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Le « transmédia », un « label » promotionnel des industries culturelles toujours en cours d’expérimentation

26 Juin, 2015

Résumé

Le « transmédia » n’est pas seulement question d’écriture (Jenkins, 2006), il est aussi un construit discursif d’acteurs pluriels en situation de collaboration, issus de différentes industries culturelles : le cinéma et l’audiovisuel, l’information d’actualité, les jeux vidéo notamment. L’approche proposée ici du « transmédia » est inscrite en économie politique de la communication dans la mesure où une attention particulière est portée aux stratégies des acteurs qui sous-tendent la conception, la production et la diffusion de dispositifs dits « transmédias ». Nous verrons ainsi comment le « transmédia » est un « label » promotionnel des industries culturelles, toujours en cours d’expérimentation.

Mots clés

Transmédia, webdocumentaire, industries culturelles, stratégies, professionnels.

In English

Title

The « transmedia », a promotional « label » of cultural industries, still under experimentations

Abstract

The « transmedia » is not just about writing (Jenkins, 2006), it is also a discourse constructed of plural actors in collaborative situation, from different cultural industries: film and audiovisual, information of news and video games. The « transmedia » is considered here from the political economy approach of communication. Thus, we pay attention to the strategies of the players behind the design, production and spread of so-called « transmedia » devices. We will see how the « transmedia » is a promotional « label » of cultural industries, still under experimentation.

Keywords

Transmedia, web documentary, cultural industries, strategies, professionals.

En Español

Título

El « transmedia », una « etiqueta » promocional de las industrias culturales, todavía en fase experimental

Resumen

El « transmedia » no se trata sólo de narración (Jenkins, 2006), se trata también de un discurso construido por actores plurales en situación de colaboración, de diferentes industrias culturales : cine y audiovisual, noticias de actualidad y videojuegos. La perspectiva eligida aquí, para pensar el « transmedia », se inscribe en la economía política de la comunicación en la medida en que se preste especial atención a las estrategias de los profesionales del diseño, de la producción y de la distribución de dispositivos llamados « transmedia ». Veremos cómo el « transmedia » es una « etiqueta » promocional de las industrias culturales, todavía en fase experimental.

Palabras clave

Transmedia, webdocumental, industrias culturales, estrategias, profesionales.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Schmitt Laurie, «Le « transmédia », un « label » promotionnel des industries culturelles toujours en cours d’expérimentation», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/1, , p.5 à 17, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/varia/01-transmedia-label-promotionnel-industries-culturelles-toujours-cours-dexperimentation/

Introduction

Le « transmédia » est conçu, par Henry Jenkins (2003), comme « un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. Idéalement, chaque médium apporte sa propre contribution pour le développement de l’histoire ». Cette conception est-elle partagée par les professionnels des industries culturelles ? Cet article interroge les représentations professionnelles du « transmédia » et envisage ainsi les enjeux qu’elles sous-tendent. L’approche proposée ici du « transmédia » est inscrite en économie politique de la communication dans la mesure où une attention particulière est portée aux stratégies des acteurs de la conception-production-diffusion de dispositifs dits « transmédias ». Dans l’analyse des stratégies, la perspective critique développée intègre les discours accompagnant le phénomène et portant notamment sur la participation des spectateurs ou sur la modernité du Web et en interroge les caractérisations et les promesses. Elle dépasse une approche purement centrée, de manière synchronique, sur les dispositifs eux-mêmes analysant les critères esthétiques et sémiotiques du « transmédia » pour envisager les modalités d’organisation et de structuration des produits « transmédias » en lien avec les intentions des professionnels et les mutations des industries culturelles. Nous verrons comment l’appellation « transmédia » joue, dans bien des cas, un rôle de « label » promotionnel (même si on ne peut pas le limiter à cela), venant d’acteurs très différents issus des filières de la presse et de l’information, du cinéma et de l’audiovisuel ainsi que jeux vidéo. Il s’agit, pour les professionnels, sous cet « étiquetage » d’expérimenter des dispositifs, de valoriser leurs compétences et savoir-faire tout en travaillant avec des acteurs issus d’autres industries, mais aussi de se positionner sur des marchés de niche afin de diversifier leur audience.

L’analyse s’appuie sur l’étude des éditions 2012 et 2013 du festival Caméras Mobiles, devenu Ecrans Mobiles en 2013 et produit par la scène nationale du Lux à Valence(1). Cet événement se positionne comme « un outil pour les professionnels de l’audiovisuel pour la construction de la réalité des dimensions mobiles du « transmédia » » (délégué du festival, 2013). Il réunit des professionnels tels des auteurs, scénaristes et réalisateurs « transmédias », des directeurs d’agence web, des producteurs audiovisuels et « transmédia »(2), des chargés de mission : cinéma, audiovisuel et multimédia(3).

La réflexion se structure en trois étapes. Nous situons d’abord les dispositifs « transmédias » dans le temps long et dans leur pluralité afin de voir les formes de continuité et discontinuité à l’œuvre. Nous envisageons ensuite la dynamique de « coopétition » s’opérant entre les acteurs professionnels du « transmédia ». Nous verrons enfin comme les projets « transmédias » s’inscrivent dans des expériences de diversification « multi-support » non stabilisées.

Des dispositifs pluriels entre continuité et discontinuité

L’appellation « transmédia » souligne, par des effets d’annonce promotionnels, le caractère nouveau des dispositifs créés en termes de conception et de réception. La focalisation sur les spécificités des dispositifs dits « transmédias », dans une approche souvent immanentiste, conduit toutefois à effacer les emprunts et les références présents en matière d’écriture et de lecture.

Une articulation de pratiques plurielles d’écriture

Les exemples de dispositifs « transmédias » donnés par Henry Jenkins, dans Convergence culture (2006), portent sur des productions fictionnelles et non documentaires. Or, nombre d’acteurs professionnels utilisent le terme soit pour qualifier des projets webdocumentaires, soit pour désigner des dispositifs très hétérogènes : récit interactif, web série, application mobile, animation, etc. Cette diversité exprime une pluralité de pratiques d’écriture : audiovisuelles tout d’abord, multimédias ensuite, pluri-médias enfin, que nous allons décliner ci-dessous.

Dans la continuité des pratiques audiovisuelles, le « transmédia storytelling » est conçu comme une extension de la narration, une « narration augmentée » (Bourdaa, 2012). La fiction n’est pourtant pas le « genre » privilégié, contrairement à la définition proposée par Henry Jenkins (cf. supra). Il faut dire que « pour le moment, les budgets alloués au Web pour une fiction ne sont pas en lien, en phase avec les budgets alloués pour une fiction antenne » (un auteur). L’exemple des webdocumentaires pointe les emprunts présents des journalistes aux documentaristes. Les acteurs développant des webdocumentaires demeurent à l’heure actuelle, des professionnels de la presse. Les trajectoires des professionnels rencontrés le confirment. Ces derniers insistent sur leur ambition de « narrer des histoires ». En outre, tous les webdocumentaires ne relèvent pas de dispositifs « transmédias », notamment quand ils ne tirent pas partie de l’ensemble de matériels : ordinateurs, téléphone mobile, tablette, etc.

Ensuite, les projets dits « transmédias » puisent dans les pratiques multimédias (multimédia au sens de dispositif audio-scripto-visuel). Les professionnels mentionnent ce retour de la communication directe par les sens (promesse formulée également à travers le terme de « multimédia » à partir des années 90). Ils souhaitent offrir à l’utilisateur : « une expérience ludique, une expérience agréable, une expérience informative ou éducative sans se sentir contraint par les usages qui existent déjà pour ces objets » (un auteur). Dans cette perspective sensible, l’agrégation de contenus (photo, vidéo, son, dessin, animation, etc.) et de médias (site internet, application, etc.) est un argument. Le « transmédia » repose alors sur des « passerelles narratives » et du « design d’interface ». Mais la navigation sur les différents supports se confronte parfois au fait que le dispositif, qui se veut innovant, se présente tel un menu DVD (dans La Zone, Retour à Tchernobyl, 2011, où «  il y a 69 histoires sur 8 chapitres », explique un des réalisateurs). L’intégration de modalités de « gamification»(4), empruntées aux jeux vidéo, participe enfin à cette orientation multimédia. Des professionnels ne souhaitent pas ou peu l’utiliser, privilégiant un scénario interactif « le plus intuitif » (un directeur d’agence web) et le plus simple possible. Le Livre des Siècles (2013), au Château de Fontainebleau, est développé à la façon d’un serious game, mixant du « motion comics » et du roman photo (un directeur d’agence web). La construction d’une quête dans le récit est commune à l’écriture cinématographique, notamment fictionnelle, et aux jeux vidéo. Le jeu comme ressort de la production audiovisuelle n’est pas récent : « l’écriture d’un scénario est souvent associée au jeu, jeu de société, jeu d’énigme, jeu de piste, du puzzle, etc. » (Vanoye, 1999, p. 29).

Les productions transmédias s’ancrent en outre dans des pratiques pluri-médias (c’est-à-dire de plusieurs médias, au sens de supports d’information). En effet, elles sont perçues par de nombreux professionnels comme un processus de diffusion multi-supports. D’ailleurs, le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) parle, en 2007, de « multi-support » et non de « transmédia », les projets devant trouver une narration sur au moins trois médias sur les cinq proposés : cinéma, internet, télévision, mobile, jeux vidéo. Dans cette conception, à chaque média (site, smartphone tablette, festival, exposition, livre, etc.) correspond un usage spécifique. Le producteur de Cinemacity (2013) explique que le site permet de préparer le parcours ; l’application Smartphone est utile pour naviguer grâce au GPS et pour regarder les scènes filmées lors de la déambulation physique dans les rues de Paris ; l’application tablette favorise la confrontation d’équipes à la façon d’un jeu collaboratif de plateau ; enfin durant le festival, il s’agit de diffuser les films « suédés » réalisés à la manière de Soyez sympas, rembobinez (Gondry, 2008).

En définitive, le « transmédia » articule des techniques d’écriture appartenant à l’audiovisuel et au multimédia, en lien avec les supports. Le multimédia lui-même peut se concevoir comme une extension de l’audiovisuel (Melot, 1998, p. 4). Ce lien est identifié par Françoise Séguy (1999) comme la marque des industries culturelles. Elle montre comment « le poids de l’héritage des secteurs et médias fondateurs a infléchi le développement des produits interactifs et multimédias » (Séguy, 1999, p. 13). Ainsi, l’expression « transmédia » se substitue à celles qui lui précédent et qui, chacune à leur tour, sont venues signifier une nouveauté : audiovisuel, multimédia, plurimédia. Ajoutons d’ailleurs que certains acteurs préfèrent au terme de « transmédia » celui de « narration interactive », d’autres celui de « multi-support », d’autres encore celui de « crossmédia ». La différence s’opérant entre « crossmédia » et « transmédia » repose, pour les professionnels, sur le fait que le premier consiste en une déclinaison d’un même contenu sur différents supports. Le second insiste sur l’articulation de différents contenus sur chaque pièce du puzzle formant un univers cohérent. Ainsi, « dans un cas, il y a toujours une pièce maîtresse ; dans l’autre, elle est moins nécessaire » (Lesson, 2013, p. 30). En outre, si le terme « transmédia » est aux prises avec des interprétations diverses, certains annoncent sa tombée en désuétude outre-Atlantique : «  il y a un a priori fortement péjoratif sur le mot transmédia aujourd’hui donc, plus personne aux Etats-Unis n’utilise ce mot ! Et tout le monde utilise “interactif” » (un auteur).

Du « spectacteur » au spectre de l’acteur

Les dispositifs « transmédias » sont présentés comme inversant les positions des spectateurs, les transformant en « spectacteurs » (Weissberg, 2000). Il s’agit de transformer la supposée passivité des spectateurs en action. Mais quelles sont les activités mises en avant ? Il convient de les distinguer, comme l’invite à le faire Franck Rebillard (2007) dans son analyse du « web 2.0. » : sont-elles de l’ordre de la contribution, de la création ou du commentaire ? Certains professionnels proposent, dans la phase de réalisation, de créer des contenus, comme Cinemacity (2013) qui « veut absolument solliciter la créativité des utilisateurs pour qu’ils puissent eux-mêmes rejouer les films qui ont été tournés à Paris » tel un remake ou une parodie, comme le précise le producteur. Il ajoute :« les critères de production amateur sont donnés en amont et le projet est ensuite validé par l’équipe ». La création de contenus demeure toutefois un épiphénomène (Rebillard, 2007). D’autres invitent, dans la phase de post-production, des communautés à monter elles-mêmes leurs films enregistrés sur téléphones portables via Youtube Editor (dans le cadre des projets MINA). Il est également, et de façon plus répandue, possible de « liker », partager, recommander la production et télécharger des séquences, voire faire du mashup. Mais l’activité est-elle synonyme d’interactivité ? Non dans la mesure où d’une part, elle est moins une « action volontaire » (comme annoncée) qu’une action encadrée par les concepteurs et d’autre part, elle intervient peu dans la narration. Les mécanismes de la participation ou les « déclencheurs » pour reprendre la terminologie d’un architecte multimédia sont davantage matériels (comme le Nier Field Communication, les tags ou les QR code), soumis à condition (dans le cadre d’obligation de login), sémantiques (afin de donner envie aux spectateurs de naviguer) que narratifs (impliquant dès lors des procédés de mise en scène et de dramaturgie).

Les professionnels du « transmédia » tentent ensuite de prendre en compte l’ « expérience utilisateur » dans la conception des dispositifs et de s’appuyer, à terme, sur une analyse des usages des productions. Les questionnements qui en découlent sont : comment faire « venir, rester, revenir » l’internaute (un architecte multimédia) ? Les professionnels sont confrontés à plusieurs difficultés. La première concerne les modes de réception des projets « transmédias » : « pour le moment la grande majorité du public face à un contenu interactif ne répond pas à l’invitation de l’interactivité » (un auteur). La deuxième difficulté est le défaut d’explication du fonctionnement du dispositif. Selon un scénariste, « cette notion de parcours fléché et d’accompagnement des spectateurs me semble, pour l’instant, fondamentale ! », même si elle est encore peu présente. La troisième contrainte a trait aux publics eux-mêmes, qui demeurent spécifiques. Pour un scénariste, « fondamentalement, ce que l’on fait c’est un travail de niche, un travail d’expérimentation qui concerne et qui intéresse très peu de monde, voire quasiment personne ! ». La quatrième limite touche à une mauvaise connaissance des usages. Les professionnels développent des méthodes quantitatives qui calculent le nombre de visiteurs uniques et la durée des visites (via Google Analytics) mais qui n’étudient pas réellement le parcours des visiteurs ainsi que leurs motivations (par des entretiens par exemple). Le producteur de No es una crisis (2012) explique : «  je n’ai plus les chiffres en tête mais je crois qu’il y a eu 40 000 visites en 24 heures. Durée moyenne : 30 secondes. » Ces difficultés témoignent des temporalités différentes des mutations techniques et sociales et des décalages parfois présents entre innovation technique et usages.

Finalement, quelle position occupent les spectateurs ? Dans les projets « transmédias », les spectateurs se situent dans contexte de réception singulier et dans un mode de lecture, de découverte, de visionnage de la production spécifique. Le webdocumentaire aujourd’hui se regarde de manière individuelle, tel le kinétoscope hier (Flichy, 1991). Dans ce déplacement (d’une consommation collective à une consommation individuelle), les spectateurs réagissent davantage qu’ils n’interagissent avec le dispositif voire ne produisent véritablement du contenu en dehors des chemins tracés par les concepteurs. Si une attention particulière est accordée à l’interactivité, sur la reconfiguration des rapports entre production et réception, nous savons combien la participation des spectateurs n’est ni inédite ni récente (Rebillard, 2007 ; Bouquillion, Matthews, 2010). La collaboration est, elle-même, un paradigme industriel (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2013). La résurgence de l’interactif apparaît depuis trente ans à intervalles réguliers. Fantasmé, le « spectacteur » devient un « spectre » dans la mesure où il est plus de l’ordre de la représentation que de l’action effective. Pourquoi entretenir cette illusion ? La « participation » des spectateurs est un argument marketing au même titre que d’autres notions qui lui sont associées, telle celle d’ « engagement ». L’engagement des spectateurs n’est pas généralisable, elle repose surtout sur un public spécifique : celui des fans. La participation sous-tend de véritables enjeux : attirer l’attention et souligner les capacités d’évolution des pratiques professionnelles et la prise en compte des spectateurs.

Une dynamique de « coopétition » entre acteurs

Les professionnels emploient l’expression « transmédia » afin de signifier l’émergence d’un domaine d’activité professionnelle transverse à plusieurs industries culturelles. Le préfixe « trans » pointe en effet ce mouvement. Néanmoins, les cultures différentes de métiers et d’entreprises n’amènent pas toujours à des synergies. Les relations de coopération et de concurrence entre les acteurs des filières concourent en effet à favoriser une dynamique de « coopétition » (Rebillard dir., 2007).

Une activité au cœur de métiers

La création de dispositifs « transmédias » se situe au cœur de métiers divers, issus de l’audiovisuel : réalisateur, producteur, monteur, preneur de son ; du multimédia : développeur, intégrateur, designer ; du journalisme : photojournalistes, journalistes, etc. En ce sens, des coopérations entre différents corps de métiers se forment. Par exemple, les producteurs et réalisateurs font preuve, au contact d’autres professions, de capacités d’adaptation et d’ajustement. Comme l’énonce un producteur, « le processus implique une réécriture permanente du projet au fur et à mesure évidemment de la réflexion des auteurs, mais aussi des rencontres avec un illustrateur, un web-développeur, un directeur artistique ». Les professionnels traditionnels prennent appui sur des compétences acquises lors de leurs carrières professionnelles et en développent d’autres. Un scénariste, ancien journaliste de presse écrite, évoque sa « volonté de défricher de nouveaux terrains d’expression et d’utiliser de nouveaux outils ». De manière autodidacte, il s’est lancé dans la réalisation de vidéos pour un projet de webdocumentaire.

D’autres métiers, qui dépassent largement la question du « transmédia », sont sollicités dans le cadre de ces dispositifs, tel celui de community manager. Pour Missions Printemps (2012), un community manager a été recruté : « très clairement, ça a été vraiment une démarche et un pôle budgétaire important d’avoir une personne qui était à 100% sur ce projet pendant plus de 6 mois. C’est un vrai poste pour communiquer autour, pour monter la communauté, l’animer, motiver les gens, essayer de trouver des façons de les engager » (la productrice). Certains professionnels « traditionnels » développent eux-mêmes des compétences de community manager faute de pouvoir externaliser cette compétence. La gestion de la communauté est, dans le temps, une contrainte pour les réalisateurs, qui passent à de nouveaux projets et ne peuvent continuer l’animation de celle-ci. D’autres professionnels diversifient leurs compétences et les étendent à des savoir-faire venant du marketing afin d’affiner le « ciblage des communautés ». D’un côté, ils cherchent à activer la mobilisation de la communauté ; de l’autre, ils souhaitent aussi quantifier les audiences cumulées. Si ces savoir-faire issus du marketing et du management sont bien intégrés par les professionnels du multimédia, ceux de l’audiovisuel ou du journalisme rencontrent des difficultés à les mettre en œuvre tant les cultures sont différentes.

De nouveaux métiers sont également apparus tels architecte narratif ou « transmédia », designer d’expérience ou encore producteur « transmédia ». L’architecte narratif (ou show runner) a pour mission de « structurer un monde narratif ». Il occupe une fonction de coordination afin de « donner une cohérence à l’ensemble des différentes pièces qui constituent le puzzle d’un univers transmédia » (un auteur). Ce professionnel n’est pas toujours familier des méthodes de valorisation des films dans l’écriture de dossiers, qui se révèlent parfois trop axés sur la forme et la technique délaissant « l’émotion de l’écriture » (une productrice). Le designer d’expérience, quant à lui, cherche « les choses qui vont accrocher le spectateur et qui lui permettent de faire ce pas vers l’interactivité et la participation » (un auteur). Ces métiers semblent assumer pleinement leur lien avec des productions « transmédias ». Toutefois, ce sont souvent les professionnels eux-mêmes qui s’auto-qualifient ainsi. Ces appellations ne sont pas toujours reconnues dans les milieux professionnels, car ces projets restent minoritaires. Seul celui de producteur « transmédia » est mentionné en 2010 par la Producers Guild of America : « Le titre de producteur « transmédia » est donné à la personne en charge d’une partir conséquente de l’organisation, du développement, de la production et/ou de la cohérence de la continuité narrative d’un projet au travers de plusieurs plateformes » (Jenkins, 2013 : 12).

Dans ces relations entre acteurs, les professionnels sont enfin en quête de chefs de projets alliant compétences en multimédia et en audiovisuel, développant des savoir-faire transversaux, cumulant des activités et orchestrant le projet. La recherche de ce type de profil s’entend d’autant plus que celui-ci s’installe dans un interstice, dans un espace de négociation entre différents domaines professionnels, jouant un rôle d’interface au cœur de métiers.

Des cultures d’entreprises divergentes

Les dispositifs « transmédias » se trouvent, plus particulièrement, à la jonction de la filière information d’actualité et de la filière cinéma et audiovisuel. Toutefois, la filière presse et information y trouve un intérêt plus fort en raison des mutations qu’elle connaît. Celle des jeux vidéo, plus récente (années 1970) et se portant plutôt bien (Chantepie, Le Diberder, 2005), est moins à l’initiative de ce type de productions. En effet, les réalisateurs de projets « transmédias » sont avant tout des journalistes et des documentaristes (Broudoux, 201). Toutefois, notons qu’ « à l’inverse du photojournalisme, le milieu professionnel du documentaire ne connaît pas de crise et les films rencontrent des succès indéniables auprès de publics variés » (Pedon, 2012, p. 6). Photojournalistes et journalistes réalisent des webdocumentaires « parce que la presse écrite était à un moment un peu difficile de son existence et que du coup, on a tous voulu essayer de trouver d’autres territoires d’expression » (un scénariste). Ce choix sous-tend des enjeux à la fois socioprofessionnels et socio-économiques afin de trouver de nouvelles voies de valorisation de leur travail. Certains journalistes compensent une perte d’activité dans la presse papier par de nouvelles activités professionnelles dans le domaine du « transmédia ». Cette évolution les conduit à collaborer, avec d’autres corps de métiers, inventant une nouvelle façon de travailler. Toutefois, les dispositifs « transmédias » restent, dans la pratique, marqués par les carrières des auteurs. En ce sens, des webdocumentaires commeLa Zone ou Alma, réalisés par des anciens professionnels de la presse, gardent une « pâte » journalistique. Il n’est pas aisé, pour les journalistes de concevoir un documentaire où prévaut l’affirmation d’un regard et d’une subjectivité d’auteur, telles qu’elles sont portées et alimentées par des documentaristes.

Ainsi les enjeux de collaboration diffèrent-ils selon les filières. La temporalité des projets et les rythmes de production ne facilitent pas un travail de concert et un réel échange collaboratif entre les différentes parties prenantes. Les enjeux de coopération diffèrent également à l’interne des filières, selon les acteurs et leur situation dans l’un ou l’autre niveau de la chaîne de production, notamment au sein de la filière cinématographique et audiovisuelle. Les réalisateurs y voient une nouvelle possibilité de valorisation et de création. Une quête de reconnaissance d’un statut spécifique pour les professionnels du « transmédia » en tant qu’auteurs s’engage alors. « Les scénaristes développent un modèle de travail où la fonction auctoriale est plus collaborative » (Jenkins, 2006 : 63). Tous les acteurs participant à la création d’un dispositif « transmédia » ne sont pourtant pas mis sur le même plan. Le travail collectif n’est pas synonyme de relations équilibrées. Le cadre du Code de la Propriété Intellectuelle (L. 113-2) prévoit une distinction entre œuvre de collaboration, à « laquelle ont concouru plusieurs personnes » et œuvre collective qui « repose sur ce que l’on pourrait appeler une structure hiérarchisée ou verticale » (Sirinelli, in Sonnac, Greffe dir., 2008, p. 419). Mais qui peut prétendre à ce statut ? Comme dans la production audiovisuelle classique, les producteurs ne sont pas considérés comme des auteurs, seuls les réalisateurs (journalistes ou documentaristes) et scénaristes le sont. Les cadreurs, monteurs, ingénieurs son participant, dans une démarche collective, à la concrétisation du projet ne sont pas reconnus comme auteurs de l’œuvre. Un producteur explique : « je ne suis pas auteur même si notre statut de contributeur de projets, de partenaires de Ping-pong, d’idées ou de concepts dans les projets « transmédias » évolue ». En d’autres termes, la structuration des rapports entre acteurs renvoie à un mode de fonctionnement qui relève davantage de l’œuvre collective que de l’œuvre de collaboration (au sens où le prévoit le code de la propriété intellectuelle) en raison de la hiérarchisation des rapports à l’œuvre.  Qu’en est-il des développeurs, intégrateurs ou encore game designer ? Ceux-ci ne semblent pas être reconnus comme tels, et sont d’ailleurs relativement peu présents dans les discours sur le « transmédia » (en témoigne leur absence au sein du festival).

Les producteurs souhaitent rester des acteurs centraux au sein de la filière et garder « la main mise » sur ce type de projets. Dès lors, ils s’organisent en agences spécialisées telles Upian, HonkyTonk, Narratives, Ligne 4, Sapiens sapiens, Hans Lucas… La Société des Apaches a été créée spécifiquement à l’occasion du projet No es una crisis en 2012. Les producteurs classiques, quant à eux, ne sont pas en reste. Ils développent en parallèle de leurs sociétés classiques, des structures plus expérimentales. C’est le cas d’un producteur : « pour tester les nouveaux modèles, plutôt que de continuer dans une société de production classique, on s’est réunis à plusieurs et on a décidé de monter une boîte un peu laboratoire », qui intègre notamment deux architectes et designer interactifs. Ces tentatives de structuration se font parallèlement à une ambition des diffuseurs de renouer, via des projets « transmédias », avec leurs publics et de se différencier de la concurrence (nous y reviendrons).

En définitive, le « transmédia » se veut combiner dimensions documentaires, journalistiques, fictionnelles et ludiques jusqu’alors privilégiées par tel ou tel métier, tel ou tel secteur professionnel dans une ambition de fermeture de leur territoire professionnel et de délimitation des sphères d’activité. Or, les modalités d’agencement et de structuration de ces dimensions sont complexes car elles renvoient à des savoir-faire différenciés. Ainsi les acteurs coopèrent-ils non sans heurts. Laure Bolka et Samuel Gantier (2011, p. 120) indiquent : « Le webdocumentaire est un objet d’étude d’autant plus intéressant pour le chercheur en sciences de l’information et de la communication qu’il cristallise la mutation structurelle de l’industrie audiovisuelle et du journalisme (fusion, absorption et redéfinition des périmètres d’action et d’interdépendance de chaque profession) ». Les dispositifs « transmédias » s’inscrivent à la croisée des filières audiovisuel et cinématographique, presse et information ainsi que celle des jeux vidéo. Toutefois, ils sont moins la manifestation d’une fusion ou absorption qu’une illustration des reconfigurations des sphères d’action. Le « transmédia » n’est pas symptomatique d’une convergence largement annoncée des télécommunications, de l’informatique et des industries culturelles, il paraît plus juste de parler d’articulation ou de rapprochement entre ces domaines. Il ne traverse pas non plus l’ensemble des filières des industries culturelles. Certaines y sont plus sensibles que d’autres en raison de leur histoire, de leurs spécificités et des mutations actuelles qu’elles connaissent. Dès lors, les mouvements à l’œuvre sont moins de l’ordre des interrelations entre les supports médiatiques que des interactions présentes entre industries, interactions qui ne sont ni forcément équilibrées ni menées pour les mêmes enjeux. Ajoutons à cela que les acteurs qui se lancent dans le « transmédia » restent minoritaires. Comme l’indique William Uricchio (2014 : 63) à propos des documentaires interactifs : « (…) du point de vue des industries dominantes du cinéma et de la télévision, ces activités très largement répandues apparaissent comme largement périphériques, voire peu représentatives ». Dans ce mouvement, se jouent des rapports de force, des relations déséquilibrées en raison des intérêts des acteurs qui ne convergent pas toujours et en raison des cultures de métiers différentes.

Des expériences de diversification non stabilisées

Le terme « transmédia » est utilisé pour qualifier les stratégies multi-supports déployées. C’est en ce sens d’ailleurs qu’Henry Jenkins développe l’idée selon laquelle le « transmédia » n’a rien de révolutionnaire : « nous pourrions voir Walt Disney comme le père des pratiques « transmédias » télévisuelles » (Jenkins, 2013 : 26). Toutefois, le déploiement des médias ne s’accompagne pas de facto de ressources égales et partagées. La diversité des modèles d’affaires et leur non stabilisation en témoignent.

Le multi-support au profit de l’« uni-support »

Articuler les médias entre eux est guidé par la volonté des acteurs d’élargir les « cibles » en s’adressant à plusieurs « niches ». Pour le projet Missions Printemps (2012), « de la part d’Arte, il y avait évidemment la volonté de s’adresser à un public plus jeune peut-être que celui de la télé pour l’attirer vers le film, c’est-à-dire se dire que c’est une façon de recruter un public auquel l’antenne ne s’adresse pas » (la productrice). Cette quête de renouvellement des publics est en un enjeu fort des médias, enjeu qui a rythmé leur histoire à plusieurs reprises. Les dispositifs « transmédias » prennent ainsi sens dans des stratégies de diversification des entreprises médiatiques et audiovisuelles. Ces stratégies leur permettent, par la multiplicité des points d’entrée dans le contenu (Bourdaa, 2012) et par la dynamique interactive, d’instaurer une relation privilégiée avec les spectateurs. Les diffuseurs cherchent à multiplier les publics niches liés à tel ou tel média dans l’ambition de diriger ceux-ci vers un dispositif principal. Le multi-support se fait au profit de l’uni-support. Les supports mobilisés dansLa Zone, Retour à Tchernobyl (2011) sont divers dans la perspective que les lecteurs du blog ou des news se mueront en spectateurs acteurs du webdocumentaire. Ce projet est défini, par un de ses réalisateurs, comme un documentaire transmédia davantage qu’un webdocumentaire en raison de sa composition en « multiples facettes » où chaque dispositif incarne une partie du tout : un blog (retouratchernobyl.com), « Les histoires de la Zone » (cinq articles publiés dans des journaux français ou italiens), « The news » (sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter), une installation à La Gaîté Lyrique, un livre (retraçant leur expérience), un webdocumentaire (dont le récit est délinéarisé et est diffusée sur lemonde.fr), le tout formant la « Galaxie La Zone ». Chaque support s’inscrit dans des temporalités différentes et suit la chronologie des médias afin d’orienter les publics potentiels. Se pose toutefois la question de l’hébergement du projet, souvent limité à trois ans dans les contrats d’exploitation. Cette logique de « longue traîne » (Anderson, 2007) a pour ambition de pallier le « côté jetable » de la production lors d’une diffusion télévisée.

Les projets « transmédias » s’intègrent en outre dans des stratégies de captation et de fidélisation des audiences. Certains sont initialement pensés dans l’articulation de différentes plateformes et sont ainsi qualifiés de « natifs ». D’autres sont conçus à la suite d’un film diffusé à la télévision et sont, dès lors, des productions « dérivées » de l’antenne. D’autres encore sont développés au bénéfice d’un support, dans une démarche marketing. Des web séries, des jeux interactifs sont parfois conçus au service de la série diffusée par la chaîne. Comme l’écrivent Mélanie Bourdaa, Emmanuelle Vitalis et Antoine Chotard (2011) : « L’enjeu est de capter un public qui s’informe avant tout sur le web ». En multipliant les points de rencontre avec les publics, il s’agit de miser sur la fragmentation des audiences. Ces productions sont enfin développées dans des stratégies de promotion d’un support ou de la chaîne. Les initiatives « transmédias » proviennent souvent des diffuseurs eux-mêmes afin « d’innover, de rechercher des formes de demain, et peut-être aussi d’acquérir un retour sur image qui va se répercuter sur leurs propres programmes » (un scénariste). Arte ou France Télévisions se sont dotées d’équipe spécifique dans des départements consacrés aux nouvelles écritures, impulsant la réalisation de projets, telsMissions Printemps (2012) et Code Barre (2011), auprès des réalisateurs et producteurs concernés. Les projets étiquetés « transmédias » remplissent une fonction de vitrine favorisant la distinction et la différenciation des diffuseurs (notamment chaînes et autres médias) dans un marché très concurrentiel, ainsi qu’une fonction de fidélisation des internautes et d’augmentation du trafic.

Des modèles d’affaires multiples

Tous les professionnels sont en quête de financement que ce soit en pré-production afin de les aider à écrire le projet ou en post-production afin de trouver des voies possibles de diffusion. Dans cette optique, les structures publiques sont un soutien important au premier rang desquels figure le CNC et son fonds d’aide aux projets pour les nouveaux médias composé de deux aides à l’écriture et au développement : une, pour les projets « transmédias » et l’autre, pour des projets web interactifs. Un troisième volet  complète ce dispositif : l’aide à la production internet ou écrans mobiles, qui implique pour la solliciter d’une part, d’être producteur et d’autre part, d’avoir un diffuseur reconnu par le CNC, diffuseur historique de l’audiovisuel : Arte, France Télévisions, Radio France. La Région Rhône-Alpes propose depuis 2011 un fonds audiovisuel et nouveaux médias afin de favoriser l’expérimentation des cinéastes, des producteurs et des entreprises de l’image installées en Rhône-Alpes. Ce fonds se divise en deux aides : l’aide à l’écriture et l’aide au développement. Enfin, nous pouvons identifier d’autres aides issues de collectivités ou de sociétés civiles : la bourse de la SCAM « qui permet également dans se lancer dans la phase d’écriture » (un auteur) ou encore les villes elles-mêmes qui peuvent devenir des partenaires comme dans le cadre du projet Mandrin (2014) par exemple, ou le pôle de compétitivité Imaginove.

En parallèle des « guichets publics », les professionnels se tournent du côté de la télévision commerciale telle que Canal+. Ils s’adressent également à des sites de presse ou des pureplayers comme Mediapart, Courrier International, Usbek & Rica, El Diario, lemonde.fr. Les professionnels cherchent enfin des budgets dans des sociétés privées.  Le mécénat est alors une voie empruntée par certains (ex. Un monde pour tous, pour No es una crisis, 2012). D’autres font le choix du parrainage auprès d’entreprises (ex. Mandrin 2014) ou d’ONG. Ces partenariats ne conduisent pas nécessairement dans une logique de « brand content » à mentionner la marque partenaire ou dans une logique de commande à répondre à des appels d’offre.

Les autoproductions se concrétisent notamment grâce notamment à des initiatives de financement participatif viaKissKissBankBank, KickStarter, Ulule, etc. Le crowdfunding (au sens littéral de financement par la foule) favorise tout d’abord la fidélisation des spectateurs : « contrairement à la logique de “recommencer à zéro” quand on fait un film dans le modèle classique, dans le modèle interactif, la communauté qui a été stimulée autour d’un film reste autour du projet du réalisateur » (un auteur). Les plateformes participent ensuite à augmenter la visibilité et la notoriété du film. Bénéficiant d’une audience concernée, « le signal envoyé par le crowdfunding, c’est justement l’implication de l’audience » (un producteur). D’ailleurs certains professionnels y voient une opportunité d’échanger avec les publics : « L’auteur peut avoir des échanges nourris avec les audiences individuellement. C’est ce que le cinéma a permis à un moment quand les acteurs faisaient des tournées en province, qu’il y avait un peu la notion d’invités, de ciné-club, etc. » (un producteur). Le soutien obtenu via ces plateformes permet in fine de démarcher des producteurs classiques qui au début n’ont pas accompagné les réalisateurs et qui là, « vont être intéressés, forcément puisque le projet est en partie financé » (un producteur). Le financement participatif n’est donc pas une alternative réelle au financement classique, en revanche il est un appui symbolique fort à la fois auprès des producteurs et des spectateurs.

Ainsi, se mêlent projets autoproduits (Happy world, 2011), parfois via du financement participatif, projets coproduits par des gros diffuseurs, des sociétés de production et soutenus par des aides publiques (La Zone, 2011), projets aux modèles économiques plus « panachés » car s’appuyant sur des financements multiples de structures et de diffuseurs plus réduits (No es una crisis, 2012). D’autres font également le choix de « franchiser » leurs projets. C’est le cas pour Cinemacity (2013), dispositif proposé initialement à Paris et étendu à Bruxelles, New York, Berlin, Los Angeles et Rome. Ces modèles d’affaires demeurent néanmoins relativement classiques. Les acteurs historiques des filières restent en effet leur principal appui.

Conclusion

En définitive, quelles représentations du « transmédia » dans le secteur professionnel ? Alors que la définition d’Henry Jenkins (2003) semblait offrir des clés de compréhension du phénomène, elle ne fait, au final, plus de dix après sa première formulation, toujours pas consensus dans les milieux professionnels. Les professionnels ambitionnent, à travers ce qualificatif, de créer des productions nouvelles. Toutefois, les pratiques multimédias déployées demeurent au service des pratiques audiovisuelles motivées par l’ambition de narrer. De même, l’intention de réaliser des projets dans lesquels les « spectacteurs » et réalisateurs participeraient, conjointement, à l’écriture du projet se fait au service des seconds qui attirent l’attention sur eux et leurs projets.

Une diversité d’acteurs intervient, issus de domaines de compétences spécifiques laissant présager une activité transverse. Face aux industries de la communication, les industries culturelles tentent de garder la main mise notamment en raison de l’organisation très structurée des filières concernées, telle la filière cinéma et audiovisuel. S’enclenchent aussi des interrogations politico-juridiques sur le statut des auteurs. Sont considérés comme auteurs les acteurs issus du domaine de l’audiovisuel ou du journalisme et non du multimédia.

En outre, le multi-support accompagne des stratégies de diversification visant à élargir les publics des médias traditionnels dont le lectorat et l’audience sont vieillissants. Ce désir de proposer un dispositif multi-générationnel se confronte néanmoins à des contraintes techniques, socio-culturelles et économiques. Dans ce contexte, s’organisent des transferts d’argent et de financement, mais les modèles d’affaires peinent à se stabiliser. Les projets réalisés ne sont pas forcément rentables. Une diffusion via des canaux classiques, comme la télévision, permet de rentrer dans les frais engagés.

Ainsi, l’expression « transmédia » est une construction discursive portée par des acteurs qui l’utilisent dans un enjeu d’étiquetage leur permettant de tester des projets, de trouver de nouvelles voies de valorisation de leur travail et de tenter de renouer avec leurs publics. Il y a donc bien une forte propension à dire que le « transmédia » est un « label » qui s’intègre dans des stratégies d’exploration. Le « transmédia » apparaît, à cette étape de la réflexion, le lieu d’expérimentation de nouvelles conditions de conception-production-diffusion au sein d’industries culturelles en interaction.

Notes

(1) Certaines données ont été collectées, grâce à des captations audiovisuelles des éditions 2012 et 2013, retranscrites entièrement (réunissant ainsi les propos d’une vingtaine de professionnels) et des entretiens menés auprès de dix professionnels, par les étudiants du Master Audiovisuel et Médias Numériques de l’Université Stendhal Grenoble 3. Les questions qui leur ont été posées concernent leurs métiers et parcours professionnels, leur définition du « transmédia », les modalités de conception-production-diffusion des dispositifs, les modes de financement de tels projets ainsi que la participation-réception des usagers-consommateurs.

(2) Chez Bellota Film/Red Corner, Rockzeline, Small Bang, Quark Productions, Société des Apaches, Mosquito, MINA (Mobile Innovation Network Aotearoa), MobilEvent, Camera Lucida, etc.

(3) Au CNC et à la Région Rhône-Alpes

(4) « « La gamification, c’est d’abord un concept industriel et marketing, un moyen d’adapter le savoir-faire du monde du jeu vidéo à d’autres secteurs », explique Sébastien Genvo, chercheur spécialisé dans ce domaine à l’Université de Metz », in La fabrique de l’info, « L’information peut-elle être un jeu », novembre 2011, consulté le 31/10/2014.

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Auteur

Laurie Schmitt

.: Laurie Schmitt est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication. Elle est chercheure au GRESEC (Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication). Elle est également responsable du Master Audiovisuel et Médias Numériques de l’Université Grenoble Alpes.
Laurie Schmitt, GRESEC, Université Grenoble Alpes, F-38000 Grenoble, France.
Laurie.schmitt@univ-grenoble-alpes.fr