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Exposer en ligne les collaborations. Ré-énonciations, et médiatisations numériques des collections.

24 Juin, 2024

Résumé

L’article questionne et analyse les partenariats entre acteurs économiques et musées et notamment leurs produits dérivés élaborés en collaboration et exposés en ligne. La médiation est bouleversée : l’œuvre exposée dans le musée est transformée en produit dérivé disponible en ligne et cette ré-énonciation fait l’objet d’une médiatisation. Les enjeux symboliques et stratégiques des acteurs économiques et des institutions culturelles, les modalités sémio-discursives des collaborations exposées et les qualifications de la circulation des collections dans leurs divers régimes d’exposition sont au cœur du questionnement.

Mots clés

Collaborations, Produits dérivés, Expositions, Marques, Musée du Louvre, Énonciations.

In English

Title

The online exhibition of collaborations. re-enunciations, and digital mediations of collection

Abstract

The article questions and analyses the partnerships between economic actors and museums, in particular their products developed in collaboration and exposed on museum e-shop, with the Louvre’s e-shop example. The mediation is disrupted: the work exposed in the museum is transformed into a by-product available online and this re-enunciation is followed by a mediatization. The symbolic and strategic challenges of economic actors and cultural institutions, the semio-discursive modalities of the exhibited collaborations and the qualifications of the circulation of collections in their various exhibition regimes are in the heart of the questioning.

Keywords

Collaborations, Museum By-Products, Exhibitions, Brands, Louvre Museum, Enunciations

En Español

Título

La exposición en línea de colaboraciones. re-enunciaciones y mediaciones digitales de la colección

Resumen

El artículo cuestiona y analiza las colaboraciones entre actores económicos y museos, en particular sus mercancias del museo en colaboración y expuestos en la tienda electrónica de los museos, con el ejemplo de la tienda electrónica del Louvre. La mediación es inversa : la obra expuesta en el museo se transforma en un producto derivado disponible en Internet, y esta nueva publicidad es seguida por la cobertura mediática. Las apuestas simbólicas y estratégicas de los actores económicos y las instituciones culturales, las modalidades semidiscursivas de las colaboraciones expuestas y las calificaciones de la circulación de las colecciones en sus diferentes regímenes de exposición están en el centro del cuestionamiento.

Palabras clave

Colaboraciones, Mercancías del museo, Exposiciones, Marcas, Museo del Louvre, Enunciaciones

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Marti Caroline, , « Exposer en ligne les collaborations. Ré-énonciations, et médiatisations numériques des collections. », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/2, , p.113 à 128, consulté le mardi 2 juillet 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/supplement-a/07-exposer-en-ligne-les-collaborations-re-enonciations-et-mediatisations-numeriques-des-collections/

Introduction

L’article questionne la conception et la mise en visibilité des produits dérivés, élaborés lors de collaborations entre acteurs économiques et musées. Une double médiation est interrogée : d’une part, le passage de l’œuvre exposée dans le musée à son appropriation pour créer un produit dérivé, d’autre part, la médiatisation de ce produit sur les sites des partenaires, reprise ensuite sur différents sites médiatiques. Le terrain choisi offre de façon radicale l’occasion d’observer et d’analyser les enjeux symboliques et stratégiques liés à la production de formes de médiatisation d’œuvres exposées originellement dans les espaces muséaux.

La boutique de musée et sa déclinaison numérique sont dans un rapport métonymique à la visite muséale et proposent une relation paradoxale  aux œuvres, à la fois de l’ordre de l’hommage et de l’irrévérence. L’œuvre existe dans ces espaces comme référence, anamorphose de la création originale et représentation sérielle. Cette sérialité conditionne son appropriation et son ergonomie, l’objet peut être emporté après son achat. La vie de l’objet s’actualise alors, faisant voyager des bribes d’exposition hors du musée, sur des corps, dans des lieux privés, au profit d’une attribution fonctionnelle propre à chaque objet : vêtir, ranger, décorer, boire…

Le caractère ordinaire de la vie marchande, parfois perçu comme vulgaire, est ici manifeste : l’œuvre d’artistes largement reconnus est symboliquement réduite et assignée à une fonction d’usage dans la vie quotidienne d’individus. Si la patrimonialisation est une ascension (Davallon, 2000), la boutique du musée la relate par la sélection d’œuvres majeures si désirables qu’elles font l’objet d’une circulation et, dans le même temps, la boutique en orchestre la descente : l’œuvre célébrée par les musées devient marchandise et atterrit dans le monde des mortels. Ce parcours symbolico-économique n’est pas celui emprunté par l’imaginaire des publics : il narre une autre histoire, relative à la valeur symbolique de l’objet. Se jouent ici un prolongement de la visite et un emprunt à la grandeur du patrimoine pour la promesse d’une appropriation individuelle pouvant manifester l’attachement à la culture, le désir de mémoire d’une émotion muséale ou l’adossement d’une distinction sociale sur l’importance prêtée à la culture…

Les recherches en réception sont riches de promesses, mais celle-ci est d’une autre nature : elle a précisément vocation à interroger les enjeux et les modalités expressives de la mise en ligne de produits dérivés conçus pour des partenariats. Les produits dérivés « simples », conçus par les acteurs culturels et la Réunion des musées nationaux (Rmn), auraient pu être au cœur de l’analyse, mais le cas des produits dérivés conçus en collaboration avec des partenaires économiques a ici été choisi pour intégrer la désirabilité de l’œuvre manifestée par des acteurs tiers. En outre, son avantage est de dépasser le cadre de la reproduction pour intégrer celui de la réinterprétation, cadre prometteur pour analyser des logiques d’exposition riches et complexes, pour caractériser des jeux d’acteurs et pour souligner les formes d’hybridation actuelles du secteur culturel.

La question de la transformation de l’exposition dans les collaborations médiatisées sur Internet s’intègre dans un projet de réflexion de longue date sur les hybridations entre consommation et culture, acteurs économiques et instances culturelles. Il s’agit plus précisément d’interroger ici la place accordée aux images des collections et à leur interprétation. Pour cette recherche, la méthodologie est de l’ordre de l’enquête exploratoire, en privilégiant l’analyse sémio-linguistique, avec le choix prépondérant d’observer la boutique en ligne du Louvre, établissement majeur de la vie culturelle française et internationale, mais aussi institution encline aux collaborations. La boutique émanant de l’institution muséale est dédiée au commerce et relie dans ce lieu symbolique une double vocation de représentation et de commercialisation, au risque de l’inefficacité commerciale ou de l’infamie, mais pour assurer le rayonnement muséal par d’autres moyens que ceux de sa mission habituelle d’exposition et de partage pour les publics. Les observations ont été complétées par la prise en compte du contexte socio-économique du musée avec l’analyse du rapport annuel 2021 du Louvre, éclairant les enjeux des collaborations. L’approche communicationnelle a été étendue à la prise en compte des médiatisations des produits dérivés sur les sites web des marques partenaires choisies pour cette enquête –Uniqlo et Swatch – mais aussi sur différents sites médiatiques spécialisés sur la culture ou dédiés à la consommation. Un des articles de presse web ayant mentionné un hashtag sur Instagram dédié au partenariat entre le Louvre et la marque Uniqlo a conduit à l’analyse de « posts » Instagram. Le terrain, circonscrit à une période d’observation, en janvier 2022, est aujourd’hui en partie inaccessible, compte tenu de l’actualisation de l’e-boutique du Louvre et des sites des marques partenaires. Ce terrain, circonscrit à une instance muséale et à deux marques du secteur de la mode, n’a pas prétention à l’exhaustivité et à la généralisation, mais sert une visée exploratoire que de futurs développements pourront compléter. Les données économiques sont modestes, avec l’appui sur les chiffres du rapport annuel du Louvre, mais cette situation rend compte de la difficulté d’accès aux informations privées des marques partenaires ainsi qu’aux modalités financières des partenariats, non publicisées. Malgré ces limites, ce terrain a pour vertu de donner à voir les caractéristiques énonciatives des collaborations et de mettre l’accent sur l’intensité des anamorphoses des œuvres quand elles changent de régime d’exposition. Le terme d’exposition dont il est question dans les pages qui suivent est en filigrane interrogé dans son ambivalence terminologique : il renvoie à l’acception, générale, d’action de « disposer de manière à mettre en vue » (cnrtl.fr, site consulté le 1er juillet 2023) et à celle, plus adaptée au patrimoine, de « dispositif résultant d’un agencement de choses dans un espace avec l’intention (constitutive) de rendre celles-ci accessibles à des sujets sociaux » (Davallon, 1999, p. 11). L’exposition en ligne évoquée dans le titre de l’article mobilise les deux registres, les dispositifs évoqués renvoyant aux oppositions et glissements de l’un à l’autre.

Dans un premier temps, nous expliciterons le contexte dans lequel se déploient les appropriations croisées entre acteurs économiques et instances muséales. Puis nous analyserons les bouleversements de l’exposition à partir d’un terrain dédié à l’analyse de produits dérivés présentés dans l’e-boutique du Louvre, musée particulièrement dynamique dans sa politique de collaboration avec des acteurs économiques. L’e-boutique a vocation à toucher le plus grand nombre et à renforcer les liens avec les publics du monde entier, fidèles ou non du Louvre. Le prisme se réduira aux produits dérivés créés dans le cadre de collaborations nouées entre le Louvre et des marques partenaires pour observer la façon dont une œuvre originale est remobilisée dans le cadre d’une exploitation commerciale et exposée en ligne. Enfin, nous questionnerons la circulation médiatique autour de ces produits dérivés, les qualifications et amplifications qui les escortent.

Les acteurs économiques et la patrimonialisation en contexte muséal : des appropriations croisées

La période contemporaine est riche de partenariats entre acteurs économiques et institutions muséales, au nom de stratégies spécifiques à ces deux types de partenaires : marques et musées.

Après avoir posé le contexte du rapprochement entre musée et acteurs économiques, nous évoquerons les transformations des institutions muséales et du déploiement du branding.

Le musée : un espace physique et symbolique à investir pour les acteurs économiques

Les acteurs économiques sont toujours en quête de nouveaux espaces à investir pour déployer leur communication et toucher les publics. La visée de visibilité et de notoriété de leur offre auprès des publics, dans tous les espaces possibles, inhérente à l’activité publicitaire, se double d’une stratégie relevant du marketing et de l’investissement du format de l’exposition comme cadrage relationnel.

Le musée, dédié à l’exposition de collections, bénéficie en effet d’une reconnaissance culturelle sans pareille. C’est un lieu patrimonial par excellence, celui du savoir légitime, l’héritage que la société veut se donner avec la fameuse « filiation inversée » (Davallon, 2000). Il est le conservateur des œuvres du passé ou du présent, au nom de leur valeur esthétique, historique, scientifique et sociale. Cette reconnaissance est justement au cœur des prétentions patrimoniales des acteurs économiques pour leurs entreprises et marques (Boltanski, Esquerre, 2017). Ces derniers sont conscients de leurs atouts pour y prétendre, notamment de leur puissance financière, dans une période où la notion de patrimoine est devenue plus extensible. Elle recouvre aujourd’hui des biens naturels, des objets variés, exposés au titre d’une représentativité de la culture populaire, d’un savoir-faire, d’un terroir ou encore d’une époque…

La mise en visibilité des objets dans les expositions renvoie à un double mouvement : il s’agit d’une part, pour les personnels habilités à établir des choix, de sélectionner les œuvres, au nom d’une esthétique, d’une valeur scientifique, d’une représentativité d’une époque ou d’un aspect de la vie sociale. Il s’agit d’autre part de partager leurs valeurs symboliques et esthétiques avec les publics, en les mettant en lumière dans des dispositifs de médiation.

Héritier des théâtres de mémoire, le musée promet une expérience, un enrichissement de la connaissance et une trace mémorielle. À ce titre, investir le musée, pour les acteurs économiques, c’est afficher un écart au regard de leurs standards de communication consistant à cibler des consommateurs pour des visées mercantiles. Dans l’espace muséal, la relation promise est celle d’une qualité relationnelle fondée sur le consentement et l’adhésion à une proposition. L’ethos de l’acteur économique serait alors dans le cadre muséal métamorphosé et valorisé comme contributeur à la culture, dans le respect du modèle fermement désintéressé du musée, inspiré par ses muses et sa vocation philanthropique. Les publics de musées, dont les études dressent des portraits variés sans que l’on puisse dégager un public universel (Brugère, 2002), sont souvent appréhendés comme des individus en quête de culture, de divertissement ou de distinction. Les espaces muséaux sont conçus pour capter leurs pas et leur attention, les informer et les guider au fil d’un dispositif pensé en fonction d’une vocation de l’exposition, souvent articulée à celle du musée, et dans un souci de gestion du flux des publics. L’ensemble est fondé au regard des représentations de l’exposition, en termes d’accès et de pédagogie (Lamizet, 2000) ou de place consacrée à l’information et à l’émotion (Varutti, 2020).

Pour les acteurs économiques gestionnaires de marques, investir des espaces rares ou relativement peu investis, qui se distinguent par leur originalité et leur valeur symbolique, permet d’afficher leur inventivité communicationnelle en s’échappant des formats traditionnels de la communication marchande. Cette logique de distinction est la norme dans l’histoire des médiations marchandes ; les fondements n’ont guère changé depuis l’industrialisation, la naissance des marques et les premières stratégies communicationnelles montées par les agences et leurs annonceurs. Toutefois, la disponibilité des espaces à investir, comme celle des musées, a transformé le jeu au fil des décennies en ouvrant de nouvelles opportunités. Ces initiatives sont l’apanage d’entreprises et de marques fortes, souvent liées à la mode, connues du grand public, car leur hégémonie leur permet d’oser dialoguer avec les instances muséales, avec une crédibilité et une désirabilité reconnues par les acteurs culturels.

L’investissement de la forme muséale par les marques est ainsi en plein développement (Marti, 2019), avec la création de leurs propres musées (Deramond, 2017, Marti, 2012) ou dans des musées célèbres pour des expositions dédiées (Appiotti, 2021 ; Mouratidou 2020) ou lors  d’événements plus ponctuels relayés par les médias. De récentes collaborations ont donné lieu à l’investissement de lieux muséaux comme scènes médiatiques avec la promesse d’une expérience : par exemple Airbnb au Louvre en 2019 pour l’opération « 1 nuit avec Mona Lisa » ou encore le défilé Louis Vuitton pour la collection Automne hiver 2021-2022 dans les galeries Michel Ange et Daru.

Les transformations des institutions muséales et le déploiement du branding

Les institutions culturelles, notamment les plus grandes, en France, sont de plus en plus souvent prédisposées aux partenariats avec des acteurs économiques. C’est le résultat de l’extension du branding aux institutions culturelles (Regourd, 2018). Le branding, qui consiste à travailler sa visibilité et son image pour promouvoir son entité comme marque et déployer ses images et signes distinctifs, a gagné la sphère culturelle. Il favorise une réflexion sur l’identité de chaque musée, sur les signes de sa reconnaissance, sur l’image voulue auprès des publics, sur sa place au regard d’un marché de l’offre muséale, sur les façons possibles de conquérir et de fidéliser des publics désormais conçus aussi comme des audiences. Ceci conduit à l’homogénéisation et la stabilisation pour chaque musée de ses choix expressifs, à l’intensification de sa présence dans les espaces médiatiques de tous ordres, au développement d’images associées, qu’elles soient relatives à ses œuvres, souvent qualifiées d’iconiques (cf. La Joconde), à son bâtiment (cf. Beaubourg) ou à sa vocation (cf. Orsay et l’impressionnisme). C’est dans ce contexte de branding et plus largement de renforcement du marketing muséal, que les musées ouvrent la porte aux marques des acteurs économiques. Certes, ces liens avec les entreprises ne sont pas nouveaux, mais ils se sont développés et le mécénat s’est étoffé avec des partenariats d’une autre nature, comme en témoigne l’émergence des directions du développement et des partenariats dans les instances muséales. Les acteurs culturels n’hésitent pas désormais à proposer ou à accepter des collaborations pour intensifier leur visibilité et tenter de nouer de nouvelles relations aux publics, notamment pour capter de jeunes publics comme l’explicite le Rapport de la mission « Musées du XXIe siècle » (Eidelman, 2017 1).

Plusieurs facteurs explicatifs émergent en fonction des espaces concernés et de leurs enjeux. La volonté d’élargissement des publics se fonde en partie sur les études qui témoignent pour les musées, monuments et lieux d’exposition, d’une fréquentation très diverse selon les profils de Français, avec des écarts sociaux qui se creusent depuis cinquante ans, selon la catégorie sociale et le diplôme (Lombardo et Wolff, 2020). Ces éléments s’intègrent dans un contexte de débats intenses autour de la redéfinition du musée, ayant abouti à la nouvelle définition posée par l’ICOM le 24 août 2022 pour un musée notamment « accessible et inclusif » 2. Toucher d’autres publics, moins coutumiers des pratiques culturelles légitimes, notamment les jeunes et les personnes de quartiers en difficulté, publics réputés difficiles à faire venir dans les musées, est désormais un objectif largement partagé. Au fil des années de nombreux projets ont été développés pour capter et fidéliser ces nouveaux publics et chasser les « clichés négatifs sur la visite muséale (incompréhension, élitisme, ennui, etc.) » (Navarro et Renaud, 2020). La résolution d’un tel problème a pris différentes formes : production de partenariats avec des célébrités (on se souvient de Jay-Z au Louvre avec Beyoncé en 2018), développement d’escape game, mise en place de concerts, etc. Le déploiement généralisé d’Internet a favorisé de nouvelles stratégies de communication aptes à faire valoir l’image des musées que ce soit sur les sites dédiés ou sur les réseaux sociaux numériques, notamment Facebook, Instagram et TikTok. Des collaborations spécifiques sont nées, avec une visée plus transgénérationnelle, comme celle que Samsung a développée pour son projet de banque d’images « Art Store » et pour lequel le Louvre a noué un partenariat proposant une sélection d’œuvres consultables numériquement sur une télévision reprenant les codes esthétiques du tableau et de son encadrement.

Les partenariats avec les marques sont appréhendés comme des voies possibles pour participer à ces objectifs d’élargissement des publics, mais aussi pour engendrer des ressources propres, grâce à la captation de publics pour des expositions menées en partenariat ou la captation de clients pour des produits dérivés, durables ou éphémères (Filhol, 2019). Ces derniers, présentés pour la vente sur les sites web ou dans les espaces connexes des musées permettraient de fortes marges, supérieures à celles de la vente de livres, constitutives de l’équilibre financier des librairies-boutiques (Gautier, 2014, p. 124-126). Ces produits dérivés sont aussi appréhendés comme vecteurs du rayonnement des musées, intégrés dans une expérience globale dont le visiteur gardera le témoignage. L’objet subsistera comme trace et poursuivra sa vie, exposé aux yeux de ceux qui le croiseront, exhibant le logo ou l’œuvre emblématique de l’instance muséale.

Le rapport d’activité du Louvre 2021 indique plus d’une vingtaine de licences de marque signées et actives avec des marques fidèles (Swatch, Buly, Palais des thés…) ou de nouvelles licences (Maison Sarah Lavoine, Ducasse …) et affiche une valorisation de la marque Louvre à 5 millions d’euros. Ces chiffres sont bas au regard des apports du mécénat (18,5 millions d’euros), mais en forte croissance (cela a presque doublé depuis 2019). Il est vrai qu’en janvier 2021 le Louvre a ouvert sa boutique en ligne dédiée aux collaborations du musée avec ses partenaires : « canal de distribution privilégié pour les partenaires », il permet au musée de « prendre la parole sur ses collaborations » (Rapport d’activité Louvre, ministère de la Culture, 2021, p 199).

Les appropriations croisées et les hybridations entre énonciation marchande et énonciation culturelle sont favorisées sur Internet (Marti, 2019) car l’incertitude communicationnelle y est souvent de mise, avec des conditions de production des énoncés masquées ou du moins souvent passées sous silence. Les collaborations des musées et leurs médiatisations sur Internet en témoignent.

Comment la médiation numérisée de l’exposition des œuvres transforme-t-elle leurs représentations ? Pour répondre à cette question, nous nous attachons au cadre restreint des produits dérivés, objets qui se sont développés dans un premier temps dans les années quatre-vingt avec les librairies-boutiques de musées. Ils font l’objet d’une attention particulière depuis quelques années, avec un souci de qualité de fabrication et de cohérence avec l’esprit du lieu, le développement d’une professionnalisation sur la conception des produits dérivés avec la naissance de spécialistes de l’assortiment comme Arteum qui le conçoivent comme un enrichissement culturel et une source d’attractivité.

Les collaborations du Louvre : les renversements du régime ordinaire de l’exposition des œuvres

Les collaborations muséales du Louvre sont emblématiques de la volonté partenariale de l’institution de s’adresser à de nouveaux publics, en engendrant des ressources spécifiques. Elles s’intègrent aussi dans un mouvement de branding muséal tendant à rajeunir l’image du musée, taxé d’un manque de modernité, de dynamisme, et suspecté d’austérité et d’élitisme. Le rapport 2021 du Louvre valorise les produits dérivés comme « créations uniques » avec un « regard résolument contemporain sur le palais et ses œuvres, en les revisitant ».

Comment dans les collaborations données à voir, le régime ordinaire de l’exposition des œuvres par leurs médiations et médiatisations est-il bouleversé ? L’observation a été menée à partir de la consultation de l’e-boutique du Louvre en janvier 2022. L’exploration flottante a conduit à la focalisation sur les collaborations Swatch et Uniqlo, collaborations dans l’actualité à cette période et ayant donné lieu à une médiatisation étoffée. L’analyse des éléments exposés sur le site dédié du Louvre a été suivie d’une analyse des sites des marques partenaires pour leurs produits dérivés communs. Ceci a été complété par une requête Google mentionnant le Louvre et chacune des marques partenaires. Ce choix méthodologique se justifie par le souhait de mener l’enquête en identifiant les reprises de ces partenariats par les médias tout en relevant les mentions des partenaires sur les sites des marques elles-mêmes. En d’autres termes, il s’agit d’observer la circulation de ces partenariats en se situant dans un espace numérique dédié à cette « trivialité » (Jeanneret, 2008). Avec ce concept, la logique linéaire d’une culture pure qui se diffuse laisse la place à une théorie communicationnelle de la culture, avec des « êtres culturels » (comme le sont les œuvres), travaillés par la trivialité, altérés par leur circulation au fil de leurs appropriations par divers publics (Jeanneret, 2011).

Swatch et sa « collection »

Le partenariat noué avec la marque Swatch a produit une série de montres, qualifiée de collection, la polyvalence du terme permettant de désigner aussi bien la gamme d’une série industrielle destinée à la vente qu’un ensemble d’œuvres sélectionnées dans un lieu culturel, ici celui du Louvre, comme peut l’être aussi celui du Centre Pompidou ou encore celui d’une référence de la culture populaire telle que Dragon Ball Z. La collection devient prétexte à une illustration du fond d’écran, entre référence culturelle et choix ornemental et chromatique. La « collection » Swatch repérée dans l’e-boutique du Louvre s’appuie sur l’emprunt d’œuvres de la collection du Louvre, au moyen d’une reproduction photographique de l’œuvre, détournée à l’occasion de cette ré-énonciation et sérialisation. La trivialité est ici mobilisée comme mise en circulation d’objets, de représentations et de pratiques dans le corps social, circulation créative d’éléments qui se chargent et s’altèrent et deviennent culturels du fait même de cette circulation (Jeanneret, 2014). Dans ce processus, l’œuvre est transformée et altérée à plusieurs titres, car l’image originale fait l’objet d’une série de gestes énonciatifs : la décontextualisation dans un autre espace que celui de l’exposition habituelle de l’œuvre, l’extraction d’un fragment de l’œuvre, la modification d’un aspect de ce fragment et la requalification de son contexte.

La décontextualisation est frappante : faute d’un cartel comme le dispositif muséal le permet, le commentaire commercial opère seul la « mise en scène du patrimoine » (Flon, 2012) sans marqueur de patrimonialité autre que la réputation de l’œuvre. De la sorte, cette « médiation » consiste en une réinterprétation très évasive et éloignée de la référence culturelle. Ainsi, l’œuvre de Delacroix « La Liberté guidant le peuple » se transforme et devient slogan promotionnel pour la montre « Liberté, Égalité, Ponctualité ». La reprise des portraits de Marie de Médicis ou d’Henri IV exécutés par Frans Pourbus le Jeune (1569-1622), repris à l’instar d’autres œuvres dites « iconiques » à forte valeur d’audience, montre bien la ré-énonciation qui touche à l’œuvre elle-même : le fragment de l’œuvre originale mobilisée est réinterprété pour la décoration du cadran. Ce choix conduit à transformer l’œuvre en colorant les cheveux de Marie de Médicis en bleu ou à doter Henri IV de lunettes rouges.

Illustration 1. Ré-énonciation d’une œuvre

Cette ré-énonciation par le design de l’objet pourrait être considérée en dehors de tout enjeu médiatique, notamment par l’analyse de gamme d’objets dans les boutiques des musées, mais l’analyse de l’e-boutique permet d’appréhender le rôle amplificateur d’Internet et de prendre la mesure des altérations complémentaires induites par la médiatisation. Si, dans une boutique, l’œuvre reprise et détournée sur la montre est amputée de son contexte d’exposition, elle l’est autrement sur le site de l’e-boutique du Louvre. L’origine de l’œuvre pourrait dans cet espace médiatique être développée, au profit de la visibilité de l’œuvre majeure possédée par l’institution muséale. Pourtant, elle est très peu visible et se réduit à une petite indication sur le site de e-commerce avec la même typographie que la localisation de l’œuvre (Paris, Musée du Louvre). Le cartel traditionnel porteur des indications contextuelles disparaît au profit d’un énoncé d’accompagnement promotionnel : « rivaliser d’excentricité avec Marie de Médicis et sa perruque bleue devient un jeu. La royauté n’a jamais été aussi cool ! », slogan repris sur le site de Swatch.

La ré-énonciation à l’aune des ambitions d’Uniqlo

Un autre exemple de transformation des représentations des œuvres culturelles par cette circulation numérique est fourni avec Uniqlo, toujours sur l’e-boutique du Louvre. Uniqlo est une marque réputée emblématique de la « fast fashion » qui affirme sa volonté de s’associer au patrimoine « pour permettre aux personnes du monde entier de se rapprocher de l’art » (communiqué de presse Uniqlo, cité le 18 octobre 2021 par le site fashionnetwork.com, consulté le 24 janvier 2022). Cette ambition est illustrée par de nombreuses initiatives, par exemple, lors d’une exposition nommée « L’art et la science du LiveWear : l’expérience de la maille » à la Galerie Nationale du Jeu de Paume en 2018 ainsi qu’avec diverses collaborations à l’international : le MoMA depuis 2013, la Tate Modern entre 2016 et 2020, le MACBA de Barcelone depuis 2018, etc. Le Louvre et la marque ont signé en 2021 un partenariat de quatre ans pour le lancement d’une collection « inspirée des chefs-d’œuvre du Louvre ». Il est précisé sur le site du Louvre (presse.louvre.fr) que cette collaboration intègre du sponsoring, car elle vise également à soutenir la populaire « Nocturne du samedi » du musée et les « Mini découvertes », format de visite dédié aux familles. Le site institutionnel d’Uniqlo évoque le désir commun à la marque et au Louvre de « familiariser le public à un grand nombre d’œuvres incontournables et de placer l’art au cœur du quotidien » (uniqlo.com, site consulté le 24 janvier 2022). Le partenariat est typique des collaborations récentes du Louvre qui mêlent licence de marque et soutien de projets du musée.

Dans l’e-boutique d’Uniqlo, le Louvre est investi comme un univers, au même titre que la marque peut investir celui de Disney, comme espace de mise en visibilité à forte valeur culturelle et sociale. Sur le site du Louvre, dans son e-boutique, sont proposés des vêtements et sacs Uniqlo inspirés des œuvres. Ce choix est le fruit d’une politique de re-présentation, comme « processus dialogique qui consiste à représenter la représentation, son instance et ses actants » et renvoie à une « métasémiotique de la représentation » (Mouratidou, 2020, p 8). Dans le cas présent, l’œuvre originale est ré-énoncée dans une nouvelle proposition d’un créateur s’inspirant de l’original. Le créateur japonais Yu Nagaba, pour une collection de t-shirts, « réinterprète les œuvres du Louvre avec douceur et simplicité » (site uniqlo.com, consulté le 24 janvier 2022) à partir de L’astronome de Vermeer (1668) ou de Psychée de Canova, statue en marbre du 18e siècle. Transformée en illustration, la sculpture est reprise comme thématique et silhouette. Les représentations iconographiques du créateur sont agrémentées de motifs floraux, ce qui est requalifié de réinvention « avec élégance ». On assiste à une ré-énonciation avec l’effacement du style de l’œuvre originale au profit d’une saisie thématique et macro-formelle pour permettre l’affichage dans un format différent, normé et standardisé, une nouvelle « collection ». On pourra la trouver inventive, ludique et dérisoire : à la fois bouffonnerie, extravagance et, dans le sens premier du terme « grotesque », comme une imitation ornementale.

Mona Lisa sur cycle délicat

La collection développée sur le même principe en collaboration avec l’artiste anglais Peter Saville vient mettre en abîme ces ré-énonciations et interroger le statut du détournement qui pourrait ne pas être qu’ornemental. Dans sa réinterprétation de Mona Lisa pour la collection homme sur un T-shirt lavable en machine avec précaution, le créateur a en effet superposé, en travers de l’image floquée, le numéro d’inventaire de l’œuvre originale. Ces numéros sont essentiels dans les musées pour identifier les objets des collections des institutions muséales et signifier leur appartenance. Garant de l’identité des objets, le numéro d’inventaire renvoie au principe d’inaliénabilité, indispensable à la déontologie des musées, établissant que les collections ne peuvent être ni vendues ni données. En exhibant le numéro en travers du T-shirt illustré avec l’image de la Joconde, l’artiste semble se jouer de ce principe et évoquer l’appropriation effectuée pour le passage de l’œuvre à sa figuration transformée et sa reproduction. L’œuvre d’origine appréhendée comme assemblage singulier de matières, couleurs, formats, habituellement présentée dans une salle d’exposition commentée grâce à un cartel, se trouve ici réduite à sa valeur paradigmatique parmi des séries décidées par l’acteur marchand. Ce cas illustre une prétention culturelle qui pourrait ainsi être ludiquement soulignée par l’artiste, à moins qu’elle ne soit dénoncée par ce dernier, avec un certain cynisme. On pense alors à Adorno quand il attribue la valeur de l’œuvre à l’aura, caractérisée par un rapport au temps « le hic et nunc » de l’authentique et l’unicité de l’œuvre (Adorno, 1964, p.5). Il souligne que l’industrie culturelle, dans ses productions, s’en distingue par le fait « qu’elle n’oppose pas autre chose de façon nette à cette aura, mais qu’elle se sert de cette aura en état de décomposition comme d’un halo fumeux » (Adorno, 1964, p.5).

La prise en charge des discours sur l’œuvre bouleverse les modalités informationnelles habituelles et la norme d’accès au rapport au savoir historiquement établie (Le Marec, 2007). Toutefois, ce bouleversement apparaît comme légitimé par les médiatisations auxquelles donnent lieu les sorties de produits dérivés.

L’exposition transformée, médiatiquement requalifiée et naturalisée

Le rapport aux œuvres est transformé par leur intégration dans des produits dérivés conçus en collaboration : l’œuvre devient motif, ornement, référence intertextuelle et prétexte. Dans cette circulation, les œuvres en tant qu’êtres culturels (Jeanneret 2009) s’altèrent au fil de leurs emprunts, ajouts et modifications. Les variations de leur réception sociale sont intéressantes à interroger et la partie qui suit porte sur un de ses aspects puisqu’il s’agit d’observer la façon dont les produits dérivés présentés sur l’e-boutique du Louvre et sur les sites des deux partenaires du corpus donnent lieu à des commentaires sur les sites web de médias et les réseaux sociaux. Ces commentaires médiatiques ouvrent la réflexion sur ce voyage social de l’œuvre, passée du musée à l’espace commercial. La première observation concerne la médiatisation opérée par Uniqlo comme marque partenaire sur Instagram et elle est suivie d’observations de sites de médias. Cette polyphonie médiatique permet d’aborder plus explicitement la question de la légitimation des nouveaux formats de collaboration avec les acteurs économiques.

Les mises en abîme d’Uniqlo

Dans le cadre de la campagne promotionnelle d’ampleur déployée à l’occasion du lancement de la « collection » de vêtements, une nouvelle mise en abîme est observable, cette fois sur Instagram avec le #UniqloXLouvre, destiné à un public jeune.

L’un des posts de la marque sur Instagram retient particulièrement l’attention. Le texte de commentaire mentionne que « les emblématiques œuvres d’art du Musée du Louvre font désormais partie de la collection UT » et aussi que « les chefs-d’œuvre de la collection du musée, qui sont d’importantes pièces de l’Histoire et de l’histoire de l’art, sont maintenant une collection spéciale uniquement pour UT » (hashtag Instagram #UniqloXLouvre, consulté le 24 janvier 2022).

Illustration 2. Mise en abîme de la collection

L’image postée par la marque Uniqlo le 23 septembre 2021 est celle de la photo d’une jeune femme, au premier plan, vêtue d’un sweat-shirt portant une réinterprétation de la Grande Odalisque de Ingres (1819). Elle fait face au photographe et derrière elle on aperçoit une partie du tableau de la Grande Odalisque, contemplé par un couple enlacé. Dans cet exposé et cette exposition, la revendication de la « collection », appropriée classiquement dans le vocabulaire de la mode pour désigner une série événementielle de vêtements, joue encore une fois sur l’acception du terme « collection » et juxtapose collection de vêtements et collection d’œuvres. Les œuvres sont collectionnées comme icônes, réinterprétées pour imager des collections. Instagram, dispositif socio-numérique industrialisé, montre une double exposition en faisant référence à l’aura de l’œuvre (observée par le couple) en contiguïté avec son exposition sur le vêtement.

Swatch à la page

Tendances-plurielles.fr, (site que nous qualifions de « consomédiatique » c’est-à-dire site d’information à forte visée consommatoire), commente les produits Swatch évoqués précédemment en naturalisant la ré-énonciation et l’appropriation de l’œuvre par un acteur marchand au nom d’une soi-disant autonomisation de l’œuvre : « Les tableaux sortent du musée pour s’inviter au poignet ». Il participe également à l’interprétation et l’altération du contexte de l’œuvre et de sa portée : « Des personnages iconiques de l’histoire rafraîchissent leur look pour nous servir une leçon de style pleine d’humour ». Pour finir, il donne une leçon de médiation culturelle en livrant une conception des publics bien particulière : « Les œuvres d’art deviennent complices et à la portée de tous ! ».
Mais ceci est attribué à la marque, plutôt d’ailleurs qu’au musée, la marque devenant dans le propos un acteur légitime de la médiation culturelle : « Le trublion de l’horlogerie partage sa vision espiègle de l’art et bouscule les règles ». La rubrique Montres du Point nous livre une autre requalification : « Art et horlogerie. Le Musée du Louvre et Swatch vous proposent, pour la troisième fois, de mettre une œuvre d’art sur votre montre ! [une collaboration exclusive avec le plus grand musée du monde ». Le processus de ré-énonciation se prolonge donc par son amplification et la requalification grâce aux médiatisations et invite à analyser le renversement de la médiation culturelle qu’il donne à voir.

La naturalisation médiatique des réexpositions marchandes

Ces exemples sont très révélateurs des modalités de déroutement des œuvres issues des collections du Louvre au profit d’une exposition dans des dispositifs sur lesquels l’auctorialité de l’acteur marchand prévaut. Cela offre le spectacle d’une aliénation, au sens du 19e siècle, c’est-à-dire de dépossession de personnalité. Le site d’achat en ligne des produits dérivés témoigne de l’objet marchand culturalisé comme substitut de l’exposition. Les glissements observés illustrent l’appropriation paradigmatique et syntagmatique des œuvres exposées avec un renversement de la médiation. Dans ces dispositifs d’e-commerce se jouent à la fois une métonymisation de la culture et une hyperbolisation de la marchandise. Les objets présentés apparaissent comme des substituts fragmentaires et altérés de l’exposition. Leurs prétentions culturelles ne sont pas de même nature selon l’auctorialité de ces dispositifs, selon qu’ils sont tenus par les marques ou les institutions culturelles et il serait intéressant de mener une étude sur les représentations que peuvent en avoir les publics confrontés à ces espaces respectifs.

Les relais médiatiques confortent la place donnée à la consommation dans la vie culturelle. Les sites médiatiques fortement ouverts à la culture consommatoire légitiment les initiatives revendiquées comme culturelles des acteurs économiques et l’accroissent par leur requalification. Ainsi le site Fashion Network titre le 18 octobre 2021 sur la nouvelle collection signée par Uniqlo en partenariat avec Le Louvre et stipule que « Le Louvre s’invite à nouveau chez Uniqlo. Le label japonais renforce son identité artistique ». Le site de Grazia, le 4 février 2021, évoque de son côté « le partenariat mode et arty le plus cool du moment ». Enfin, Voici, le 3 février 2021, affirme en pleine période de confinement et en attendant la réouverture des portes du musée, que l’on « peut compenser son manque de musées en portant ses œuvres préférées, imprimées sur ses vêtements ». La boutique de e-commerce est légitimement qualifiée d’accès aux œuvres, le caractère de substitut de l’exposition est clairement exprimé.

Le site Essential homme valorise pour sa part la force d’inspiration que constitue le Musée du Louvre pour un artiste et revient sur le travail de Nagaba pour Uniqlo : « Le Musée du Louvre est un lieu iconique pour toute personne qui s’intéresse à l’art… J’espère que mes illustrations susciteront l’envie de découvrir les œuvres d’art du Louvre partout dans le monde » (21 03 22 Duc Tran « La nouvelle collab UniqloXMusée du Louvre vue par l’artiste Yu Nagaba »).

La légitimation des nouveaux formats de collaboration avec les acteurs économiques

Les médias à vocation culturelle ne sont pas absents de ce processus : le 1er février 2021, un article de Connaissance des Arts (consulté le 24 janvier 2022) est consacré dans la rubrique « Musées » à la boutique en ligne du Louvre avec l’évocation de ses partenariats avec Uniqlo, Swatch et JR. Les propos d’un professionnel du Louvre responsable des relations avec les partenaires commerciaux y sont relayés :

« Le Louvre a pour mission de rendre l’art accessible à tous. Faire appel à des créateurs et à des marques renommées y contribue, tout comme notre nouvelle boutique en ligne bilingue, qui propose des produits qualitatifs au ton décalé ».

Le Louvre lui-même est conduit à argumenter sur la cohérence et la légitimité de sa collaboration comme l’illustre la vidéo tournée dans le musée et présentée sur YouTube par la marque Uniqlo. La parole est donnée à une adjointe de la direction de l’accueil des publics, puis au sous-directeur du mécénat et des partenariats commerciaux qui affirme « le partage des mêmes valeurs d’universalité et d’intemporalité » entre le Louvre et la philosophie du « LifeWear » revendiquée par Uniqlo (https://www.youtube.com/watch?v=_EBM6BaWKoM, (consulté le 24 janvier 2022).

De façon plus pragmatique, l’institution muséale et l’acteur économique partagent la volonté de toucher des cibles accessibles et nombreuses : le responsable des partenariats du Louvre interviewé dans le Quotidien de l’art le 18 février 2022 justifie l’intérêt pour les marques comme Uniqlo et Swatch, au nom de « l’ouverture au plus grand nombre et de l’accessibilité ». Ce dernier exemple souligne la vocation de l’établissement, à l’instar de nombreux autres, à assumer à la fois sa finalité culturelle et sa participation à des logiques consommatoires intégrées dans leur gestion marketing à court, moyen et long termes. Le Quotidien de l’art évoquait encore : « la marque Louvre à l’assaut d’un plus grand public » (lequotidiendelart.com, 18 février 2021, consulté le 24 janvier 2022) en rappelant les recommandations du ministère de la Culture pour les licences et le développement des marques culturelles.

Ce rappel témoigne des évolutions et des étapes franchies vers un marketing plus assumé ces dernières années, actant la validation conjointe de grands musées et du ministère de la Culture, sous réserve de la qualité des collaborations et des licences.

Conclusion

Pour Walter Benjamin, « Les expositions furent la haute école où les masses exclues de la consommation apprirent l’identification à la valeur d’échange :  tout regarder, ne toucher à rien » (Benjamin, 2006, p 219). L’époque a changé : si l’injonction reste vraie, d’autres formes d’expositions sont aujourd’hui conçues pour favoriser l’appropriation et l’accès à la valeur d’échange par l’usage ludique. La consommation de produits dérivés signifie la grandeur tout autant que le dérisoire, rappelant la théorie du kitsch comme « mode d’accès à la culture pour la société de masse » et « système esthétique de communication de masse », les rapports entre le kitsch et l’art étant particulièrement ambigus : « ceux de la société de masse à la société créatrice » (Moles ; Wahl, 1969, p. 124-129).

L’examen des expositions des œuvres ré-énoncées dans le cadre des collaborations conduit à constater le processus d’inversion de la médiation qui accompagne la facilitation de l’accès à l’œuvre originale. Elle est entérinée et amplifiée par les discours médiatiques d’escorte de ces productions, rappelant que les médias contribuent, par leurs adhésions et l’absence de production d’un discours critique, à l’enrichissement des acteurs économiques évoqués.

Dans ce contexte, pourrait-on en conclure que le Louvre est réellement signifié et valorisé par ces formes d’expositions complémentaires ? S’il est clair que la marchandise culturalisée est une aubaine pour les acteurs économiques qui absorbent la valeur des instances muséales, riche et profonde, jusqu’à quel point est-ce intéressant pour les musées ? Certes, ils y gagnent des ressources complémentaires, leur visibilité est accrue, leur accessibilité peut être aménagée, mais jusqu’où va la « culture muséale » ? Et jusqu’à quel point, ce que l’on pourrait appeler le streaching des œuvres est-il susceptible de préserver la valeur de leur exposition ? Sans compter les risques réputationnels, par exemple avec Uniqlo à qui il a été reproché de faire produire ses marchandises dans des conditions sociales très contestables. L’exemple de l’accord entre le Louvre et Alibaba dénoncé dans une tribune de Didier Rykner (latribunedelart, article du 25 janvier 2021, consulté le 24 janvier 2022) témoigne aussi des doutes sur ce type d’accords partenariaux : il souligne les limites des politiques partenariales enjointes à être pensées sans ne jamais oublier le risque de dégradation de la valeur muséale.

Les énonciations spectacularisantes des acteurs économiques autour des œuvres s’avèrent propices à leur médiatisation. On peut s’enthousiasmer du travail de démocratisation autour des musées grâce à des collaborations bien construites, d’une manne favorable à l’intégration de publics aujourd’hui à distance, de produits dérivés devenus à leur tour sémiophores (Pomian, 1990) en s’émancipant du risque de devenir de simples objets usuels porteurs de motifs. La vocation culturelle des institutions dédiées semble solide et le risque faible qu’un jour les institutions culturelles inversent les processus et choisissent les œuvres à exposer en fonction de leur potentiel de valorisation de la marque et de leurs produits dérivés. On peut ainsi se réjouir des valorisations muséales bien assumées, trop limitées pour qu’il y ait un risque de dépendance excessive. On s’inquiéterait dans le cas contraire de collaborations susceptibles de miner, par la systématisation ou une qualité discutable, la valeur de ce qu’ils promeuvent, reléguant alors le travail de contiguïté des collaborations bien travaillées en outrance publicitaire trop identifiée et mal assimilée. Plus largement, la vigilance des acteurs culturels protège à ce jour du risque de multiplication des modalités d’exposition par le numérique : l’exposition prototypique dans l’espace muséal reste le format légitime de l’exposition.

Quelles que soient les déclinaisons, les expositions d’originaux restent déterminantes pour nourrir les imaginaires des publics, faire perdurer la valeur des collaborations, et toujours préserver l’aura des œuvres, en discernant les places et la nature des expositions, tout en prenant soin de distinguer et de qualifier leurs énonciations.

Notes

[1] Eidelman, Jacqueline, (2017) (dir.), Rapport de la mission « Musées du XXIème siècle », ministère de la culture

[2] https://icom.museum/fr/ressources/normes-et-lignes-directrices/definition-du-musee/, consulté le 1 juillet 2023

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Auteure

Caroline Marti

Caroline Marti est professeure en SIC au CELSA, chercheuse au GRIPIC. Elle est co-responsable du Séminaire GRIPIC-LabSIC « Communication, Cultures et Marchés » créé en 2021. Elle questionne les évolutions des imaginaires, discours et qualifications de la consommation et des médiations marchandes, au regard des métamorphoses de la vie culturelle et sociale, notamment celles des patrimoines.
caroline.marti@sorbonne-universite.fr