Dynamique et enjeux du marché des adaptations de jeux vidéo en livres
Résumé
Jeu vidéo et livre s’opposent par essence sur le rôle qu’ils donnent à leur utilisateur. Un jeu vidéo implique en effet une interaction ludique avec son joueur, une participation indispensable à l’évolution de son environnement virtuel, au contraire d’un livre pour lequel le lecteur est contraint à suivre le déroulement de l’histoire. Mais à l’instar du phénomène de transmédiation qui touche depuis longtemps déjà les industries du cinéma et de l’édition, le jeu vidéo a développé des relations privilégiées avec le livre.
Sur la base d’un état des lieux de ce marché éditorial de niche, nous chercherons à caractériser les pratiques mises en place par les acteurs concernés et à définir leurs objectifs. Cette base permettra de cerner les potentielles difficultés rencontrées en pratique, en particulier en ce qui concerne les rapports de forces entre les studios de jeux et les maisons d’édition. De là, en dégageant ce qui relève des forces spécifiques du marché ciblé, nous tenterons d’en anticiper de possibles évolutions.
Mots clés
Jeu vidéo, édition, bande dessinée, transmédia.
In English
Title
Dynamics and market challenges of adaptations of video games in books
Abstract
Video game and book are in essence opposed to the role they give to their user. A video game indeed involves a playful interaction with his player, an essential contribution to the evolution of his virtual environment, unlike a book for which the reader is forced to follow the unfolding of the story. But like the phenomenon of transmediation that has long touched the film and publishing industries, video games have developed privileged relationships with books.
On the basis of an inventory of this niche publishing market, we will seek to characterize the practices put in place by the actors concerned and to define their objectives. This database will identify the potential difficulties encountered in practice, particularly with regard to the balance of power between gaming studios and publishing houses. From there, by identifying the specific forces of the targeted market, we will try to anticipate possible changes.
Keywords
Video game, publishing, comics, transmedia
En Español
Título
Dinámica y retos de mercado de las adaptaciones de videojuegos en libros
Resumen
El videojuego y el libro son, en esencia, opuestos al rol que le otorgan a sus usuarios. Un videojuego involucra una interacción lúdica con su jugador, una contribución esencial a la evolución de su entorno virtual, a diferencia de un libro para el cual el lector se ve obligado a seguir el desarrollo de la historia. Pero al igual que el fenómeno de la transmediación que ha tocado durante mucho tiempo a las industrias cinematográfica y editorial, los videojuegos han desarrollado relaciones privilegiadas con los libros.
Sobre la base de un inventario de este nicho de mercado editorial, buscaremos caracterizar las prácticas implementadas por los actores involucrados y definir sus objetivos. Esta base de datos identificará las posibles dificultades encontradas en la práctica, en particular con respecto al equilibrio de poder entre los estudios de juegos y las editoriales. A partir de ahí, al identificar las fuerzas específicas del mercado objetivo, intentaremos anticipar posibles cambios.
Palabras clave
Videojuego, editorial, cómics, transmedia
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Legendre Bertrand, Guillemot Nolwenn, « Dynamique et enjeux du marché des adaptations de jeux vidéo en livres« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/1, 2018, p.99 à 110, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/varia/07-dynamique-et-enjeux-du-marche-des-adaptations-de-jeux-video-en-livres/
Introduction
Jeu vidéo et livre s’opposent par essence sur le rôle qu’ils donnent à leur utilisateur. Un jeu vidéo implique en effet une interaction ludique avec son joueur, une participation indispensable à l’évolution de son environnement virtuel, au contraire d’un livre pour lequel le lecteur est contraint à suivre le déroulement de l’histoire.
Mais à l’instar du phénomène de transmédiation qui touche depuis longtemps déjà les industries du cinéma et de l’édition, le jeu vidéo a développé des relations privilégiées avec le livre. Les interactions entre les deux médiums sont déjà nombreuses : les uns intègrent les autres comme éléments (décoratifs ou narratifs) en copient certains mécanismes (Tremblay-Gaudette , 2016, p. 267), ou les transposent purement et simplement, prenant plus ou moins de libertés vis-à-vis de l’univers originel.
Du point de vue des stratégies d’acteurs, ces pratiques s’inscrivent dans les mutations que connaissent les industries culturelles. Elles constituent en quelque sorte la face visible de l’hybridation de certains rôles et de la convergence médiatique (Jenkins, 2006). A une autre échelle, elles interrogent sur la face cachée de ces dernières, à savoir l’autonomie du champ éditorial : si l’édition tient bien un rôle pivot dans l’exploitation transmédiatique des contenus, dans quelle mesure ses liens multilatéraux avec d’autres industries culturelles sont–ils aussi la marque de la domination technologique et financière que ces dernières sont en mesure d’exercer sur une industrie culturelle « traditionnelle », tout comme le font les grands acteurs du numérique ?
Dans le cas des relations entre bande dessinée et jeu vidéo, la richesse des relations est telle qu’il semble plus pertinent de segmenter celles-ci pour mieux les analyser ; aussi, la présente étude ne portera que sur les adaptations de jeux vidéo existants, sous forme de romans ou de bandes dessinées, et exclura tous les artbooks, les guides et les livres de jeux et d’énigmes basés sur des univers vidéoludiques. Les transpositions dans le sens opposé, des livres vers les jeux vidéo, ne seront pas non plus abordées.
Ainsi, sur la base d’un état des lieux de ce marché éditorial de niche, chercherons-nous à caractériser les pratiques mises en place par les acteurs concernés et à définir leurs objectifs. Cette base permettra de cerner les potentielles difficultés rencontrées en pratique, en particulier en ce qui concerne les rapports de forces entre les studios de jeux et les maisons d’édition. De là, en dégageant ce qui relève des forces spécifiques du marché ciblé, nous tenterons d’en anticiper de possibles évolutions.
Les données chiffrées présentées par la suite ont été obtenues par recoupements quantitatifs, sur la base d’un recensement systématique de tous les titres publiés en France, des débuts estimés du marché et jusqu’au premier semestre 2018, dans une démarche de décompte aussi complète que possible – mais probablement non exhaustive. Le corpus a été voulu aussi large que possible, afin de présenter un panel représentatif mais nuancé du marché, et seuls quelques cas ont été plus précisément abordés pour témoigner d’applications pratiques des méthodes avancées. N’ont pas été inclus dans ce relevé des adaptations les artworks et guides, les albums jeunesse et les éditions numériques, en revanche tous les jeux vidéo adaptés en bande dessinée ou roman ont été pris en considération, indépendamment de leur plateforme de support, de leur catégorisation ou de leur popularité. Les chiffres de ventes utilisés ont été calculés sur des rapports relevés sur Électre et Édistat ; les entretiens avec des professionnels de l’édition et du jeu vidéo mentionnés dans le présent article sont intégralement disponibles en ligne(1).
Naissance et croissance d’un secteur de niche
La première bande dessinée adaptée d’un jeu vidéo, Pac-Man, a été publiée en 1984 par Eurédif ; depuis, ce sont plus de 622 titres qui sont parus, avec un rythme de production de plus en plus soutenu – 10 titres en 1996, 20 en 2006, 51 en 2016.
2006 a marqué par ailleurs un tournant important dans la brève histoire de ce marché de niche. C’est en effet au cours de cette année qu’a été publié le premier tome du manga Dofus, adapté du jeu éponyme des studios Ankama. Les ventes de cette série ont dépassé les 850 000 exemplaires, un record encore inégalé dans ce domaine et un succès qui a entraîné à sa suite le développement exponentiel de l’offre sur ce segment du marché.
Il semblerait que l’adaptation d’un jeu en roman ait été bien plus tardive : les premiers livres du genre n’ont vu le jour qu’en 1997, sous l’égide de Fleuve Noir. La production est, encore aujourd’hui, plus restreinte que celle de la bande dessinée : on recense à ce jour environ 341 titres publiés, avec un pic de croissance plus tardif – à partir de 2010 – mais peut-être aussi plus fulgurant : on compte 6 titres publiés en 2007, 25 en 2012, et jusqu’à 55 en 2017.
De ce premier constat, on peut émettre l’hypothèse que c’est la bande dessinée qui a investi la première le terrain des adaptations de jeux vidéo, peut-être du fait d’une proximité supposée entre les médiums (tous deux accordent une place prépondérante au visuel, sont présupposés s’adresser à un public jeune, sont prédisposés à des histoires d’action…). Le roman aurait ensuite naturellement investi ce champ visiblement dynamique.
Il est cependant essentiel de souligner que l’année d’essor des adaptations en romans coïncide justement avec l’explosion soudaine de publication de titres explicitement dédiés à la jeunesse. En effet, 13 licences de jeu sur les 14 adaptées pour la jeunesse l’ont été à partir de 2010, et ces franchises offrent généralement une production prolifique, avec 27 titres pour Minecraft, 38 pour Yo-kai Watch, 45 pour Pokémon…
Sans surprise, les licences de jeux adaptées en livres font généralement partie des plus populaires ; sur les 22 licences qui ont été adaptées à la fois en roman et en bande dessinée, on retrouve par exemple les célèbres Assassin’s Creed, Tomb Raider, Final Fantasy, Pokémon ou encore World of Warcraft. Outre ces franchises bien connues, sur les 69 licences adaptées en bande dessinée et les 43 transposées en roman, on compte aussi des jeux plus confidentiels : The 7th Guest, Under A Killing Moon, Lost Planet ou encore Resistance. Ces cas sont cependant minoritaires, et leurs publications se composent le plus souvent des tomes isolés.
Si l’investissement du segment des adaptations de jeux vidéo a été plus tardif dans le secteur du roman que dans celui de la bande dessinée, c’est néanmoins le premier qui a cherché à identifier le plus rapidement possible sa production par le biais de collections spécialisées : Fleuve Noir a inauguré le marché avec sa collection Virtual Space – qui n’a néanmoins existé que de 1997 à 1998, le temps de produire 6 titres, une brièveté d’existence témoignant d’une précocité par trop avant-gardiste. Game Over, la première collection dédiée à la question dans le domaine de la bande dessinée, a quant à elle été créée par Albin Michel, mais elle n’a elle aussi connu qu’une brève existence, de 2004 à 2005. Il a fallu attendre quelques années de plus pour que des collections viennent structurer de manière plus pérenne la production des maisons d’édition. Sur le segment du roman, la collection Gaming, commune à Bragelonne et à sa filiale Milady, s’est largement imposée dans le paysage éditorial de ce marché de niche depuis 2010 ; d’autres collections se concentrent sur des licences précises, telles Resident Evil chez Fleuve Noir de 2002 à 2007, Wakfu chez Bayard Jeunesse de 2013 à 2015 ou encore Yo-kai Watch chez Les Livres du Dragon d’Or depuis 2016. Dans la bande dessinée, on recense le label Lombard Xp, apparu avec la série Angry Birds chez Le Lombard en 2013 ; la collection Shônen Game, créée par Kazé en 2010 ; Urban Games, créée par Urban Comics en 2015 ; Jeux Vidéo, enfin, lancée par Soleil en 2006. Toutes ces créations de collections témoignent d’une volonté de rendre cette production plus visible, plus identifiable pour le public, et de ce fait d’une reconnaissance du potentiel du marché.
Par ailleurs, il peut être instructif de se pencher sur les acteurs principaux de ce segment de l’édition : de 1984 à aujourd’hui, 28 maisons d’édition ont participé au phénomène des adaptations de jeux vidéo en bande dessinée, mais 16 seulement ont publié des titres depuis 2012 ; depuis 1997, 18 éditeurs ont investi le champ des adaptations en romans, dont 15 ont été actifs depuis 2012. L’hypothèse peut ainsi être faite que si la proportion d’abandon du marché est moindre chez les éditeurs de romans que chez les éditeurs de bandes dessinées, c’est probablement en raison du fait que l’investissement des premiers dans ce domaine de l’adaptation est plus récent.
La répartition de ce marché évolue également rapidement dans le temps. Avant 2012, l’acteur majoritaire des adaptations d’œuvres vidéoludiques en bandes dessinées était Soleil, avec 20,26% de la production des titres du secteur, suivi par Delcourt à hauteur de 15, 68% et de Ankama et J’ai Lu à 12% chacun. Après 2012, ce sont surtout Kurokawa et Ki-oon qui ont le plus participé à la production du marché, contribuant respectivement à hauteur de 17,87% et 16,15% de la production. En ce qui concerne les transpositions en roman, avant 2012, 48,5% des adaptations de jeux étaient publiées par Fleuve Noir, acteur alors incontesté qui a pratiquement disparu du marché dans la production de 2012 à nos jours et a été remplacé par Hachette dont la participation à la production dépasse aujourd’hui les 42% du marché.
On constate donc qu’en 30 ans (pour la bande dessinée) et 20 ans (pour le roman) d’existence, le marché des adaptations a déjà connu des changements structurels importants dans son paysage éditorial ; on observe également que la production est mieux répartie entre les éditeurs de bandes dessinées qu’elle ne l’est pour celle des romans, à nombre relativement égal d’acteurs.
Intérêts et stratégies des acteurs
Les données exposées précédemment mettent au jour, avant toute chose, la réalité d’un segment de niche de l’édition, dont la modestie ne contredit pas le potentiel perçu par des éditeurs qui y consacrent une attention croissante.
Si l’instauration de collections dédiées a permis de distinguer et d’affirmer l’autonomie du marché des adaptations de jeux vidéo en livres, elle s’est accompagnée d’une véritable stratégie marketing pour capter l’intérêt du public. Macarons proclamant « La BD du jeu ! », logos des licences fidèlement repris sur les couvertures, quatrièmes de couverture revendiquant formellement la filiation vis-à-vis de la franchise originelle : la profusion d’indices embrouille parfois les pistes quant au public visé, celui des joueurs déjà avertis ou celui des amateurs, curieux de découvrir un jeu inconnu par un biais différent.
Si les signaux sont aussi confus, c’est sans doute en partie parce que les intérêts et objectifs des différents acteurs du marché – les studios de jeux et les éditeurs notamment – sont nombreux et, parfois, contradictoires.
Pour les seuls studios de jeux vidéo, l’objectif principal lorsqu’ils accordent une autorisation d’adaptation en livre est de promouvoir leur image de marque, en proposant une actualité bienvenue entre deux sorties de jeux, en investissant des espaces a priori étrangers des librairies, en un mot en se donnant un surcroît de visibilité. Pour que le livre soit un objet promotionnel efficace, les studios font preuve d’une exigence forte quant au contenu de l’adaptation, qui doit s’inscrire dans le prolongement de l’univers du jeu adapté. Il s’agit en effet de satisfaire les connaisseurs de la franchise en respectant sa cohérence d’un support à l’autre, mais aussi d’attirer un nouveau public en lui offrant, par une mise au point soigneuse – mais redondante pour les joueurs expérimentés – des enjeux et spécificités de chaque licence, l’occasion de découvrir un monde inconnu en le familiarisant, mais sans restituer pour autant l’expérience de jeu ; l’inciter à devenir joueur lui-même, si possible.
Cette double nature du lectorat, entre joueurs confirmés et novices, se partage elle-même entre des aspirations apparemment contradictoires des amateurs, tiraillés entre une volonté de trouver une histoire à la fois fidèle à l’esprit du jeu et en même temps novatrice, afin de fournir une valeur ajoutée par rapport à l’univers originel. Les studios de jeux cherchent donc à travers les adaptations en livre un outil de promotion, un produit dérivé à même de satisfaire leurs propres fans et un moyen d’attirer un nouveau public.
Les éditeurs, quant à eux, doivent concilier ces différentes exigences avec leurs propres objectifs, avec plus ou moins de succès. Il s’agit tout d’abord de rentabiliser l’opération, en assurant des ventes correctes au livre : pour cela, il est impératif de satisfaire le lectorat le plus sûr, celui des joueurs.
Certaines formules élaborées dans ce but semblent déjà faire leurs preuves : parmi elles, le choix de faire appel à un des concepteurs du jeu originel pour travailler sur l’adaptation, garantie s’il en est de la cohérence entre le support électronique et sa version papier, ce qui est par exemple le cas d’Anthony Roux, alias Tot, qui est à la fois concepteur du jeu vidéo Dofus et scénariste de son adaptation en série manga éponyme.
Une autre possibilité est de mettre l’accent sur la matérialité de la production, en proposant aux joueurs une adaptation sous forme de beau livre, de bel objet, à l’image des « perfect editions » du manga The Legend of Zelda proposées par Soleil, avec des couvertures cartonnées imitant le cuir et un titre mis en valeur au fer à dorer. Ainsi, même dans le cas où l’histoire transposée n’apporterait pas nécessairement d’éléments nouveaux sur le plan du contenu, elle offre un apport indéniable en sa qualité d’objet de collection, un symbole remarquable de l’intérêt que porte le joueur à une licence à laquelle il est attaché. En cela, cette possibilité s’inscrit dans un mouvement plus large qui voit une partie de la production éditoriale développer un jeu de référence à l’artisanat du livre et à ses anciennes techniques de production, allant parfois jusqu’à chercher à se situer dans le registre du luxe.
Une troisième tactique, enfin, est de proposer une histoire hors de la trame même du jeu, en s’attachant à un personnage secondaire par exemple, ou en comblant un creux temporel précédant ou suivant un opus, comme le fait le roman Diablo : La loi du sang de Richard A. Knaak. Satisfaire le lectorat, joueur ou non joueur, est avant tout un moyen pour l’éditeur d’assurer des ventes correctes ; c’est aussi, par ricochet, une façon d’attirer sur sa production l’attention du public et des studios de jeux, de les convaincre de la légitimité de ces publications et de devenir un référent dans cette catégorie.
Tous ces efforts visent à satisfaire le troisième acteur de ce marché, le maillon indispensable de la chaîne : le lectorat. Si le succès de certaines licences confirme bien que la production peut répondre efficacement aux attentes de son public – la série The Lapins Crétins s’est vendue à plus de 590 000 exemplaires –, ce résultat reste très exceptionnel. Parmi les adaptations de jeux vidéo en bandes dessinées au format franco-belge et comics, la même série The Lapins Crétins représente à elle seule 49% des ventes ; parmi toutes les licences de jeux adaptées en bandes dessinées, tous formats confondus, Dofus et Wakfu occupent plus d’1/5 ème des ventes. Quelques succès éclipsent donc une majorité de séries aux ventes bien plus modestes, qui n’ont peut-être pas rencontré, ou pas séduit, leur lectorat-cible ; c’est là un constat qui fait directement écho à la bestsellerisation du marché du livre dans son ensemble.
Malgré tout, divers entretiens avec des professionnels du milieu(2) ont suggéré que les retours des lecteurs étaient dans l’ensemble plutôt positifs : les joueurs, lectorat principal de ces œuvres, étaient surtout satisfaits de trouver grâce au livre un prolongement à leur expérience de jeu, voire un enrichissement de son lore, c’est-à-dire son univers. Cette appréciation ne se départit pas pour autant de jugements parfois sévères, comme en témoignent nombre de critiques postées sur Internet(3). Sont alors souvent reprochés un manque d’originalité, un manque de profondeur ou une confusion liée à des raccourcis trop rapides par rapport à l’histoire mise en place par le jeu. L’écueil principal semble être, du point de vue de la réception des adaptations par le public, d’être perçu comme un pur produit dérivé à visée marketing.
Un rapport de forces délicat entre les acteurs : des objectifs et des attentes difficiles à concilier
La qualité de l’adaptation est donc primordiale pour capter et retenir l’attention d’un public exigeant, mais cet exercice est rendu particulièrement difficile du fait des interactions entre les acteurs créateurs de la chaîne et la nature de l’adaptation.
Outre des problématiques habituellement liées aux adaptations – quel point de vue adopter, comment adapter la trame de l’histoire au nouveau support, etc. (Laroche, 2015) –, la transposition d’univers vidéoludiques implique des questionnements spécifiques quant à la conversion d’une histoire interactive en une narration passive. Les choix découlant de cette nécessité jouent grandement sur l’inflexion donnée à un univers, ce qui pousse les studios de jeu à être extrêmement attentifs aux modalités de l’adaptation, et souvent à exercer un contrôle qui complexifie la création de l’œuvre littéraire.
Ce besoin de contrôle est tel que certains studios de jeu ont créé leurs propres maisons d’édition afin d’harmoniser au mieux exigences techniques et ambitions créatives, à l’exemple d’Ubisoft avec sa maison Les Deux Royaumes et d’Ankama en France, de Square Enix au Japon… Ce fonctionnement offre l’avantage d’une cohérence accrue avec l’univers adapté, grâce à un éventuel accès au matériel source du jeu (pistes scénaristiques explorées, croquis, etc.), une collaboration avec des membres de l’équipe du jeu, des intermédiaires moins nombreux. Les inconvénients principaux relèvent du risque éventuel d’un défaut de créativité en l’absence de regard neuf, ou d’un manque d’accessibilité par habitude des mécanismes et particularités du jeu et oubli d’explications pour un lecteur néophyte.
Cependant, dans la majorité des cas, le processus de création des adaptations est confié à des auteurs et des maisons d’édition externes aux studios de jeu. Dans ce cas, largement majoritaire, les studios exercent une surveillance plus ou moins importante selon leur politique propre.
L’un des enjeux principaux lors du processus d’adaptation d’un jeu en livre est le respect du calendrier. Le jeu vidéo ayant un poids économique largement supérieur à celui du livre, c’est le premier qui dicte au second ses impératifs calendaires. Or, si un livre veut bénéficier du phénomène de cross-marketing inhérent à la sortie du jeu, qui dispose d’un budget publicitaire largement supérieur au sien, il doit éviter de paraître plus de six mois après lui, tant qu’il est encore un phénomène d’actualité. C’est par exemple dans cette optique que l’artbook, The Art of BioShock Infinite, publié aux Etats-Unis par le studio de jeu Irrational Games a été publié en même temps que le jeu du même nom sortait sur PC, PlayStation 3 et Xbox 360, le 26 mars 2013 ; le manga Assassin’s Creed : Awakening, prépublié par Shueisha au Japon dans le magazine Jump Kai à partir d’août 2013, a même anticipé la sortie d’Assassin’s Creed : Black Flag d’Ubisoft en octobre 2013, ménageant un effet d’attente pour le jeu et témoignant d’une stratégie commerciale couplant jeu et livre bien en amont de leur sortie.
Malgré son importance, cette nécessité de coordination des sorties entre jeux et livres joue en défaveur de ces derniers dans le cas du marché français, en particulier en ce qui concerne les romans. En effet, bien souvent, les adaptations sont faites par des maisons d’édition étrangères, notamment anglophones ; dans ces conditions, la confidentialité qui accompagne le processus d’adaptation donne peu de visibilité aux maisons désireuses d’en acheter les droits, tant dans les dates de sortie que dans le contenu. Même une fois l’accord conclu, la maison d’édition française se heurte bien souvent à des délais très courts pour procéder à la traduction, nécessitant souvent la répartition du texte entre plusieurs traducteurs pour accélérer la procédure. À cela, s’ajoute parfois l’exigence du studio de jeu de procéder lui-même à la relecture du texte afin de s’assurer du respect de l’univers du jeu adapté, ce qui induit évidemment davantage d’intermédiaires et de délais. Tous ces éléments peuvent peser sur le calendrier de sortie d’une adaptation en livre, avec plus ou moins de conséquences à la clé.
En dépit de ces délicates considérations temporelles, un livre adapté d’un jeu peut voir ses ventes bénéficier d’une réactualisation du jeu, par exemple à l’occasion de la sortie d’une suite, ou d’un portage. Le cas des mangas The Legend of Zelda : Ocarina of Time, paru en octobre 2009, et The Legend of Zelda : Majora’s Mask, en décembre 2009, est un bon exemple. Les jeux éponymes étaient sortis sur la Nintendo 64, respectivement en 1998 et en 2000 ; tous deux ont fait l’objet d’un remake sur Nintendo 3DS et Nintendo 2DS, le 17 juin 2011 pour le premier et le 13 février 2015 pour le second. A la suite de ce dernier remake, les ventes du manga Majora’s Mask ont connu un pic de croissance, plus de 5 ans après sa sortie : elles sont passées de 1 761 exemplaires en 2014 à 2 907 exemplaires en 2015, soit près de 65% d’augmentation en un an. Initialement peu impactées par la sortie du remake d’Ocarina of Time, les ventes du manga ont elles aussi bénéficié de ce regain d’intérêt : les ventes cumulées des deux tomes centrés sur l’opus sont passées de 4 292 exemplaires en 2014 à 5 685 en 2015.
Suivre au mieux l’actualité d’un jeu vidéo est donc un enjeu de taille pour un éditeur souhaitant produire des adaptations. Il est cependant possible de jouer sur d’autres critères pour contenter tous les acteurs ; ainsi, un atout certain pour des studios et des maisons d’édition est de faire appel à des auteurs spécialisés dans la novélisation de jeux vidéo. Cela permet de travailler avec des personnes connaissant déjà les exigences de la chaîne et le besoin de respecter l’univers d’un jeu.
Outre les concepteurs de jeux qui endossent parfois la double casquette d’auteurs, certains écrivains se sont en effet progressivement spécialisés dans le registre des adaptations. Ce phénomène est valable pour tous les pays, et pour tous les supports : le Français Guillaume Dorison a travaillé avec le dessinateur Jean-Baptiste Hostache sur la bande dessinée Assassin’s Creed – Conspirations, mais sous le pseudonyme d’Izu, il a également signé les scénarios des bandes dessinées Devil May Cry et Lost Planet. Au Japon, le scénariste du manga Assassin’s Creed : Awakening, Yano Takashi, a également travaillé sur de nombreuses novélisations de jeux vidéo, telles que Tekken – The Dark History of Mishima, Sengoku Basara 3, Street Fighter The Novel… L’un des scénaristes de la bande dessinée Angry Birds : Opération Omelette, l’Américain Paul Tobin, a scénarisé à la suite de cette expérience les adaptations en bandes dessinées des jeux Plants Vs Zombies, et de The Witcher. L’Américaine Christie Golden, dans le domaine du roman, a écrit des romans autour des univers de World of Warcraft, de StarCraft et d’Assassin’s Creed. Cette pratique de plus en plus répandue permet d’instaurer un cadre de travail de référence pour des studios de jeu soucieux de leur image de marque, et pour des éditeurs attendant de la part de leurs auteurs une habitude des exigences particulières de leurs commanditaires ; les lecteurs et joueurs peuvent en outre y trouver une forme de caution vis-à-vis de la qualité de l’adaptation. L’apparition de ces profils littéraires spécialisés souligne une forme de professionnalisation indéniable autour de ce marché de niche.
Quel avenir pour le secteur, une complémentarité ou une fusion des médiums ?
Ce marché est encore à l’heure actuelle en pleine recherche de son modèle et de ses pistes de développement ; de manière générale, il semble tendre au dépassement de sa condition première de transposition simple de l’histoire d’un médium à l’autre, pour évoluer vers davantage de complémentarité.
En effet, nombre d’œuvres récentes – en particulier autour de licences déjà connues – proposent des histoires nouvelles, tout en restant ancrées dans leur univers vidéoludique de référence : il s’agit pour elles d’exploiter les avantages de leur propre médium pour enrichir un lore plutôt que de risquer de l’appauvrir en adaptant la même histoire.
C’est par exemple le choix qui a été mis en avant dans le cas de la plus récente série lancée par Les Deux Royaumes, Assassin’s Creed – Conspirations. Cette bande dessinée se situe toujours dans la lignée des jeux de la franchise, mais se déroule dans le cadre historique récent de la Seconde Guerre Mondiale, une période qui ne peut justement pas être abordée dans le jeu vidéo qui fait la part belle à l’infiltration, aux assassinats, aux séquences de parkour(4), et devient difficilement conciliable avec un environnement trop militarisé et technologique. Pour ce créneau, la licence entrerait en effet en concurrence avec les nombreux jeux de guerre d’action de type Call of Duty, Battlefield ou Medal of Honor, ou d’infiltration moderne comme Splinter Cell ou Watch Dogs. La bande dessinée ou le roman se font alors le relai du jeu, dans une vraie relation de complémentarité.
Bien d’autres adaptations sont à la recherche de formules innovantes, originales, en particulier dans le domaine des jeux multijoueurs en ligne, particulièrement dynamique en la matière. La série à l’origine du boom de la production des adaptations de jeux vidéo en bandes dessinées, Dofus, s’est ainsi démarquée par une stratégie cross-marketing efficace en encourageant les joueurs à suivre l’adaptation en manga, en proposant dans ce dernier des recettes de craft inédites (des formules propres au jeu permettant de fabriquer des objets spécifiques), ou encore en proposant, à partir du tome 6 de la série, des cartes vendues avec les exemplaires contenant des codes permettant de débloquer des objets exclusifs dans le jeu même. Non seulement ces trouvailles marketing ont assuré de meilleures ventes au manga, mais elles ont en plus créé une synergie accrue entre le jeu et son adaptation, par ailleurs relativement indépendante de la trame vidéoludique.
Un autre cas emblématique est celui du FPS (First-Person Shooter, ou tir à vue à la première personne) multijoueur en ligne de Blizzard Entertainment, Overwatch, qui a choisi un autre procédé. Le jeu en lui-même propose d’incarner l’un des 27 héros disponibles, chacun ayant un rôle (attaque, défense, tank et soutien) et des capacités uniques, et d’affronter des adversaires en équipe de 6 contre 6 à l’occasion de missions déterminées (capturer ou défendre un objectif, escorter ou stopper un convoi, tuer les adversaires). Un tel système de jeu ne permettant pas de développer son univers, l’utilisation de bandes dessinées s’est avérée particulièrement efficace et populaire pour donner une histoire et des motivations aux personnages et un cadre aux affrontements. En effet, avant même la sortie d’Overwatch, le site officiel du jeu créé par Blizzard a commencé à mettre en ligne, gratuitement et à intervalles réguliers, de courtes bandes dessinées de 8 à 12 pages dépeignant le portrait des personnages, alternant développements de la trame d’une histoire principale et épisodes plus indépendants et légers, notamment à l’occasion des fêtes. Les choix effectués quant au format, à l’accessibilité ou au rôle donnés à ces bandes dessinées en ont fait un outil de communication particulièrement efficace pour fédérer la communauté des joueurs. La bande dessinée en ligne s’est même vue gratifiée d’une édition papier, publiée en octobre 2017 chez Mana Books.
Poussant plus loin encore la logique des relations entre jeux vidéo et livres, certaines œuvres entrent dans une forme d’entre-deux, dans une fusion des médiums encore peu explorée, peu définie et parfois relativement expérimentale. L’un des cas les plus représentatifs de cette situation est celui des visual novels ; apparus au Japon en 1996, ces jeux constitués d’un cadre dans lequel défile du texte, généralement accompagné d’images et de sons, proposent une histoire dans laquelle le joueur-lecteur peut intervenir par l’intermédiaire de choix textuels. S’ils restent surtout populaires dans leur pays d’origine et principalement ancrés dans des styles dits « tranche de vie » et classés dans les jeux de drague, une plus grande accessibilité est progressivement donnée à ce genre grâce à des traductions en anglais touchant de nouveaux publics, ainsi qu’une variété accrue en s’étendant à des scénarios de science-fiction, d’horreur ou d’enquêtes policières. Ces jeux vidéo, qui ne nécessitent pas de budgets onéreux, se rapprochent tout à fait du schéma employé par les « livres dont vous êtes le héros ».
Aussi, en tenant compte du développement du livre numérique, il est tout à fait probable de voir se multiplier à l’avenir les recoupements entre les deux médiums concernés, donnant lieu à des expériences sur des livres interactifs. C’est d’ailleurs le credo de la maison d’édition Adrénalivre, qui met à profit les dernières avancées technologiques offertes à l’édition pour proposer depuis 2016 des livres dont vous êtes le héros à la narration interactive.
Cette volonté expérimentale se retrouve également du côté de la bande dessinée, par exemple à travers l’expérience proposée par Phallaina, la première « bande défilée » de Marietta Ren et développée par Small Bang en 2016 (Crombet,, 2017). Ce projet se situe dans la lignée d’exploration des potentialités du médium numérique : en 2001, l’auteur Demian 5 tentait déjà, avec la bande dessinée interactive When I Am A King, de changer les habitudes du lecteur, de bousculer ses codes, en lui demandant une participation au déroulé de l’histoire finalement très proche de ce qui est demandé dans un jeu vidéo.
La question des relations entre jeux vidéo et livres se révèle donc relativement complexe à l’étude, mais aussi porteuse de nombreuses possibilités. L’essor du poids culturel des jeux vidéo, les évolutions technologiques à venir, pourraient entraîner une redéfinition complète des limites de chaque médium au fur et à mesure qu’une fusion, qui relève encore beaucoup de la confusion, se développe.
Conclusion
À travers les relevés de données effectués a pu être dressé le constat de l’existence concrète d’un marché de niche, le phénomène d’adaptations de jeux vidéo en bandes dessinées datant déjà de plus de trente ans – et celui des romans, plus de vingt. Connaissant une croissance accrue depuis la dernière décennie, ce secteur encore modeste témoigne cependant d’un dynamisme remarquable, alors même qu’il se révèle dans les faits particulièrement exigeant vis-à-vis de tous les acteurs impliqués : ceux-ci y trouvent donc malgré cela suffisamment d’avantages pour investir et développer ce terrain.
Le déséquilibre des rapports de forces entre les studios de jeux et les éditeurs, le nombre d’intermédiaires déployé, les besoins technologiques mobilisés, les dimensions juridiques et les problèmes de chronologie des agendas sont les principales problématiques qui se posent et dont les évolutions mériteront attention à l’avenir. Cependant, c’est à un niveau plus global que se posent les questions les plus fondamentales : comme tend à le montrer le fait que certains studios de jeu font le choix d’intégrer l’activité éditoriale, parfois en créant leur propre marque d’édition, le rôle des éditeurs semble secondarisé par les modalités actuelles de l’adaptation, voire réduit à une fonction promotionnelle contribuant à maintenir une actualité entre deux phases de production de jeu. A cet égard, telle qu’elle est posée par Benghozi et Chantepie (Benghozi, 2017), la question de savoir si le jeu vidéo constitue « un possible horizon des industries culturelles » apparaît dans toute sa pertinence.
Notes
(1) Annexes 5 à 8, pp. 191 à 215 du mémoire « Les adaptations de jeux vidéo en bande dessinée », consultable en ligne : http://neuviemeart.citebd.org/IMG/pdf/memoire_ng_-_les_adaptations_de_jv_en_bd.pdf
(2) Entretiens avec Domitille Vimal de Monteil, traductrice pour la section Gaming de Bragelonne, le 16/08/16 et avec Sébastien Moricard, conseiller pour la section Gaming chez Bragelonne, le 24/08/16.
(3) Étude de cas sur la réception de la bande dessinée Angry Birds publiée chez le Lombard.
(4) Le parkour est une discipline sportive de franchissement d’obstacles urbains ou naturels, qui est également désignée par les termes d’« art du déplacement » ou de « yamakasi »
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Auteurs
Bertrand Legendre
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Nolwenn Guillemot
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