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Le questionnaire, objet de médiation et fiction narrative

Cet article inédit a été élaboré depuis un texte d’habilitation à diriger des recherches intitulé « Po(ï)étique du Questionnaire : spectateurs et publics de la culture réinventés par les enquêtes de pratiques », sous la direction de Jean Caune, habilitation soutenue à Grenoble en novembre 2002.
L’auteur tient à remercier ce dernier, mais également Isabelle Pailliart, Jean-Pierre Esquénazi, Jean Davallon, Daniel Jacobi, Bruno Péquignot, Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas, qui ont enrichi ce travail de leurs lectures critiques et bienveillantes.
Article mis en ligne le 10 Nov, 2003

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Ethis Emmanuel, « Le questionnaire, objet de médiation et fiction narrative« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°04/3, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2003/varia/03-le-questionnaire-objet-de-mediation-et-fiction-narrative

Introduction

Il y a deux expressions qui devraient normalement permettre de qualifier les logiques immanentes à un questionnaire d’enquête dévolu aux pratiques de la culture : ce sont les expressions « objet de médiation » et « fiction narrative ». Celles-ci gagneraient, en effet, à être mobilisées tout au long d’un travail d’enquête, à la fois en tant que préalables épistémologiques lorsque l’on tente de matérialiser, c’est-à-dire d’arrêter sous forme de questions une problématique, mais aussi en tant que garde-fous interprétatifs lorsque, du questionnaire, on s’essaie à extraire une formulation compréhensive de son objet d’enquête ; cette formulation – on oublie trop souvent de le rappeler – n’est pas une transcription de la réalité : la réalité, pour elle-même, intéresse peu, elle n’est pas un objet de science ; ce sont les logiques de sens, les destinées anoblies par nos aspirations et par nos souvenirs, avec lesquelles on tente de diaprer nos existences qui, elles, nous intéressent vraiment.

De fait, tout dispositif d’enquête s’immisce comme une médiation entre ce que nous désignons sous le nom de « terrain » – qui n’est autre qu’un décor habité ressemblant à une reproduction plus ou moins fidèle de ce que l’on croit être la réalité -, et le questionnement, que l’on adresse aux habitants de ce terrain qui vivent ces logiques de sens qu’ils appellent, ou que nous appelons aussi, « leur vie ». C’est dans l’observation de ces logiques que l’on discerne précisément ce qui, à nos yeux, correspond à de « bons », et par défaut, à de « mauvais » objets d’étude : le tri du bon grain et de l’ivraie est tout empreint des acceptions mentales par lesquelles nous instruisons notre système d’inférences, ou en d’autres mots, par lesquelles nous assurons les recoupements entre certains événements réifiés en faits grâce à l’entremise des pertinences que nous leur attribuons.

C’est pourquoi nous nous proposons d’aborder ici quelques balises d’où la scénarisation et la fabrication du questionnaire se laissent saisir dans leurs limites : la première d’entre elles, et non la moindre, est celle qui est relative à la difficulté de construire un objet d’enquête, lorsque, subrepticement, se confondent l’objet observé et le dispositif qui équipe l’observation dudit objet. Puis, nous nous attarderons sur un questionnaire distribué durant le festival d’Avignon 1997, particulièrement représentatif d’un objet qui tente de faire coller ce que l’on désire apprendre par l’enquête et qui se révèle comme un échec dans sa scénarisation interpellatrice. Enfin, nous observerons combien il est difficile de stabiliser l’objet questionnaire en matière de pratiques culturelles, et notamment quand cet objet tente de traiter de nos préférences en matière de « genres préférés ».

Point de méthode, l’enclenchement d’un récit

Il faut se méfier de certains recoupements qui, parce que très péremptoires, restreignent trop hâtivement le nombre d’allers-retours effectués entre questionnement et terrain, en nous laissant parfois penser que l’on a mis d’emblée la main sur un « bon objet ». Ainsi, sous prétexte d’apporter « un regard neuf » pour mettre en lumière « la vérité moderne de l’amour », le sociologue Jean-Claude Kaufmann nous incite-t-il, dans un récent ouvrage (Kaufmann, 2002), à nous pencher sur le lit du « premier matin », ce matin qui suit la première nuit d’une rencontre. Méthodologiquement, il pose le problème en ces termes : « Quelle pouvait bien être l’astuce permettant d’atteindre la réalité de l’amour ? Un objet comme le lit par exemple ? L’idée n’était pas mauvaise, mais posait quelques problèmes. Il se révélait judicieux de choisir un moment, particulier et important, et un contexte précis lié à ce moment. Une des déformations des belles histoires que nous nous racontons consiste à réécrire les débuts, souvent plus approximatifs que ce qui est déclaré après coup. Cette manipulation étant opérée, l’histoire amoureuse officielle n’a plus ensuite qu’à dérouler sa logique, vaincre éventuellement quelques adversités, franchir les étapes. Alors que très souvent, rien n’était vraiment joué au début. Pour éviter cette réécriture trompeuse, la ruse toute simple consistait donc à fixer l’enquête sur un instant donné, avant que le couple ne soit établi, mais après la rencontre. Il ne pouvait y avoir la moindre hésitation : le premier matin était ce moment parfait. » Un peu enivrés par notre goût pour cette originalité que l’on confond souvent avec une prescience vertueuse où la naïveté s’érige en valeur, on voit d’abord, dans la proposition du premier matin, un objet magnifique, un objet qui répond à une double curiosité : une curiosité naturelle, celle qui veut voir, celle de l’indiscrétion, et une curiosité scientifique, celle qui veut comprendre et qui cherche le lieu d’où elle peut le faire.

Qui ne se sent naturellement et personnellement concerné par la réalité de l’amour ? Sans doute la réalité de l’amour se trouve-t-elle, d’ailleurs, dans la manière même dont nous la questionnons, déterminés que nous sommes à être sourds à ce qui n’a jamais été mieux exprimé que dans le texte d’Aragon, « Il n’y a pas d’amour heureux », lorsque celui-ci met côte à côte les mots : « mon bel amour, ma déchirure » : nous ne sommes et nous ne serons jamais « l’autre », celle ou celui, que nous aimons, et c’est dans ce sentiment d’irrésolu que se fondent les plus belles histoires d’amour. Les réponses ne sont pas du registre de l’amour qui installe plutôt ses logiques dans le sentiment de mise en accord de nous-mêmes avec le monde. Cette mise en accord emprunte, elle, tous les chemins qu’elle trouve, même ceux des petites superstitions quotidiennes que nous réinventons chaque matin comme autant de rituels de preuves pour l’amour ou pour ce que nous ne pouvons résoudre dans l’immédiateté : « Est-ce que Michèle m’aime vraiment ? » se demande-t-on intérieurement ; « Je ne sais pas encore très bien, mais si la boulangère me regarde dans les yeux en me rendant la monnaie du pain, alors Michèle m’aime vraiment ». Ces petites formes de rituels de preuves rapprochent ainsi ces milliers de faits infimes du quotidien que nous relions entre eux dans l’arbitraire de significations magiques. Et, si tant est que la liaison soit mauvaise, c’est-à-dire que « la boulangère ne nous regarde pas en rendant la monnaie du pain », nous retrouvons aussi vite une nouvelle situation où éprouver « l’amour de Michèle », et ce, indéfiniment, jusqu’à ce que cela fonctionne (impénitents, une liaison qui fonctionne ne nous satisfera d’ailleurs jamais réellement, et l’on se surprendra très vite à tester à son tour cette liaison).

Le Premier matin de Jean-Claude Kaufmann s’instaure en objet d’étude en puisant sa force dans ce flux de questions qui interrogent l’amour, mais surtout en effectuant un curieux « arrêt sur image » qui, pratiquement, transfigure un moment de vie en rituel investi d’intentionnalités à dévoiler. Aussi faut-il se poser la question du comment naît une histoire d’amour ? Est bien une question de « naissance » plutôt qu’une question de « quête », si ensuite, elle s’origine dans le premier lit d’une rencontre, si enfin, le récit que nous livrons a posteriori de ce lit-là fournit bien un matériau compréhensif susceptible de répondre scientifiquement à une telle question ? Le Premier matin de Jean-Claude Kaufmann est cinématographique, l’auteur récupérant, au reste, cette analogie en précisant que dans les modes fictionnels, il n’y a que la caméra qui a su s’attarder « sur les éveils incertains, les quiproquos minuscules, les vêtements approximatifs ou les petits-déjeuners impromptus. Cette différence de traitement n’est pas le fait du hasard. Elle s’explique par les modalités propres au premier matin, où domine l’intelligence sensible plutôt que réflexive ; les sens (particulièrement le regard) guidant la pensée. Le premier matin est une expérience sensitive, très visuelle. Et qui s’attache aux détails équivoques de l’ordinaire extraordinaire, intuitivement saisis dans une image, plus compliqués à rendre dans un texte ». Le cinéma, il est vrai, use du premier matin dans ses modes narratifs, mais il s’agit là d’un encodage purement filmique, un raccourci, un incipit qui replante le décor. Jean-Claude Kaufmann justifie son approche en revendiquant son inscription épistémologique dans la grounded theory, qui tente de forger progressivement les concepts à partir des détails les plus concrets du terrain. Sans doute tient-il avec le Premier matin un enclencheur pour l’imaginaire narratif. Tout questionnaire, tout entretien, toute question qui nous impliquent en tant que personne fonctionne de la même manière.

L’expérience commune que nous avons des situations sociales, comme, par exemple, le réveil après la nuit de la première rencontre, constitue à la fois un point de départ et un sas d’entrée vers une enquête sur les récits sentimentaux ; malgré tout, ce sas ne possède pas les qualités suffisantes pour accéder à l’ensemble des logiques de sens à l’œuvre dans une histoire d’amour, car il ne saurait à lui seul objectiver toutes les pertinences d’un récit reconstruit depuis cette entrée « à sens unique ». De plus, l’obstacle sur lequel on butte indéfectiblement dans le Premier matin, est celui d’un amalgame confortable entre les « codes » qui obligent à scander un récit de vie intime en inventant des portes inédites à nos mémoires individuelles et le récit lui-même. Ces codes, ces figures, Jean-Claude Kaufmann le souligne à raison, sont effectivement présents au cinéma, mais ils sont avant tout le résultat de rationalisations techniques, subterfuges utilisés pour mettre en scène un récit en images destinées à nous placer, nous spectateurs, dans des situations représentées, qui, quelquefois, sont même strictement inversées à ce qu’elles seraient si elles devaient avoir lieu dans la vie de tous les jours. Le Premier matin relève de ces figures du « faire croire » ou du « faire symboliser » performantes pour elles-mêmes et mériteraient d’être appréhendées à ce titre par une enquête comparative mesurant les différences des ressources mobilisées lorsque l’on se raconte dans nos premières fois : « premier matin ? première relation sexuelle ? premier baiser ? premières souffrances ? etc. » De telles figures informent avant tout sur nos manières de faire des récits ou nos manières de faire des mondes, pour reprendre le titre du bel ouvrage de Nelson Goodman (Goodman, 1992) ; elles interpellent le dialogue avec une mémoire incertaine, une mémoire qui commence à rêver sur elle-même.

À ce titre, l’enquête devient passionnante pour tous ceux qui choisissent de chausser les lunettes filtrantes de la curiosité naturelle ou de la curiosité scientifique focalisées sur la génétique des récits personnalisés et les fonctions heuristiques qui l’accompagnent. En revanche, il semble difficile de soutenir que l’on réponde par le Premier matin à la manière dont naît une histoire d’amour sauf si, aveuglés par la vigueur de notre enclencheur à récit, on décrète que ses facultés « enclencheresses » sont la preuve qu’il s’agit bien « du » moment-clef pour harponner la « vérité moderne de l’amour ». Si l’on récapitule étape par étape le raisonnement à l’oeuvre dans Premier matin, on observe d’autant mieux la logique de Jean-Claude Kaufmann qui pervertit l’interprétation même d’une telle enquête :
– On a tous des histoires d’amour qu’on met en récit.
– On vit tous des premiers matins dans nos histoires d’amour.
– On en parle peu dans ce que l’on se raconte.
– Je cherche moi, Jean-Claude Kaufmann sociologue, à savoir comment naît une histoire.
– Je m’appuie sur le premier matin pour interroger les enquêtés.
– Je constate que cela les fait raconter et que cela donne un sens à leur récit.
– Je dégrade le sens de leur récit en supposant que de ces observations reconstruites, on peut entrevoir une intentionnalité interprétable dans le premier matin.
– Fort de ces intentionnalités supposées, j’en déduis que le premier matin est en réalité un objet social central de l’enquête et que c’est dans les conséquences de ce premier matin que naît une histoire d’amour.
– Je confonds la finalité de mon enquête avec la question qui m’a aidé à y accéder.
– J’instruis un artefact sociologique en prétendant être resté près du terrain.

Pas plus qu’on ne peut amalgamer l’enclencheur du récit avec l’histoire qu’il raconte, on ne peut ramasser ce qui est susceptible de nous être rendu compréhensif par l’enquête sur le dispositif de ladite enquête. Sinon, étendant un tel point de vue à l’enquête criminelle, une enquête irrésolue effacerait du même coup le crime lui-même. L’intérêt épistémologique d’un ouvrage comme Premier matin tient à ce qu’il nous interroge sur ce qui est interrogeable et, en arrière-plan, sur les manières d’interpeller les plis de notre mémoire et ceux de notre oubli. Ici, les questionnaires ou les plans d’entretien jouent pleinement leur rôle en tant que dispositifs de médiation ; l’attention épistémologique que l’on doit accorder à ces dispositifs-là tient à la vigilance sans cesse reconduite de ne pas escamoter l’objet de la médiation par la médiation elle-même. En ce qui concerne les pratiques de la culture, les objets interrogeables par le questionnaire relèvent de trois grands registres sémiques :

1. – Le registre de l’expertise, du jugement et de la compétence : l’individu exprime ses sensations face à un objet quelconque, il le situe dans sa hiérarchie de perception et de goût, il le confronte activement à d’autres en avançant ou en justifiant de son champ de comparaison – vous êtes allés voir quel film ce soir ? comment avez-vous effectué votre choix ? Avez-vous aimé ce que vous venez de voir ?

2. – Le registre de la mémoire, du souvenir et de l’affirmation de soi : l’individu a recours pour répondre à son expérience passée objectivée ici directement en tant que telle – quel est votre film préféré ? combien d’expositions avez-vous visitées l’été dernier ? – ; contrairement au premier registre qui ressort d’une perception immédiate d’un objet cinématographique, par exemple, le deuxième registre laisse saisir des goûts affirmés et maturés au cours de la carrière de spectateur de l’individu.

3. – Le registre de l’identité : l’individu se présente dans ce dernier registre à travers ses conditions sociales d’existence, ce qui le définit à la fois dans son identité sociale – l’enquêteur peut, au reste vérifier ces informations au moment de la passation du questionnaire, ces informations étant généralement de l’ordre du visible – et dans son identité personnelle – informations inaccessibles dans le visible instantané, nous ignorons par exemple combien gagne un individu ou s’il habite en ville ou à la campagne, ou même combien il possède de DVD dans sa vidéothèque.

C’est en faisant travailler ensemble ces trois registres que l’on peut prétendre commencer à esquisser le portrait d’une personnalité culturelle de l’individu. Il semble en effet que les sciences de l’information et de la communication, qui s’intéressent à la compréhension de logiques de sens immanentes aux actions, sont dans l’obligation de prendre en compte et donc en charge dans leurs enquêtes, ne serait-ce qu’une part, du changement et de la transformation du continuum entre culture et personnalité.

Si nous aimions éperdument Sheila, Dalida ou Sylvie Vartan à 11 ans, il y a fort à parier que ces divas de la variété française perdurent comme chanteuses favorites lorsque l’on atteint les 38 ans, quitte à ce qu’elles recouvrent la tête de notre palmarès personnel à 57 ans. Les raisons même de ces divers reclassements sont le résultat de reconfigurations successives des pôles de références perpétuellement aptes à évoluer ; prendre la décision d’annoncer Sylvie Vartan comme chanteuse favorite à 14 ans ou à 62 ans a, de surcroît, de fortes chances de procéder de significations très différentes au regard de la présentation de soi. Cette variation est essentiellement due au jeu de distance que l’on est susceptible d’instaurer avec nos référents culturels et la représentation qu’on en donne pour autrui. De fait, le questionnaire, objet de médiation, ouvre d’abord une fenêtre sur notre mode de prise de décisions, c’est-à-dire sur le contrôle qu’il nous permet d’exercer sur nous-mêmes, et sur notre volonté de rendre compte de ce que l’on estime être notre existence. En donne-t-il ou non la possibilité effective ? Que faut-il entendre par « effective » en ce cas ? Ce sont là de tout autres questions auxquelles il n’est pas facile d’apporter une réponse définitive, d’autant que la réponse procède de l’activité même de répondre à un questionnaire qui, en tant que dispositif de communication, anticipe, pré-catégorise avec une plus ou moins grande latitude la vie qui est la nôtre. En ce sens, si l’on devait envisager le questionnaire à la lumière d’un « genre » particulier de communication, sans doute faudrait-il se risquer à le rattacher à ce qui, à un moment ou à un autre, relève d’une interpellation de la morale de l’individu : non qu’il soit « pensé » au jour d’une quelconque morale en cours qui traverserait une société donnée à un moment donné – ce n’est jamais ce à quoi « pensent » ceux qui conçoivent un questionnaire -, mais qu’il peut à maintes reprises, du fait de sa formalisation, être reçu ainsi par celui qui tente d’y répondre « honnêtement ». Un questionnaire apparaît toujours, de fait, comme une sorte de bras de fer entre le système de règles sociales apparemment ouvert qu’il met en jeu et le système de règles personnelles de l’individu qui y répond.

Le questionnaire proposé aux publics de Bernadetje à Avignon : petit plaidoyer pour une pragmatique appliquée à l’enquête

Sans doute, certains penseront qu’il est excessif de définir l’objet de médiation qu’est le questionnaire comme relevant d’une interpellation des valeurs de l’individu. C’est pourtant bien sous le contrôle feutré, tantôt d’une conscience morale de soi, tantôt d’un imaginaire en valeurs projeté sur le monde, que bon nombre d’enquêtés résolvent les différents dilemmes auxquels ils sont quelquefois confrontés dans l’enquête, lorsqu’ils décident de ne pas « rompre le jeu de la réponse » en poursuivant jusqu’à son terme la sollicitation à laquelle ils sont soumis. Répondre à un questionnaire, c’est prendre une décision à propos d’une série de questions dont il est quelquefois difficile de comprendre à quelle logique d’ensemble elles se rattachent. Cette perte de la maîtrise de l’enquêté sur le questionnaire n’est cependant pas nécessairement préjudiciable à l’enquête elle-même. Car accepter de répondre à un questionnaire, c’est aussi participer ou adhérer à un jeu qui repose sur un espoir sous-jacent de découvrir quelque chose sur soi-même, une objectivation d’un soi, tout autant personnel que social et auquel on n’a pas directement accès. Si l’on a la sensation de maîtriser complètement le questionnaire, alors c’est l’utilité même de l’objet qui peut être interrogée.

Ainsi, alors que nous menions une enquête sur les publics du festival d’Avignon en 1997, nous avons mis la main sur un questionnaire, réalisé par le département des Arts du spectacle de l’université de Bordeaux 3, qui présente la particularité de rassembler sur un recto verso bon nombre des écueils sur lesquels bute tout dispositif d’enquête. Et si l’on part du principe que tout questionnaire contient en creux une représentation idéal-typique de celui ou de celle qu’il interroge, alors on accouche avec Les publics de Bernadetje en Avignon, d’un spectateur étonnamment monstrueux. Si, à la lecture de ces feuillets, on parvient à substituer un tant soit peu de bienveillance scientifique à notre première envie de sourire face à cette caricature de questionnaire, alors on peut estimer qu’on tient là le plus merveilleux des outils pédagogiques d’apprentissage méthodologique des techniques d’enquête sur les pratiques de culture.

En tout premier lieu, il faut reconnaître que Les publics de Bernadetje sont la matérialisation parfaite de ce rêve de méthode où l’on mettrait placidement les idées à l’épreuve des faits, ou mieux encore, qui distillerait les faits jusqu’à en tirer des idées : la part belle est faite ici à la place de l’a priori. Par « a priori », il faut entendre un terme qui, comme le précise André Lalande, conforme la langue courante à l’usage des physiciens et des naturalistes : « Au point de vue méthodologique, on appelle a priori toute idée ou connaissance antérieure à telle expérience ou série d’expériences spéciales. Ainsi, chez Claude Bernard, une idée a priori est une hypothèse. Sous ce sens général, nous retrouvons le sens le plus ancien de cette expression [qui] consiste à désigner par raisonnement a priori (à partir de l’antécédent) celui qui va de la cause à l’effet, du principe à la conséquence ; […] et par raisonnement a posteriori celui qui remonte des conséquences aux principes qui le conditionnent » (Lalande, 1999, p. 72-73). En avançant des questions du type « Nombre de metteurs en scène trouvent dans des écrits ‘Anciens’ une certaine contemporanéité qui les exhorte à les porter à la scène aujourd’hui. Face à ce genre de création, vous êtes vous souvent sentis face à une proposition anachronique ? », l’a priori à l’œuvre se fait ici assez radical pour révéler de manière très transparente l’idéalisme qui trempe l’ensemble du questionnaire dont, en définitive, on ne peut rien attendre : sur un plan strictement matériel, le questionnaire n’indique même pas, au reste, s’il s’agit de répondre oui ou non à cette question ; peu importe d’ailleurs puisque les faits que cette dernière aimerait discuter fonctionnent là à l’image des axiomes mathématiques, imposés d’emblée comme des vérités évidentes, naturelles. Bien entendu, on entrevoit comment les concepteurs du questionnaire de Bernadetje se sont certainement sentis investis d’une mission de légitimation de cette création, une légitimation ayant pour objectif d’induire la reconnaissance d’un spectacle « inclassable » aux qualités innovantes indéniables depuis ce que les spectateurs auraient pu livrer en répondant à l’enquête.

Le problème reste, à tout bien considérer, que le point de vue depuis lequel les concepteurs des Publics de Bernadetje inventent leur questionnaire est indéfinissable. Ces derniers stigmatisent les tics de langage les plus ampoulés des mondes de la culture développant tour à tour la sémantique de « l’écho » et de la « résonance ». En guise de présentation générale de ce questionnaire, on nous explique que « cette étude décide de s’attacher particulièrement à la singularité du travail d’Alain Platel » : on le constate, tout est déjà réglé dans cette phrase qui met l’accent sur cette redondante « particularité singulière » ou « particulière singularité » du travail présenté ; on notera, au détour, que l’on ne va plus ici « au spectacle », mais que l’on « assiste à un travail », dérive vers un « laborieux » s’il en est, qui sévissait déjà dans la qualification des objets issus des arts plastiques où depuis une vingtaine d’années, on ne présente plus une œuvre mais un Travail, c’est-à-dire un objet où la noble sueur de l’artiste certifie sémantiquement la valeur objet susnommé – ; s’agissant donc « d’apprécier les résonances de cette création », on ne cherche plus à savoir s’il s’agit d’aimer ou non un spectacle, mais à savoir s’il « résonne », l’enveloppe du spectateur se métamorphosant peu à peu en chambre d’écho, ce que confirme d’ailleurs la suite du questionnaire puisque « l’écho » ou le « faire écho » homologue la quasi-totalité de l’activité spectatorielle : « Consacrer cinq minutes de votre temps pour faire écho à notre demande » ; « Avez-vous eu des échos avant de venir voir Bernadetje ? » (on ne doute pas que le spectacle ayant lieu à ciel ouvert, les plus proches voisins entendent cette question sous sa plus juste acception) ; « Chercherez-vous à en connaître des résonances prochainement ? » (on s’étonne presque que la sémantique ne se soit pas étendue à la réverbération, la dissonance, voire dans ce contexte à l’infra ou à l’ultrason qui confineraient définitivement ce spectacle dans son « non-conformisme ondulatoire »).

« Recherche culturo-connivences désespérément » pourrait être l’autre intitulé des Publics de Bernadetje, car en adoptant une terminologie aussi connotée qu' »étiologique« , « perception sensible ou intelligible« , « auteurs certifiés par l’histoire« , les concepteurs de ce questionnaire tiennent à distance à la fois ceux avec qui ils sont censés dialoguer – les spectateurs -, et ceux pour qui ils sont censés dialoguer – les créateurs. Renseignements pris, au bout de vingt jours de représentations de Bernadetje, trois personnes ont déposé leur questionnaire au « Point de vente de Victoria » à la sortie du théâtre, comme il était demandé au dos de ce dernier ; sur ces trois, deux étaient à demi remplis, et le dernier était barré en oblique de la mention « Imbitable ! ».

La scénarisation et la fabrication du questionnaire, quelle que soit la situation d’enquête, déterminent toujours, par nécessité délibérée ou involontaire, les conditions non triviales de la production d’un mimème, un spectateur imaginé qui fonde une relation de ressemblance sélective avec le spectateur réel. En étant spectateur au milieu des autres spectateurs, un individu acquiert par sa fréquentation des lieux de culture un ensemble de connaissances propres à lui permettre de thésauriser un véritable capital de familiarité avec les objets, les lieux et ceux avec qui il partage ces objets et ces lieux, d’abord, par une relation mimétique, ensuite, par ce que l’affranchissement à cette relation a pu produire. En revanche, lorsqu’il remplit un questionnaire, un individu, par ses décisions multiples, construit un mimème où il devrait être en mesure d’accéder ipso facto à une (re)-connaissance minimale de ce qu’il est censé être ; dans le cas des publics de Bernadetje, le mimème auquel il aboutit demeure très improbable, sauf s’il parvient à surmonter le mépris, la culpabilisation, et l’impudeur dans lesquels le relèguent de telles questions. En effet, le mimème construit par le questionnaire ne saurait être envisagé comme un « reflet » passif de l’individu, mais correspond, on l’a déjà dit, aux décisions successives que cet individu est en mesure de prendre dans le cadre d’une grille sélective de questions qui l’autorise à une plus ou moins grande marge de manoeuvre pour « contrôler » son identité, son jugement ou son souvenir. Au fur et à mesure qu’il remplit un questionnaire, l’enquêté se voit contraint à se situer dans un espace de propriétés préconstruites par une problématique d’enquête qu’il ignore, mais qui doit néanmoins le conduire à répondre comme s’il était en territoire connu. On ne saurait imaginer aujourd’hui des cartes routières qui varieraient esthétiquement en fonction des régions qu’elles traversent, cela rendrait tout bonnement le monde illisible pour tous les conducteurs qui veulent disposer d’une représentation efficace pour se situer et se guider de manière autonome. Il en va de même pour le questionnaire.

Pour l’enquêteur comme pour l’enquêté, pour l’interprétant comme pour l’interprété, un questionnaire redouble symboliquement la carte du monde sur laquelle il propose aux uns et aux autres de situer et de se situer. Et de la même façon qu’une carte routière nous fait parfois réaliser que le chemin qui doit nous mener à notre destination est plus torturé et plus long qu’on l’imaginait, le questionnaire nous renvoie à un principe de réalité imagé du monde social auquel on croit ou auquel on croyait appartenir. En conséquence, et même si cela est banal de le rappeler, le plus important des travaux à effectuer dans la « fabrication » de questions utiles consiste à imaginer depuis quelle pragmatique notre questionnaire interpelle le monde qu’il interroge : la signification d’une question est ici conçue comme le produit d’instructions attachées aux perspectives cognitives qu’ouvre la situation classante fournie par les réponses que l’on apporte à la question. Et, c’est précisément parce qu’il est une instance classante que le questionnaire ébranle malgré lui ces catégories morales discrètes d’où l’on peut mieux concevoir d’où l’on parle, d’où l’on ne parle pas, mais aussi d’où l’on ne pourra jamais parler et ce, que l’on s’intéresse au registre de l’identité, à celui du souvenir ou à celui du jugement. « Je déteste répondre à ces questionnaires pré-formatées – déclare Andrée, spectatrice fidèle du festival de Cannes – où vous savez, on trouve des tranches d’âge toutes faites, où l’on vous demande si vous appartenez au groupe des 15/24 ans, des 25/34, et 35/44, des 44/55, ou à celui des plus de 55 !… Moi qui ait 54 ans, vous voyez, je frissonne au fait de me rendre à l’évidence que ma vie se replie sur elle-même et qu’il n’y a plus de tranches après celle-ci… Il faut l’accepter avec froideur… et même si j’aime parfois tricher avec mon âge auprès de mes amis, je ne suis jamais dupe du miroir que me renvoie ce type de questionnaire… Pas plus que je ne suis dupe de ma situation sociale quand, en revanche, je coche la case de 5000 à 7500 francs mensuels en guise de fourchette pour les revenus de mon foyer… Là encore quand je vois qu’il n’y a qu’une tranche en dessous de moi et six au-dessus, j’ai un petit pincement au coeur, je me culpabilise, j’ai un peu honte… Heureusement, qu’on trouve souvent d’autres questions pour se rattraper et montrer d’autres richesses qu’on a en nous, vous voyez… notre originalité… »

À la médiane discrète de la réalité et de ses représentations

Hormis ces catégories classantes qui interpellent l’enquêté en interrogeant directement ou indirectement ses valeurs, demeure un autre usuel qui affecte couramment la fabrication et l’interprétation de nos questionnaires sur les pratiques culturelles : l’usage des catégories qui découpent en genres nos pratiques. Que faire, en effet, des réponses fournies, par exemple, aux questions de genre comme celle que propose le questionnaire sur les pratiques culturelles des Français (Donnat, 1998) ?

Question 53

Parmi les disques et les cassettes possédés dans votre foyer, quels sont les genres de musique que vous avez ?
– Des chansons ou des variétés françaises
– Des musiques du monde
– Des variétés internationales
– Du rap
– Du hard rock
– Du rock
– De la musique d’opérette
– De la musique d’opéra
– De la musique classique
– De la musique de films ou de comédies musicales
– De la musique d’ambiance ou pour danser
– Des chansons pour enfants
– De la musique militaire
– De la musique folklorique
– De la musique contemporaine
– D’autres genres de musique
– Ne sait pas

On pourrait discuter indéfiniment de ce que recouvrent ces genres-là, se demandant si les musiques du monde sont si différentes des musiques folkloriques, si le rap peut s’entendre aussi comme de la variété internationale, ou bien encore si selon les dispositions d’écoute que l’on a, on ne peut pas adopter la musique militaire en guise de musique d’ambiance. Sans doute faut-il avoir assez de bon sens déflationniste pour admettre qu’au fond, le péril majeur de nos questionnaires d’enquête n’est pas qu’ils utilisent ou non des catégories génériques idoines – on a compris qu’ils ne le peuvent jamais réellement -, mais plutôt qu’ils transfigurent toujours plus ou moins nos pratiques culturelles en « pratiques pleines », laissant filer à travers leurs mailles les « Séraphin Lampion » de tout poil ordinairement en passe de nous dire comme dans Les bijoux de la Castafiore : « Notez bien que je ne suis pas contre la musique, mais franchement, là, dans la journée, je préfère un bon demi ».

Dans un texte remarquable intitulé « Conduites sans croyance et oeuvres d’art sans spectateur » (Veynes, 1988, p. 3-22), l’historien Paul Veyne définit le concept de médiocrité quotidienne, un concept qui habille parfaitement les bonnes répliques de Lampion puisqu’il pointe la déperdition d’énergie qui, selon la situation envisagée, existe d’une part, entre la réalité et ses représentations et, d’autre part, entre les idéaux que l’on proclame et la manière de vivre ces idéaux : « la réalité – dit-il – est plus forte que toutes les descriptions qu’on peut en donner ; et il faut avouer que l’atrocité, lorsqu’on la vit, dépasse toutes les idées qu’on pouvait s’en faire. En revanche, quand il s’agit de valeurs et de croyances, c’est le contraire qui est vrai : la réalité est très inférieure aux représentations qu’elle donne d’elle-même et aux idéaux qu’elle professe ». La réalité, il est vrai, est rarement aussi emphatique que les récits qu’on en prodigue. La réalité des faits culturels est du même ordre. L’esthétique des objets culturels qui peuplent notre existence devrait, au demeurant, s’assimiler à une esthétique du détachement, où seules quelques oeuvres se « détachent » des autres pour alimenter la part intime de l’imaginaire culturel. Au regard de la difficulté qu’il y a à atteindre cette part intime qui est aussi une part sociale d’une personnalité culturelle à l’oeuvre, on pourrait se demander, dès lors, à quoi servent les dispositifs d’enquête que l’on n’a de cesse de reconstruire ?

Pourquoi s’évertuer à armer autant de questionnaires ou d’entretiens sur les formes culturelles, si chaque connaissance produite contient déjà, en germe, la critique qui la prédestine au rebut du théorico empirique ? La réponse se trouve très certainement dans la situation d’enquête elle-même, précisément dans le moment où se produit la médiation entre questionnaire et enquêté. Chaque questionnaire posé, chaque entretien passé proposent toujours en creux leurs idéaux culturels. La question 53 des Pratiques culturelles des Français présuppose, sans précaution particulière, que l’on possède de la musique enregistrée chez soi, donc le matériel nécessaire à son écoute, et enfin le temps disponible pour se consacrer à cette écoute. Il n’en reste pas moins que le questionnaire offre, jusque dans ses questions les plus incongrues aux yeux de certains, une connexion immédiate avec d’autres espaces sociaux et d’autres modes de vivre la quotidienneté de l’existence : il nous met face à notre « être-au-monde », mais un « être-au-monde » qui implique une existence sociale qui ici prend corps dans une communication sociale singulière qui fictionnalise une petite part de nous-mêmes. Comme le souligne François Flahault, « exister, ce n’est donc pas seulement compter aux yeux des autres, c’est se sentir vivre dans le même monde qu’eux » (Flahault, 2002). Et c’est principalement dans ce sentiment-là que réside la force de n’importe quel questionnaire en tant que dispositif d’enquête et qui valide son fonctionnement comme objet de médiation et fiction narrative.

Pour conclure…

À l’issue d’une enquête sur les pratiques culturelles, on pourrait insister sans fin sur les limites épistémologiques qui sont en jeu dans tout dispositif de recherche. Cette insistance ne doit pas cependant nous inciter au renoncement qu’elle qu’en soit sa forme : la trop grande prudence interprétative en est une, les préalables épistémologiques interminables en sont une autre. En mettant en avant le fait que le questionnaire est un objet de médiation et une fiction narrative inscrits dans un dispositif où tout un chacun peut exprimer une part de lui-même, l’invitation est faite de réétudier la finalité même des enquêtes sur les pratiques de culture : en effet, la mesure qu’elles prennent n’est jamais tout à fait une mesure de pratique effective, mais plutôt une mesure des manières dont cette pratique ouvre sur une parole, dont elle enclenche une ouverture sur soi et sur le monde imaginé de chacun, de comment elle métamorphose les relations d’un individu à ce monde-là et les manières de dire ces relations. Les sciences sociales trouvent ici toute légitimité à prendre en charge une programmatique responsable du « faire symboliser » en matière de culture. La scénarisation et la fabrication du questionnaire s’y entendent là avec un souffle où les logiques de sens sont tissées sur la médiane discrète de la réalité et de ses représentations.

Références bibliographiques

Veyne, Paul, « Conduites sans croyance et oeuvre d’art sans spectateurs » in Diogène, n° 143, Paris, Éditions Gallimard, 1988

Kaufmann Jean-Claude, Premier matin. Comment naît une histoire d’amour, Paris, Armand Colin, 2002

Goodman, Nelson, Manières de faire des mondes, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 1992

Lalande, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 10ème édition, 1999

Donnat, Olivier, Les pratiques culturelles des français. Enquête 1997, Paris, La Documentation française, 1998

Flahault, François, Le sentiment d’exister, ce qui ne va pas de soi, Paris, Éditions Descartes et Cie, 2002

Ouvrages récents d’Emmanuel Ethis

Le spectateur imaginé, Paris, L’Harmattan, 2004

Aux marches du Palais. Le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales (sous la direction de), La documentation Française, département des Études et de la prospective, collection « Questions de culture », Paris, 2001

Avignon, le public réinventé (sous la direction de), La documentation Française, département des Études et de la prospective, collection « Questions de culture », Paris, 2002. Wolf, Mauro, Teorias da Comunicação, Presença, Lisboa, 1995.

Auteur

Emmanuel Ethis

.: Emmanuel Ethis est le responsable du département des Sciences de l’information et de la communication de l’université d’Avignon. Spécialiste de la réception des oeuvres cinématographiques et particulièrement des usages du temps dans les films de fiction, il conduit une série de travaux sur les dynamiques culturelles nouées autour de la pratique cinématographique. Voir en bibliographie les références de quelques-uns de ses ouvrages récents.