Signifier l’ouverture tout en matérialisant la fermeture : les musées sur les réseaux sociaux numériques
Résumé
Les confinements des années 2020 et 2021 ont amené les institutions culturelles à investir de façon privilégiée les dispositifs numériques. Et si ces dernières déployaient déjà des contenus en ligne, et notamment des « expositions virtuelles », tout en étant présentes sur les réseaux sociaux numériques, le contexte a fait de ces dispositifs des moyens privilégiés non seulement pour leur communication mais également pour leur médiation. S’appuyant sur l’analyse sémiotique et discursive des productions en ligne de quatre institutions culturelles en région et à Paris, cet article s’interroge sur la façon dont la fermeture les a amenés à investir de façon privilégiée les médias informatisés en venant naturaliser des enjeux de pouvoir.
Mots clés
Médias informatisés, Sémiotique, Institutions culturelles, Réseaux sociaux numériques, Exposition numérique
In English
Title
Signifying opening while materializing closing: museums on digital social networks
Resume
The confinements of the 2020s and 2021s have led cultural institutions to invest heavily in digital devices. And while they were already deploying online content, notably “virtual exhibitions”, as well as being present on digital social networks, the context has made these devices privileged means not only for their communication but also for their mediation. Based on a semiotic and discursive analysis of the online productions of four cultural institutions in France’s regions and Paris, this article examines how the impossibility of opening has led them to invest computerized media in a privileged way, naturalizing issues of power.
Keywords
Computerized media, semiotic, cultural institutions, social networks, virtual exhibitions
En Español
Título
Señalizar la apertura y materializar el cierre: los museos en las redes sociales digitales
Resumen
Los confines de las décadas de 2020 y 2021 han llevado a las instituciones culturales a invertir fuertemente en dispositivos digitales. Y si bien ya desplegaban contenidos en línea, en particular “exposiciones virtuales”, además de estar presentes en las redes sociales digitales, el contexto ha hecho de estos dispositivos medios privilegiados no sólo para su comunicación, sino también para su mediación. A partir de un análisis semiótico y discursivo de las producciones en línea de cuatro instituciones culturales de las regiones y de París, este artículo examina y cuestiona el modo en que la imposibilidad de abrirse les ha llevado a invertir de forma privilegiada en medios informatizados naturalizando las cuestiones de poder.
Palabras clave
Digital, semiótica, instituciones culturales, medios sociales, exposiciones virtuales
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Rondot Camille, , « Signifier l’ouverture tout en matérialisant la fermeture : les musées sur les réseaux sociaux numériques », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/2, 2024, p.95 à 112, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/supplement-a/03-signifier-l-ouverture-tout-en-materialisant-la-fermeture-les-musees-sur-les-reseaux-sociaux-numeriques/
Introduction
Les différents confinements des années 2020 et 2021 en France ont obligé les musées à fermer leurs portes dès le mois de mars 2020. Bon nombre d’entre eux ont alors choisi de se redéployer sur les réseaux sociaux numériques, venant alors signifier leur ouverture aux publics tout en matérialisant leur fermeture. Dans ce contexte inédit, les substituts numériques des expositions ont été considérés comme essentiels pour continuer à exister d’un point de vue communicationnel. Et si expositions virtuelles, contenus en ligne, reproductions d’œuvres sont devenus alors les seuls moyens d’approcher les collections, les réseaux sociaux numériques en sont devenus les principaux dispositifs de médiation et de communication.
Ce contexte inédit est venu renforcer une tension inhérente à la mise en signe et en discours des institutions culturelles : celle entre médiation et communication. En effet, si chacune de leurs productions amène toujours à mêler les deux, l’absence d’accès à d’autres dispositifs a contraint ces institutions à investir davantage ces dispositifs en ligne. Et si les réseaux sociaux numériques peuvent être à l’origine davantage considérés comme des outils de communication, ils sont aussi devenus des lieux permettant à la médiation culturelle de s’opérer. Visites virtuelles, contenus en ligne, reproductions d’œuvres : tous ces substituts ont été médiés et mis à la connaissance des visiteurs en ligne, avec des intermédiaires de choix, les réseaux sociaux numériques. Dans ce cadre, nous considérons que le web est mobilisé comme un espace physique permettant à la médiation culturelle d’opérer auprès des internautes qui se rendent sur les contenus en lignes : ils deviennent alors des visiteurs en ligne.
Ce sont ces formes et cette tension entre médiation et communication, que nous nous proposons ici d’étudier en nous interrogeant sur leur généralisation. Selon nous, ces formes informatisées, dont le confinement a accéléré le recours, relèvent d’hybridations tout en venant actualiser des enjeux symboliques liés à l’investissement du numérique. Pour les analyser et investiguer leur mise en communication et en médiation, nous nous appuyons sur une approche sémiotique des dispositifs et des médias informatisés, dans la filiation des travaux d’Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier (Jeanneret et Souchier, 1999). Nous nous intéressons ainsi particulièrement à leur trivialité (Jeanneret, 2014), c’est-à-dire à la façon dont ces formes circulent et se transforment. Cette recherche s’inscrit également dans la suite d’un ensemble de travaux que nous avons menés sur l’analyse des médiations numériques des institutions culturelles et du savoir : les « bibliothèques virtuelles » de Gallica (Rondot, 2022), les « expositions virtuelles » (Rondot et Cambone, 2019) ou encore l’utilisation des réseaux sociaux numériques par les musées (Rondot, 2021). L’ensemble de ces travaux questionne notamment les translations sémiotiques s’opérant quand des objets ou des œuvres sont numérisés par les institutions puis soumises à l’économie des écritures des réseaux sociaux numériques.
Ici, nous mettons en perspective les enjeux symboliques et stratégiques liés à la production de ces formats éditoriaux, présentés comme des substituts numériques des expositions. La notion de substitut amène à considérer la façon dont, dans ces expositions numériques, les œuvres d’arts, ou plutôt, les expôts 1 – c’est-à-dire les objets matériels mis en exposition – sont remplacés par des expôts numériques. Dans cette idée, c’est avant tout une relation d’iconicité qui est mise en œuvre : il s’agit de ressembler à, par l’intermédiaire d’un média informatisé.
Pour ce faire, nous avons constitué un terrain à partir de quatre musées français dont les expositions n’ont pu ouvrir ou ont dû fermer lors du premier confinement : le musée Jacquemart-André situé à Paris et qui devait ouvrir l’exposition « Turner, peintures et aquarelles, Collections de la Tate » le 13 mars 2020 ; le musée des Beaux-Arts de Lyon dont l’exposition « Picasso, Baigneuses et baigneurs » devait ouvrir le 18 mars 2020 ; le Musée Fabre, situé à Montpellier, dont l’exposition « Jean Ranc, un montpelliérain à la cour des rois » avait débuté le 25 janvier 2020 ; et enfin le Grand Palais de Paris, avec son exposition « Pompéi », prévue pour le 25 mars 2020. Il est à noter que toutes ces expositions étaient, avant même le confinement, accompagnées de contenus en ligne et qu’elles faisaient l’objet d’une politique de communication sur les réseaux sociaux numériques. C’est également pour cette raison que nous les avons choisies : elles permettent d’interroger la numérisation de l’exposition et des contenus culturels, au-delà du contexte inédit de confinement.
Pour bien comprendre la façon dont ces formes informatisées se transforment et circulent, nous avons constitué un corpus en deux temps : un premier constitué de l’ensemble des contenus en ligne présents sur les sites web des institutions culturelles ; un second regroupant l’ensemble des publications réalisées sur Instagram pendant les périodes de fermeture. Le choix de ce dispositif se situe à la suite d’un précédent travail réalisé sur la communication du Grand Palais et du Musée Jacquemart André, dans lequel nous avions collecté l’ensemble des publications faites pendant cette période sur tous les réseaux sociaux numériques investis par ces institutions. Nous nous sommes rendue compte que ces contenus étaient souvent identiques mais qu’Instagram et Facebook étaient les réseaux les plus investis. Par ailleurs, c’est l’importance de la place donnée à l’image par l’architexte 2 du premier qui nous a incitée à le sélectionner (Jeanneret et Souchier, 1999 ; Jeanneret, 2014). Nous avons ainsi collecté l’ensemble de leurs publications entre le 13 mars – début du confinement – et le 2 juin (Musée Fabre – 20 publications –, Jacquemart-André – 58 publications –, Musée des Beaux-Arts de Lyon – 38 publications) ou début juillet (Grand Palais – 99 publications) 3.
Une fois cette collecte réalisée, nous avons procédé à une analyse sémio-discursive, ancrée dans une approche barthésienne, de l’ensemble des productions : analyse des discours, rapport texte-image, utilisation des hashtag, médias mobilisés (photographies, vidéos), énonciation. Pour les médias mobilisés, nous avons notamment analysé les vidéos en prenant en compte leur durée et leur éditorialisation.
Nous rendons compte ici de nos résultats en deux temps : tout d’abord en mettent en exergue les modalités sémio-discursives de représentation de la fermeture et de l’ouverture de ces musées sur les réseaux sociaux numériques, ensuite en montrant la façon dont ces modalités s’appuient sur une (re)mobilisation et sur une hybridation des formes.
De la fermeture des musées à leur ouverture sur les réseaux sociaux numériques
La fermeture des musées lors du premier confinement appelle les musées à réagir : si cette dernière est subie, elle ne peut être niée. Le 13 mars 2020, les institutions culturelles doivent signifier à leurs publics que désormais elles seront fermées. Et si cette prise de parole est nécessaire, elle est également contrainte par une donnée bien particulière, l’absence de connaissance de la date de réouverture. Ainsi, bien qu’habitués aux périodes de fermeture, notamment de leurs espaces d’expositions temporaires, les musées font alors face à une période d’incertitude, dans laquelle la temporalité leur échappe. Les musées de notre corpus investissent alors les réseaux sociaux numériques, à la fois pour signifier cette fermeture mais également pour créer une autre forme d’ouverture : les réseaux sociaux numériques sont désormais le lieu pour visiter les expositions fermées.
Dans ce cadre se déploie un exercice de style normé, à la fois par les médias informatisés et par les objectifs des institutions concernées. Entre rhétorique du virtuel (entendu ici comme synonyme de numérique, c’est-à-dire des contenus qui n’existeraient que sur le web) et rhétorique du réel, les musées investissent les espaces en ligne pour continuer à exister, dans une logique où médiatiser, c’est agir. Pour ce faire, la rhétorique du réel amenant à mettre en signe la concrétude des lieux d’exposition mais aussi des collections, vient rencontrer l’articulation symbolique entre ouverture et fermeture. Les dispositifs en ligne viennent sémiotiser la capacité des institutions à réaliser leur mission, celle de donner accès à des objets de patrimoine. Ici, la représentation de la fermeture souligne l’importance des imaginaires liés au numérique et plus particulièrement à son caractère virtuel. Les réseaux sociaux numériques et les médias informatisés sont alors les dispositifs permettant d’en actualiser les conditions essentielles : la rhétorique du virtuel devient alors une des conditions de possibilité de la sémiose. La médiation opère par la rencontre entre d’une part représentation de l’ouverture et de la fermeture et d’autre part entre rhétorique du réel et du virtuel, les quatre fonctionnant dans une relation dialectique.
Nous verrons ainsi dans un premier temps que cette relation dialectique se réalise dans un ensemble de formes et de discours, dans lesquels la matérialité des lieux s’en voit renforcée, avec la présentation de visites standardisées et idéalisées, le tout selon un redéploiement des enjeux de temporalité liés au web.
Une matérialité renforcée : la fonction d’ancrage des lieux comme condition de la sémiose
Envisager les enjeux d’ouverture et de fermeture, nous amène ici à dépasser une simple donnée factuelle : au-delà des conditions d’accès aux bâtiments, c’est bien la composante médiationnelle des institutions qui est ici questionnée. Ce contexte inédit permet alors de voir de quelle manière ces institutions culturelles transposent et traduisent leurs actions sur des dispositifs en ligne, utilisant alors des dispositifs davantage à vocation communicationnelle à des fins de médiation. Dans ce cadre, c’est bien la relation aux publics qui est sémiotisée dans les espaces en ligne, venant à la fois servir des enjeux de médiation et de médiatisation.
La question du lien et de la relation, inhérente aux enjeux de médiation se déploie notamment à travers une rhétorique visuelle autour de la publicisation de nombreuses photos des bâtiments concernés. Vues d’extérieur, vues des salles vides sont mises en ligne à la fois pour signifier la fermeture aux visiteurs sur site, et l’ouverture des lieux par le biais des réseaux sociaux numériques. Le bâti acquiert alors une fonction d’ancrage, au sens que lui donne Barthes (Barthes, 1964). L’image vient inscrire le discours de l’institution dans une réalité, celle d’un lieu qui se visite. Dans ce cadre, c’est bien la matérialité de l’institution qui est sémiotisée, tout comme celle des œuvres qui la constitue. Ces photos permettent ainsi de passer d’une représentation du réel à une rhétorique du virtuel, faisant des espaces en ligne des espaces privilégiés de la sémiose.
Or, cette articulation entre espace en ligne et espace physique prend un sens particulier dans le contexte du confinement, avec la mise en signe des espaces géographiques : l’institution culturelle prend sens grâce à son environnement. Ainsi, la série de publications « A la (re)découverte de nos environs », du Musée Fabre, en proposant aux internautes de : « laissez-vous inspirer par les représentations de paysages autour de Montpellier. Ils vous donneront peut-être envie de randonner dans l’arrière-pays, d’arpenter la Camargue et ses marais salants ou simplement de profiter des bords de mer. » (Publication du 21 mai 2020 sur le fil Instagram du Musée Fabre), joue sur les règles de déplacement imposées. Ces publications valorisent, dans un contexte de limitation imposée de 100 kilomètres, la richesse d’un patrimoine local.
Mais encore, à rebours des imaginaires du web en faisant un « village mondial » dans lequel les frontières n’auraient plus lieu d’être 4, les limites imposées par le confinement sont ici sémiotisées par la mise en avant de la localité du musée et de son ancrage territorial. Il ne s’agit nullement de s’absoudre de toute matérialité mais au contraire de l’embrasser en marquant le lien entre virtuel et réel. Le virtuel de la représentation sur les réseaux sociaux est alors foncièrement articulé au réel des espaces et de la matérialité intrinsèque de l’institution culturelle, au contraire des initiatives uniquement numériques.
Dans cette perspective, le bâti des quatre institutions analysées est particulièrement valorisé, notamment parce qu’il a lui-même une valeur patrimoniale : un palais construit pour l’exposition universelle de 1900, un ancien couvent du XVIIème siècle, deux hôtels particuliers. Au-delà de l’institution muséale qu’ils abritent, ils constituent eux-mêmes des motifs de visite, rendant particulièrement incontournable leur fréquentation. Sur les quatre institutions étudiées, trois d’entre elles (Jacquemart André, Fabre et Grand Palais) 5 utilisent une photo ou un dessin du bâtiment comme photographie de profil. Ici considérés pour leur fonction iconique, ces bâtis viennent signifier les institutions qu’ils accueillent, mettant au second plan leur propre histoire.
De la même manière, ces institutions sont avant tout médiatisées à travers les expositions qu’elles organisent, faisant également des œuvres d’art de leurs collections les objets les plus importants et les plus signifiants 6. La statue de Livie – pour le Grand Palais – les œuvres de Jean Ranc – Pour le musée Fabre – ou encore les œuvres de Turner – pour le musée Jacquemart-André, donnent la possibilité alors d’ancrer la représentation dans le réel de l’exposition. Ces substituts sont ici mis à la place des œuvres physiques, dont la fréquentation aurait dû être inhérente à la visite sur site. A contrario, dans la perspective d’une rhétorique du virtuel, ces représentations deviennent des ressources à mobiliser, par leur capacité à circuler sur le web, dans une logique de trivialité.
La matérialité des lieux constitue donc bien un élément fondamental de la sémiose, tout en étant souvent suppléée par celle des œuvres, le tout dans un contexte où le marché de l’art en fait des objets à la valeur monétaire parfois incommensurable.
Ainsi, la matérialité de ces institutions culturelles est plurielle : elle est celle des bâtiments, celle des œuvres, mais aussi celle des lieux. La cohabitation de ces dimensions montre la nécessité d’ancrer la communication numérique dans une culture matérielle, celle de la visite muséale, condition nécessaire de la sémiose (Souchier et. al., 2019). Elle ancre le discours des institutions culturelles dans le réel et crée une forme de lien avec les visiteurs en ligne : la matérialité donne sens et vie à la relation de médiation qui s’instaure avec les publics. Dans ce cadre, elle permet également de s’interroger sur la représentation de ces publics dans l’espace public, et plus particulièrement sur sa circulation en ligne.
Une visite idéale et standardisée : la rencontre avec l’art
La matérialité des lieux se traduit également par la médiatisation des salles d’exposition. Nous y avons identifié deux modalités de représentation opposées : des salles vidées de visiteurs en côtoient d’autres animées, présentant à la fois des groupes suivant des animations et des visiteurs dans des pratiques individuelles. Dans le premier cas, qu’il s’agisse des expositions en lignes ou des photographies partagées par les institutions culturelles, la grande majorité des salles est vidée de ses visiteurs, dans une représentation assez classique. En effet comme l’a montré Lise Renaud dans son travail consacré aux visites virtuelles du château de Versailles :
« En effaçant les visiteurs, les applications gomment aussi les nuisances sonores, le bruit de la masse. La présence des touristes est en effet perçue comme générant une perte de charme et de sens, une perte d’authenticité parce que perturbant la visite patrimoniale. La délectation est un modèle proche de la commémoration. » (Renaud, 2017, p54)
Cette absence des visiteurs, si elle est classique dans les dispositifs de ce type, prend une dimension supplémentaire du fait du contexte de confinement. Au-delà d’un idéal de visite solitaire permettant la rencontre avec les œuvres d’art, tel que l’a analysé Lise Renaud, se joue également ici une monstration des conséquences d’un contexte unique et inédit, avec l’idée d’un temps suspendu permettant justement d’actualiser cet idéal par le biais du numérique. En ce sens, cette quasi-absence de figuration des visiteurs acquiert ici une dimension démonstrative : c’est bien la preuve de l’inaccessibilité des lieux et le support d’un discours sur le caractère inédit de l’accessibilité donnée par le numérique. La « visite exclusive de l’exposition Picasso Baigneuses et baigneurs », mise en ligne sur la chaîne YouTube du Musée des Beaux-Arts de Lyon, la « visite virtuelle de l’exposition Jean Ranc », les contenus « Pompéi chez Vous » ou encore la « visite virtuelle de l’exposition Turner » en faisant disparaître les visiteurs deviennent alors les témoins d’un contexte bien particulier, et ce au-delà de leur vocation initiale. En témoigne le texte de présentation de la vidéo du Musée des Beaux-Arts de Lyon :
Cette vidéo publiée à la fin du second confinement devient alors le témoin d’une exposition qui aura subi les deux premiers confinements, privant de nombreux visiteurs d’une visite in-situ. Son archive, toujours disponible aujourd’hui sur la chaîne YouTube du musée, est inscrite dans le contexte de fermeture du fait de ses espaces de commentaires et d’accompagnement. La vidéo quant à elle semble se résoudre à entrer dans la pérennité en se détachant de ces éléments relatifs à la fermeture de l’exposition, nullement mentionnés par la conservatrice qui y réalise la visite.
C’est aussi dans ce contexte bien particulier de fermeture que l’absence de présentation des visiteurs prend un sens différent : il ne s’agit plus d’une représentation idéale mais d’une représentation fidèle à un moment, d’un témoignage. Dans ce cadre, la représentation de visiteurs dans les salles dans d’autres publications prend également une connotation différente et nous questionne sur leur statut : sont-elles les témoins d’une période passée, sont-elles la promesse d’un futur revenu à la normal ? L’invitation des anciens visiteurs à publier des photographies de leurs précédentes visites souligne alors à la fois le caractère foncièrement social du musée et de la visite : un musée serait finalement avant tout un lieu qui se vit, au contraire des représentations archétypales le vidant de ses visiteurs ; et la manière dont ces derniers sont incités à prendre part à la stratégie de communication de l’institution en étant conviés à prendre des photographies et à les partager 8.
Ce qui se joue ici est lié à l’importance des enjeux de décontextualisation propres au numérique et notamment aux réseaux sociaux numériques : privés de leur texte, photographies, dessins et vidéos, ils ont une dimension foncièrement polychrésique et poéïtique (Jeanneret, 2008). Ils changent de sens au gré de leurs reprises et de leur mise en circulation. Ces modalités de représentation des publics deviennent ainsi successivement le témoin de plusieurs situations et représentations des liens entre publics et musées.
La création d’une nouvelle temporalité : un présentisme ancré dans la médiatisation de l’archive
Les réseaux sociaux numériques, tout comme les expositions et visites virtuelles proposées deviennent, en plus de témoins d’un contexte, leurs propres archives. En remontant le fil des pages Instagram et en parcourant ces expositions, les visiteurs en ligne accèdent à la fois à des contenus décorrélés de leur temporalité de visite, et à des contenus foncièrement ancrés dans cette dernière. Nous nous intéressons ici aux jeux de temporalités et à la façon dont leur rencontre à travers des médias informatisés questionne les logiques d’ouverture et de fermeture des institutions culturelles, à la fois d’un point de vue pratique et symbolique.
Notre intérêt porte sur la façon dont se sémiotise, par l’intermédiaire des réseaux sociaux numériques, la rencontre entre plusieurs temporalités : ces dernières sont lissées dans un fil dont la logique temporelle est avant tout celle du web. Or ce qui se joue ici amène à considérer la façon dont logiques du web et de médiation se rencontrent dans un dispositif marqué par sa dimension linéaire et temporelle : du présent vers le passé.
Les contenus en ligne sont ainsi marqués par leur possibilité d’être lus et compris suivant plusieurs temporalités : dans un premier temps, les contenus « anciens » deviennent les témoins de l’activité de l’institution. C’est bien leur médiatisation par le biais de l’archivage qui permet d’inscrire l’institution dans une logique active, et ce bien après la date de la publication. Dans cette perspective, leur inscription en ligne dans un fil continu permet également de pouvoir consulter ces contenus sans prendre en compte le contexte de publication – ici par exemple le confinement. S’opère alors une double opération : à la fois de décontextualisation – avec souvent l’absence de mention du confinement – et une recontextualisation se faisant par la simple activité de consultation. Ainsi, la publication d’œuvres détourées comme celle d’une mosaïque par le Grand Palais a deux niveaux de lecture : sans en regarder la date, elle pourrait tout simplement avoir une vocation d’animation, de sollicitation des publics. En regardant sa date de publication et le commentaire, on comprend qu’elle répond à une injonction faite pendant le confinement : celle de s’occuper et d’arriver à occuper ses enfants.
La décontextualisation de ce type de contenu est liée à l’architexte du réseau social numérique concerné, chaque publication étant considérée comme une unité communicationnelle. Sa recontextualisation repose, quant à elle, sur sa remise en perspective à travers une lecture du fil, le fil de l’histoire de l’institution, mais également un fil ne se déployant que dans l’activité de lecture du visiteur en ligne.
Dès lors, l’archivage permis par le média informatisé vient construire pour des contenus des itinéraires sémiotiques amenant à en changer le sens, et témoigne du caractère trivial des architextes. Ces derniers sont conçus pour mettre en circulation des objets, s’appuyant alors sur une économie des écritures foncièrement polyphonique. Dans ce cadre, certains contenus sont également recontextualisés par les commentaires (cf. fig. 3).
A côté de ces contenus a priori décontextualisés, d’autres sont ancrés dans la médiatisation du contexte qui devient alors, prétexte à publication. Il s’agit soit de montrer que l’institution continue à travailler malgré la fermeture soit d’appeler le public à revenir sur site :
« Pour continuer à s’enrichir malgré le confinement, nous vous proposons une visite virtuelle de l’exposition « Jean Ranc, un Montpelliérain à la cour des rois », avec en guise d’introduction, le chef d’œuvre de l’artiste, […]. » (Publication du Musée Fabre du 18 mars 2020)
Les pages Instagram de ces différentes institutions culturelles sont ainsi régies par un ensemble de normes liées à la temporalité : celle des institutions, celle de l’architexte, celle du contexte sanitaire. Leur croisement dans un fil unique, se caractérisant par sa dimension continue, acquiert une opérativité reposant sur une maxime particulière : « quand médiatiser, c’est exister » (Rondot, 2015). Ce qui se joue ici, relève avant tout d’une performance sémiotique : c’est bien l’articulation entre les différents niveaux sémiotiques des pages qui contribue à en construire l’efficacité, ou tout du moins qui produit l’image d’une efficacité communicationnelle. Opérant comme une forme de représentation de l’organisation, ces unités sémiotiques (les expositions en ligne ou les pages des institutions sur le réseau social numérique) inscrivent l’institution dans un régime de visibilité dans lequel l’intensification de la présence des institutions sur le numérique est particulièrement importante. Entre injonction à communiquer (Appiotti & Sandri, 2020) et présentisme induit par le caractère rétro-chronologique des réseaux sociaux numériques, le contexte du confinement crée une occasion de mettre en signe l’institution au-delà de ce dernier et dans une perspective à long terme.
(Re)mobilisation et hybridation des formes : une poïétique de médiation et des médias informatisés
L’utilisation des réseaux sociaux numériques et les formes d’exposition en ligne lors du confinement amènent ainsi les institutions culturelles à se mettre en scène et à montrer leurs modalités d’action, alors même qu’elles sont à ce moment-là fermées. Cet investissement du numérique comme dispositif privilégié pour maintenir le lien avec les publics conduit à un ensemble d’hybridations entre logiques de médiation culturelle et logiques de communication numérique : entre temporalités croisées et enjeux médiationnels pluriels, le web devient un lieu particulièrement intéressant pour observer la façon dont se sémiotise cette rencontre. Dans cette seconde partie, nous nous intéressons à la façon dont « l’exposition numérique », considérée ici comme une forme normée aux déclinaisons plurielles peut servir à la constitution d’une grammaire de compréhension de l’évolution des logiques de médiation en contexte numérique. Cette dernière est identifiée parce qu’elle répond à la fois à des normes liées aux expositions culturelles et à la communication numérique, impliquant également des imaginaires et des formes d’autres univers que la culture. Ici, nous employons le terme « d’exposition numérique » pour qualifier à la fois les expositions numérisées et la réunion de contenus en ligne ayant pour vocation de donner accès à une exposition, comme dans le cas de l’exposition Pompéi. Ces derniers opèrent ici comme des substituts dans le sens où ils viennent remplacer des formes matérielles et notamment des expôts. A côté de cela, nous laissons l’exposition virtuelle comme genre donné par les professionnels de la culture.
Nous verrons ainsi que « l’exposition numérique » comme forme n’est pas uniforme mais s’inscrit souvent à la jonction entre deux façons d’envisager la migration de la culture en ligne : dans un premier temps entre numérisation des expositions et numérisation des contenus. Ceci nous amènera, dans un second temps, à noter que cette forme repose notamment sur l’imaginaire d’une rencontre idéologisée entre le visiteur en ligne et le musée, au cœur de laquelle se situe la question de la participation.
« L’exposition numérique » comme forme : entre numérisation de l’exposition et numérisation des contenus
Sur les quatre institutions culturelles retenues, deux proposent une visite virtuelle (Musée Fabre et Jacquemart-André), l’une met à disposition une vidéo avec une visite de l’exposition menée par sa conservatrice et l’autre propose un ensemble de contenus en ligne. Si ces quatre cas présentent des formes d’« expositions numériques » différentes, ces dernières sont toujours issues de formes d’expositions à visiter in situ. Elles reposent donc sur une opération de numérisation dont les modalités permettent de comprendre la pluralité de ses formes et des représentations de la culture en jeu. De la même manière, elles nous amènent à interroger sur leur statut sémiotique.
Ainsi selon Cécile Tardy, la numérisation des expôts ne peut être interrogée uniquement au regard d’enjeux de conservation, ou tout du moins de reproduction à l’identique de ce qui est. D’un point de vue communicationnel, la création de substituts numériques impose aux institutions de penser leurs liens avec leurs lieux physiques : l’un ne devant pas se substituer à l’autre, et l’un ne devant pas surpasser l’autre (Tardy, 2015).
D’un point de vue communicationnel, elle met ainsi en évidence la nécessaire prise en compte de ces opérations de numérisation dans un cadre situé et foncièrement ancré dans une réalité sociale amenant notamment à prendre en compte la pluralité des usages amenée par leur coexistence.
« L’absence du support original libère une place sociale dans la mesure où la matérialité supporte toujours l’intégration de toute chose dans la vie sociale. Le remplacement de cette première matérialité par un support dédié à son enregistrement confère au substitut une valeur inédite en termes d’usage. Sa matérialité informatique le rattache désormais aux dispositifs à écran et au réseau numérique. La numérisation ne peut plus être considérée seulement comme une matérialité définissant une modalité de préservation d’un original mais comme l’introduction de modalités de « dissémination » – selon le terme utilisé par Vera Dodebei et Inês Gouveia (2007) – inédites. » (Tardy, 2015, p5)
Dans cette perspective, et pour reprendre les termes d’Yves Jeanneret, « l’exposition numérique » constitue bien un être culturel dont le sens ne peut être saisi qu’au regard de sa trivialité, c’est-à-dire de sa circulation (Jeanneret, 2014). Or cette circulation peut à la fois être analysée au sein des médias informatisés et en dehors, dans un rapport étroit avec l’institution culturelle, elle-même. C’est notamment ce qui nous a amenée à analyser également les réseaux sociaux numériques des organisations de notre terrain : ils permettent de mieux saisir les croisements entre logiques communicationnelles et médiationnelles, mais également de se poser la question de l’intentionnalité affichée par l’institution par le biais de ses dispositifs de communication numérique.
« La recontextualisation des substituts amène le musée à construire une communication institutionnelle capable de ne pas perdre en chemin l’image du musée lui-même et d’attacher sa garantie d’authenticité à la médiation de ses collections par leurs substituts. Plus le musée élargit son territoire d’action ou le détache de ce qui se passe au sein de l’institution, plus il est amené à renforcer son image pour confirmer sa présence. » (Tardy, 2015, p28)
Comme le montre également Cécile Tardy, « l’exposition numérique » est modelée par des contraintes propres aux institutions muséales, et plus particulièrement à leur statut d’institutions légitimes pour mettre en place des opérations de médiation. Ce cadre contraint se retrouve dans les quatre propositions faites par les institutions analysées, cadre qui vient également en rencontrer un autre, celui de leur format technique. Il se traduit par la mobilisation de formes propres à la médiation culturelle, nous en citerons quatre ici. Tout d’abord, nous pouvons mentionner l’omniprésence des étiquettes des œuvres : que ce soit dans les expositions numériques où elles sont filmées et sur lesquelles il est possible de zoomer ou sur les réseaux sociaux, les œuvres sont toujours accompagnées d’un ensemble de données propres liées notamment à leur origine et à leur conservation. Ensuite, la présence de figures d’autorité, permet de signifier la légitimité de l’institution culturelle à faire acte de médiation. La vidéo de visite de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Lyon est ainsi réalisée par sa commissaire d’exposition ; quand le fil Instagram du Grand Palais fait intervenir à de multiples reprises des experts comme l’historienne Virginie Girod venant réaliser des vidéos thématiques de médiation. De la même manière, la proposition d’une vidéo sur « Le Mont Blanc et le glacier des Bossons au-dessus de Chamonix : le soir », mise en ligne sur la page Instagram du musée Jacquemart André, fait intervenir à la fois une directrice de collection chez Flammarion et un architecte. Ces figures d’autorité permettent alors de personnifier l’institution culturelle et d’en assoir le sérieux.
A côté de cela, la proposition de contenus annexes permettant d’approfondir l’exposition, semble être inévitable pour donner à l’exposition son cadre médiationnel : entre dossiers pédagogiques et jeux en lignes pour les jeunes publics, les exemples sont nombreux. De la même manière, l’importation de formes de médiation in situ numérisées en ligne vient également démontrer la nécessité des expositions de s’appuyer sur des formes pour faire acte de médiation, comme la présence en ligne d’extraits d’audioguides pour l’exposition Jean Ranc 11.
L’authenticité de ces formes passe ainsi par la présence de cet ensemble de marqueurs permettant de comprendre la compétence particulière de l’institution culturelle : la médiation culturelle et des savoirs. Pour ce faire, ces dernières semblent s’appuyer sur la mobilisation d’une grammaire, c’est-à-dire d’un « ensemble des principes et des règles qui président à l’exercice d’un art » 13, au sein de laquelle l’écrit est omniprésent. Qui plus est, et comme l’explicite Eliseo Veron dans ses travaux, présentés par Daniel Jacobi, il s’agit également d’une véritable grammaire de production, c’est dire de « L’ensemble des opérations discursives qui constituent les règles d’engendrement d’un discours ou d’un type de discours donné. […] La grammaire (au singulier) de production résulte à la fois du projet de communication culturelle, des contraintes des moyens (notamment de l’espace architectural) et des choix muséographiques des expositeurs » (Jacobi, 2022 [2018]).
Comme le montrent les exemples que nous avons cités précédemment, il y a toujours de l’écrit dans ces formes : derrière chaque image, il y a toujours un texte d’accompagnement. Aussi, la forte présence des écrits dans l’ensemble de ces formes indique-t-elle que la médiation, qu’elle soit informatisée ou non, s’appuie sur une représentation de la culture dans laquelle, les textes ont une dimension prépondérante. Ils incarnent à la fois la matérialité de la médiation et une représentation du savoir situé et médié.
A cela s’ajoute dans la rencontre avec le numérique, l’adjonction d’une culture du geste : les petites formes mobilisées dans les architextes invitent et incitent les visiteurs en ligne à cliquer pour parcourir l’exposition, à zoomer pour voir davantage de détails. Ils mettent au cœur de ces dispositifs en ligne un principe de digipulation, comme le définit Inès Garmon, dans lequel le geste devient fondamental dans la sémiose et dans lequel le fait de vivre et de parcourir ces espaces participent à alimenter le capitalisme affectif du web (Garmon, 2020).
Ainsi, « l’exposition numérique » considérée ici comme une forme amène à envisager la présence d’un ensemble d’éléments sémiotiques et sociaux pour en comprendre l’opérativité symbolique et les enjeux communicationnels et médiationnels. Et si certains dispositifs reposent sur une numérisation des parcours d’expositions, alors que d’autres proposent une numérisation de contenus propres à l’exposition, dans les deux cas, l’« exposition numérique » fait de l’exposition une forme scripturale et médiatique conçue pour circuler et pour être médiée.
Un idéal de participation : l’idée d’une rencontre entre le visiteur en ligne et le musée
Dans ces « expositions numériques », le visiteur en ligne est appelé à entrer en relation avec le musée dans le cadre de son utilisation des réseaux sociaux numériques. Cette dimension relationnelle est d’autant plus forte dans les publications analysées qu’elle s’inscrit dans un contexte de confinement dans lequel le visiteur ne peut plus être un visiteur, mais devient un visiteur en ligne. Nous choisissons ainsi d’adjoindre au terme de visiteur le syntagme en ligne pour signifier deux processus communicationnels : tout d’abord, pour souligner le caractère inédit de la situation ; ensuite, pour montrer que le visiteur sur site n’est pas substituable au visiteur en ligne. En effet, les visiteurs en ligne ne sont pas forcément les publics habitués des musées et les modalités de la visite sont modifiées. Cela permet ainsi d’insister sur l’importance de ne pas considérer l’exposition en ligne comme une représentation identique à l’exposition in situ mais plutôt de mettre l’accent sur ce qui se joue dans l’opération de numérisation. Nous verrons ainsi que « l’exposition numérique » repose d’abord sur une représentation de la relation entre le musée et le visiteur, avant d’aborder la façon dont la numérisation modifie le statut sémiotique des expôts.
Si le musée est d’abord un objet social, la numérisation des expôts amène à s’interroger sur les effets d’hybridation amenés par le recours au numérique : entre relation au musée et relation aux dispositifs informatisés. La visite au musée en tant que pratique sociale amène à prendre en considération la pluralité de ces modalités : entre pratique collective et pratique individuelle, elle est également construite au sein des espaces de visite avec le déploiement de formes de médiation. Et si ces formes matérielles peuvent être plurielles, elles ne sont pas numérisées en ligne, elles sont synthétisées avec d’autres formes davantage issues d’une culture numérique invitant fortement à la participation. Cela se traduit de façon différente si l’on considère les expositions en ligne ou les fils des réseaux sociaux numériques : dans le premier cas, la forme, par sa clôture et les petites formes mobilisées fait davantage référence aux jeux vidéo.
Que ce soit pour la visite virtuelle du musée Jacquemart-André ou pour celle de l’exposition Jean Ranc au musée Fabre, le visiteur en ligne dispose d’un mode d’emploi pour pouvoir se déplacer, mais également de sons pour accompagner sa visite. D’un autre côté, ce dispositif foncièrement spatialisé fait également référence aux dispositifs cartographiques en ligne, à ce que Pauline Chasseray-Peraldi appelle une « production standardisée du territoire » (Chasseray-Peraldi, 2019), un dispositif semblant à la fois foncièrement objectif et évident. Dans ce cadre, la participation est inhérente à la sémiose de l’exposition, tout autant qu’à celle de la présence en ligne des institutions sur les réseaux sociaux numériques : sans visiteur en ligne pour se déplacer, « l’exposition numérique » ne peut être parcourue ou vécue.
C’est aussi ce qui se joue sur les réseaux sociaux numériques : sans visiteur, le fil de l’institution ne peut être remonté. Mais encore, sans visiteur pour « aimer » ou « commenter », impossible pour ces institutions de revendiquer un nombre d’abonnés ou de les mettre à contribution. Nous avons ainsi listé quelques incitations à la participation :
Musées des Beaux-Arts de Lyon |
Partagez vos plus belles photos Le musée vu par vous #Tussenkunstenquarantaine Quelle est votre œuvre préférée ? Coloriages Quelle œuvre irez-vous voir en premier lorsque vous reviendrez au musée ? |
Musée Fabre, Montpellier |
L’œuvre à la loupe, Jeu concours Concours photo, imitez votre tableau à la maison ! |
Grand Palais, Paris |
Jeux, Puzzles Mooc Jeu concours photo avec Livie, etc. |
Figure 6 : Relevé des incitations à la participation sur l’ensemble du corpus
Ces incitations, mais surtout la participation qu’elles peuvent amener de la part des visiteurs (en ligne), viennent ici démontrer une forme de succès, ou tout du moins d’existence d’une relation. Par ailleurs, elles viennent montrer l’importance de considérer l’économie des écritures et les différents acteurs mobilisés.
Le rôle de community manager est à cet égard intéressant à relever tant, par ses interventions régulatrices, il contribue au façonnage d’une audience participative, tout en valorisant les pratiques sociales ordinaires des lecteurs qu’il pousse à discourir et à réfléchir sur leurs usages. (Tréhondart, 2019 : p.122)
La participation est ici normée, à la fois par le dispositif, mais également par les acteurs et ce qu’ils considèrent comme étant attendus des visiteurs et de leur rôle. Comme le souligne également Sebastien Appiotti, cela s’inscrit dans une tendance plus générale :
« des dispositifs conçus autour du « faire », qui louent autant qu’ils exploitent les compétences réflexives et créatives des visiteurs, sont révélateurs d’une volonté d’aller au-delà de la pédagogie des œuvres et d’orienter plus encore les dispositifs de médiation autour du sensoriel et de l’expérience » (Appiotti, 2017).
A la croisée entre participation muséale et participation numérique, nous identifions ici une forme de syncrétisme participatif. Au-delà d’hybridations qui amènent à considérer des croisements naturels ou artificiels entre espèces différentes, le terme de syncrétisme amène à penser le stade suivant, c’est-à-dire une forme de fusion entre des modèles différents, avec en arrière-plan des enjeux de pouvoir très forts.
Ces enjeux de pouvoir sont à la fois liés au statut de l’institution muséale et aux œuvres qui y sont exposées et conservées. Le musée en tant qu’institution est ainsi traversé par l’importation de logiques socio-économiques très fortes, dont parlait déjà Jean Davallon en 1992, abordant alors un « tournant gestionnaire des musées » : dans ce cadre, la communication a pris une part importante dans la mise en visibilité du « faire » de ces institutions. Les réseaux sociaux numériques tout comme les sites web, en devenant des vitrines, ont accentué la nécessité pour les institutions de multiplier un registre événementiel faisant apparaître de plus en plus d’acteurs différents et issus de mondes socio-économiques pluriels. Et ce qui
« n’était pour le musée, il y a peu encore, qu’une activité de présentation au public de ce qu’il avait par ailleurs fonction de collecter, d’étudier et de conserver, devient aujourd’hui – de fait sinon en droit – son activité de référence. » (Davallon, 1992b, p.12).
Les réseaux sociaux numériques, ont ainsi intensifié la présence des logiques marketing en créant une forme hybride de visiteur : entre client et public, changeant le rapport premier de l’institution à sa mission. Les « expositions numériques », tout comme les fils des réseaux sociaux numériques deviennent alors à la fois des produits conçus pour répondre à une demande et des lieux de la médiation, apportant parfois une très forte confusion entre logiques communicationnelles et médiationnelles.
Dans ce cadre, les expôts sont également transformés : leur numérisation dans ces dispositifs numériques amène également à repenser leur statut sémiotique et l’importance particulière donnée à leur iconicité. Leur mise en circulation sur le numérique et les modalités de cette mise en circulation invitent à les considérer davantage pour ce qu’ils peuvent représenter et à ce qu’ils peuvent faire référence plutôt qu’à leur unicité, gage de leur statut d’œuvre d’art. Et si cette logique n’est pas propre au numérique cela est cependant particulièrement accentué dans ce cadre, et plus particulièrement dans un contexte où les œuvres deviennent parfois les constituantes de banques de données, dans lesquelles il est possible de piocher pour produire une publication.
Ainsi, les « expositions numériques » et les fils des réseaux sociaux numériques analysés sont la résultante d’un syncrétisme sémiotique dans lequel des formes issues d’univers de références pluriels sont fondues dans des dispositifs foncièrement normés. Et c’est d’ailleurs ce qui nous semble constituer l’un des ressorts majeurs de ce syncrétisme : la normativité des dispositifs et des logiques communicationnelles et médiationnelles. Cette dernière appelle à la création de formes elles-mêmes normées mais pouvant être identifiées et reconnues, condition essentielle de la sémiose.
Conclusion
En nous interrogeant sur l’articulation entre ouverture et fermeture des institutions culturelles pendant le contexte de confinement, nous avons mis en évidence la façon dont l’accessibilité aux collections, dimension essentielle de leur mission, constitue un enjeu à la fois sémiotique et politique.
D’un point de vue sémiotique, nous avons montré comment l’accessibilité s’incarne notamment dans une grammaire des formes, qui parce qu’elle se situe à l’interstice entre deux mondes permet alors de comprendre l’opérativité symbolique de la forme « exposition numérique ». Elle est selon nous, la conséquence d’une rencontre entre une forme spécifique – elle-même étant la résultante d’un syncrétisme sémiotique entre « monde culturel » et « monde numérique » – et une temporalité inscrite socialement. Au cœur de cette opérativité symbolique, le statut et la représentation de l’institution culturelle prennent une fonction fondamentale permettant d’ancrer la médiation dans une forme de réalité. Cette situation souligne bien le caractère foncièrement matériel des médiations et l’importance de la fonction d’ancrage : une culture matérielle propre à des univers symboliques et sémiotiques socialement définis. Dans ce cadre, l’« exposition numérique », tout comme les contenus en ligne bénéficient de leur mise en circulation sur les réseaux sociaux numériques, permettant de les ancrer dans une logique de circulation. C’est l’un des apports de cette contribution : aborder une forme dans une économie plus générale, celle de sa médiatisation.
Dans ce cadre, cela nous a amené à mettre en avant la figure d’un visiteur en ligne, visiteur dont la pratique de visite se fait uniquement par le biais de médias informatisés et donc impliqué dans une relation à distance avec le musée. Ce visiteur en ligne se sert des réseaux sociaux numériques pour accéder à des contenus, devenus pour la circonstance, les substituts des expositions. A cette occasion, le recours « obligé » au numérique vient une fois de plus mettre ce dernier sur un piédestal, venant actualiser des imaginaires d’accessibilité et de transparence : seul moyen de visiter les expositions, il est le lieu de la mise en signe et en scène d’une conception du musée foncièrement hybridée, à la fois issue du monde des institutions culturelles et du numérique.
D’un point de vue politique, cela s’inscrit également dans un contexte où logiques médiationnelles et communicationnelles sont de plus en plus imbriquées et synthétisées, la frontière entre opérations de communication et opérations de médiation laissant apparaître de plus en plus le croisement entre des approches culturellement différentes, en témoignent les réseaux sociaux numériques analysés. Ils sémiotisent ici de façon particulièrement flagrante, la rencontre entre logiques de médiation et de médiatisation. Dans ce cadre, l’importation des logiques marchandes, tout comme le croisement entre études de publics et études marketing, contribuent à opacifier ces rencontres et à orienter les représentations des publics, mêlant de manière très forte des impératifs pluriels et foncièrement différents. S’il ne s’agit pas de critiquer ces évolutions, il nous semble qu’elles doivent cependant être interrogées et identifiées afin de ne pas perdre la logique médiationnelle au profit d’une trop forte logique communicationnelle. En effet, les deux objectifs doivent pouvoir continuer d’exister à la fois de manière liée mais aussi de manière dissociée afin de ne pas perdre une approche des visiteurs en ligne comme des publics, plutôt que comme des consommateurs de contenus en ligne.
Notes
[1] Le terme expôt permet de désigner les objets exposés dans le cadre d’une exposition culturelle. Il permet de mettre l’accent sur la situation de communication plutôt que sur ses caractéristiques intrinsèques (Davallon, 1992a).
[2] « Architexte informatique : outil présent dans les écrits d’écran qui se situe à l’origine des actes d’écritures et de lecture des usagers et en régit le format, si bien que notre écriture est conditionnée par l’existence de cette écriture en amont de la notre » (Jeanneret, 2014, p.8)
[3] Dates de réouvertures définies par le gouvernement en fonction notamment de la taille des établissements.
[4] Nous faisons ici référence à la métaphore du « village global » telle qu’énoncée par Marshal MacLuhan dans son ouvrage The medium is the message publié en 1964.
[5] Le 06 mars 2023
[6] A cet égard, on peut également citer le cas du Musée du Louvre – qui ne fait pas partie du corpus retenu – qui constitue un exemple particulièrement éclairant : au-delà de son passé de palais, ce dernier est davantage identifié par les « chefs d’œuvres » qu’il abrite, comme la Joconde (Jeanneret, 2011). Cette dernière constitue bien un signe venant représenter le Louvre, un signe bien plus identifié que son propre bâti.
[7] Musée des Beaux-Arts de Lyon, https://www.youtube.com/watch?v=XuSB1lZZho0 [07/03/2023]
[8] A ce sujet, on peut citer les travaux de Sébastien Appiotti sur le partage photographique. Appiotti, Sébastien (2017), « Les applications mobiles culturelles et leurs publics : création, modélisation et participation », Actes du colloque « Questionner le tournant créatif : dispositifs, processus et représentations », Varna, Bulgarie.
[9] RMN Grand Palais, https://www.instagram.com/le_grand_palais/ [19/08/2020]
[10] Musée Jacquemart-André, https://www.instagram.com/jacquemartandre/ [21/08/2020]
[11] Musée Fabre, https://museefabre-old.montpellier3m.fr/EXPOSITIONS/JEAN_RANC_-_UN_MONTPELLIERAIN_A_LA_COUR_DES_ROIS [30/06/2023]
[12] Musée Fabre, https://museefabre-old.montpellier3m.fr/EXPOSITIONS/JEAN_RANC_-_UN_MONTPELLIERAIN_A_LA_COUR_DES_ROIS [30/06/2023]
[13] CNRTL, https://www.cnrtl.fr/definition/grammaire [15/09/2023]
[14] Musée Jacquemart André, https://www.musee-jacquemart-andre.com/fr/decouvrez-visite-virtuelle-lexposition [30/09/2020]
Références bibliographiques
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Auteure
Camille Rondot
Camille Rondot est maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication au CELSA Sorbonne-Université. Rattachée au laboratoire GRIPIC, ses recherches portent sur les processus et dispositifs liés à la médiation qu’elle soit culturelle, des savoirs ou politique. Déployant une approche sémio-discursive, elle s’y intéresse notamment à partir des enjeux liés au recours au numérique.
camille.rondot@sorbonne-universite.fr