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Vers une diplomatie publique française des musées en Chine ? La sinisation numérique des stratégies communicationnelles du Louvre

23 Août, 2021

Résumé

Choix prioritaire des touristes chinois voyageant en France, le Louvre a lancé le 1er mai 2015 un projet numérique ciblant le média social chinois Weibo, destiné à promouvoir la culture et les valeurs françaises et à consolider sa présence et sa communication dans le monde sinophone. Son compte Weibo est devenu, depuis 2016, l’un des comptes muséaux étrangers les plus influents de l’internet chinois. À partir d’une démarche netnographique, nous avons observé l’ensemble des posts émis par le musée du Louvre tout au long de l’année 2019 (N=352) sur Weibo afin d’étudier, à travers le prisme de la diplomatie publique numérique, les stratégies communicationnelles du Louvre sur le net chinois et de comprendre en quoi le musée participait au rayonnement du soft power français en Chine.

Mots clés

Louvre, diplomatie publique, soft power, Weibo, sinisation

In English

Title

Towards a French museum public diplomacy in China ?  The sinicization of the Louvre museum’s communication strategies at the digital age

Abstract

As the priority choice of Chinese tourists traveling in France, the Louvre Museum launched on May 1, 2015 a digital project targeting the Chinese social media platform Weibo. It intended to promote French culture and values while consolidating its presence and communication in the sinophone world. Its Weibo account has become, since 2016, one of the most influential foreign museum accounts on the Chinese Internet. By using a netnographic approach, we observed all the posts issued by the Louvre Museum on Weibo throughout 2019 (N=352). We aim to study, through the digital public diplomacy prism, the Louvre’s communication strategies on the Chinese Internet and to understand how the museum participates and engages in wielding French soft power in China.

Keywords

Louvre, public diplomacy, soft power, Weibo, sinicization

En Español

Título

¿Hacia una diplomacia pública del Museo del Louvre en China? La relevancia de China en la estrategia de comunicación de los museos francés en la era digital

Resumen

Al ser una prioridad de visita para los turistas chinos que viajan a Francia, el Museo del Louvre lanzó el 1 de mayo 2015 un proyecto digital dirigido a los usuarios chinos en la red social Weibo con el objetivo de promover la cultura y los valores franceses, y con ello consolidar su presencia y comunicación en el mundo chino. La cuenta del Museo del Louvre en Weibo se ha convertido desde 2016 en una de las más influyentes de museos extranjeros en el internet chino. A través de un enfoque netnográfico, este estudio observa las publicaciones emitidas por el Museo del Louvre en Weibo en el año 2019 (N=352). A través de una diplomacia pública de prisma, se analizan las estrategias de comunicación del Museo de Louvre en la internet china para comprender cómo es su participación y colaboración en el ejercicio del poder suave francés en China.

Palabras clave

Louvre, diplomacia pública, poder suave, Weibo, sinización.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Huang Zhao Alexandre, Hardy Mylène, « Vers une diplomatie publique française des musées en Chine ? La sinisation numérique des stratégies communicationnelles du Louvre », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/3A, , p.71 à 87, consulté le jeudi 26 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/supplement-a/05-vers-une-diplomatie-publique-francaise-des-musees-en-chine-la-sinisation-numerique-des-strategies-communicationnelles-du-louvre/

Introduction

Dans le dernier rapport s’intitulant The Soft Power 30 et publié conjointement par le USC Center on Public Diplomacy et le centre de recherche en marketing américain Portland qui a construit un indice de soft power étatique, la France se trouve pour la deuxième fois en tête devant toutes les autres entités politiques internationales. La notion de soft power a été conçue par le politologue américain Joseph Nye dans les années 1990. Elle représente l’ensemble des capacités d’un État à coordonner des moyens communicationnels en vue de de persuader et de séduire les publics visés. Elle inclut en parallèle la capacité de mise à l’ordre du jour (agenda-setting) d’un gouvernement dans un processus de médiation de ses politiques, de ses valeurs nationales voire de ses messages idéologiques par le biais de la culture (Nye, 1991, 2004).

Les études précédentes ont largement discuté en détail de la contribution du prestige culturel français au soft power et à la réputation mondiale de l’Hexagone (Charillon, 2020 ; Huang & Wang, 2019 ; Lefebvre, 2019 ; Peyre, 2019). La reconnaissance internationale de la culture française est même « bien supérieure à sa puissance économique ou militaire » (Gazeau-Secret, 2013, p.104). Le rapport The Soft Power 30 explique de la manière suivante les clés du succès du soft power français : d’une part, la France dispose d’une riche offre culturelle, et notamment « le Louvre reste le musée le plus visité dans le monde », d’autre part, « la réaction mondiale sur l’incendie du Notre-Dame a rappelé à nouveau la position unique de la France en tant que pierre de touche de la culture et du patrimoine mondiaux, démontrant l’ampleur de la résonnance culturelle mondiale de la France » (Portland & USC Center on Public Diplomacy, 2019, p.39‑40). Cette résonnance de la culture, de l’histoire et du patrimoine français reflète une sorte de relation émotionnelle établie entre les acteurs culturels de la France et leurs publics étrangers sur le long terme (Duncombe, 2019). Cela permet à la France de devenir la destination la plus visitée au monde, de faire rayonner la culture et le savoir-vivre français à l’échelle mondiale et de consolider l’influence diplomatique de la France dans la communauté multilatérale.

La République française est la première destination touristique européenne pour les touristes chinois depuis 6 années consécutives. En 2018, 2,2 millions de touristes chinois visitaient l’Hexagone (Paris2beijing, 2019). Parmi eux, plus de 600 000 voyageurs chinois ont exploré le Louvre (FranceInfo, 2018). Dans son discours prononcé pendant sa visite officielle au Louvre, l’ambassadeur chinois en France Lu Shaye a mentionné le fait que « le Louvre [était] toujours le choix prioritaire des touristes chinois visitant la France » (Ambassade de la République Populaire de Chine en République Française, 2020, § 2). Cette réussite est due à l’attractivité de la culture française autant qu’à la réputation internationale du Louvre ; mais elle est aussi et surtout le résultat d’un ciblage de l’ensemble des stratégies communicationnelles du Louvre vers les médias sociaux chinois, ciblage donnant une couleur sinisée à la communication ainsi mise en place.

En vue d’attirer les voyageurs chinois potentiels, notamment les voyageurs individuels qui ne voyagent pas dans un groupe suivant un circuit organisé, le Louvre a lancé le 1er mai 2015 un projet numérique auprès du média social chinois Weibo, destiné à promouvoir la culture française et à diffuser le soft power français de manière à consolider sa présence et sa communication internationales (Huang & Wang, 2019). Il s’agissait non seulement pour le Louvre de mieux diffuser et promouvoir le patrimoine culturel national, de valoriser le savoir-faire muséal national à l’égard des publics chinois, mais également d’attirer des touristes chinois pour des raisons économiques d’affluence, ainsi que de renforcer la construction d’une image nationale favorable et la réputation de charme de la République française dans le média social chinois (Gudjonsson, 2005; Ingenhoff, White, Buhmann, & Kiousis, 2019; Noya, 2006) ; et ainsi in fine de contribuer au rayonnement de la France, de ses savoir-faire comme de ses valeurs.

Soft power, diplomatie publique, médias sociaux et musées

Le musée est considéré comme un « laboratoire civil » (Bennett, 2005, p.521) ouvert au grand public (ICOM, s. d.). Il n’est pas seulement un lieu servant à protéger le patrimoine, les traditions et la diversité culturelle, mais aussi un espace essentiel où ont lieu éducation, inspiration, échange et dialogue (UNESCO, s. d.-B, p.1). De même, le musée est un acteur actif dans la promotion du développement économique durable. Son rôle social est de surcroît de raconter des histoires authentiques et de permettre à des publics de vivre des expériences interactives, directes et durables (Russo, Watkins, Kelly, & Chan, 2007). De fait, l’utilisation des plateformes numériques permet aux musées d’entretenir des liens de manière efficace et directe avec les publics visés à travers le partage, en ligne, des expériences et des mémoires (Falk & Dierking, 2000). Parallèlement à ce premier objectif, les musées mobilisant les médias sociaux dans le cadre de leur communication internationale et interculturelle s’intègrent à la diplomatie d’influence d’un État (Tenzer, 2013). Cette dernière favorise en effet l’amélioration de l’attractivité de la culture nationale que le musée représente dans l’espace public étranger (Cai, 2013 ; Luczak-Rougeaux, 2017 ; Russo et al., 2007).

Ainsi, les actions communicationnelles des musées envers les publics étrangers ne peuvent être comprises uniquement dans leur aspect mercatique, mais doivent être également analysées comme partie de la diplomatie publique étatique qui contribue au déploiement du soft power d’un État. Dans sa révision du concept de soft power, Nye met en lumière que l’attrait de la culture devient la capacité fondamentale et vitale d’un État à « façonner les préférences des autres » (2019, p.8). Dans son récent article sur le soft power à la française, Charillon (2020) considère que la diplomatie publique correspond à ce qui est appelé souvent en France diplomatie d’influence et qui participe au déploiement du soft power français à l’échelle internationale par le biais d’un ensemble d’actions audiovisuelles culturelles. En d’autres termes, « la diplomatie publique commence par la culture, c’est du moins ce que l’on croit fermement en France, au-delà des clichés habituels » (p.265). Selon Charillon (2020), la culture et les projets de communication interculturelle « contribu[ent] à l’amélioration de l’image nationale de la République et (…) l’aid[ent] à obtenir un soutien politique sur la scène internationale » (p.267), puisque la culture d’un État favorise les échanges d’idées et améliore la connaissance et la compréhension des publics étrangers envers cette culture. Si le soft power est étroitement associé à « l’idée d’une pacification des relations internationales » (Desmoulins & Rondot, 2018, p.158) qui promeut la culture et le patrimoine au rang de ressource stratégique et de levier d’influence, la diplomatie publique, quant à elle, serait une pratique communicationnelle idéale permettant à un État et à ses acteurs de déployer et de consolider le soft power tout en participant à la gestion de l’image étatique et la réputation nationale. Autrement dit, la diplomatie publique facilite « l’engagement d’un acteur auprès des publics étrangers » dans l’ensemble de ses activités et de ses interventions communicationnelles dans le domaine culturel (Cull, 2019, p.60). Elle permet également à cet acteur communicationnel d’exporter et de médiatiser certains aspects de la vie culturelle qu’il représente (Goff, 2013 ; Melissen, 2013).

En effet, dans une perspective communicationnelle, la diplomatie publique se réfère à l’ensemble des activités communicationnelles organisées par les acteurs étatiques ou non étatiques dans le cadre du renforcement de l’attractivité d’un État-nation (Nye, 2004). En d’autres termes, la diplomatie publique recouvre un ensemble de discours et de pratiques par lesquels les organisations, qu’elles soient gouvernementales ou non gouvernementales, visent à influencer, de manière discrète, les attitudes et les perceptions des publics étrangers envers l’image non seulement de l’organisation, mais aussi du pays qu’elles représentent (Ingenhoff, White, Buhmann, & Kiousis, 2019). Il s’agit en même temps de « valoriser les stratégies de communication mixtes qui intègrent des activités communicationnelles stratégiques comme le storytelling et le dialogue » (Huang, 2019, p.44).

Les médias sociaux ont modifié de façon progressive la définition de la diplomatie publique du fait que la connectivité et l’interactivité interviennent de manière déterminante dans l’ensemble des activités communicationnelles organisées par les acteurs (Zaharna, 2010). En d’autres termes, les médias sociaux sont analysés comme des dispositifs intégrant les informations, les institutions et les publics de manière à dynamiser l’interaction en ligne (Hayden, 2012 ; Huang & Wang, 2020). La fonctionnalité technique et l’innovation des médias sociaux contribuent à l’établissement de « relations sociales institutionnalisées » (Cooke & Lawrence, 2005, p.1) dans lesquelles la connectivité du réseau et l’interactivité en ligne donnent lieu à des « initiatives de collaboration et d’interaction », y compris les messages, les récits, la connaissance et l’innovation (Zaharna, 2014, p.222). De ce fait, ce qu’on appelle la « nouvelle diplomatie publique » s’intéresse à la production, dans les médias sociaux, de récits cherchant à renforcer la structure et la formation cognitive sociales (Wu & Wang, 2018), c’est-à-dire « l’interactivité et l’échange entre les organisations et leurs publics visés ainsi que le tissage de relations humaines affectives » (Huang & Hardy, 2019, p.78). De plus en plus d’institutions culturelles, d’entreprises et d’organisations non gouvernementales participent, que ce soit activement ou passivement, de manière tactique ou non intentionnelle, à ces formes de communication para-diplomatiques lorsqu’elles promeuvent leurs produits, services et actions à l’échelle internationale, puisque leurs actions contribuent en même temps à la construction d’une image favorable à leurs États-nations (Buhmann & Ingenhoff, 2015 ; Golan, 2013).

Les activités communicationnelles du Louvre sur Weibo

Dans ce cadre, cet article examine les stratégies communicationnelles du Louvre sur le média social chinois Weibo à travers le prisme de la diplomatie publique numérique. Weibo est un service de microblogging offert par Sina, une grande entreprise chinoise du web. En raison de la censure et du blocage d’Internet effectués par le Parti-État chinois, les utilisateurs de l’internet chinois ne sont la plupart du temps pas en capacité d’accéder aux médias sociaux internationaux tels que Facebook et Twitter (Arsène, 2016). Si une organisation prévoit d’effectuer un projet de communication numérique en Chine, elle est obligée, pour communiquer avec les publics chinois, d’utiliser les réseaux chinois, en particulier Weibo, et d’accepter leurs fonctions spécifiques. De surcroît, la censure gouvernementale restreint l’utilisation de toute interface de programmation (API) pour collecter les posts sur Weibo. De ce fait, la collecte des posts issus de Weibo s’est effectuée manuellement le 15 février 2020. Notre recherche entend étudier la manière dont le musée national français du Louvre médiatise et donc transforme la culture, l’art et « l’art de vivre » français sur Weibo afin de mieux attirer les publics et les touristes chinois potentiels, et dont il tend, de ce fait, à développer une perception favorable des internautes chinois envers la culture française et la France. À partir d’une analyse netnographique, dont la méthode a été développée par Huang et Hardy (2019), de l’ensemble des posts Weibo du Louvre tout au long de l’année 2019 (N=352), nous tenterons de saisir les diverses formes revêtues par les posts émis par le Louvre sur Weibo pour répondre à deux questions :

  • Comment le Louvre met-il en scène l’ensemble de ses activités sur le territoire chinois ?
  • Comment, pour ce faire, adapte-t-il ses stratégies communicationnelles dans sa communication, sur le net chinois ?

Notre bilinguisme et notre appartenance culturelle croisée ont favorisé un codage fin et longuement discuté du contenu des posts collectés. Ayant opté pour une démarche d’analyse inductive de l’ensemble des posts de Weibo collectés, nous avons appliqué une méthode inspirée de la théorie ancrée pour faire émerger des catégories d’analyse (emergent coding)(Huang & Wang, 2019; Novo et al., 2018; Stemler, 2001). Cette méthode a permis de déterminer trois catégories : le type de contenu principal présenté dans les posts, les formes de sinisation utilisées dans les contenus et le type d’interaction mise en œuvre. Nous avons codé 35 posts ensemble pour construire les catégories, en vérifiant et en améliorant le livre de codage. Nous avons ensuite codé chacun 65 posts séparément avant de comparer le codage pour vérifier la fiabilité inter-codeur. L’outil ReCal (Freelon, 2010) a été utilisé pour calculer le taux de fiabilité inter-codeur par Krippendorff’s Alpha des trois variables : 0,94 (type de contenu), 0,86 (sinisation), 0,84 (interaction). Enfin, chacun des auteurs a codé 126 posts séparément.

Mise en scène du Louvre

 

Table 1. Modalité des posts

Les activités communicationnelles du Louvre font ressortir la mise en scène par le musée de son ethos, à travers la forme et le contenu des messages. Comme l’illustre la table 1, dans l’ensemble de 352 posts du Louvre en 2019, une grande majorité des messages (n=268, 76%) sont des posts originaux. Par ailleurs, la plupart des posts originaux (n=230, 86%) sont constitués d’un texte accompagné d’images (cf. figures 3, 5 et 6). Cette modalité crée une visualisation directe des contenus correspondant à la mise en avant des activités du Louvre, qui est très dynamique puisque les posts sont publiés de manière quasi-quotidienne.

Table 2. Type de contenu principal des posts

Comme le détaille la table 2, notre analyse a permis d’identifier 7 types de contenu principal des posts du Louvre. La plupart des posts publiés par le Louvre (n=107, 43%) concerne ses activités : présentation des collections ou expositions et événements qui s’y rattachent. Elle s’accompagne, en grande majorité, d’une forme visuelle comprenant un texte long et plusieurs images [1] (cf. figures 1 et 3). Nous nous attacherons cependant dans cet article principalement aux stratégies discursives des posts. En effet, si l’iconographie présente les œuvres du musée de manière traditionnelle, ce qui est intéressant est son encadrement, voire son recadrage, par les discours qui en transforment la portée et le sens (cf. aussi note 1).

Figure 1. Répartition des modalités des posts par type de contenu

Les collections présentées sont quasiment toujours du domaine de la peinture et sont accompagnées d’une explication sur les caractéristiques du peintre, ainsi que sur sa biographie. Les peintres exposés dans les posts sont tous européens et sont, pour la plupart, déjà connus du public chinois : Michel-Ange, Léonard de Vinci, Georges de La Tour, etc. Certains posts présentent les collections à partir de thématiques, par exemple Mme de Pompadour ou encore l’arrivée de l’hiver. Cette présentation de la richesse des collections du Louvre met en avant également son savoir-faire en termes patrimoniaux, notamment sa capacité à conserver la mémoire d’une forme de patrimoine mondial, ce qui renforce l’image prestigieuse que le musée, et par conséquent la France, revêt déjà en Chine. La collaboration du musée avec différents acteurs des réseaux français et chinois, ou encore l’internationalisation du musée, mise en évidence par des posts concernant le Louvre d’Abu Dhabi, ajoutent encore à ce prestige. Cette mise en réseau et cette internationalisation du musée constitue une forme de mise en scène emphatique qui permet, par la démultiplication des activités culturelles, de souligner la capacité de projection du musée à l’étranger. Cette situation est particulièrement prégnante dans la mise en relation entre la France et la Chine.

Positionnement du Louvre comme relais entre la France et la Chine

À travers ses posts, le Louvre vise en effet à se positionner comme un intermédiaire facilitant la communication et les échanges entre la France et la Chine. Les recherches précédentes confirment que les activités communicationnelles menées par les musées internationaux sont propices à l’établissement de relations et de coopérations interétatiques, à l’amélioration des échanges interculturels et au renforcement de la compréhension mutuelle entre les citoyens (Grincheva, 2013 ; Stamatoudi, 2009).

Table.3. Formes de sinisation utilisées dans les posts

L’analyse de contenu fait ressortir plusieurs stratégies communicationnelles du Louvre, qui vont toutes dans le sens d’une mise en forme sinisée de la communication. En effet, comme le montrent la table 3 et la figure 2, la plupart des posts comporte une forme discursive sinisée, et cela même si nous n’avons naturellement pas pris en compte le fait que les posts sont rédigés en caractères chinois, y compris les noms propres. L’indication, entre parenthèses, des noms propres d’origine, des titres de tableau d’origine ou la présentation des termes français originaux, par exemple la traduction « le Roi Soleil » dans le post sur Louis XIV détaillé plus loin (cf. figure 3), ménage une transition pédagogique entre les deux cultures en permettant au public chinois d’accéder, tout en sécurité, à la culture à travers la langue française, ce qui met en valeur la capacité de passeur culturel entre la France et la Chine dont fait preuve le Louvre.

Figure 2. Répartition des formes de sinisation par type de contenu

 

Figure 3. Post du Louvre sur Louis XIV

Dans ce processus de sinisation du discours, une première stratégie communicationnelle identifiée, et la plus importante, comme le montre la figure 2, est une stratégie linguistique médiatique (n=205). Il s’agit, dans les posts, d’utiliser un certain nombre de formulations médiatiques auxquelles est habitué le public chinois, ce qui permet de poser des jalons reconnaissables, aidant l’internaute à parcourir le post. Cette stratégie est particulièrement prégnante dans les posts qui concernent la présentation des collections ainsi que dans les posts liés à la mise en avant des valeurs et des grands personnages français. Elle est à lier au type d’interaction la plus visible dans tous les posts du Louvre, l’interaction personnelle, contribuant à l’implication des internautes chinois dans l’énonciation utilisée.

Une deuxième stratégie linguistique est de s’adresser, par des termes spécifiques propres au langage web chinois, au public jeune adepte des réseaux sociaux et notamment de Weibo (n=46). Ainsi en est-il de l’adresse dans plusieurs posts aux « 小伙伴们 » (xiaohuobanmen), « les p’tits gars », une expression autrefois réservée pour qualifier des enfants, mais entrée il y a quelques années dans le langage Internet. Ce type d’expression renforce la relation recherchée avec le public, parce qu’elle accentue l’aspect affectif, qui se trouve déjà également dans bon nombre de formulations sinisées de type médiatique, qui comportent des interjections et une ponctuation exclamative.

Une troisième stratégie communicationnelle consiste à créer un contexte de sinisation par le contenu du post. Plusieurs modes opératoires sont alors mis en œuvre. Le plus habituel d’entre eux, codé « dates traditionnelles » (n=8), vise à utiliser des dates significatives pour le public chinois, liées par exemple à des fêtes traditionnelles du calendrier lunaire, ou à des fêtes contemporaines, comme l’anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine (cf. figure 6). À cette occasion, le type d’interaction privilégiée est l’interaction personnelle, avec des formules attendues du public chinois, montrant qu’on lui prête attention. Un post du 5 janvier 2019 recommande par exemple de bien se couvrir selon les traditions du calendrier lunaire chinois. Une attention particulière est portée au lien entre la France et la Chine : l’internaute trouve ainsi un post lié à la Saint-Valentin française, et un autre à l’équivalent de la Saint-Valentin en Chine (qixi), qui a lieu le 7 juillet dans le calendrier lunaire. Un autre mode opératoire consiste à insérer, au milieu des explications ou narrations liées au Louvre et à la France, une comparaison avec des éléments traditionnels chinois qui, là encore, agissent comme des jalons rassurants pour l’internaute. Ainsi, dans un post du 10 février 2019, le Louvre présente un tableau, Le vœu de Louis XIII, expliquant que le roi priait la Vierge pour qu’elle lui donne un héritier. Le post fait ensuite le lien avec la tradition chinoise de prier la déesse Guanyin pour donner naissance à un enfant. Un dernier mode opératoire est d’indiquer un lien factuel entre la France et la Chine. Par exemple, un post daté du 5 septembre 2019, présentant le roi Louis XIV à l’occasion de son anniversaire de naissance, instaure un lien entre cette période et celle de l’empereur chinois Kangxi, en indiquant que la Chine était connue en Europe à ce moment-là (cf. figure 3).

Une quatrième stratégie communicationnelle de sinisation s’effectue par la mise en exergue, à travers les mentions dans les posts et les reposts, de relations inter-organisationnelles entre le Louvre et les partenaires chinois avec lesquels il collabore, comme les grands médias chinois Sina, iQiyi, ou encore avec divers musées chinois. Les table 4 et figure 4 soulignent la répartition de ces interactions dans les différents types de contenu. Cette collaboration avec des partenaires chinois s’effectue notamment à travers une série d’événements organisés entre des musées chinois et français par le média Internet Sina.com et intitulés « 文明对话 » (wenming duihua ; dialogue entre les civilisations) (cf. figure 5).

Table 4. Type d’interaction mise en œuvre dans les posts

 

Figure 4. Répartition des types d’interaction par type de contenu

 

Figure 5. Dialogue entre les civilisations

Enfin, une dernière stratégie communicationnelle porte la forme sinisée dans son aspect interactionnel plus politique, en mettant en avant les relations France – Chine. Ainsi, le post détaillé précédemment sur le lien entre Louis XIV et l’empereur Kangxi a pour objectif de montrer le caractère historique et ancien de la connaissance et des échanges mutuels entre la France et la Chine, dont le Louvre se fait, de facto, le continuateur (cf. figure 3). Le post du 1er octobre 2019, dans la figure 6, donne à voir, quant à lui, la reconnaissance de l’anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine en même temps que la relation France-Chine, notamment à travers une mise en scène subtile combinant l’emoji du drapeau chinois et une image représentative de la pyramide du Louvre dans laquelle apparaît une lumière rouge qui représente la couleur nationale de la Chine. Cette mise en scène reflète implicitement une expression politique chinoise fréquemment employée pour décrire les relations diplomatiques : nizhong youwo, wozhong youni [2] (nous nous incluons les uns les autres).

Figure 6. Post à l’occasion de la célébration de la fête nationale chinoise

 

Les stratégies communicationnelles du Louvre : une contribution à la diplomatie publique française

Les stratégies communicationnelles mises en pratique par le Louvre peuvent en dernier lieu être appréhendées sous l’angle de la diplomatie publique. En effet, il s’agit non seulement de présenter des collections et de mettre en avant le savoir-faire du Louvre en tant que musée, mais bien pour le Louvre de se donner à voir comme représentant de la France et des valeurs qu’elle véhicule.

Les posts mettant en avant un certain art de vivre à la française (n=12) tendent à renforcer l’attractivité du soft power de l’Hexagone par le biais des clichés culturels. Ainsi, afin de renforcer l’image de la France comme pays de la mode, le Louvre publie à l’occasion de la Fashion week de Paris des posts qui présentent l’histoire de la mode française. Un autre exemple est un post du 15 avril 2019 qui présente Mme de Pompadour en insistant sur la porcelaine de Sèvres ou encore sur l’influence de la maîtresse de Louis XV en termes de coiffure. Un post du 21 juin 2019, présente, lui, à l’occasion de la Fashion week homme, le goût français historique pour la mode, en donnant notamment les exemples de François 1er et de Louis XIV en la matière.

Par ailleurs, les posts soulignant des valeurs, des savoir-faire ou de grands personnages directement liés à la France (n=52) entendent non seulement renforcer la réputation en Chine d’un certain nombre de personnages historiques et politiques français, mais aussi transmettre de manière implicite les valeurs, les idées et les politiques promues par la France. De nombreux types de posts (n=70) sont de cette manière soit directement reliés à la France, soit affichés comme liés aux engagements français à l’international, à travers par exemple les objectifs de développement durable de l’ONU, même si ces derniers ne sont pas cités directement. Un post du 21 novembre 2019 présente ainsi Voltaire, les Lumières, et met en avant la liberté d’expression. Un autre post promeut la tolérance et la diversité de manière plus détournée, avec un emoji d’arc-en-ciel. Ces posts (n=18) adoptent une stratégie de communication type RSE, saisissant notamment l’occasion des journées internationales de l’ONU sur telle ou telle cause pour défendre les valeurs qui s’y rattachent.

Conclusion

Si le déploiement du soft power donne la possibilité à un État de consolider l’attractivité de sa culture, de ses idées et de ses valeurs, et en même temps de renforcer sa capacité à établir son agenda sur la scène mondiale (Huyghe, 2018), alors toute une série d’activités communicationnelles menées par le Louvre sur Weibo peut être analysée comme une pratique de communication stratégique dans le cadre de la diplomatie publique française. Il s’agit d’utiliser de façon stratégique et calculée la langue, la culture et les histoires dans une optique de long terme (Huang, 2019), afin de transmettre subtilement les perspectives et les valeurs de la France au public chinois. Cette action stratégique communicationnelle transparaît à travers les efforts du Louvre pour trouver les points d’intersection et d’interrelation des deux pays en termes de culture, de société et d’histoire. L’utilisation continue des expressions chinoises et des formulations médiatiques et commerciales à la chinoise contribue également au renforcement de l’influence du Louvre sur le net chinois.

Notre analyse montre par ailleurs qu’il existe une sorte d’interaction qui dépasse la seule organisation du Louvre. Elle inclut un fonctionnement réticulaire qui met en avant le réseau français avec lequel le Louvre interagit fréquemment sur Weibo. Ce réseau culturel français sur Weibo est créé par les reposts et la fonction de la mention « @ ». Il consiste en plusieurs homologues français du Louvre, tels que l’Institut Français de Pékin, le Musée d’Orsay, les Invalides, Atout France et les offices de tourisme des villes françaises. Il s’agit non seulement d’établir une interaction réticulaire qui mette en évidence l’ensemble des événements culturels organisés en France de manière à accentuer l’image de la France en tant que gardien international du patrimoine et de la culture, mais aussi de créer une communauté culturelle française en Chine afin de faire circuler l’image d’un charme particulier de la culture et des valeurs françaises.

De manière intéressante, lorsque le Louvre s’affiche comme intermédiaire de la relation franco-chinoise, il utilise le cadre communicationnel du lien avec la Chine pour, à l’intérieur, se positionner, et donc positionner le soft power français. Si l’on en revient au post de la figure 5, représentatif des posts traitant du « # dialogue entre les civilisations # (#文明对话#) », il fait apparaître, au niveau de sa forme, les échanges entre le Louvre, ses partenaires muséaux chinois ainsi que les médias chinois. En réalité, sur le fond, ce « dialogue entre les civilisations » est une initiative lancée par le président chinois lors d’une conférence de mai 2019 et visant à faire dialoguer les musées chinois avec des experts internationaux, dans le but proclamé par Xi Jinping d’aller « du dialogue des civilisations vers la construction d’une communauté de destin » (Xinhua, 2019, titre). Or cette mise en exergue d’une communauté de destin ressort directement des stratégies de storytelling de la diplomatie publique chinoise (Huang et Hardy, 2019). Et pourtant, ici, le Louvre parvient à effectuer sa propre mise en avant communicationnelle à travers l’utilisation de ce hashtag (cf. figure 5) : dans les différents posts employant ce hashtag, les experts du Louvre sont montrés, dans les vidéos ou contenus divers, en train de partager connaissances et savoir-faire avec les partenaires chinois. Le Louvre réussit à utiliser la contrainte du storytelling chinois pour y insérer le storytelling français, renforçant encore ainsi le soft power de la France. Si cette sorte d’intrication polyphonique n’apparaît que dans certains posts de notre corpus, elle pourrait dans le futur faire l’objet d’intéressantes recherches sur un corpus élargi, incluant plusieurs musées français, et sur une période plus longue.

Notes

[1] Il faut noter que, si Weibo est l’équivalent chinois de Twitter, il s’en différencie en ce qu’il possède une fonction spéciale appelée chang weibo (post sans limitation de longueur) qui permet à ses usagers de publier de manière directe un texte long incluant des supports multi-médiatiques dans un post. Cette fonction est devenue un moyen généralisé pour l’ensemble des internautes de communiquer sur le net chinois. Ici, elle permet au Louvre de présenter de manière détaillée ses collections et d’accroître la dimension narrative de ses posts. Étant donné cette dimension textuelle importante, nous nous attacherons dans notre étude principalement à l’examen des discours déployés dans les posts, et non pas à celui de leur architecture.

[2] Mot-à-mot : « Nous sommes en vous, vous êtes en nous ».

Références bibliographiques

Ambassade de la République Populaire de Chine en République Française (2020, janvier 17), « Lu Shaye da shi can fang lu fu gong bo wu guan [L’ambassadeur Lu Shaye visite le musée du Louvre] », Ambassade de la République Populaire de Chine en République Française, [en ligne], consulté 1 février 2020, http://www.amb-chine.fr/chn/ttxw/t1733533.htm.

Arsène, Séverine (2016), « Global Internet Governance in Chinese Academic Literature : Rebalancing a Hegemonic World Order? », China Perspectives, n°2, p.25-35.

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Auteurs

Zhao Alexandre Huang

.: Zhao Alexandre HUANG est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris Nanterre, et rattaché au laboratoire DICEN-IDF. Ses recherches portent sur les stratégies de communication politique et publique, les pratiques instituantes, les récits stratégiques et les pratiques sociomédiatiques dans le processus de la diplomatie publique.
zhao.alexandre.huang@gmail.com

Mylène Hardy

.: Mylène HARDY est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’INALCO, équipe PLIDAM, et associée au laboratoire DICEN-IDF, s’intéresse à la compétence de communication, en particulier dans les contextes de communication organisationnelle chinoise.
hardymylene@yahoo.com