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Mutations et indéterminations de l’Espace Public contemporain

18 Oct, 2024

Résumé

Le présent article provient du constat selon lequel les travaux de recherche portant sur l’Espace Public ont significativement diminué au cours de la dernière décennie, se distinguant en cela des deux décennies précédentes. Il s’attache à montrer en quoi la perspective de l’Espace Public reste heuristique dans les recherches info-communicationnelles, marquant la différence avec les sociétés non-démocratiques, et la spécificité des approches des sciences de la communication (notamment en France les sciences de l’information et de la communication), par rapport à la sociologie ou à la science politique. Il insiste sur le fait que cette perspective a été profondément contestée (ou ébranlée) dans la dernière décennie, en relation avec la numérisation des médias, historiques ou nouveaux, mais également par la survenue de crises (entre autres sanitaires) ainsi que de guerres, qui mettent au premier plan les stratégies de communication politique, et de façon générale les actions relevant de la médiatisation.

Mots clés

Espace Public politique, Espace Public sociétal, médias, médiatisation, nouveaux médias, sciences de l’information et de la communication

In English

Title

Mutations and indeterminations of contemporary public space

Abstract

This article originates from the observation that research work on Public Sphere has significantly decreased over the last decade, in contrast to the previous two decades. He tried to show how the Public Sphere perspective remains heuristic in info-communication research, marking the difference with non-democratic societies, and the specificity of communication science approaches (= notably in France the information – communication sciences), unlike sociology or political science. And he insists on the fact that this perspective has been profoundly challenged (or shaken) in the last decade, in relation to the digitization of media, both historical and new, but also by the occurrence of crises (among others: health) as well as wars, which bring to the fore political communication strategies, and in general actions relating to mediatization.

Keywords

Political public space, societal public space, media, mediatisation, new media, information and communication sciences

En Español

Título

Mutaciones e indeterminaciones del espacio público contemporáneo

Resumen

Este artículo procede de la observación de que la investigación sobre el Espacio Público ha disminuido significativamente durante la última década, en contraste con las dos décadas anteriores. Se propone mostrar cómo la perspectiva del Espacio Público sigue siendo heurística en la investigación infocomunicacional, marcando la diferencia con las sociedades no democráticas, y la especificidad de los enfoques de las ciencias de la comunicación (en particular, en Francia, las ciencias de la información y de la comunicación), en comparación con la sociología o la ciencia política. Subraya el hecho de que esta perspectiva se ha visto profundamente cuestionada (o sacudida) en la última década, en relación con la digitalización de los medios de comunicación, tanto históricos como nuevos, pero también por la aparición de crisis (incluidas las sanitarias) y guerras, que ponen en primer plano las estrategias de comunicación política y, más generalmente, las acciones relacionadas con los medios de comunicación.

Palabras clave

Espacio público político, espacio público social, medios de comunicación, mediatización, nuevos medios, ciencias de la información y la comunicación

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Miège Bernard « Mutations et indéterminations de l’Espace Public contemporain », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/varia/mutations-et-indeterminations-de-lespace-public-contemporain/

Introduction

Le sujet qu’il m’a été proposé de traiter 1 fait le point sur l’évolution de l’Espace Public (désormais EP) dans les sociétés démocratiques, mais surtout dans deux pays, l’Espagne et la France, en prenant en compte non seulement l’impact de changements sociétaux décisifs tels que la récente crise pandémique, mais aussi les mutations économique et technologique inscrites dans la longue durée, entraînées par l’emprise croissante des techniques numériques.

Si les travaux de recherche portant sur l’Espace Public ont été assez nombreux au cours de la dernière décennie du siècle précédent ainsi que dans les débuts du XXIème siècle, ils ont très sensiblement diminué au cours de la dernière décennie, l’accent étant mis désormais sur les mutations des médiatisations. Pour ma part, après un ouvrage synthétique orienté vers la perspective de l’Espace Public sociétal paru en 2010, j’ai peu publié sur cette thématique pendant plus de dix ans, tout en restant attentif et interrogatif. Comme je ne suis pas seul dans ce cas, il y a là incontestablement de quoi s’interroger.

Aussi vais-je m’efforcer de proposer une approche raisonnée des questions en relation avec la thématique de l’EP (dont la terminologie et au-delà, ainsi que je le rappellerai, n’est pas reconnue dans tous les espaces socio-linguistiques). Il ne faut toutefois pas s’attendre à une synthèse de toutes les positions exprimées, qui sont fort nombreuses. Je précise également que je ne pourrai entrer dans le détail des argumentations formulées, mon but étant de les classer et de les catégoriser. Il va de soi que je ne dissimulerai pas les divergences, bien réelles, que j’ai avec certaines de ces positions.

Cette approche raisonnée dépasse, et de loin, le cadre d’un seul article ; aussi, soulèverai-je plus de questions que je n’apporterai de réponses. Et mon argumentation procèdera en quatre étapes. Dans un premier temps, j’observerai que l’Espace Public doit toujours être considéré comme une des perspectives clés pour les sciences de la communication. Dans un deuxième temps, je proposerai un certain nombre de considérations méthodologiques (au sens fort), indispensables à la discussion actuelle autour de l’Espace Public. Dans un troisième temps, je montrerai en quoi la crise pandémique interfère avec l’Espace Public et en modifie le fonctionnement. Dans un quatrième temps enfin, je tenterai de faire le point sur les compléments à apporter et les interrogations relatives à la théorie de l’Espace Public.

L’Espace Public, concept heuristique pour les sciences de l’information et de la communication

Tout d’abord, l’Espace Public doit toujours être considéré comme l’une des perspectives clés, heuristiques en quelque sorte, pour les sciences de l’information et de la communication. Cette caractéristique, centrale, ne semble pas devoir être remise en cause, même si, pour de nombreux auteurs aujourd’hui, elle apparaît quelque peu secondaire et se retrouve assez peu dans les agendas de recherche.

À l’origine de cette proposition, se trouve le modèle libéral de la sphère publique bourgeoise où l’accent est mis sur l’exercice public du raisonnement entre gens éclairés, ainsi que sur le principe de Publicité, montrant aussi les limites de la question des rapports privé-public et de l’usage des médias.

« La sphère publique bourgeoise peut tout d’abord être comprise comme la sphère des personnes privées rassemblées en un public. Celles-ci revendiquent cette sphère publique réglementée par l’autorité, mais directement contre le pouvoir lui-même […] Le médium de cette opposition entre la sphère publique et le pouvoir est original et sans précédent dans l’histoire : c’est l’usage public du raisonnement » (Habermas, 1962/1978, p.38).

Ces discussions en société sont rendues possibles et favorisées, impulsées même, par l’usage de médias ayant émergé successivement dans les différentes sociétés. Mais ce qui est essentiel à notre réflexion, c’est qu’on ne saurait s’en tenir aujourd’hui à cette unique filiation, si importante soit-elle, y compris avec les prolongements qu’en a donnés J. Habermas lui-même, en s’appuyant sur les théories linguistiques contemporaines. Il faut également tenir compte de différents courants de pensée, venant enrichir et donner de la perspective à l’approche habermassienne : la pensée grecque, particulièrement la pensée aristotélicienne, très présente chez H. Arendt (Arendt, 1958) ; la pensée libérale stricto sensu  (distincte du modèle libéral de la sphère publique, énoncé ci-dessus, et dont les initiateurs ont été P. Lazarsfeld, H. Lasswell et C. C. Hovland dès le milieu du XXème siècle) ; ou encore la pensée oppositionnelle et alternative, celle-ci souvent encline à absorber le social dans le politique (entre autres : Fraser, 2001; Haber, 2012).

On ajoutera que la tradition kantienne à laquelle se rattache incontestablement J. Habermas en dépit de sa filiation affichée avec l’École de Francfort, fait fi de deux autres traditions bien distinctes, à savoir l’Espace Public « spéculatif » allemand et l’Espace Public intellectuel et artistique français. Le philosophe allemand contemporain ignore le premier. De plus, il insiste régulièrement sur le fait que l’aspect public (et donc la publicisation) est un idéal, dépendant donc des pouvoirs en place et des conjonctures politiques.

Toutes ces filiations interfèrent plus ou moins, et certains auteurs, sans les remettre en question, en sont venus à proposer des approches s’en différenciant sensiblement, des variantes en quelque sorte qui prennent en compte des phénomènes aujourd’hui observables.

Entre autres auteurs, P. Dahlgren (2000) met l’accent sur l’état préoccupant de la démocratie et les dérives de la technique, ainsi que sur le rôle des médias fabricant un consentement tranquille, à l’origine donc d’une participation instrumentée plus qu’une invitation à la délibération. Aujourd’hui, l’EP est en crise, notamment en raison du tarissement des grands récits légitimant la science (B. Latour insistait régulièrement sur cet aspect) et du caractère communicationnel des faits scientifiques. Pour le sociologue et philosophe des sciences français, L’EP scientifique –élément clé de la fragmentation, quasi-modèle- est durablement en crise. On ne peut en avoir qu’une approche minimaliste, entre raison et raisonnements dans la tradition revisitée du sociologue américain R.K. Merton, et en acceptant sa dimension politique.

De mon côté, constatant les impasses de l’Espace Public global, j’ai développé une approche post-habermassienne, résolument sociologique et politique de l’EP, dont les discussions et les échanges sont une composante centrale, observable avant tout dans les régimes démocratiques, et dont les médias (de toutes sortes) sont le moyen ainsi que le vecteur. Constatant l’hétérogénéité et la disparité croissantes de ces discussions, j’avais émis, avec d’autres, l’hypothèse d’une (re)constitution autour d’espaces sociétaux (ex : santé ; environnement ; sciences, etc.), ceux-ci partiels et pas nécessairement sectoriels. Mais l’analyse présentée à l’occasion de la crise pandémique, dont je ferai état ci-après, montre à l’évidence que ces espaces sociétaux sont eux-mêmes sous l’influence et la pression croissantes de la communication politique gouvernementale, celle-ci étant désormais loin de se réduire à une communication de crise.

Et il convient également de prendre en compte l’efficacité de la surveillance numérique, largement en voie de généralisation, non dans le sens avant tout psycho-sociologique de S. Zuboff (2020) mais dans la vision politique économique proposée dès 2007 par A. Mattelart. Cette dimension est aujourd’hui essentielle.

Ces quatre approches, auxquelles s’ajoute une cinquième, n’épuisent pas le sujet envisagé, mais elles l’élargissent significativement et soulignent combien est complexe la question de l’EP. Cette complexité, rendue parfois opaque en raison des ambiguïtés et des confusions reproduites par certains auteurs, est loin de se réduire. En outre, il y a lieu, sur un plan conceptuel, d’opérer une distinction nette entre les conversations publiques d’une part et les mécanismes institutionnalisés de consultation publique d’autre part (ainsi en France, la Commission nationale du débat public, CNDP, ou même des institutions locales, à l’initiative de communes), même si quelques interférences ont lieu entre ces derniers et l’EP.

Considérations méthodologiques

Avant d’envisager ce que sont les mutations en cours de l’EP, je mettrai l’accent sur trois considérations de méthode, assez incontournables, en ce domaine comme en d’autres, et qui me paraissent indispensables à mettre en avant dans toute réflexion scientifique argumentée sur l’avancée des techniques numériques (Miège, 2020). Ces considérations, comme il se doit, ne sauraient être assimilées à des techniques de recherche ; elles éclairent la problématique, et ce sont elles qui aident à faire la distinction avec les discours experts ou médiatiques, et à se prémunir de visions prospectives ou anticipatrices dissimulées (Miège, 2022-b). De mon point de vue, essentielles sont les trois considérations suivantes.

Premièrement, quelle est la temporalité en jeu ? Les outils numériques ont pris la suite des Tic. C’est particulièrement observable si on se positionne dans le temps long qui, seul, permet de mettre en évidence à la fois les discontinuités, les substitutions et les continuités (ces dernières rarement prises en considération). Et ce faisant, on peut évaluer les mutations opérées – par exemple la multiplication des échanges interindividuels directs qui sont généralement mis à l’actif des réseaux sociaux-numériques (cf. ci-après) – et a contrario mieux comprendre le « maintien » sous des conditions renouvelées de certains médias en place ou de certaines industries culturelles ou créatives.

Deuxièmement, le déploiement des techniques numériques s’est-il effectué en dehors -ou pas- des échanges institutionnalisés ou conduits par les pouvoirs publics ? La réponse à cette interrogation fondamentale est moins évidente qu’il n’y paraît à première vue, tant le « politique institué » est omniprésent –et de manière croissante- dans les débats publics et même à leur origine. Il en dicte par ailleurs assez souvent le tempo. Tout ceci est décisif pour l’autonomie des échanges.

Troisièmement, avec l’appui de quels médias ? Au-delà bien sûr des « médias historiques », toujours actifs, mais sans pour autant prendre en compte toute l’activité des réseaux sociaux-numériques, une partie de celle-ci relevant du domaine privatif et une autre, difficilement mesurable, participant, surtout en période de conflit, d’une formation insidieuse des opinions (ainsi des médias dits de ré-information, et de ceux diffusant des fake news, l’attention devant se porter tout autant sur ces dernières que sur les nouvelles modalités d’information).

Finalement, ce qui s’observe c’est un élargissement assez considérable des activités-supports des échanges relevant de l’EP (au-delà de la presse, des médias audiovisuels et des productions culturelles) ; mais dans une période marquée également par une crise profonde du journalisme, s’opèrent également des recompositions radicales de la propriété et de la direction des médias et se développent des actions sophistiquées de manipulation, pas seulement en périodes électorales, voire aussi un mouvement constatable de défiance vis-à-vis des « paroles publiques », et même de refus de les prendre en compte. En situation de publicisation accélérée, ce qui est en jeu c’est assurément de plus en plus la légitimation des paroles institutionnelles-publiques dans les années récentes. Et leur légitimation n’est pas allée de pair avec la prolifération de ces paroles.

Après ces constats largement partagés par les auteurs sinon les observateurs, je vais – quitte à reprendre certains arguments déjà avancés- tenter d’en tirer des conclusions quant au positionnement actuel de l’EP.

Préalablement, et sans entrer dans le détail d’une argumentation développée par ailleurs, il faut rappeler que la perspective tracée ci-dessus offre la possibilité de positionner clairement le raisonnement dans le cadre des sciences de la communication (en France et dans quelques autres pays : Sciences de l’Information et de la Communication), et les différencie des approches relevant de la sociologie ou de la science politique. À l’origine de cette différenciation, deux éléments sont décisifs : la mise en médias et la circulation, dans les sociétés, des informations et des échanges argumentés, pas seulement politiques, ce qui donne la possibilité d’exclure de facto les sociétés fonctionnant sous un régime dictatorial ou autoritaire.

Crise pandémique et fonctionnement de l’Espace Public

Une occasion doit être saisie, celle de confronter les évolutions de l’EP contemporain à la crise sanitaire récente (2020-2022). Je m’y suis essayé à l’occasion d’un colloque tenu à Madrid (Miège, 2022-a) et je reprends ici, en les résumant, quatre observations centrales, tirées de l’examen de la situation française. Quatre phénomènes se sont ainsi affirmés. Tout d’abord, la prééminence et même l’omniprésence de la communication politique, gouvernementale ainsi qu’administrative, quasi-quotidiennement. Le chef de l’État, ainsi, n’a cessé de se positionner au premier plan et de s’impliquer supposément ou réellement dans toutes les décisions ou actions. Et ces interventions continues ont évidemment peu à voir avec les exigences pragmatiques d’une discussion ouverte en régime démocratique qui suppose l’égale distribution des libertés communicationnelles et une relative sincérité dans les échanges et dans les débats. De telles pratiques se sont imposées au détriment de la communication publique et en usant de méthodes très directionnelles, en situation d’état d’urgence non déclarée, mais effective, sous couvert d’un « conseil de défense sanitaire » intervenant quasi-quotidiennement, et mettant en œuvre des mesures d’accompagnement présentées comme « pédagogique ». Cette façon de faire participe incontestablement d’une communication de crise prolongée et ce, pendant plus de deux ans. Pouvait-il en être autrement ? Apparemment oui, quand on observe, comme l’ont fait certains chercheurs, la situation de la Suisse, et ceci en dépit des différences sociopolitiques. Et les conséquences ? Ce sont avant tout des arguments fournis aux irréductibles opposants, anti-vaccins et défenseurs supposés de « la » liberté.

Sur un autre plan, les confusions et les interférences constantes entre espace sanitaire et espace scientifique : au nom de quoi les personnalités qualifiées parlent-elles incessamment dans les grands médias ou sur les réseaux ? Est-ce en tant que représentants des instances sanitaires et des professions médicales ou en tant que scientifiques ? Dès lors que la distinction n’est pas établie, il est très difficile de rendre clairs les enjeux et même de ne pas entretenir ce qui s’apparente à de la cacophonie. Ainsi lorsque des références sont faites à des articles scientifiques, voire que ceux-ci sont débattus sur des chaînes télévisées d’information en continu. Cette situation a été grandement facilitée par le statut hospitalo-universitaire des personnes qualifiées sollicitées. La polémique sur la chloroquine peut évidemment être envisagée sous cet angle.

Ensuite, la quantification de la gestion quotidienne de la crise : elle se traduit d’abord par le recours à des indicateurs quotidiens qui ont à peine varié depuis les débuts de la crise, sauf bien sûr avec l’ajout des taux de vaccination. Et cette quantification continue n’est pas anodine : non seulement elle participe étroitement de cette société de surveillance individualisée (cf. ci-après) qui, avec la datafication, s’installe progressivement, mais, reprise par les différents médias, elle accompagne une gestion fine et dirigée d’en haut des opinions, sans de réelles possibilités d’interactions ; d’où les rumeurs et les fake news; et commencent à s’observer également des actions –inquiétantes- visant à la géolocalisation des individus. Enfin, elle contribue à renforcer la confiance largement (et curieusement) observable dans les données quand bien même la lecture de ces données est illusoire pour beaucoup.

Enfin, l’implantation (précipitée) de techniques numériques dans le quotidien des  confinés : le phénomène est difficile à appréhender (c’est en tout cas impossible globalement) car il touche aussi bien le commerce en ligne, les démarches administratives, les relations intrafamiliales, les relations interpersonnelles, la vie de loisir, les relations avec les institutions éducatives, le choix des moyens de transport ou les pratiques culturelles, que le travail à domicile et la « zoomification » des activités professionnelles.

Une fois cette pandémie mise sous contrôle, on n’en finit pas de faire le point sur les changements ainsi provoqués ou accélérés. Cela concerne par exemple la fréquentation du cinéma en salles (qui en France a presque retrouvé son niveau antérieur), tout en prenant son essor sur les plateformes ; et plus généralement on doit mettre l’accent sur les discriminations maintenues et même renforcées.

Quant à l’accélération de la « plateformisation » (la terminologie est assurément critiquable) des industries culturelles et médiatiques, à l’évidence, elle se traduit dans le fait que les grandes plateformes américaines de streaming ont profité de la période pour asseoir leur soft power dans l’Union Européenne et ailleurs, ainsi que le fait remarquer Antonio Vlassis (2021). À l’image de ce qui s’était produit pour le cinéma et la musique populaire après la 2ème guerre mondiale. Le phénomène ne doit pas être interprété seulement à partir de ses effets sur les pratiques audiovisuelles et culturelles ; ses conséquences ne sont pas moindres sur les échanges sociopolitiques, car elles contribuent tout autant à l’individualisation et à la mondialisation de ceux-ci.

Compléments et interrogations quant à la théorie de l’Espace Public

À ce stade de l’argumentation, il paraît nécessaire d’avancer un certain nombre de compléments ou de précisions, indispensables à la compréhension des mutations engagées sinon des révolutions en cours. D’abord, il convient de rappeler combien est décisif le refus par principe d’une vision universaliste, y compris au sein de pays connaissant un régime politique démocratique relativement proche. Même au sein de l’Europe, il existe sans doute plus de divergences que de convergences. Ce refus est essentiel si on veut s’en tenir à une approche sociopolitique et se tenir à l’écart de toute approche relevant de la philosophie politique, celle-ci encore dominante. Toutefois, se pose toujours et peut-être plus que jamais, la question de savoir si des embryons d’EP fonctionnent dans des pays dont les régimes sont dictatoriaux ou autoritaires. La question concerne évidemment une part importante de la population mondiale et intéresse de près les auteurs de ces pays mais elle n’a pas donné lieu pour le moment à des réponses ou apports satisfaisants.

On ne s’arrêtera pas sur les questions de terminologie car il importe peu que, çà et là, elle varie, si des termes différents recouvrent des « activités » similaires ou proches : espace (plutôt dans des zones francophones), sphere (en Grande-Bretagne) ou Öffentlichkeit (en Allemagne). Certes Espace Public est parfois source de méprises avec les activités relevant de l’urbanisme, mais finalement le double usage présente moins d’inconvénients que d’avantages. Il semble, par contre, essentiel de ne pas générer de confusions avec le phénomène de médiatisation qui est généralement retenu pour représenter des activités moins spécifiées (cf. Lafon, 2020), et relevant, dans l’ensemble, de l’activité des médias, soutenues maintenant par des techniques numériques, mais en correspondance avec l’analyse du fonctionnement de tous les médias.

L’orientation centrée sur les médiatisations est clairement centrale en science politique ou en sociologie. Quant à l’approche spécifiquement communicationnelle, (s’intéressant par exemple au fonctionnement des industries culturelles et créatives, désormais sous l’emprise des plateformes numériques ainsi qu’à l’activité des « collectifs médiatés » par les techniques numériques : ex. via YouTube ), elle porte intérêt prioritairement aux potentialités nouvelles et fragmentées d’échanges sociaux (à différencier des échanges privatifs avec lesquels on a tendance à les confondre), des potentialités désormais de plus en plus effectives, pas nécessairement massives (au sens de la communication de masse) et sans doute plus internationalisées.

Dans ce cadre, on peut également placer les initiatives locales, dont on envisageait au moment de l’émergence du numérique qu’elles seraient amplement favorisées et qu’elles seraient à l’origine d’échanges plus respectueux de la diversité des « paroles » et du temps nécessaire aux échanges. Il n’est pas certain que cette prévision se trouve réalisée, mais sur ce sujet peu de recherches ont été entreprises.

Finalement, l’activité des médias et des techniques contribuant à l’Espace Public porte désormais sur différents domaines : l’information (terme réunissant des productions d’une grande diversité), et qui entraine un mouvement sans doute essentiel aujourd’hui quoique partiellement méconnu, à savoir l’informationnalisation, qualification en tout cas plus pertinente que datafication ; les œuvres de fiction et les productions de divertissement ainsi que les échanges sociaux rendus possibles via les réseaux sociaux-numériques, supports mais pas seulement du fonctionnement de « collectifs médiatés » plus ou moins permanents (il est sans doute possible de mieux les identifier désormais et de les distinguer des échanges d’ordre privatif), pour autant que ces distinctions restent toujours pertinentes, en tout cas facilement identifiables.

Si les médias demeurent essentiels à l’activation de l’EP, que faut-il entendre par médias ? Cette question qui, dans le passé, avait donné lieu à des réponses successives pas toujours concordantes, se pose à nouveau, mais dans des termes différents, sans pour autant, semble-t-il, accorder un certain primat aux techniques numériques, y compris aux réseaux sociaux. Je me contenterai ici d’en faire état sans pouvoir l’envisager dans toutes ses dimensions.

Par ailleurs, les médias historiques (ceux qui ont émergé aux siècles précédents) sont de plus en plus associés aux techniques numériques (plus exactement à des dispositifs numériques de communication). Ils gardent toutefois une relative prééminence, souvent contestée, et (fortement) variable selon les critères sociaux distinctifs. Dès lors, il est prématuré de considérer, comme je l’avais envisagé dans l’ouvrage déjà cité et paru en 2010, qu’un 5ème modèle (centré sur les réseaux sociaux-numériques) a non pas seulement émergé mais serait d’ores et déjà dominant ; la situation présente est plus complexe qu’il n’était annoncé.

Les mutations engagées, variables il est vrai selon les pays, interdisent par ailleurs de continuer à les identifier (toutes) comme relevant du politique. Tous les débats et propositions issus des EP partiels (santé, environnement, éducation, etc.) ne sont pas destinés à être repris dans l’EP politique, voire même sur la scène politique (par les organisations représentatives) ainsi que par les appareils publics et gouvernementaux. Il n’y a pas de trajectoire a priori prévisible. Et on ne peut présager de leur interférence avec la sphère politique. Aussi, et pour bien marquer ce que ces dimensions, assurément caractéristiques des sociétés contemporaines, ont de spécifique, il est préférable de mettre l’accent sur ce que ces espaces publics ont également (ou parallèlement) de sociétal, et de les qualifier, toujours une décennie après, ainsi. Mais plus d’une décennie plus tard, les conditions ont changé, de sorte que les rapports entre Espace Public politique et espaces partiels sociétaux, qui étaient au centre de mon argumentation dans le dernier chapitre de mon ouvrage (Miège, 2010, chapitre 7), ne peuvent plus être présentés dans les mêmes termes.

Les interrogations présentes sont pour la plupart si prégnantes et si décisives qu’en l’absence d’un recul historique suffisant, et de travaux de terrain, pour l’instant encore peu engagés, il est difficile d’apporter des réponses suffisamment argumentées, définitives en tout cas. La situation présente ne saurait être mise sur le même plan que celle connue voici dix à quinze ans lors des discussions et débats entre auteurs à propos de l’EP. Ce qui se trouve au centre des interrogations relatives à l’EP actuellement est plus complexe à appréhender, même si certaines interrogations participent à des débats publics d’actualité, mais sans évidemment aucune garantie quant à leur validité dans un avenir proche ou plus lointain.

Ce qui se trouve concerné, impliqué même, avec la question de l’EP, ou plus précisément avec son activation, ce n’est en effet rien de moins que le fonctionnement de l’ensemble des médias dans leur pluralité, d’abord, dans une situation inédite d’intermédialité qui reste à élucider, bien au-delà du temps court ou très court comme ne se privent pas de le faire bien des commentateurs de l’actualité. La surveillance numérique, ensuite, l’algorithmisation et ce que l’on désigne de plus en plus opportunément comme des activités de pistage, celles-ci maintenant au cœur de l’activité médiatique ; mais sans pouvoir, au-delà des descriptions qui sont faites, en apprécier significativement les effets. Enfin, la montée en puissance continue des majors du numérique (et leur influence dans les sociétés), quand bien même celles-ci connaîtraient-elles des accidents de parcours difficilement prévisibles voici peu (ainsi Twitter et Facebook) et devraient-elles maintenant affronter la concurrence des géants chinois (dont TikTok est le prélude). Ce que les dispositifs proposés par ces firmes géantes offrent et imposent, c’est en fait une individualisation continue des médiations et des pratiques médiatiques, difficilement appréciable dans le temps long. D’après Philip Schlesinger, ces perspectives s’accompagnent d’un tournant réglementaire : « L’intérêt pour les solutions réglementaires face à l’indiscipline perçue du fonctionnement actuel d’Internet (et ajoutons : des autres techniques numériques) continue de croître, tant au niveau national qu’international » (Schlesinger, 2022). Et cela ne manque pas d’affecter profondément l’avenir de la sphère qu’il qualifie désormais de « post-publique ». D’ores et déjà, et sans doute plus encore, au fur et à mesure de la mise en œuvre tardive des mesures au sein de l’Union Européenne. Dès lors, la question se pose de savoir si ce tournant réglementaire sera entièrement favorable au « champ du pouvoir » ou s’il maintiendra des possibilités d’affirmation pour l’EP, selon des modalités nouvelles. C’est un enjeu majeur, au même titre que d’autres enjeux mis en avant tout au long de cet article.

Plus spécifiquement, on doit se demander si les périodes de crise (multiples comme actuellement) et même de guerre, sont favorables ou défavorables à l’activité de l’EP. Certes, les médias et les dispositifs numériques sont largement utilisés, mais le plus souvent dans le temps court et même très court, avec fébrilité et précipitation, sans laisser le temps aux échanges argumentés de s’installer. C’est pourtant une condition indispensable au fonctionnement de l’EP, ce qui, ajouté aux pressions constantes des pouvoirs politiques n’en favorise pas la poursuite. Et c’est un trait affirmé des sociétés démocratiques contemporaines, qui n’a cessé de se renforcer, et pas seulement dans le cadre de la gestion de la crise pandémique. Dès lors, une caractéristique marquante de ces sociétés est l’affirmation de la communication politique gouvernementale, celle-ci désormais omniprésente dans la sphère politique mais également en opposition avec l’activité des espaces publics sociétaux.

Ceux-ci, dont j’avais largement discuté des conditions de possibilité à la fin de mon ouvrage cité précédemment demeurent pour l’essentiel à l’état hypothétique, non pas que les bases sur lesquelles ils pourraient s’établir ne soient pas observables, c’est le cas plus que jamais dans les domaines de l’environnement, de la santé, (voir Pailliart in Lafon, 2019) et de la diffusion des sciences ainsi que des discriminations socio-sexuées, mais ils sont plus que jamais contraints et limités dans leur avancée dans la mesure où ils ont à faire face, et même subissent de front, les actions relevant de la communication politique dans le temps court, et pour une mesure moindre par les initiatives relevant de la communication publique. Les techniques numériques, assurément, sont sollicitées continûment pour conforter les pouvoirs en place. L’avertissement lancé par P. Dahlgren dès le tournant du siècle est plus que jamais d’actualité : « Fondamentalement […] l’état de la démocratie dans les démocraties occidentales est généralement préoccupant et nous ne devons pas nous attendre à ce que la technologie règle les problèmes. » (Dahlgren, 2000, p.179) 2

Notes

[1] Cet article est issu d’une Conférence donnée le 20 septembre 2023, en ouverture de l’International Summer School « The value of the public services in the digital age », organisée par la Facultad de Comunicacion de l’Université de Santiago de Compostelle. Sa traduction espagnole est destinée à être publiée dans un ouvrage issu de cette manifestation. Les responsables de la revue Les Enjeux de l’Information et de la Communication remercient les organisateurs de la Summer School de les avoir autorisés à publier la présente version.

[2] Le présent article a bénéficié des discussions, avec quelques controverses vives, qui se sont tenues lors du Séminaire à distance « GPB » en 2022, et auxquelles prirent part : F. Andrainantoanina, P. Bouquillion, E. George, B. Lafon, P. Moeglin, I. Pailliart et G. Tremblay. Cependant, les conclusions que j’en tire et qui sont présentées ici, me sont le plus souvent personnelles.

Références bibliographiques

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Auteur

Bernard Miège

Bernard Miège est Professeur émérite de sciences de l’information et de la communication.  Il est membre fondateur du laboratoire GRESEC, Université Grenoble Alpes. Ses travaux portent sur les industries culturelles et informationnelles ; la communication médiatique et l’avancée des techniques numériques (d’information et de communication) ; l’Espace Public ; et l’épistémologie des sciences de l’information – communication.
bernard.miege@gmail.com