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Programmation musicale et « virage numérique » à Radio France : les pratiques des programmateurs face à l’évolution des matérialités de la musique.

22 Oct, 2024

Résumé

Dans un contexte d’importance donnée au « virage numérique » des antennes de Radio France, nous nous intéressons dans cet article aux transformations des pratiques professionnelles des programmateurs musicaux à Radio France, et plus précisément à l’évolution des supports musicaux dans leurs tâches quotidiennes. À partir d’entretiens réalisés à Radio France entre 2016 et le début de l’année 2020, cet article s’inscrit dans une perspective interactionniste avec une approche méthodologique inductive et compréhensive. Il est fondé sur une analyse des « récits de pratiques » (Derèze, 2019) des programmateurs musicaux livrés en entretien et présente un accent particulier sur leur expérience de l’évolution des matérialités de la musique dans le cadre de leurs pratiques professionnelles quotidiennes à Radio France.

Mots clés

Radio France, service public radiophonique, programmation musicale, prescription musicale, pratiques professionnelles et numérique.

In English

Title

Music programming and the ‘digital shift’ at Radio France: the practices of programmers in the face of the materiality of music. 

Abstract

In the context of the importance given to the ‘digital shift’ of Radio France’s radio stations, this article looks at the changes in the professional practices of music programmers at Radio France, and more specifically at the evolution of music media in their daily tasks. Based on interviews conducted at Radio France between 2016 and the beginning of 2020, this article follows an interactionist perspective with an inductive and comprehensive methodological approach. It is based on an analysis of the ‘narratives of practice’ (Derèze, 2019) of the music programmers interviewed, with a particular focus on their experience of the changing materialities of music in their daily professional practices at Radio France.

Keywords

Radio France, public service radio, music programming, music prescription, professional practices and digital.

En Español

Título

La programación musical y el « cambio digital » en Radio France: las prácticas de los programadores ante la materialidad de la música. 

Resumen

En el contexto de la importancia concedida al « cambio digital » de las emisoras de Radio France, este artículo examina los cambios en las prácticas profesionales de los programadores musicales de Radio France y, más concretamente, la evolución de los medios musicales en sus tareas cotidianas. Basado en entrevistas realizadas en Radio France entre 2016 y principios de 2020, este artículo sigue una perspectiva interaccionista con un enfoque metodológico inductivo y exhaustivo. Se basa en un análisis de las « narrativas de la práctica » (Derèze, 2019) de los programadores musicales entrevistados, con un enfoque particular en su experiencia de la materialidad cambiante de la música en sus prácticas profesionales diarias en Radio France.

Palabras clave

Radio Francia, radio de servicio público, programación musical, prescripción musical, prácticas profesionales y digital.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Choquet Anastasia, « Programmation musicale et « virage numérique » à Radio France : les pratiques des programmateurs face à l’évolution des matérialités de la musique. », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/varia/programmation-musicale-et-virage-numerique-a-radio-france-les-pratiques-des-programmateurs-face-a-levolution-des-materialites-de-la-musique/

Introduction

Dans son rapport de février 2019, la Cour des comptes affirme qu’à Radio France, « [l]e travail sur la gamme de radios et leur complémentarité éditoriale ainsi que le virage numérique ont permis d’atteindre des résultats inégalés tant en termes d’audiences hertziennes que d’audiences numériques » (p.147). L’étude de documents officiels relatifs aux missions de Radio France effectifs entre 2015 et 20191 montre en effet que l’impératif d’innovation était au cœur des objectifs fixés pour le groupe radiophonique de service public. C’est dans ce contexte de « virage numérique » que nous nous sommes intéressées à la programmation musicale de Radio France.

Si la musique et la radio forment un « couple emblématique » (Glevarec, 2016, p.94), nous constatons la « perte de monopole de la radio musicale » (Glevarec, 2014, p.126). Le rapport de l’Arcom de janvier 2022 sur l’écoute de la musique en streaming audio et en radio a confirmé cette tendance. Les programmes musicaux à la radio restaient écoutés quotidiennement par 17,5 millions de personnes en 2021 mais les audiences de la radio, et en particulier des radios musicales, étaient en baisse entre 2015 et 2020. En parallèle, entre 2016 et 2020, le volume de streams par an sur les services de streaming en France est passé de 28 milliards à 85 milliards et le streaming musical représentait en 2021 la première source de création de valeur dans le secteur de la musique enregistrée.

Cette perte de monopole de la radio musicale renvoie à la crise que traverse la prescription culturelle (Oustinoff, 2018). Les techniques numériques ont eu pour conséquence une démultiplication des œuvres, le développement d’une culture de l’amateur, du partage, de l’accès et de la gratuité qui ont remis en cause le rôle des prescripteurs. Alors qu’en 2020, 82% des utilisateurs français déclaraient utiliser les recommandations musicales faites par les plateformes de streaming, les prescripteurs semblent devenir une « figure un peu poussiéreuse » (Trenque, 2018) dont le jugement est désacralisé. Cette remise en question de la prescription traditionnelle s’illustre par un phénomène de « remédiation » (Chapelain, Ducas, 2018) qui s’incarne notamment dans le développement d’algorithmes de recommandation élaborés à l’aide de la collecte et de l’exploitation de données des utilisateurs et utilisatrices. Cette culture algorithmique de la data est au cœur de logiques capitalistes et de stratégies industrielles développées par des multinationales comme Amazon, Netflix ou Spotify.

Dans ce contexte de crise de la prescription musicale, il nous semble pertinent d’étudier un groupe professionnel de prescripteurs du service public radiophonique, les programmateurs musicaux de Radio France2. Du fait de ses missions officielles, son incarnation de la défense de l’exception culturelle, comment la prescription musicale de service public fait -elle face à ces changements et à ce « virage numérique » ?

À partir d’entretiens réalisés à Radio France entre 2016 et le début de l’année 2020, nous avons constaté que ce « virage numérique », appliqué à la programmation musicale, se traduisait par quatre éléments : l’évolution des supports et des formats musicaux utilisés par les programmateurs, l’introduction de logiciels de programmation musicale, la création de webradios et la place de plus en plus importante accordée aux métadonnées musicales. Dans cet article, nous nous concentrons sur l’évolution des supports et des formats musicaux – que nous appellerons « matérialités de la musique » – utilisés par les programmateurs dans le cadre de leurs pratiques professionnelles quotidiennes.

Cette évolution des supports et des formats musicaux renvoie à la notion de « numérimorphose ». Dès 2007, Fabien Granjon et Clément Combes ont théorisé le passage de la « discomorphose » – notion d’Antoine Hennion qui suggère « l’entrelacement de médiations structurées autour de supports physiques (le vinyle ou la cassette qui nous amènent du disquaire à la chaîne hi-fi) » (Le Guern, 2020, p.250) – à la « numérimorphose ». Avec ce terme, ils ont souhaité « détailler ce que les relations de l’amateur à la musique doivent particulièrement […] à la numérisation du signe sonore, à la dématérialisation des supports et à la multiplication des équipements » (Granjon, Combes, 2007, p.295). Philippe Le Guern souligne que cette « numérimorphose » donne lieu à une « reconfiguration socio-technique des expériences musicales, quels que soient les acteurs considérés, auditeurs, directeurs de labels, musiciens, etc. » (2018, p.10). En écho aux débats questionnant l’idée d’une « continuité » ou d’une « disruption » dans « l’expérience de la musique en régime numérique » (Le Guern, 2020), nous cherchons donc à interroger, dans cet article, la reconfiguration des « expériences musicales » des programmateurs musicaux de Radio France face à l’évolution des matérialités de la musique dans le cadre de leurs pratiques professionnelles.

Concernant la méthodologie, cet article s’inscrit dans une perspective interactionniste avec une approche méthodologique inductive et compréhensive. Il est issu d’un travail de thèse fondé sur une analyse des « récits de pratiques » (Derèze, 2019) des programmateurs musicaux livrés en entretien, mais également sur des entretiens réalisés avec d’autres groupes professionnels impliqués dans la programmation musicale de Radio France. Ce type d’analyse permet de s’intéresser « à la façon dont les acteurs décrivent leurs activités et, ce faisant, les analysent, les légitiment, les construisent » (Derèze, 2019, p.175). Réalisés entre 2016 et le début de l’année 2020, ces vingt-six entretiens ont été complétés par l’analyse d’un corpus de documents officiels relatifs à la période étudiée3, qui n’est cependant pas central dans cet article.

Organisation et reconfigurations du métier de programmateur musical à Radio France

Le métier de programmateur musical à Radio France

Cécile Méadel décrit la radio comme « transformateur-modèle » qui « pour développer son audience […] est obligée de mener à bien un travail de sélection, de transformation et de recomposition », ce travail lui permettant de « se construire une réalité propre à partir de la réalité des autres » (Méadel, 2006, p.46). Elle définit la programmation musicale radiophonique comme « la reconstruction de son propre catalogue par la radio, à partir du catalogue tout fait que les firmes de disque rêveraient de voir diffusé tel quel sur les ondes » (Méadel, 2006, p.46).

À Radio France, chaque radio construit sa « réalité propre » et son « propre catalogue » comme en témoignent leur format respectif mais aussi leurs différences d’organisation professionnelle en matière de programmation musicale. Si Fip et France Inter ont un format différent – Fip étant une radio musicale et France Inter une radio généraliste – seules ces deux radios comptent officiellement des programmatrices et programmateurs à Radio France. Pour le service public radiophonique, ce groupe professionnel constitue un symbole de différenciation. Les radios privées – et d’autres radios du groupe comme Mouv’ ou France Bleu – possèdent un personnel plus réduit qui élabore la programmation musicale à l’aide d’un logiciel. Si les programmateurs de Fip et de France Inter ont également à leur disposition un logiciel de programmation musicale, leur utilisation en est très limitée.

Dans ce travail singulier de programmation opéré par les programmateurs musicaux à Radio France, plusieurs types de tâches sont centrales. Les tâches d’écoute et de tri musical sont indispensables pour élaborer les programmes. Fip et France Inter étant toutes deux engagées sur un format qui promeut les nouveautés et la découverte, celles-ci sont essentielles. Entre les deux radios, la différence est conséquente. À France Inter, ce travail d’écoute sert à alimenter une playlist d’environ 70-80 titres, alors que pour Fip, ce travail alimente un stock de morceaux qui n’a pas de limite de volume. Les programmateurs de Fip doivent élaborer individuellement et quotidiennement des programmes musicaux de trois heures et parfois des émissions thématiques. À France Inter, chaque programmateur a la charge d’une dizaine d’émissions – des quotidiennes ou des hebdomadaires – pour lesquelles il doit programmer trois titres par heure. Pour résumer, des tâches de nature plutôt créative sont au cœur de la programmation de Fip et des tâches de nature plutôt relationnelle sont au cœur de la programmation de France Inter.

Au-delà de ces différences internes au groupe professionnel, nous cherchons ici à analyser les reconfigurations matérielles des expériences musicales des programmateurs dans leurs tâches quotidiennes.

Les programmateurs musicaux face à la « numérimorphose », la numérisation et l’informatisation

L’évolution des pratiques professionnelles des programmateurs musicaux à Radio France renvoie à la « numérimorphose » que nous avons détaillée en introduction. Philippe Le Guern a en effet rappelé que les « expériences musicales » des professionnel·les de la musique étaient reconfigurées (2018, p.10). De plus, Fabien Granjon et Clément Combes affirment que les « mutations engendrées par la « numérimorphose » ne se résument pas à « une simple modification de formats (e.g. le passage du disque au MP3) », mais qu’elles relèvent de « l’explosion des cadres stabilisés de la discomorphose » et « d’une importante multiplication des modalités de consommation liées à la multiplicité des prothèses technologiques mobilisées » (p.295). Il apparait donc clairement que la « numérimorphose » engendre une reconfiguration des pratiques de professionnel·les de la prescription musicale.

Au-delà de ce contexte, les pratiques professionnelles des programmateurs musicaux ont également été reconfigurées par la numérisation de la discothèque de Radio France et l’informatisation du travail de programmation musicale. Ce processus a été amorcé en 2005 à Radio France via la création de la DNC – Discothèque Numérique Centrale – base de données musicale qui alimente toutes les radios du groupe. L’objectif visé étant que la totalité des titres diffusés à l’antenne soit des fichiers provenant de la DNC. L’intérêt d’utiliser la DNC pour importer des fichiers musicaux dans le logiciel de diffusion réside notamment dans le partage de métadonnées uniformisées, rendues ensuite visibles sur tous les supports numériques de diffusion radio.

D’après nos entretiens l’utilisation de la DNC pour la programmation musicale progresse – celle-ci comportant également une fonction de recherche des morceaux à partir de différentes données comme le titre, le nom de l’artiste ou encore le genre musical – cependant elle est inégale selon les radios, les groupes professionnels et les individus. La numérisation de la discothèque de Radio France et l’informatisation de la programmation musicale via le développement et l’utilisation de la DNC sur ordinateur ont pour conséquence un changement notable dans les tâches quotidiennes des programmateurs : ils n’auraient a priori plus besoin de manipuler des supports musicaux comme les disques, vinyles ou CD, et ont désormais l’obligation de passer plus de temps devant un écran d’ordinateur pour sélectionner les morceaux qu’ils veulent programmer dans la DNC. À cela s’ajoute une conséquence directe de la « numérimorphose », l’utilisation de plus en plus systématique de l’ordinateur pour écouter de la musique, puisqu’il est désormais habituel que les labels ou les artistes leur envoient directement des fichiers musicaux à télécharger ou des liens à écouter sur le web.

Dans le cas d’amateurs, Granjon et Combes avaient déjà noté que « les changements induits par la dématérialisation et les potentiels renouvelés de manipulation déplacent plus ou moins fortement les activités de découverte, d’acquisition, de stockage, d’écoute et de distribution des contenus musicaux » (2007, p.297). Les récits de pratique des programmateurs musicaux indiquent, dans le cas de professionnels, la manière dont « l’expérience de la musique » qu’ils font dans leurs tâches quotidiennes « se trouve précédée voire conformée, modifiée dans sa médiation par des formes industrielles nouvelles » (Gayraud, Heuguet, Gomez-Mejia, 2015, p.33). Si le terme très discuté de « dématérialisation » liée aux techniques numériques est à interroger – celles-ci s’accompagnant bien de la création de nombreux objets, « des médiations matérielles des musiques enregistrées de notre époque (ordinateurs, disques durs, enceintes, connexions internet, baladeurs, écouteurs, smartphones, etc.) » (Gayraud, Heuguet, Gomez-Mejia, 2015, p.34) – elle reste néanmoins une notion qui traverse les récits de pratique des programmateurs musicaux. Pour les tâches d’écoute et de tri musical mais aussi d’élaboration de la programmation, la thématique des objets et de leur disparition est centrale. Elle s’accompagne de récits contradictoires et hétérogènes, mêlant des arguments parfois technophiles, parfois technophobes, qui se retrouvent dans les débats sur le numérique « tantôt symbole d’espoir, tantôt source d’appréhension » (Rieffel, 2014, p.30). La méfiance face aux techniques numériques traverse les entretiens que nous avons menés avec les programmateurs, cependant leurs récits de pratiques restent complexes et nuancés. Ils soulignent à la fois des avantages et des inconvénients, traduisant une hétérogénéité des pratiques professionnelles.

L’évolutions des matérialités de la musique à Radio France, des avantages pour le métier de programmateur musical

À travers nos entretiens avec les programmateurs musicaux, nous notons deux types d’avantages liés à l’évolution des matérialités de la musique dans leurs tâches quotidiennes. Le premier permettrait un accès facile et rapide à la musique permettant d’améliorer la qualité de la programmation musicale, le second d’améliorer leurs conditions de travail.

Un accès facile et rapide à la musique

Si la profusion des œuvres musicales sur Internet rend le travail d’écoute et de tri difficile pour les programmateurs, certains mettent aussi en avant les aspects positifs de ce changement de support, leur permettant un accès plus facile à la musique. Un programmateur de France Inter – qui reconnaît une difficulté liée à la profusion des œuvres – affirme néanmoins que « pour le métier, c’est bien évidemment très positif », qu’il est « extraordinaire d’avoir accès à tout ça en termes de travail » et que pour eux, « c’est fantastique ». Cette démultiplication des possibilités de découverte musicale grâce à Internet est aussi facilitée par la DNC selon certains programmateurs de Fip. Ils mentionnent en effet les avantages de la fonctionnalité de recherche par mots-clefs de la DNC qui leur donne la possibilité de découvrir de la musique, en particulier dans le cadre de la programmation d’émissions musicales thématiques. Un programmateur de Fip ajoute également l’avantage de réactivité que permet l’accès à la DNC face à une actualité comme le décès d’un ou une artiste, actualité qui implique de diffuser en urgence certains morceaux. Ces matérialités de la musique favoriseraient donc, dans un premier temps, un accès facile et rapide à la musique, démultipliant les possibilités de découvertes musicales pour les programmateurs, et donc renforçant a priori la diversité musicale à l’antenne.

L’amélioration des conditions de travail

L’évolution des matérialités de la musique semble également avoir un aspect pratique qui simplifie certaines tâches des programmateurs et améliorerait ainsi leurs conditions de travail. Un programmateur de France Inter insiste particulièrement sur l’avantage pratique du changement de support :

« On programmait sur ce qu’on appelle une  »bible en papier », chaque page correspondait à un titre et on mettait des croix sur le jour où l’on programmait. Donc il y avait cette bible qui était unique pour tout le monde, il fallait qu’elle puisse être disponible à chaque fois que quelqu’un préparait une émission, enfin c’était l’enfer. C’était pas facile de faire une programmation avec cinquante CD qu’on mettait comme ça les uns après les autres alors que je suis désolé, mais avec la possibilité de cliquer sur des milliers de fichiers, on y a vu quand même certains avantages, ça s’est pas fait du jour au lendemain, mais ça s’est fait » (Programmateur musical de France Inter, Entretien avec Anastasia Choquet, Radio France, 05/09/2016)

Ce professionnel oppose ici l’aspect pratique d’une forme de « dématérialisation » à l’aspect fastidieux de tâches impliquant l’utilisation de disques. Que ce soit la « bible » – terme qui symbolise un volume important – ou les nombreux CD manipulés auxquels le programmateur fait référence, l’évolution des matérialités de la musique renvoie ici à la notion de « dématérialisation » puisqu’elles semblent alors éviter un encombrement matériel qui ralentirait le travail de programmation. À Fip, cette question de l’encombrement se pose d’autant plus au regard du volume musical que les programmateurs doivent traiter pendant la préparation d’un programme musical. Sur les cinq programmateurs de Fip, trois mettent particulièrement en avant l’aspect pratique du changement de support. Les deux programmateurs les plus âgés du groupe professionnel mentionnent certes des difficultés d’adaptation aux changements, mais ils en soulignent principalement les aspects positifs : un gain de temps et une diminution de l’effort physique, et donc une forme d’amélioration de leurs conditions de travail.

« On passait notre temps à se lever pour aller fouiller, pour aller chercher. Aujourd’hui, on se lève plus, on est là  »tiens je voudrais mettre un morceau de blues », pof on clique là, on va regarder dans notre base de données où il y a 20, 30 000 plus de 200 000 titres […] donc c’est un gain de temps énorme et puis voilà, il y a pas photo. Pour la programmation de Fip, ça a été un apport exceptionnel le numérique, c’est évident » (Programmateur musical de Fip, Entretien avec Anastasia Choquet, Radio France, 19/07/2016)

Cette position est partagée par un autre programmateur de Fip, de vingt ans plus jeune, qui décrit l’ancien système de programmation d’« assez incroyable », d’« archaïque » et de « préhistorique ». Ainsi, nous remarquons la manière dont certains programmateurs musicaux assimilent directement le processus de stockage de la musique sur la DNC à une forme de « dématérialisation ». En effet, l’ancien système de programmation musicale, fondé uniquement sur l’utilisation de disques, avait un impact sur l’organisation quotidienne des programmateurs – les obligeant à se déplacer, à manipuler et à trier manuellement les disques – mais aussi sur leur accès à la musique, les disques n’étant pas physiquement disponibles dans leur espace de travail étant indisponibles pour la programmation.

Un autre élément venant confirmer ces observations est le rôle joué par le bureau des programmateurs musicaux. Un programmateur de Fip mentionne en effet la difficulté qu’il a eue à élaborer des programmes à une époque où il était remplaçant et que l’antenne n’était pas numérisée. Celui-ci devait alors travailler dans le bureau de programmateurs musicaux permanents, se retrouvant face à des disques organisés d’une façon particulière. L’utilisation de la DNC permet alors aux programmateurs et programmatrices remplaçant·es – qui élaborent une part importante de la programmation musicale de Fip – de ne pas dépendre de ces modes d’organisation propres aux programmateurs permanents, et donc d’améliorer leurs conditions de travail.

D’un autre côté, l’espace de travail des programmateurs – et en particulier de ceux de Fip – reflète leur processus créatif d’élaboration des programmes. La créativité individuelle des programmateurs de Fip étant un élément central dans leur rôle professionnel, la restriction des objets qu’ils utilisent et la perte de personnalisation des espaces dans lesquels ils travaillent posent alors la question de l’homogénéisation des pratiques professionnelles et donc de la perte d’une forme de créativité.

Critiques de l’évolution des matérialités de la musique et hétérogénéité des pratiques

Si les pratiques professionnelles évoluent, les disques ne disparaissent pas pour autant du quotidien des programmateurs et leur utilisation est largement mentionnée dans tous les entretiens. En effet, les programmateurs reçoivent de plus en plus de musique sous forme de fichiers numériques, mais continuent de recevoir de nombreux disques – majoritairement des CD, parfois des vinyles – qu’ils doivent parfois faire numériser par la discothèque de Radio France pour les intégrer à la DNC, s’ils ne s’y trouvent pas déjà. De plus, les disques sont toujours utilisés pendant les sessions d’écoute collective des réunions de programmation. L’objet ne disparaît donc pas des récits de pratique des programmateurs. Ainsi, que ce soit à France Inter ou à Fip, il existe une hétérogénéité des supports utilisés et des pratiques qui y sont liées.

De plus, si les aspects positifs de l’utilisation de fichiers musicaux sur ordinateur est mis en avant par certains programmateurs, cette utilisation est néanmoins l’objet de critiques, et même certains programmateurs qui soulignaient cet aspect nuancent leurs propos. L’un d’entre eux nous signale qu’il lui est toujours nécessaire d’avoir des CD autour de lui, sans quoi il serait « paumé » – et ce malgré le côté « pratique » et « génial » du numérique – et un autre affirme, malgré son enthousiasme, qu’il est « pénible d’avoir des écrans toute la journée devant soi ». Ces deux exemples soulignent alors la complexité et l’hétérogénéité des positionnements face à l’évolution des matérialités de la musique à Radio France. Pour certains, elle complexifie justement les tâches quotidiennes, allant parfois jusqu’à interférer avec leur rôle de programmateur musical.

La matérialité de la musique : entre habitude, attachement et esthétique

Alors que l’un des programmateurs de France Inter affirme qu’il n’est « pas tellement attaché » à « l’objet », d’autres mentionnent au contraire leur attachement aux disques tout en insistant sur leur importance dans leurs pratiques professionnelles. Un autre programmateur de France Inter reconnaît l’intérêt du numérique pour le métier, mais dit cependant être « totalement nostalgique des supports » et explique que le fait de travailler avec des CD est plus pratique pour lui dans l’organisation de ses tâches quotidiennes. Il voit le CD comme un objet qu’il peut transporter, et la visualisation de la musique incarnée dans un objet semble être important pour lui :

« Mais chez moi j’écoute quasiment que des CD ou des vinyles. […] je suis très attaché aux supports, pour des raisons pratiques. Et même au bureau, très attaché aux supports pour des raisons d’organisation, j’ai mes paquets, j’ai mes tas et c’est beaucoup plus pratique pour moi d’avoir chaque chose à sa place comme ça que dans un disque dur où je vais avoir tendance à mettre sur un post-it  »pense à ça et à tel truc pour telle émission » parce que je le visualise moins ». (Programmateur musical de France Inter, Entretien avec Anastasia Choquet, Radio France, 05/09/2016)

Nous pouvons émettre l’hypothèse que cet aspect pratique attribué aux disques est lié aux habitudes des programmateurs et à leur attachement aux objets, c’est-à-dire à leurs pratiques culturelles. C’est ce que nous confirme la suite du témoignage de ce même programmateur :

« Mais ça c’est moi, j’ai passé des années à aller mixer dans des soirées à trimballer deux caisses de disques de trente kilos chacune donc voilà, j’aime ça. J’aime les disques, j’aime leur odeur, j’aime pas les CD, j’ai jamais aimé les CD, mais finalement je finis par les aimer parce que si c’est ça ou les MP3, j’ai fini par aimer les CD. Mais voilà comme les livres, c’est viscéral un truc comme ça » (Programmateur musical de France Inter, Entretien avec Anastasia Choquet, Radio France, 05/09/2016)

Cet programmateur, qui a été DJ pendant des années, a été habitué à utiliser les disques vinyles pour écouter et jouer de la musique. Ici, l’attachement aux disques et le rejet du format MP3 et même du CD témoignent non seulement d’une certaine culture professionnelle – l’utilisation de vinyles par les DJ étant représentative d’une vision puriste des conventions de ce monde de l’art – mais elle s’inscrit aussi dans un discours répandu chez les audiophiles, celui de la mauvaise qualité du format CD, mais surtout du format MP3 (Gayraud, Heuguet, Gomez-Mejia, 2015, p.33). Critiquant également le format MP3, un autre programmateur de France Inter n’utilise la DNC que pour sélectionner le fichier du titre choisi et l’envoyer sur le logiciel de diffusion :

« Moi j’ai pas de sons sur mon téléphone, tu me verras jamais écouter un truc sur mon téléphone, c’est horrible pour moi, c’est impossible, même les fichiers wav qui m’arrivent, je m’en fous un peu quoi. Je leur dis d’ailleurs, donne-moi un CD, ça vaut mieux, je l’écouterai plus vite et chez moi j’écoute quasiment que du vinyle, même du vinyle neuf. J’achète une vingtaine de vinyles par mois, avec tout ce que je reçois j’achète encore des vinyles. Donc c’est une obsession quoi » (Programmateur musical de France Inter, Entretien avec Anastasia Choquet, Radio France, 22/09/2016)

Comme son collègue, ce programmateur rejette totalement le format MP3 pour des raisons de qualité sonore. Il témoigne d’un attachement particulier à l’objet se traduisant notamment par la pratique de collection de vinyles.

Cependant, l’intérêt pour les disques ne signifie pas que les programmateurs s’opposent catégoriquement à la numérisation, qu’ils assimilent à une forme de dématérialisation. Nous remarquons par exemple que l’un des programmateurs de Fip mentionne sa passion pour les disques – il emploie les termes de « boulimie de musique » et de « psychose de collection de disques », déclarant posséder 6000 vinyles chez lui – tout en insistant sur le côté pratique du numérique dans ses tâches quotidiennes. L’aspect pratique du stockage numérique de la musique peut une fois de plus sembler davantage central pour les programmateurs de Fip qui traitent un volume plus important de musique au quotidien.

De plus, lorsque le programmateur anciennement DJ de France Inter nous montre un mail qu’il vient de recevoir d’un attaché de presse – lui signalant qu’il serait le lendemain à Radio France avec le single d’une grande chanteuse de variété française – il nous affirme que c’est une pratique « très à l’ancienne » pour lui, et qu’il a désormais l’habitude qu’on lui demande de télécharger un fichier via un lien sur Internet. Nous voyons donc une certaine contradiction dans ses propos, puisque s’il explique préférer l’utilisation des CD et y être très attaché, il considère néanmoins comme suranné qu’un attaché de presse lui amène un CD à Radio France. Il existe donc une complexité et une hétérogénéité dans les usages des différents supports musicaux, qui prennent des sens différents selon l’usage personnel ou professionnel des programmateurs.

Concernant l’hétérogénéité de ces pratiques, nous nous interrogeons également sur l’existence d’un facteur générationnel. Au moment de notre enquête, les programmateurs étaient âgés de 39 à 61 ans, la moyenne d’âge étant de 50 ans. Ces données indiquent donc qu’a priori, ce n’est pas un groupe professionnel dont les membres ont connu une socialisation primaire où les techniques numériques avaient une place centrale (Boullier, 2016). Ainsi, pour observer les différences à l’intérieur de ce groupe, l’âge ne semble pas être une donnée centrale. En effet, les trois programmateurs qui manifestent le plus leur attachement aux disques lors de notre entretien se situent en dessous de la moyenne d’âge du groupe professionnel des programmateurs musicaux.

Sur les trois programmateurs les plus âgés, tous affirment que la transition numérique dans leur métier a été particulièrement difficile. Cependant, seul l’un d’entre eux est très critique, tandis que les deux autres se montrent plutôt enthousiastes face à leurs nouveaux outils de travail. Nous notons également qu’un programmateur de France Inter, âgé d’une cinquantaine d’années, se présente comme un passionné d’informatique et possède une expertise professionnelle dans ce domaine.

Une approche des techniques numériques qui parait pertinente pour éclairer les pratiques des programmateurs est de les considérer comme des expériences esthétiques et sociales. En effet, selon le support et le format – CD, vinyle, MP3, etc. – « nous ne recevons pas la musique enregistrée de la même manière », que ce soit sur le plan économique ou esthétique (Gayraud, Heuguet, Gomez-Mejia, 2015, p.31). L’opposition « noble/vulgaire » proposée par Dominique Boullier (2019, p.128) peut être opérante ici. En prenant l’exemple du cadre scolaire, Boullier montre que certaines « pratiques numériques » comme le MP3 sont considérées comme « vulgaires » et donc disqualifiées socialement, alors que d’autres comme le CD, en opposition au MP3, seraient « nobles » et affilées à une culture « savante » légitimée socialement. Au-delà des considérations de qualité sonore, le MP3 apparaît dans certains discours comme un format « vulgaire » en opposition au vinyle. Cette mise en opposition devient alors le marqueur social d’une forme d’expertise, revendiquée comme un « saisissement […] informé et esthétisant » de la musique en opposition à une « appréhension profane, consommatoire et fonctionnelle de la musique » (Granjon, Combes, 2007, p.295).

Philippe Le Guern le rappelle, ce qui se joue – ou plutôt se rejoue – dans les débats autour du son numérique dépasse les questions de la qualité sonore. Elle renvoie à la « confrontation entre des manières réalistes et des manières romantiques d’apprécier le son, en sorte que l’idée de ‘‘fidélité’’ est moins une propriété objective et mesurable qu’une convention autour de laquelle les accords ou les désaccords esthétiques et sociaux vont pouvoir se cristalliser » (Le Guern, 2020, p.261).

Ainsi, les programmateurs particulièrement critiques de l’évolution des matérialités de la musique à Radio France semblent prendre une posture « informée et esthétisante ». Elle renvoie à leur rôle de professionnels de la prescription musicale mais aussi à celui de professionnels du service public, qui leur confère a priori une légitimité singulière dans le monde culturel.

L’évolution des matérialités de la musique comme obstacle au rôle professionnel des programmateurs musicaux

Allant plus loin dans le discours critique, certains programmateurs considèrent que l’évolution des matérialités de la musique entrent en contradiction avec leur rôle professionnel. Elles seraient un frein au processus créatif des programmateurs de Fip, un obstacle au rôle relationnel des programmateurs de France Inter et une source d’inertie remettant en cause la diversité musicale proposée.

À Fip, un programmateur met particulièrement en avant l’idée de « dématérialisation » de la musique comme frein au processus créatif des programmateurs. Pour lui, les programmateurs ont une « mémoire visuelle » et ont besoin de visualiser la musique : les pochettes des disques sont un élément clef et permettent de se souvenir des morceaux qu’ils souhaitent programmer. Non seulement il se déclare « un peu perdu » mais il affirme que le fait de devoir trouver un morceau dans la DNC et non à partir du disque crée une difficulté qui casse la « cohérence » du programme musical selon lui.

De plus, il prend ses distances avec les outils numériques tels que la DNC, l’assimilant à un autre groupe professionnel, celui des documentalistes. Selon lui, cet outil n’est pas en adéquation avec les tâches et le rôle des programmateurs de Fip. Cette incompatibilité de l’outil DNC avec le métier de programmateur est également soulignée par un programmateur de France Inter, qui l’assimile lui aussi au métier de documentaliste. Pour ces programmateurs, la DNC est plutôt perçue comme une base de données et comme un outil de recherche et de classification documentaire qui ne relève pas de leur champ de compétences. Formuler cette critique leur offre la possibilité alors d’insister sur les frontières de leur groupe professionnel en mettant en avant la singularité de leur rôle et de leurs compétences.

Pour les programmateurs de France Inter, l’aspect relationnel de leur métier est au cœur de leur rôle professionnel. Un programmateur met en avant une incompatibilité entre l’humain au cœur de son métier et ce qu’il nomme la « dématérialisation », en mentionnant son « réseau » de sources pour découvrir de la musique :

« Par contre, mon réseau c’est des gens qui sont passionnés et sur bien des terrains hyper pointus et qui savent t’expliquer d’où vient le son, qui produit, quel label, qui était au mix, à quoi ça correspond dans tel pays, le fond du truc c’est ça, c’est l’humain, c’est de la musique qu’on fait, c’est de la radio, on parle aux gens, donc si tu te coupes complètement de ce truc là c’est l’usine. La dématérialisation déjà que j’ai eu du mal à l’accepter du point de vue de l’industrie, je vais pas la laisser rentrer chez moi. Donc ouais c’est le bordel, il y en a partout mais bon … » (Programmateur musical de France Inter, Entretien avec Anastasia Choquet, Radio France, 22/09/2016)

Ainsi, l’encombrement matériel lié à la présence de disques, chez lui ou dans son bureau, serait le symbole tangible des liens humains au cœur de son métier. S’opposer à la « dématérialisation » devient alors pour lui un acte de résistance face à une logique industrielle dominante, posture que nous retrouvons chez d’autres programmateurs et qui rappelle la place singulière qu’occupe a priori Radio France en tant que service public dans le paysage radiophonique.

De plus, si plusieurs programmateurs considèrent la numérisation et la DNC comme un moyen d’enrichir leur programmation, deux programmateurs de Fip précisent que selon eux, l’absence temporaire des disques envoyés pour diffusion les obligeait néanmoins à « plonger » dans le reste des CD qu’ils avaient à leur disposition et donc à se « renouveler », stimulant ainsi leur processus créatif caractéristique de leur rôle professionnel.

« C’est de la création, ça bouge, ça tu le fais avec tes disques, tu le fais pas avec des fichiers » (Programmateur musical de Fip, Entretien avec Anastasia Choquet, Radio France, 02/09/2016)

Ces propos prolongent le positionnement esthétique mentionné précédemment. Ils font également écho à la notion de « moralistes de la culture » développée par Umberto Eco (1965) et reprise par Sophie Maisonneuve dans un article intitulé « Techno-logies musicales » (2012). Celle-ci y explique que les « moralistes de la culture » opposent les notions d’art et de technique et ont considéré l’essor des médias de masse comme « une menace pour l’authenticité à l’art : l’intrusion, avec ceux-ci, de l’univers technique au cœur des mondes de l’art en signifie la perte. » (p.78). Pour eux, l’art se situe du côté de « la création désintéressée » et de la « signification » alors que la technique se situe du côté de « la fonction utile, la rationalité technique vide de sens et aliénante » (p.79). En reprenant cette notion d’Umberto Eco et en revenant sur l’ancien débat qui l’a faite émerger, Sophie Maisonneuve entend ainsi éclairer celui des années 2010. Elle affirme que s’y retrouvent « les mêmes discours apocalyptiques sur la fin des valeurs, les mêmes crispations autour des innovations techniques, les mêmes craintes sur la dissolution de l’art dans une modernité toute-puissante » (p.89). Dans le cadre de notre analyse, nous retrouvons chez ces programmateurs les traces de cette opposition entre art et technique avec une séparation entre d’un côté, une logique humaine et créative dans l’exercice de leur métier de prescripteur musical qui serait détachée des techniques numériques et de l’autre, une logique industrielle et froide qui serait liée à l’utilisation des techniques numériques.

Cependant, les programmateurs musicaux ont majoritairement des points de vue et des pratiques hétérogènes, à l’image d’un programmateur de Fip qui insiste sur l’aspect pratique et inspirant de la visualisation de la musique, mais évoque également la sérendipité permise par la recherche via la DNC :

« Ce qui a vraiment changé par rapport à l’époque où on jouait avec des disques, c’est qu’avant je pouvais dire que sur cette étagère, dans un des deux bacs, il y a ce disque, la pochette est rouge avec des palmiers noirs, la sept et la trois défoncent, mais le nom de l’album, le nom de l’artiste, le nom des chansons… Mais je savais que quand je mettais ça j’avais juste à recopier le nom dans le logiciel pour le retrouver. Ça, ces disques-là on les a perdus. C’est pour ça que de temps en temps je refouille dans mes bacs, et je me mets des piles de disques que j’ai pas joués depuis longtemps … À l’inverse, ce qu’on a là comme outil ça permet d’aller chercher des trucs que j’avais pas forcément, quand j’appelle avec un mot, un artiste, quand je fais une recherche, rechercher par un label, faire remonter des trucs que je ne connais pas. On a gagné certains trucs et on en a perdu d’autres » (Programmateur musical de Fip, Entretien avec Anastasia Choquet, Radio France, 31/08/2016)

Dans ce témoignage nuancé, ce programmateur de Fip reconnaît également la perte que l’utilisation de fichiers musicaux représente, perte qui se joue à un niveau individuel. Nous l’avons vu, les disques sont entreposés dans des bureaux individuels, ce sont des objets qui symbolisent les savoirs accumulés de chaque programmateur musical, leur patrimoine personnel – les programmateurs disent « mes disques », « mes bacs », ils se souviennent des pochettes, de l’ordre des pistes du disque. Même s’ils sont toujours très utilisés par les programmateurs, la généralisation de l’utilisation de la DNC fait que les disques ne sont plus officiellement au centre des pratiques professionnelles quotidiennes. Cela peut alors constituer une forme de remise en question voire de perte de leurs savoirs accumulés, symbolisés par la collection de disques. Finalement les récits de pratiques des programmateurs musicaux autour de leur utilisation des supports musicaux renvoie à une expérience esthétique, sociale et intime.

Conclusion

Le « virage numérique » officiellement opéré par Radio France implique des changements dans les pratiques professionnelles quotidiennes des programmateurs musicaux.

La « numérimorphose », la numérisation de la discothèque de Radio France et l’informatisation de la programmation musicale via l’utilisation de la DNC ont fait évoluer les matérialités de la musique à Radio France. Face à cette évolution, nous avons analysé la reconfiguration des « expériences musicales » des programmateurs musicaux de Radio France.

Nos résultats renvoient aux débats interrogeant le « virage numérique » comme « révolution » (Le Guern, 2018) et en particulier à la « position continuiste » qui affirme que « l’innovation est toujours le résultat d’une combinaison entre différents régimes techniques, le plus récent ne chassant jamais totalement son prédécesseur, mais coexistant » à l’image du MP3 n’ayant « pas fait disparaître le vinyle qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt » (Le Guern, 2020, p.258).

Dans les pratiques professionnelles des programmateurs musicaux à Radio France, il n’y a ni disparition totale des disques ni refus total de l’utilisation de fichiers musicaux. Nous observons une hétérogénéité des pratiques face à l’évolution des matérialités de la musique, à la fois au niveau du groupe professionnel (les programmateurs n’ont pas les mêmes pratiques professionnelles) mais aussi au niveau individuel (chaque programmateur a des pratiques hétérogènes).  Les récits de pratiques des programmateurs musicaux renvoient à des expériences individuelles entremêlées de positionnements esthétiques et sociaux en partie liés à leur rôle de professionnels de la prescription musicale de service public. L’attachement de certains programmateurs aux disques fait ainsi écho à la prescription musicale humaine qu’incarnent les programmateurs musicaux de France Inter et Fip par opposition aux logiques industrielles et algorithmiques des radios privées et des services de streaming. Cette singularité donne l’occasion à ces professionnels, et par extension à Radio France, de se différencier en tant que service public.

Dans cette hétérogénéité des récits et des pratiques des programmateurs, nous identifiions également l’injonction contradictoire adressée au service public radiophonique : rester innovant et compétitif tout en gardant une singularité culturelle et une indépendance face aux logiques industrielles dans un contexte de crise de la prescription évoqué en introduction.

Enfin, il faut repréciser que notre article est concentré sur une période restreinte, de 2015 à début 2020. La thématique des changements de pratiques professionnelles liés au numérique étant caractérisée par une évolution constante et rapide, nos résultats seraient donc aujourd’hui à actualiser.

Notes

[1] Liste des documents étudiés : Loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication (Loi Léotard) ; Cahier des missions et des charges de Radio France ; Contrat d’objectifs et de moyens de Radio France 2015-2019 ; Trente dossiers de presse des radios de Radio France de la rentrée 2015 à la rentrée 2019 ; Nouvel accord d’entreprise de Radio France, signé le 31 mars 2017 et prenant effet au 1er mai 2017 ; Document Radio France et la musique, dossier réalisé en février 2019 par la direction des antennes et des programmes de Radio France, à destination des services internes des radios du groupe et des partenaires (labels, tourneurs, attaché·e·s de presse, éditeur·ice·s).

[2] Sur le groupe professionnel des « programmateurs musicaux » en particulier, nous avons rencontré huit hommes – cinq à Fip, trois à France Inter – à savoir la quasi-totalité du groupe professionnel des programmateur·ices musicaux à Radio France. La seule femme que nous avons rencontrée est certes programmatrice musicale à France Inter, mais est spécialisée dans la programmation des live. D’après notre entretien avec celle-ci, il semblerait que sa spécialité lui donne une place à part, isolée du groupe professionnel des programmateurs musicaux classiques. Au vu de sa spécialisation dans les live qui implique des pratiques professionnelles quotidiennes différentes des autres programmateurs musicaux de France Inter, nous avons donc choisi de ne pas l’intégrer à cette analyse. Au moment de notre prise de contact avec les programmateurs, la programmation hors live de France Inter comptait une femme, mais celle-ci n’a pas répondu à nos sollicitations. Il faut également préciser que cela concerne les programmateur·ices musicaux permanent·es, et non les remplaçant·es qui comptent également des femmes.

[3] Voir la note 1.

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Auteure

Anastasia Choquet

Anastasia Choquet est docteure en Sciences de l’information et de la communication, chercheuse associée au laboratoire CARISM (Université Paris-Panthéon-Assas). Elle a réalisé une thèse intitulée « Le métier de programmateur musical à Radio France. Analyse d’un groupe professionnel d’intermédiaires culturels de service public à l’ère du numérique ».
anastasiachoquet@gmail.com