notre approche historique a différencié deux types d’objets mobilisant la logique du jeu vidéo : le ludo-éducatif et sa vocation au soutien scolaire avec Adi, le serious game et sa vocation de propagande militaire avec America’s Army. Cette approche factuelle repose sur de réels succès commerciaux et non sur des phantasmes éditoriaux.

Olivier Mauco (2011) dans son étude sur les origines du serious game évoque les origines multiples du serious game. Il distingue deux filiations : des filiations d’apprentissage dans laquelle on peut ranger le ludo-éducatif et des filiations de persuasion comprenant les logiciels publicitaires et de propagande.

Avec les serious games les dimensions apprentissage et persuasion peuvent se rejoindre : America’s Army relève de la persuasion et il relève aussi de l’apprentissage puisque le joueur y apprend la bonne conduite du soldat. Ainsi il semblerait que le jeu vidéo puisse permettre l’acquisition de comportements par une mise en situation dans des univers simulés reproduisant des situations réelles.

Cette capacité à l’apprentissage peut-elle s’étendre à l’éducation ? Il nous faut ici bien préciser ce qui différencie selon nous éducation et apprentissage : si l’apprentissage peut recouvrir toute sorte d’acquisitions de connaissances ou savoir-faire, le terme éducation vise un développement global de la personne et doit conduire à son émancipation par l’émergence d’une pensée libre (et non à sa mise en tutelle, ce qui est le but de la publicité ou la propagande). A ce titre le concept de serious game en globalisant de multiples finalités sans distinction est porteur de confusions. Ainsi, dans leur classement des serious games Alvarez, Djaouti et Rampnoux (in Ruffat et Minassian, 2012 : 65) rassemblent l’éducatif, l’informatif, le persuasif et le subjectif dans une catégorie commune de finalités dont le but est de « diffuser un message ». Le risque est alors pour la finalité éducative de se voir traitée de façon réductrice, simple pourvoyeuse de « messages » qu’il faut transmettre. Dans cette perspective elle peut se limiter à ses aspects les plus behaviouristes, à savoir le formatage de sujets passifs, ce qui peut être effectivement la finalité légitime de l’informatif, du persuasif et du subjectif. Florence Albrecht, en s’appuyant sur le philosophe Fichte, rappelle : « le savoir n’est pas quelque chose qui se « transmet », il implique dans sa définition même l’activité de l’élève, l’effort contre l’inertie » (Albrecht, 2009).

Cet aspect globalisant du concept de serious game est également lié à une dimension marketing qui fait obstacle à une interrogation spécifique sur ses propriétés éducatives. Alvarez et Djaouti définissent ainsi le champ d’application du serious game : « Il vise un marché autre que celui du seul divertissement : la défense, la formation, l’éducation, la santé, le commerce, la communication… » (Alvarez & Djaouti, 2012 : 11). Le serious game, en se définissant comme un produit commercial qui vise un marché, entre alors en contradiction avec l’éducation entendue comme une mission d’intérêt général et de nature à soulever des réflexions d’ordre pédagogique.

Ces questionnements seraient sans grande importance si la majorité des serious games se cantonnaient à des finalités publicitaires (advergames) ou informatives. Or, selon une étude Ludoscience / Idate, le secteur éducatif arrive largement en tête des domaines d’applications des serious games avec 31% des programmes créés(8) . Nous constatons aussi dans le monde éducatif un intérêt croissant pour le concept de serious game. Dans le monde universitaire la recherche sur les serious game prend le plus souvent appui sur des applications pédagogiques. Les colloques et publications universitaires consacrés au sujet rapportent pour l’essentiel des expériences dans le milieu éducatif.

Les serious games entrent même dans les programmes de l’éducation nationale pour la filière technologique Sciences et Technologies du Management et de la Gestion (STMG) instaurée à la rentrée 2012. Leur utilisation est préconisée pour les cours de sciences de gestion : « Le recours aux progiciels de gestion intégrés, aux jeux sérieux de gestion, aux fonctions de calcul et de simulation des tableurs sera généralisé dans les démarches d’apprentissage, en découverte comme en application. »(9) Ils sont aussi mentionnés pour les cours de management des organisations.

Dès lors la question est de savoir si ce qui fonctionne pour la propagande militaire peut être transposé dans le domaine éducatif. Afin de savoir si un serious game est efficace nous pouvons interroger ses deux composantes :

  • d’une part : est-il un bon jeu qui permet au joueur de vivre une expérience ludique réussie ?
  • d’autre part : remplit-il sa fonction sérieuse, ce qui peut être l’acquisition de connaissances s’il l’on vise l’apprentissage ?

Ces deux critères semblent bien remplis pour Amerca’s Army. Mais ces deux critères ne nous paraissent pas suffisants pour une application éducative qui se différencierait d’un simple logiciel de propagande. Au-delà de l’inculcation des « bons » comportements, ce qui relève plutôt du conditionnement, le serious game offre-t-il des ouvertures à des acquisitions de connaissances pour enrichir l’apprenant et l’aider à construire sa propre identité ? Nous souhaitons interroger ainsi des applications concrètes afin d’analyser leur pertinence.

Analyse de serious games en situation d’usage

Afin d’explorer le concept de serious game de façon pragmatique nous avons procédé à des enquêtes d’usage en milieu étudiant depuis 2012. Il nous paraît en effet opportun d’interroger des jeunes dans la tranche 18 / 20 ans, car ils sont nés dans la culture vidéoludique et font partie de la génération des « digital natives » évoquée par Prensky (2001). Ils sont encore dans le monde scolaire tout en ayant acquis une certaine capacité de discrimination.

Notre démarche s’appuie sur une approche de type ethnométhodologique (Coulon, 2007) : nous prenons pour hypothèse que ces jeunes partagent une culture commune en matière de jeu vidéo et que cette culture s’appuie sur des pratiques, des procédures et un langage commun qu’il s’agit d’interroger et de mettre à l’épreuve face à des serious games.
Nous avons confronté un groupe de 30 à 50 étudiants en première année universitaire dans une formation technologique dédiée aux technologies numériques(10) , à une série de serious games. Il leur est demandé d’analyser ces programmes avec les outils techniques dont ils disposent du fait de leurs études (aspects esthétiques, techniques, architecture, ergonomie), puis en fonction de leur analyse et aussi de leur expérience personnelle de procéder à une évaluation.
Il est à noter qu’avant notre démarche aucun étudiant n’avait utilisé un serious game, ni entendu parler du concept de serious game. Pour autant tous sont des pratiquants des jeux vidéo, avec des pratiques déclarées très diverses qui vont de moins de 5 heures par semaine à plus de 50 heures. La moyenne des heures déclarées donne 13 heures par semaine.
Nous avons constitué un large corpus de serious games s’adressant à des publics jeunes (enfants, adolescents, jeunes adultes), répertoriés en tant que serious games par des sites spécialisés(11) . Nous avons ensuite demandé aux étudiants d’en choisir quelques-uns afin de procéder à une analyse collective.

Nous nous attarderons ici sur les critères de l’évaluation. Comme nous souhaitions disposer de résultats évaluables statistiquement nous avons demandé aux étudiants de mettre des notes ce qui permet d’obtenir des résultats quantitatifs. De plus nous avons demandé aux étudiants de porter des appréciations afin d’exploiter des résultats qualitatifs sous forme de réactions langagières qui permettent d’expliquer les motivations et les méthodes adoptées face aux produits analysés.

Afin de tester les deux caractéristiques qui constituent les serious games, à savoir la composante ludique et la composante sérieuse nous avons demandé de noter séparément ces deux critères. Par ailleurs ces programmes se caractérisent aussi par une qualité de réalisation générale, le jugement de celle-ci peut parasiter les deux premiers critères. Aussi, afin d’isoler ce paramètre, nous avons aussi demandé une notation sur l’ambiance générale et l’adhésion suscitée par celle-ci.
Nous disposons donc de trois critères ainsi déterminés :

  1. Évaluation de l’univers : le scénario, les décors, la réalisation, les éléments multimédias (visuels et sonores) vous semblent-ils bien faits et intéressants ?
  2. Evaluation de la qualité ludique : qualifiez-vous cette application de jeu ? Avez-vous une perception ludique ? Pensez-vous y retrouver le plaisir ludique que vous connaissez avec les jeux vidéo ?
  3. Evaluation de la finalité sérieuse : avez-vous bien identifié le message que l’on veut vous transmettre ? Ce message est-il servi efficacement ? Avez-vous appris et retenu des choses ?

Neuf programmes ont ainsi été évalués en 2012. Dix autres l’ont été en 2013. Une nouvelle vague est en cours d’analyse. Notre objectif est d’aborder une palette la plus large possible de produits dans le domaine de l’éducation ou de la formation, certains ayant clairement une perspective scolaire, d’autres se situant plutôt dans le domaine de la prévention ou de l’orientation. Nous n’avons pas la prétention de dire que les logiciels étudiés constituent un échantillon représentatif de tout ce qui se fait en la matière, mais notre volonté est de systématiser l’étude pour disposer à terme d’un panorama significatif. Des analyses futures permettront d’élargir notre examen. Les résultats actuels permettent de détecter des orientations qui peuvent être utiles pour réfléchir à l’adéquation éducative du concept de serious game.

Nous n’entrerons pas ici dans le détail des procédures de l’évaluation qui ont été détaillées dans un précédent article (Lavigne, 2013). Notre propos est ici de focaliser notre attention sur l’articulation éducative. Nous renvoyons également le lecteur à un article antérieur pour un approfondissement spécifique sur la question du plaisir ludique (Lavigne, 2012).
Une présentation très générale des résultats des neuf premiers serious games analysés fait apparaître un graphique significatif dans les résultats sur les trois critères.

Figure 1 : notation des 3 critères pour 9 serious games.

Nous constatons que les univers sont jugés avec une grande différenciation, avec des très bonnes notes (au-delà de 15 / 20) mais aussi de très mauvaises (inférieure à 6 / 20 pour un programme). La variance est donc élevée : 12,53. Globalement les univers proposés ont attiré les étudiants puisque la moyenne est de 12 / 20.

Le jugement sur la qualité ludique est beaucoup moins favorable avec une moyenne de 9,90 / 20 et les notes sont plus resserrés, avec une variance faible de 1,56. Les étudiants ont une reconnaissance faible de la ludicité des serious games analysés en comparaison à celle qu’ils rencontrent habituellement dans les jeux video.

Pour l’aspect sérieux la moyenne est à peine plus élevée avec 10,19 / 20. Les notes sont très peu différenciées autour de cette moyenne, la variance est très faible, de 0,52. L’impact potentiel des serious games analysés paraît donc très moyennement convaincant pour l’ensemble.

Pour affiner notre analyse nous pouvons examiner l’homogénéité du jugement entre les étudiants : sont-ils plutôt unanimes ou partagés dans leur appréciation ? Il apparaît que la plus grande unanimité relative se fait sur le jugement sur les univers avec une variance de 3,32. Les étudiants semblent déterminer assez facilement si un jeu est bien ou mal fait et disposent de références communes assez précises en la matière.

Sur les critères de ludicité ils sont donc beaucoup moins unanimes avec la variance la plus élevée, de 4,62. Nous avons déjà étudié cette question du plaisir ludique qui fait apparaître une grande variété dans les types de jeux et dans les motivations (Lavigne, 2011). Enfin sur les aspects sérieux la variance se situe entre les deux autres critères, à 4,20, le jugement sur ce critère étant donc un peu plus homogène que celui du caractère ludique, mais toujours beaucoup moins que celui sur les univers.

Ces résultats donnent des indications générales, nous n’en tirerons pas de conclusion définitive, si ce n’est un soupçon de faible efficacité ludique et sérieuse des serious games qui sont actuellement proposés et diffusés sur Internet. Nous précisons que les résultats obtenus par la promotion suivante d’étudiants en nous appuyant sur une nouvelle palette de serious games confirment les tendances générales ici relevées.

Afin de mettre en lumière des problématiques typiques dans la relation jeu / éducation que nous retrouvons dans les divers autres produits étudiés nous avons choisi ici d’exposer cinq cas qui nous paraissent représentatifs. Nous déterminerons ainsi cinq situations types que nous estimons généralisables afin d’établir une typologie des serious games au regard des situations éducatives et ludiques qu’ils convoquent.

Ni jeu, ni apprentissage : Premiers combats

Premiers combats (12) est un serious game commandité par le Fédération du bâtiment à destination du public des Centres de Formation d’Apprentis. Son objectif est la prévention des addictions à la drogue et à l’alcool afin d’inciter les jeunes à opter pour de « bons » comportements. Il a bénéficié de moyens lourds pour sa création. Réalisé sur le mode des productions de télévision, il se présente sous la forme d’une vidéo interactive avec des acteurs professionnels et un scénario comparable à celui d’une série télévisée. Tourné en caméra subjective, il permet de retrouver les modalités des jeux de type FPS, le joueur incarnant un nouvel apprenti qui arrive dans le Centre de formation.

Ce serious game a reçu plusieurs récompenses, dont le « Prix de l’Innovation » lors du Serious Game Expo à Lyon en 2011. Cette reconnaissance par la profession se répercute-t-elle dans le jugement de nos étudiants ? Apparemment oui, tout au moins par la notation sur l’univers du jeu avec la note de 15,53 / 20. Les étudiants reconnaissent la qualité de la réalisation, ils apprécient les jeux d’acteur et le scénario. Par ailleurs, ce jeu sérieux étant adressé à une tanche de population d’âge comparable, ils se retrouvent dans les situations présentées, que ce soit la relation à l’alcool, à la drogue, aux technologies ou encore les relations amoureuses ou entre pairs.

Mais leur satisfaction semble s’arrêter à ce niveau, car ni la qualité ludique, ni l’efficacité sérieuse n’obtiennent la moyenne, avec respectivement 8,60 / 20 et 9,35 /20. Malgré la vision subjective Premiers combats n’est pas ressenti comme un jeu. La construction du scénario implique que le joueur doit faire les « bons choix », par exemple choisir entre boire de la bière ou ranger sa chambre. Le déroulement est comparable à celui d’un film vidéo, interrompu de temps à autre par l’obligation de faire un choix pour continuer la lecture. Si le joueur fait les bons choix il peut visionner la totalité du film, si par contre il fait le mauvais choix il est conduit dans une impasse et le film s’arrête rapidement.
Aussi les étudiants, confrontés à ces choix binaires, comprennent vite qu’il n’y a pas réellement de liberté d’action, ni d’incertitude. Ils doivent faire ce que le programme attend d’eux. Ils ressentent cette passivité contrainte et leurs commentaires notent : « on subit l’histoire », « ça ressemble plus à un film », « on comprend facilement où ça veut en venir ».

Si ce n’est pas un jeu y a-t-il un apport sérieux utile ? Les étudiants n’en sont pas persuadés. Ils perçoivent la finalité moralisatrice, mais ne pensent pas que ce serious game puisse « changer nos habitudes ». Ils lui reprochent de ne pas réellement aborder le sujet en rendant impossible le test des mauvais choix jusqu’au bout : « on ne voit pas les méfaits de l’alcool et de la drogue », « le message est vite oublié ». Certains le comparent au film « Insoutenable » de la campagne de la sécurité routière diffusé sur Internet qui montre les conséquences tragiques d’un accident de la route et qu’ils trouvent réellement persuasif.

L’analyse de Premiers combats présente donc des résultats paradoxaux : avec une qualité de réalisation plébiscitée autant par nos étudiants que par la profession, ce serious game n’est ni un jeu ni un outil utile à l’apprentissage. Reprendre le procédé de la vision subjective ne suffit pas à faire un jeu : il faut aussi un scénario ludique qui propose de réels enjeux compétitifs et invite le joueur à progresser. Proposer seulement des « bons choix » n’est pas de nature à motiver le joueur qui est conscient qu’on lui impose un parcours contraint sans réelle possibilité de se confronter à la totalité des conséquences de ses actes.

De ce premier exemple il apparaît donc que ce qu’on appelle un jeu sérieux peut être ni un jeu, ni « sérieux » au sens de la transmission d’un message, et cela malgré des moyens de réalisation importants.

Des jeux pour ne rien apprendre : Passeur de mémoire

Passeur de mémoire (13) est un serious game réalisé pour l’Office National des Anciens Combattants. L’objectif affiché est de sensibiliser les jeunes (8 / 14 ans) à l’histoire des confits au cours du XXème siècle. Les moyens de la réalisation sont faibles en comparaison à ceux mobilisés pour Premiers combats : si en introduction figurent quelques modèles en 3D pré-calculée l’essentiel du programme est réalisé en animations en 2D au dessin sommaire et il n’y a pas d’accompagnement sonore. La structure est décomposée en 4 missions (1ère guerre mondiale, 2ème guerre mondiale, décolonisation et 4ème génération du feu). Pour chacune s’ouvre un panneau avec 3 onglets, le 1er onglet est composé d’une page de texte présentant le contexte historique, les 2 suivants donnent accès à un mini-jeu. Il y a en tout 8 mini-jeux qui sont des jeux d’adresse et des quiz.

Les notes sur les 3 critères données par les étudiants sont légèrement au-dessus de la moyenne : 11,35 pour l’univers, 10,04 pour la qualité ludique et 10,63 pour l’efficacité sérieuse. Ces résultats globaux cachent une autre réalité : une divergence forte entre ceux qui rejettent ce produit et ceux qui y trouvent un grand plaisir. La variance entre les réponses des étudiants est très forte, se différenciant de l’ensemble des autres serious games : 6,19 pour les univers, 5,64 pour le plaisir ludique, 7,96 pour l’efficacité sérieuse (les valeurs moyennes sont respectivement de 3,32, 4,62 et 4,20). Il y a donc de fortes divergences de jugement entre les étudiants.

Par contre pour chaque étudiant les réponses sont assez homogènes : ceux qui ont apprécié l’univers ont aussi aimé la qualité ludique et l’efficacité sérieuse et inversement pour ceux qui ont eu un jugement négatif. Il apparaît donc que soit on aime Passeur de mémoire dans sa totalité, soit on le rejette en bloc.

Notre public étudiant est assez éloigné en âge de la cible du produit mais ceux qui ont apprécié ce serious game semblent avoir été séduits par les mini-jeux. Ils trouvent le logiciel « amusant », ils apprécient le fait qu’il y ait « plusieurs jeux », que chacun « se joue de manière différente » et ils pensent que « le message est intégré au jeu ». Il semble donc que ces étudiants ont focalisé leur point de vue sur l’aspect ludique, Passeur de mémoire leur remémorant la pratique des mini-jeux gratuits sur Internet ou des pratiques ludiques de leur enfance, oubliant de ce fait les insuffisances du produit.
A l’inverse les étudiants qui portent un jugement négatif mettent l’accent sur la faiblesse qualitative globale : « l’intégralité du jeu est assez pauvre en tous points », « peu de mouvement », « pas de son », « textes longs et ennuyeux ». Ils trouvent les jeux « ennuyeux », « répétitifs ». Ils mettent l’accent sur la séparation entre les jeux et les aspects « sérieux » : « les résumés historiques ne servent pas pour résoudre les énigmes et accomplir les missions », « on n’a pas besoin de lire les informations pour résoudre les énigmes », « lors des mini jeux l’utilisateur n’apprend rien car ils n’ont aucun rapport avec l’Histoire ».

Effectivement il s’avère que les joueurs ne lisent pas les textes historiques. Les jeux d’adresse ne mettent en avant qu’une compétence sensori-motrice : un jeu consiste à piloter un taxi de la Marne pour récupérer le plus de poilus possible, un autre à rejoindre la ligne de démarcation dans une course de type saut de haies en cueillant le plus de bleuets possibles. Quant-aux quizz, pour la plupart ils n’ont pas de contextualisation et les éléments permettant de répondre ne sont pas fournis. On répondra donc au hasard ou en fonction de connaissances antérieures. Peut-être ira-t-on consulter un livre d’Histoire, mais dans ce cas le jeu sert-il encore à quelque chose ?

Contrairement au serious game précédent le caractère ludique ne peut ici être contesté : il y a de vrais jeux, mais la séparation jeu / sérieux ne favorise aucun acquis d’apprentissage et il est probable que la plupart des enfants se contenteront de faire les jeux sans lire les panneaux textuels rébarbatifs d’informations historique.

Apprentissage ou manipulation ? EDF Park

EDF Park (14) peut être catégorisé dans les jeux de gestion : le joueur dispose de ressources et doit assurer le maintien et l’évolution d’un environnement. On peut aussi parler de simulation puisque ce type de jeu simule des équilibres à maintenir dans des situations réelles.

EDF Park est un serious game commandité par le fournisseur d’électricité, destiné à des collégiens et lycéens. Le joueur se voit confier une planète vierge et doit construire et gérer un parc d’attraction dans un temps limité. Pour cela il doit produire et gérer des ressources en électricité. Il s’agit de « construire ton propre mix énergétique en faisant les choix qui permettent d’alimenter en permanence ton parc en électricité tout en préservant l’environnement de ta planète… et l’état de tes finances ».

Les modalités du jeu reprennent les procédés classiques de jeux de gestion : on dispose les éléments sur un décor par glisser / déposer ce qui permet l’aménagement de la planète. On contrôle les ressources au moyen d’un tableau de bord : électricité, budget. Mais il devient rapidement difficile de maintenir l’équilibre et le logiciel nous propose de répondre à des quizz pour gagner des crédits. Le nombre de questions est limité et le joueur se retrouve à répondre souvent aux mêmes questions, ce qui a pour effet d’assimiler progressivement les bonnes réponses et de répondre ensuite de façon automatique.

Les étudiants apprécient l’univers proposé auquel ils mettent la note de 13,53, et moyennement la qualité ludique : 11,25 et l’efficacité sérieuse : 10,71. Ils jugent l’univers « attractif », « bien réalisé » et reconnaissent des mises en scène vidéoludiques propres aux jeux de gestion. Ils citent Sim city ou Zoo tycoon.

Concernant l’aspect ludique, ils le trouvent « attractif pendant les premières minutes de jeu », « intéressant au premier abord », mais le trouvent rapidement « ennuyeux », « répétitif », « trop de texte à lire », « le côté sérieux avec les nombreuses informations gâche le plaisir ludique ». Les quizz sont mis en question : « les questions se répètent », « répétitifs, rébarbatifs ».

Mais c’est l’aspect sérieux qui subit le plus de critique. Si pour certains « on gagne des connaissances sur le monde de l’écologie et des énergies renouvelables », pour d’autres il devient vite exaspérant. Les étudiants se rendent compte que leur parc ne peut prospérer qu’en investissant dans le nucléaire. Les quizz répétitifs qui sont le seul moyen de regagner des points sont ressentis comme un matraquage idéologiquement orienté : « la dangerosité des centrales nucléaires est éludée », « le message publicitaire transparaît », « le but est de promouvoir les centrales nucléaires », « pas objectif », « forme de propagande », « le fait qu’EDF entreprise pollueuse soit commanditaire enlève toute crédibilité au titre dans une optique de finalité sérieuse ».

Ainsi en partant d’un univers ludique engageant avec l’ergonomie manipulatoire et constructive propre aux jeux de gestion, EDF Park parvient discrètement à imposer ses choix idéologiques. Il est probable que des enfants plus jeunes n’auraient pas remarqué cet aspect publicitaire.
Ce serious game a pour objectif son utilisation dans les écoles. Il fait notamment partie des jeux sérieux testés pour les séries de bac STMG par l’académie de Tououse (15). Ici se pose la question du modèle financier des serious games. Le monde éducatif n’a pas les moyens de commanditer ou acheter des logiciels. Aussi les serious games gratuits sont recherchés par les enseignants. Ces logiciels gratuits ne pas sont créés par des philanthropes mais servent des intérêts particuliers qui peuvent être en contradiction avec une recherche de neutralité ou une ouverture au débat.

L’apprentissage mais pas le jeu : Cartel Euros 3000

Cartel Euros 3000 (16) peut aussi être considéré comme un jeu de gestion, mais sa présentation et ses modalités sont fort différentes du serious game précédent. Il est présenté comme « un jeu d’entreprise pour ceux veulent s’amuser à diriger une société avec des paramètres réalistes », « à la fois ludique et éducatif ». La finalité scolaire est affirmée : « Plusieurs écoles de commerce utilisent ce logiciel pour des travaux dirigés ». Il est « élu 2008 meilleur jeu de gestion », mais on ne sait pas qui l’a élu.

L’objectif est de faire vivre et prospérer une entreprise qui fabrique des ordinateurs et qui doit faire face à la concurrence. Pour éviter la faillite il faut gagner des parts de marché. Il faut gérer un cycle mois mensuel avec les embauches de personnel, les achats, la production et les ventes. Il est nécessaire ce contrôler de nombreux paramètres : stocks, relation avec la banque, emprunts, placements en bourse, publicité pour mieux commercialiser… Les résultats de l’entreprise peuvent être constatés dans de nombreux documents : compte de résultat mensuel, audit de l’entreprise, rapport de situation…

L’évaluation des étudiants est particulièrement sévère avec Cartel Euros 3000 avec les plus basses notes pour l’univers : 5,60 et la qualité ludique : 7,62. Par contre la note pour l’efficacité sérieuse est la plus élevée avec 10,83.
Il semble de la médiocre qualité de l’univers se conjugue avec l’absence de perception ludique. Ce mauvais jugement s’explique par l’aspect graphique très fruste qui rappelle les logiciels utilitaires des années 1990 : formes anguleuses, dessins simplistes, pixelisés sur les diagonales, couleurs sans dégradés ni aucun effet (pas de reflets, ni ombres…), utilisation de nombreux boutons en relief qui rappellent l’aspect standard des anciennes versions de Windows. Par ailleurs les procédés ergonomiques ne reposent que sur des clics souris sur les boutons, il n’y a  pas d’utilisation du glisser déposer que l’on trouve souvent dans les logiciels de gestion, ni de cartographie qui permettrait une visualisation globale de la santé de l’entreprise, seulement des résultats textuels.

Tout cela fait que les étudiants ne retrouvent aucun élément évoquant la culture vidéoludique. Pour eux ce n’est pas un jeu. L’univers est jugé « pauvre », « mauvais », « archaïque », « médiocre », « vieux jeu », « désagréable par son apparence sonore et visuelle ». L’enjeu de faire croître son entreprise n’est pas vu comme un enjeu ludique mais plutôt comme un exercice de type scolaire. Ils le trouvent « très complexe », « très technique », « peu intuitif », « stressant ». Ils ne peuvent donc l’associer à aucune perspective de plaisir.

Pour autant ils préjugent de son efficacité sérieuse, ceci étant peut-être renforcé par la sévérité de son apparence : « efficace pour quelqu’un qui veut créer son entreprise », « l’utilisateur est actif, il se teste lui-même », « on apprend les concepts au fur et à mesure que l’on progresse ».

Ainsi on peut supposer que ce logiciel peut contribuer efficacement à la compréhension des mécanismes de la gestion d’entreprise par la mise en application de concepts et le test d’hypothèses. Par contre rien ne permet de l’identifier comme un jeu, la qualificatif revendiqué de jeu paraît usurpé, il s’agit d’un logiciel de simulation à vocation éducative. Ceci n’empêche pas de le voir répertorié en tant que serious game dans diverses nomenclatures.

L’apprentissage aléatoire : Death in Rome

Death in Rome (17) est un serious game à vocation éducative produit par la BBC pour une sensibilisation à la vie quotidienne de la Rome antique en 80 après JC. Il fait partie d’une série de jeux interactifs à vocation historique.
Il repose sur une intrigue simple : Tiberius Claudius Eutychus est retrouvé mort dans sa maison. Le joueur doit découvrir qui l’a tué en examinant les indices et y parvenir avant l’aube. Le jeu se déroule pour l’essentiel dans le seul décor de l’appartement, il n’y ni animation, ni son. Le joueur doit cliquer sur les objets dans la pièce pour obtenir des informations, il peut interroger des experts actuels pour obtenir des informations supplémentaires.

Même si la facture graphique est de bonne qualité, nous pensions que la simplicité des procédés autant que l’unicité du décor rebuteraient les étudiants. Il n’en est rien, la majorité juge l’univers « simple et propre », « soigné » et lui attribuent la note de 13,02. En matière ludique ils lui attribuent la meilleure note, équivalente de celle d’EDF park : 11,25. Même si cette note en soi n’est pas très élevée elle témoigne comparativement d’un intérêt ludique. Même si certains ne le trouvent « pas très ludique », la majorité s’accorde à reconnaître qu’« on se laisse prendre au jeu ». Death in Rome est « attractif dans la résolution de l’énigme », dans le « plaisir de découvrir », de « résoudre un mystère », de « l’enquête policière ». Il semble que la focalisation sur une intrigue simple permet un bon investissement dans un enjeu ludique bien identifié et motivant.

Pour autant apprend-t-on l’Histoire romaine avec ce serious game ? Les étudiants sont plus mitigés sur la question, même si la note de 10,83 le classe en tête sur l’efficacité sérieuse avec Cartel euros 3000. Tous s’accordent à reconnaître que « le message est bien intégré au jeu », mais si pour certains il est « bien transmis » « car on ne peut pas avancer sans apprendre », pour d’autres « il ne ressort pas bien », il « apporte seulement un peu de culture générale » et l’enjeu ludique étant très prenant il y a « mauvaise mémorisation des connaissances ».

Si l’on peut estimer que ce logiciel est relativement bien réussi puisqu’il bénéficie d’une évaluation plutôt bonne alors qu’il n’a pas bénéficié de gros moyens techniques, il pose des questions particulièrement intéressantes sur la relation jeu / apprentissage. L’on constate d’abord que la prédominance d’un enjeu ludique simple et fort entraîne la motivation et l’implication des joueurs, situation d’engagement que l’on retrouve dans la définition du flow de Mihaly Csikszentmihalyi (2005).

Par contre les connaissances historiques ne sont pas formalisées : pas moyen d’avoir recours à des références historiques qui ne servent pas directement l’enquête, pas d’accès à une chronologie ou à un cadre historique général. On glane de ci de là des informations sur la vie quotidienne des romains, sur leur alimentation, les objets qu’ils utilisent. Comme le font remarquer les étudiants la mémorisation en est incertaine car la focalisation sur la résolution de l’énigme ne met pas forcément en situation d’organiser les connaissances en relation avec une perspective historique. De ce point de vue un étudiant trouve le serious game « moins efficace qu’un livre ».

Pour notre part nous dirons qu’un tel serious game relève de ce que Gilles Brougère qualifie d’« apprentissage informel » : on apprend au fil d’une expérience sans être inclus dans un processus d’apprentissage globalisant. Il s’agit donc d’apports pédagogiques aléatoires. Dans ce cas le jeu peut avoir une induction positive en favorisant la motivation et l’immersion dans les éléments de connaissance. Cela peut aussi être une induction négative en cantonnant l’apprentissage aux aléas de l’expérience ludique. Au pire la motivation ludique peut faire obstacle à la motivation cognitive (on n’explore plus l’univers que pour gagner et on ne mémorise aucun élément non immédiatement utile au jeu).

Synthèse et modélisation

Il ressort globalement de ces études de cas une faible efficacité des serious games analysés. La perception ludique est faible voire parfois absente. Les jeux proposés ne sont pas des jeux ou leur potentiel ludique est faible en comparaison à celui des vrais jeux vidéo. De même les apports éducatifs peuvent être mis en doute : parfois totalement absents, parfois de nature behaviouriste ou encore aléatoires.

Une vision simplificatrice pourrait poser une opposition entre les objectifs ludique et éducatifs : plus on joue moins on apprend (exemple de Passeur de mémoire), plus on est dans l’apprentissage, plus on s’éloigne du ludique (exemple de Cartel euros 3000).

Néanmoins il ne faut pas conclure trop vite à l’échec systématique des serious games. Le succès d’Amerca’s Army est incontestable : à la fois jeu vidéo avéré et outil de propagande très efficace. Une des raisons majeures différenciant d’Amerca’s Army des productions que nous avons ensuite analysées tient au budget de réalisation. Plusieurs des serious games analysés ont disposé de budgets et de moyens réduits ne permettant pas de mettre en œuvre des simulations réalistes avec de la 3D en temps réel qui les placeraient au même niveau que les jeux de divertissement de référence. Amerca’s Army par ses procédés reprend les codes de pratiques ludiques antérieures connues drainant un public important de joueurs. Il se situe dans la lignée du succès des jeux guerriers FPS. La qualité de réalisation le met au niveau des jeux vidéo les plus sophistiqués.

Par ailleurs Amerca’s Army reste cantonné à un objectif de propagande. Ce n’est pas un outil d’entraînement ou de formation, ce qui risquerait de lui faire probablement perdre son caractère ludique. C’est un outil de communication que l’on peut ranger dans la catégorie des advergames ou jeux publicitaires : au travers de l’activité ludique on s’immerge dans un univers dont on intègre progressivement les codes ou les valeurs. Le joueur est d’abord joueur. Si des messages lui sont transmis c’est en surcroît sans que cela perturbe son activité ludique.

Y a-t-il pour autant apprentissage ? Il est vrai que tout jeu est apprentissage lors de sa phase de découverte même si cela peut se limiter à apprendre les lois numériques mises en place par le programmeur et à s’y confronter. Pour autant cet apprentissage risque de ne pas avoir grand impact sur la vie réelle du joueur. La question du serious game pose celle de la transférabilité des acquis de la pratique ludique. Cette question n’a pas de sens dans le jeu de divertissement qui est, pour reprendre les termes de Caillois, une activité « séparée : circonscrite dans des limites d’espace et de temps précises et fixées à l’avance » (1958 : 43), et aussi « improductive : ne créant ni biens, ni richesse, ni élément nouveau d’aucune sorte » (Ibid.).

Dans plusieurs serious games que nous avons analysés l’apprentissage visé est celui de la modification des comportements (Premiers combats) ou l’acquisition de réflexes (jeux d’adresse, quiz, temporisations induisant un stress). L’efficacité est dans la répétition (cas des quiz d’EDF Park), pas dans l’innovation ni dans la créativité. Ces objectifs et procédés peuvent prouver leur efficacité pour du conditionnement ou de la formation appliquée. Peuvent-ils être compatibles avec des objectifs éducatifs ? De notre point de vue l’éducation suppose le développement de la personne, donc de son esprit critique pour l’exercice de choix éclairés et s’oppose aux pratiques de conditionnement propres aux jeux publicitaires ou de propagande.

Dans cette optique, parmi les cas examinés seuls Cartel euros 3000 et Death in Rome sont susceptibles de relever de l’éducatif. Death in Rome présente une situation ludique relativement réussie qui parvient à susciter l’engagement du joueur, tout en réussissant à l’immerger dans un univers de connaissance. Nous avons dit qu’il s’agit d’apprentissage informel en référence aux travaux de Gilles Brougères. C’est peut-être dans cette direction que le serious game pourrait trouver une validité éducative, en tant que complément à un enseignement plus formalisé.

Nous avons dit que Cartel euros 3000 n’est pas un jeu. On pourrait certainement le rendre plus attractif en améliorant les visuels et l’ergonomie. Serait-il pour autant ludique ? Beaucoup de logiciels de simulation sont présentés comme ludiques alors qu’ils sont des terrains d’expérimentation, mais pas forcément de jeu. En simulant les équilibres d’univers réels ils permettent des mises en situation qui peuvent être très utiles à de la pédagogie, de la même façon que le font les séances de travaux pratiques dans les cursus d’enseignement. Pour autant ces séances ne sont pas qualifiées de jeux. Nous pensons que pour ce type de logiciels la qualificatif de micro-monde employé par Seymour Papert serait certainement plus pertinent que celui de jeu, fut-il sérieux.

L’examen de ces études de cas de serious games nous permet de dresser une typologie des serious games au regard des aspects éducatif et ludique. Sur le plan éducatif nous dégageons une échelle qui va du non-éducatif à l’éducatif et dans laquelle nous distinguons 4 états successifs : le non-apprentissage, l’apprentissage de conditionnement, l’apprentissage aléatoire, l’expérimentation. Une seconde échelle permet de mesurer le degré de ludicité, du non jeu au jeu pur.

Nous proposons une représentation graphique dans laquelle l’éducatif est en abscisse et le ludique en ordonnée. Ce graphique, de type graphique en bulles, nous permet de situer nos études de cas en fonction des deux paramètres et de distinguer de grands types de serious games : les serious games à jeu séparé (Passeur de mémoire), les serious games de conditionnement dans lesquels nous différencions les non-jeux de type parcours contraint (Premiers combats) et les jeux immersifs de type behaviouriste (Ameica’s Army), enfin dans les jeux éducatifs les jeux immersifs éducatifs (Death in Rome) et les micro-mondes (Cartel Euros 3000).


Figure 2 :
Typologie des serious games au regard de leurs aspects éducatif et ludique.

 

Conclusion

Avec le ludo-éducatif, puis les serious games, sont posées les mêmes questions, à savoir l’introduction du jeu numérique dans les pratiques éducatives. Ces questions sont d’une grande complexité car elles supposent la rencontre de deux phénomènes, en eux-mêmes complexes, et à priori opposés : le jeu qui vise le divertissement gratuit et l’apprentissage qui suppose l’effort dans le but d’obtenir des résultats utiles.

Nous avons vu la diversité des modalités de cette rencontre et nous en avons synthétisé les difficultés au travers de notre typologie. De nombreux produits se caractérisent par l’absence de jeu ou par de fausses modalités ludiques. Ce biais est celui mis en lumière par Catherine Kellner (2000, 2006) dans le domaine du ludo-éducatif, on le retrouve dans bon nombre de serious games qui au mieux sont des simulations, au pire de simples exercices scolaires maquillés avec des décors évoquant le monde de la fiction ludique.

Les serious games qui veulent replacer le jeu au cœur de leur conception nous confrontent à une autre problématique : le modèle du jeu sans apprentissage. Pour des auteurs comme Gee (2003) un bon game design entraînerait de bons principes d’apprentissage. Divers auteurs montrent aujourd’hui que la pratique du jeu n’implique pas nécessairement un apprentissage.et que l’on peut réussir un jeu sans rien apprendre (Linderoth, 2010, Hock-Koon, 2012).
L’éducation a-t-elle besoin du jeu et le jeu doit-il envisager son avenir dans l’asservissement à des finalités utiles ? Il faut ici rappeler qu’il n’est pas nécessaire de jouer pour apprendre avec plaisir. Des générations d’élèves ont pu prendre du plaisir à découvrir des connaissances nouvelles sans qu’on ait eu besoin de leur faire croire qu’il s’agissait d’un jeu. Il est tout aussi vrai que les apprentissages peuvent se faire dans la souffrance. Des mises en situations, des mises en pratique peuvent participer à l’amélioration de la compréhension en favorisant la liaison entre des concepts abstraits et des réalités concrètes. L’ordinateur peut être un outil particulièrement efficace en proposant des simulations. Ce ne sont pas pour autant des jeux.

Cependant l’entrée du jeu vidéo de divertissement dans les écoles n’est pas à éluder, sans toutefois se faire des illusions sur ses capacités éducatives. Les jeux vidéo sont un fait culturel massif et incontournable. Le monde éducatif peut s’en saisir pour mieux les comprendre, développer un recul critique des pratiquants (de la même façon que l’on peut faire de l’éducation à l’image), sans vouloir en faire des objets sérieux qu’ils ne sont pas.

Il faut enfin rappeler que le jeu n’est pas seulement le produit d’un dispositif ludique efficace. Le jeu ne devient jeu que lorsque qu’un joueur décide de se l’approprier en tant que tel. Le dispositif doit rencontrer l’attitude ludique (Henriot, 1989) du sujet humain. On peut douter de la possibilité d’émergence de l’attitude ludique dans bien des situations, notamment dans des situations de contraintes telles que celles qui caractérisent le monde scolaire : peut-il y avoir encore jeu lorsque l’on est obligé de jouer ? Certainement pas si on en croit Roger Caillois pour qui le premier critère du jeu est une activité libre « à laquelle le joueur ne saurait être obligé sans que le jeu perde aussitôt sa nature de divertissement attirant et joyeux » (Caillois, 1958 : 42).

Notes

(1) L’ordinateur individuel – Les 100 meilleurs CD-ROM 97 – Hors-série, été 1997, pp. 36/37

(2) Guide d’utilisation Ecole, ADI 4.0, Coktel, p.24.

(3) Livret pédagogique Ecole, ADI 4.0, Coktel, p.9.

(4) http://www.01net.com/editorial/398726/les-logiciels-ludo-educatifs-sont-ils-efficaces/

(5) http://www.americasarmy.com/

(6) http://netseminar.stanford.edu/past_seminars/sessions/2003-02-12.html

(7) Steve O’Hagan Recruitment hard drive The Guardian 19 juin 2004
http://www.guardian.co.uk/technology/2004/jun/19/games.theguide

(8) Cité dans Ludovia Magazine, 14/03/2011 : http://www.ludovia.com/news-185-799.html

(9) http://eduscol.education.fr/ecogest/enseignements/ecogest/im_ecogest/1-stmg-sciences-de-gestion-1ere.pdf

(10) Département d’IUT Métiers de l’Internet et du Multimédia.

(11) http://www.jeux-serieux.fr
http://www.serious-game.fr
http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/technologie/Pages/2008/93_DOSSIERSPECIALJEUXSERIEUX.aspx

(12) http://www.premierscombats.com/index.php/news?start=2

(13) http://onac.paraschool.com/

(14) http://www.edf.com/html/edf_park/web/index.php

(15) http://pedagogie.ac-toulouse.fr/ecogest/spip.php?article142

(16) http://www.creatiel.info/cartel-simulation-entreprise/

(17) http://www.bbc.co.uk/history/interactive/games/death_rome/index_embed.shtml

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Auteur

Michel Lavigne

.: Michel Lavigne est titulaire d’un doctorat d’Etat en Sciences politiques. Après un parcours professionnel dans la réalisation audiovisuelle et le développement multimédia, il est aujourd’hui Maître de conférences en multimédia dans le département Métiers du Multimédia et de l’Internet de l’IUT Paul Sabatier. Ses recherches actuelles portent sur la création d’applications multimédia et tout particulièrement les applications à vocation ludique et éducative.