Entrer par la documentation ? Modalités alternatives de visite des musées de Beaux-arts
Résumé
Cet article, fondé sur des observations menées au cours des vingt-cinq dernières années, propose de revenir sur diverses tentatives de rendre numériquement accessible une part de la connaissance que les musées de Beaux-arts ont élaborée autour des objets de la culture qu’ils détiennent, en replaçant les projets analysés dans les contextes politiques et techniques dans le cadre desquels ils ont été portés. L’objectif est de montrer à partir de quelles représentations des missions du musée, de notre patrimoine culturel ainsi que des attentes des publics, ces propositions de découverte en ligne ont été conçues. L’étude met également en lumière les liens que ces nouvelles modalités d’accès à notre patrimoine culturel tissent entre les œuvres et les discours tenus sur elles par les professionnels chargés de les étudier et de les documenter.
Mots clés
Patrimoine culturel, Accès en ligne, Musée de Beaux-arts, Médiation culturelle, Documentation
In English
Title
Entering through documentation? Other ways to visit fine arts museums
Resume
This paper, based on observations conducted over the last twenty-five years, aims to revisit various attempts to make digitally accessible part of the knowledge that Fine Arts museums have developed around the cultural objects they preserve, while placing the analyzed projects in the political and technological contexts in which they were developed. The objective is to reveal the representations of the missions of museums in the preservation and transmission of our cultural heritage, as well as those of prospective visitors, that underlie these online discovery proposals. The study also highlights the links that these new accesses to cultural heritage weave between the objects and the discourses held on them by the professionals in charge of studying and documenting them.
Keywords
Cultural Heritage, Fine Arts, Online access, Documentation, Cultural mediation
En Español
Título
¿entrar a través de la documentación? formas alternativas de visitar los museos de arte
Resumen
Este artículo, basado en observaciones realizadas a lo largo de los últimos veinte y cinco años, se propone revisitar diversos intentos de hacer accesible digitalmente una parte del conocimiento que los museos de Bellas Artes han desarrollado en torno a los objetos culturales que conservan, situando al mismo tiempo los proyectos analizados en los contextos políticos y tecnológicos en los que se desarrollaron.
El objetivo es mostrar las representaciones de las misiones de los museos en la preservación y transmisión de nuestro patrimonio cultural, así como de las expectativas del público, que subyacen a estas propuestas de descubrimiento en línea. El estudio también arroja luz sobre los vínculos que estos nuevos métodos de acceso a nuestro patrimonio cultural tejen entre las obras de arte y los discursos que los profesionales encargados de estudiarlos y documentarlos mantienen sobre ellos.
Palabras clave
Patrimonio cultural, acceso en línea, Museo de Bellas Artes, Mediación cultural, Documentación.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Després-Lonnet Marie, , « Entrer par la documentation ? Modalités alternatives de visite des musées de Beaux-arts », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/2, 2024, p.43 à 59, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/supplement-a/02-entrer-par-la-documentation-modalites-alternatives-de-visite-des-musees-de-beaux-arts/
Introduction
Cet article se propose, à partir d’observations menées sur le temps long, notamment par rapport à la temporalité de déploiement des techniques numériques, de revenir sur diverses tentatives de rendre « numériquement accessible » (Fraysse, 2015), quelque chose de ce que le musée sait des objets de la culture qu’il détient ; Savoirs qui se trouvent en grande partie inscrits dans sa documentation et de ses données d’inventaire.
L’objectif est de mettre en lumière les liens que ces propositions alternatives de visite et de découverte des collections des musées, tissent entre les œuvres et les discours tenus sur elles par les professionnels chargés de les conserver, de les documenter et d’en enrichir la connaissance.
L’approche choisie croise des questions techniques, sémio-discursives et politiques, afin de prendre en compte simultanément les contextes institutionnels, les projets éditoriaux et l’« agir computationnel » (Goyet et al., 2016). L’objectif est de montrer de quelle manière les discours spécifiquement conçus pour accompagner le visiteur dans sa visite et l’appui plus ou moins visible sur les métadonnées et les outils de gestion s’entremêlent pour construire une modalité particulière de visite des collections.
Une analyse minutieuse des écrits d’écran, couplée à une bonne connaissance des contraintes imposées par le substrat technico-organisationnel permet en outre d’identifier les compétences mobilisées par les professionnels, qui seront en partie aussi celles qui seront sollicitées de la part des utilisateurs des dispositifs.
Présentées sur les sites web des musées comme des « substituts numériques » à l’expérience de visite, où elles sont appelées « parcours », « visites » ou « consultation des collections », les propositions étudiées empruntent à différentes métaphores visuelles qui simulent un certain rapport aux œuvres consultées ; que le visiteur soit par exemple invité à parcourir visuellement un « mur » sur lequel des œuvres auraient été accrochées ou qu’il se trouve face à des fiches descriptives qu’il a la possibilité de feuilleter. Cet article vise également à dévoiler les imaginaires des missions du musée, telles qu’elles pourraient être rendues numériquement visibles pour ses visiteurs, qu’il s’agisse des publics de ses espaces d’exposition et de médiation ou de ses usagers moins visibles, plus habitués à fréquenter les espaces réservés aux professionnels. Pour cela, il situe les projets analysés dans les contextes politiques et technologiques dans lesquels ils ont été portés et dans lesquels ils prennent sens pour les publics auxquels ils sont destinés.
Un projet technico-politique d’accès à la culture
Les prémices de la mise en visite numérique des collections
Un élément de contexte important est que les musées, comme la plupart des lieux de savoir en France, sont tenus d’inventorier les objets qu’ils détiennent 1. Ils disposent donc tous, de longue date, de catalogues informatisés qu’il était déjà possible de consulter à distance à l’heure du Minitel. L’ouverture à des publics plus larges via Internet a donc été techniquement envisageable dès les débuts du web. Ainsi, le projet de mise en ligne de la base Joconde 2 a été fortement soutenu par le Ministère de la Culture dès la fin des années quatre-vingt.
Bien qu’il ne se soit agi, dans un premier temps, que de transposer l’accès du Minitel vers le Web, sans modifier les modalités de consultation, le discours officiel qui accompagnait cette ouverture était identique à celui qui est tenu aujourd’hui :
« La mise en ligne des collections, exposées ou en réserves, s’inscrit dans une tradition éducative et humaniste assumée par les musées depuis leur création à la fin du 18e siècle. Elle permet en outre aux musées d’assumer trois de leurs missions permanentes :
Rendre leurs collections accessibles au public le plus large ; Concevoir et mettre en œuvre des actions d’éducation et de diffusion visant à assurer l’égal accès de tous à la culture ; Contribuer aux progrès de la connaissance et de la recherche ainsi qu’à leur diffusion » 3.
Les publics visés ici sont extrêmement larges et le projet résolument orienté vers la démocratisation de l’accès à la culture. Cependant, une première analyse dénonçait déjà cette politique de l’évidence qui postulait implicitement un possible partage universel des savoirs, rendu possible par la simple mise en ligne de ressources conçues à l’usage de communautés expertes (Després-Lonnet, 2009).
L’interface de consultation de l’époque (cf. figure 1) le montre sans ambiguïté : il reproduit très fidèlement le fonctionnement de l’outil d’interrogation de la base utilisé par les professionnels. Le libellé des champs du formulaire de recherche, les contenus attendus ou encore les possibilités offertes pour affiner la recherche et afficher les résultats s’adressent implicitement à une personne capable d’envisager un objet de la culture à partir de catégories descriptives très particulières comme l’école ou encore la localisation.
De même le concept « niveau de spécificité » n’est compréhensible que par des documentalistes qui connaissent les langages spécialisés associés à différents champs et qui peuvent donc se projeter dans les structures terminologiques pour en remonter ou en descendre les hiérarchies.
Les pages proposées en 2022 pour effectuer le même type de recherches ont formellement évolué et un certain nombre d’éléments destinés à aider le visiteur à formuler une requête ont été ajoutés. Cependant, la logique de fonctionnement reste celle d’un outil hautement spécialisé.
Paradoxalement, le projet vise à fournir un accès au plus grand nombre, mais la richesse même des connaissances qu’elle regroupe leur en interdit l’accès. La précision des descriptions et la technicité des terminologies employées pour documenter les centaines de milliers d’œuvres détenues par les musées de France en font une ressource infiniment précieuse pour les spécialistes. Pour autant, elles constituent une barrière infranchissable pour celui qui ne dispose pas des savoirs experts nécessaires, savoirs qui relèvent tout à la fois de l’Histoire de l’art, de la gestion administrative des collections muséales et de la documentation.
Conscientes de ces difficultés, les équipes chargées de la médiation ont imaginé des modalités alternatives de consultation des collections, sous la forme de parcours thématiques ou de « visites » destinés à mieux accompagner les visiteurs. Dans le même temps, des réflexions ont été menées pour enrichir encore le stock disponible à la consultation et pour en normaliser la description, mais surtout, les notices se sont enrichies de photographies des œuvres, que la montée en puissance des ordinateurs et l’augmentation du débit des réseaux ont permis à tout un chacun de télécharger.
L’analyse de ces dispositifs de médiation numérique et des évolutions qu’ils ont connues au cours des vingt-cinq dernières années, montre de quelle manière orientations politiques, intérêts économiques, développements techniques, représentations et pratiques des publics, convergent à la surface de l’écran pour dessiner une certaine vision du rapport entre musée, publics et patrimoine culturel.
Il convient tout d’abord de revenir sur la méthode d’analyse. En effet, le propre des écrits d’écran, sur lesquels a porté la plus grande partie de l’étude, est de n’être que les manifestations éphémères d’un processus qui vise à produire une traduction humainement intelligible du résultat d’un ensemble de traitements informatiques sous-jacents, qui ne sont eux-mêmes que l’aboutissement de chaînes de décisions qui pèsent lourdement sur ce qui s’inscrira à l’écran. L’analyse de ce qui affleure ne peut donc se réaliser sans tenir compte de tout ce qui s’est joué en amont et en deçà ; de tous les intermédiaires, de toutes les contraintes, négociations, décisions, représentations, qui ont concouru à la construction de ce qu’il est possible de percevoir à la surface de l’écran.
De l’intérêt du carottage
Cet article s’intéresse aux inscriptions qui circulent au sein des musées en tant que centres de calcul (Latour, 1996) et dont la trace se retrouve à l’écran. Cette trace étant envisagée comme « la capacité dans le présent de faire référence à un passé absent mais postulé » (Jeanneret, 2011), tout en prenant la précaution d’envisager ces traces comme des traces d’usages, c’est-à-dire comme la figure anticipée d’une activité possible (Davallon et al., 2003) et non comme une incarnation textuelle directe des pratiques et contextes sociaux sous-jacents. Ainsi, pour reprendre l’exemple de la consultation de la base Joconde, le formulaire de recherche qui y figure, même s’il semble formellement identique à celui qui s’affiche sur l’écran d’une documentaliste dans un des musées où cet outil est utilisé à visée professionnelle, ne s’inscrit pas dans le même contexte d’usage projeté, ni dans la même intention communicationnelle, pour reprendre Jeanneret : « l’écriture produit du social au moins autant qu’elle en condense » (Jeanneret, 2011).
Pour bien comprendre ce qui se joue dans la mise en texte, il importe en effet de considérer l’écran à la fois en tant qu’espace d’articulation de diverses formes référables à différents espaces de pratique et en tant qu’unité de compréhension supérieure qui forme le contexte de lecture (Candel et al., 2012, p. 32). C’est pourquoi, comme le rappelle Dominique Cotte, le chercheur qui s’intéresse à ces écrits « est plus amené à effectuer des carottages dans les strates de pratiques sédimentées par la construction techno-sémiotique de l’objet, que des prélèvements dans un univers fluide et mouvant » (Cotte, 2004, p.114).
Les propositions de parcours, exploration, découverte ou visite des différents sites étudiés ont été analysé dans cette optique Il s’agissait de distinguer les « couches » et de les rattacher aux environnements technico-professionnels desquels elles provenaient, ainsi qu’aux publics auxquels elles semblaient plus favorablement destinées, tout en s’appuyant sur différents documents qui précisaient ou analysaient l’intention économique, politique et culturelle qui portait les projets dont l’aboutissement s’incarnait, entre autres, dans les écrans analysés.
Consulter un patrimoine numérique
Les différents projets présentés dans cet article ont été choisis pour ce qu’ils ont d’exemplaire, c’est-à-dire qu’ils sont particulièrement représentatifs des enjeux dont ils sont porteurs, mais ils ne visent pas à couvrir de façon exhaustive l’intégralité des propositions de visite qu’il serait possible de rassembler. Il s’agit surtout de repérer les imaginaires du musée, de ses missions, de la fréquentation des objets de la culture, de la médiation et des représentations du patrimoine culturel qui y sont convoqués. Une part importante des écrans analysés et présentés ici a disparu. Les illustrations forment donc aussi une sorte d’archive historique. Cette disparition est sans doute en partie due au nouveau paradigme des données ouvertes sur lequel repose la plateforme POP accessible sur le site du Ministère de la Culture. Cette proposition signe, avec l’apparition du concept de contenu, l’entrée dans une nouvelle ère, celle de la délégation de la mission de penser la médiation à celles et ceux qui disposeraient de la créativité et de l’inventivité nécessaires pour penser de nouveaux usages fondés sur des jeux de données. Une partie des propositions qui émanaient des musées ou de consortiums portés par un projet de médiation numérique commun a donc disparu au profit de ces nouvelles modalités de mise à disposition.
Rendre visible notre patrimoine culturel ? La logique du stock
Deux types de projets concourants ont été initiés au début des années quatre-vingt-dix : d’une part la mise en ligne, dont le projet Joconde est l’exemple le plus emblématique en France, et d’autre part la mise en cohérence des catalogues des institutions détentrices d’objets de la culture, avec pour objectif la constitution de stocks regroupant les fonds ainsi normalisés.
Ainsi, le projet Europeana, financé par l’Union européenne depuis 2008, affiche l’ambition de permettre au plus grand nombre de découvrir le « patrimoine culturel numérique européen ». L’élément le plus notable dans la présentation du projet est qu’il promet aux visiteurs qu’ils pourront « rechercher, enregistrer et partager des œuvres d’art, des livres, des films et de la musique issues de milliers d’institutions culturelles ». L’écran d’accueil propose à ce titre de « rechercher plus de 50 millions d’objets » à partir d’une simple zone de saisie.
La présence d’images et de sons, associés aux descriptions de certains des objets qui s’affichent à la suite d’une recherche, renforce l’ambiguïté d’un discours qui prétend offrir un accès direct à des objets représentatifs du patrimoine européen, alors qu’il ne s’agit au mieux que de reproductions numériques visuelles ou sonores, mais à aucun moment des objets eux-mêmes. Cette présentation construit une représentation de la richesse de notre patrimoine culturel par la mise en avant de la gigantesque volumétrie du stock disponible, sans qu’il soit possible de déterminer clairement de quel stock il s’agit.
L’équipe d’Europeana a conçu un guide à destination des institutions européennes désireuses de participer au projet en rendant leurs propres systèmes de gestion documentaire compatibles avec la base commune afin de pouvoir y verser les informations attendues et assurer une connexion réciproque vers leurs propres ressources. Ce guide comporte, entre autres, un modèle de données reposant sur un ensemble de classes et de propriétés. L’objectif de cet article n’est pas d’entrer dans les détails de ces normes, mais d’en souligner les principes dans ce qu’ils présupposent de la partageabilité des données ainsi classées et décrites.
Les institutions partenaires sont très globalement définies comme faisant partie du « cultural heritage field ». Il s’agit aussi bien de musées et de bibliothèques que d’archives de tailles très diverses. Ce premier élément éclaire déjà sur l’intérêt et les limites d’un projet de mise en commun, car aussi bien pour ce qui concerne les normes professionnelles que les particularités locales, chacune va poser sur les objets qu’elle détient un regard situé et les descriptions d’une même ressource vont fortement varier en fonction du lieu de sa conservation (Després-Lonnet, 2014). L’Europe est également un territoire multilingue et les descriptions seront donc en grande partie faites dans les langues des pays où les œuvres se trouvent, même si quelques éléments comme le nom des artistes peuvent avoir fait l’objet d’une normalisation internationale.
De plus, le modèle de données ambitionne un niveau de détail auquel toutes les institutions ne sont pas en mesure de répondre. Les catégories descriptives proposées ont également dû être généricisées afin de permettre la description de tout type d’objet ce qui rend parfois difficile la mise en correspondance des métadonnées.
Enfin, les institutions détentrices de fonds possèdent des objets collectés à divers moments de la vie triviale des objets de la culture et ceux-ci ont été décrits en fonction du sens qu’ils prenaient à ce moment. Ainsi par exemple, un tableau de Franscisco de Goya, intitulé « La Tirana » a été photographié en France à la fin du dix-neuvième siècle par Radiguet et Massiot. Le tableau est conservé à l’Académie royale des Beaux-arts de San Fernando à Madrid, alors que la diapositive originale à partir de laquelle il est possible d’obtenir des copies numériques est détenue par la Biblioteca Virtual del Patrimonio Bibliográfico en Espagne. La fiche descriptive qui figure sous l’image de la diapositive porte sur la diapositive et non sur le tableau, ce qui est parfaitement logique du point de vue de l’institution détentrice de l’objet, mais qui devient déroutant pour celui qui pense se trouver face à la copie d’une œuvre de Goya (cf. Figure 3).
Institution fournisseuse |
Biblioteca Virtual del Patrimonio Bibliográfico |
Créateur |
Radiguet et Massiot (Paris) |
Éditeur |
Radiguet & Massiot |
Thème |
Goya, Francisco de, 1746-1828 |
Type d’objet |
Vídeos y Diapositivas |
Date |
1890-1900 |
Figure 3 : Description d’une diapositive d’un tableau de Francisco de Goya
Il est possible de bien mesurer, ne serait-ce qu’à partir de ce seul exemple, la complexité d’un projet qui vise à rassembler dans un même espace virtuel une telle diversité de discours tenus sur des objets, dont le seul fait qu’ils seraient conservés dans une institution culturelle européenne suffirait à les faire entrer dans une logique patrimoniale commune.
Inviter à participer ? Les publics commissaires d’exposition
Face à cette gigantesque hétérogénéité, le portail propose d’accéder aux ressources disponibles à partir d’une « variété de formats éditoriaux qui racontent les histoires des collections étonnantes que l’on trouve sur notre site web. Les blogs, les expositions et les galeries mettent en valeur les collections de différentes institutions et encouragent le public à s’intéresser à ce contenu d’une nouvelle manière ».
Les 50 millions d’objets potentiellement disponibles vont donc faire l’objet de mises en récit sous la forme de blogs rédigés aussi bien par des groupes d’étudiant.es, que par des associations ou diverses institutions culturelles. Il est également possible de parcourir des collections regroupées en fonction de différents thèmes comme la photographie amateure ou les femmes au travail.
La disponibilité numérique du matériau stocké permet donc une forme de réappropriation, sollicitée par une invitation à la « réutilisation » (re-use). Étonnamment, les ressources utilisées pour illustrer les blogs ne sont que rarement légendées et ne peuvent donc pas être replacées au sein des institutions dont elles émanent. Ces histoires permettent cependant de prouver l’intérêt que le grand public a pu trouver au projet. Plus de 850 blogs sont disponibles et c’est sans doute la variété des thématiques couvertes qui plaident le plus en faveur de cette réutilisation. En effet, si les collections sont organisées de façon assez classique en fonction de grands champs de savoir (comme l’archéologie, la musique, la littérature ou une période de l’histoire de l’art), les histoires racontent des parcours de vies (Sybile Connolly ; Sylvia Beach and Adrienne Monnier), des formes d’art et d’artisanat (l’art de la dentelle ou de la fabrication d’animaux en carton), des événements culturels (le festival du film de Venise ou de Leeds, capitale de la culture, replacent les ressources mobilisées dans diverses pratiques sociales très localement situées).
Si, comme Emmanuel Amougou propose de l’envisager, la patrimonialisation serait « un processus social par lequel les agents sociaux (ou acteurs si l’on préfère) légitimes entendent, par leurs actions réciproques, c’est-à-dire interdépendantes, conférer à un objet, à un espace (architectural, urbanistique ou paysager) ou à une pratique sociale (langue, rite, mythe, etc.) un ensemble de propriétés ou de « valeurs » reconnues et partagées d’abord par les agents légitimés et ensuite transmises à l’ensemble des individus au travers des mécanismes d’institutionnalisation, individuels ou collectifs nécessaires à leur préservation, c’est-à-dire à leur légitimation durable dans une configuration sociale spécifique » (Amougou, 2004, p. 25-26), il apparaît que la légitimité patrimonialisante du projet est énoncée sur le site dans un triple mouvement de mise en visibilité symbolique. Tout d’abord, celle de son statut institutionnel qui passe par de multiples références à la portée européenne du projet ainsi que par l’affirmation performative de la place qu’il occupe dans l’espace culturel, comme par exemple la phrase : « We are at the heart of the common European data space for cultural heritage » 4, qui figure sur la page d’accueil de l’espace « pro ». Puis, celle de son poids matériel, attesté par la valeur quantifiable du patrimoine rassemblé (50 millions d’objets) et enfin celle de l’intérêt de la démarche pour l’ensemble des individus dont les « réutilisations » des ressources, font l’objet d’un affichage spécifique.
Entre opportunités et opportunisme
Visiter « par » la documentation
Comme en atteste le projet Europeana et le projet Joconde, la mise en ligne des catalogues des institutions culturelles a rapidement été accompagnée de propositions de visites, plus ou moins guidées des collections. Ces visites, pensées pour faciliter la découverte des collections tout en s’appuyant sur les catalogues, associent discours spécifiquement conçus pour accompagner le visiteur, fabrication semi-automatique de pages qui simulent différentes modalités de visite (accrochage, promenade, proximité avec les œuvres, etc.), appui plus ou moins visible sur les métadonnées et retour (parfois surprenant pour celui qui se pense accompagné) vers les outils de gestion.
Par exemple, parmi les propositions de découverte des collections construites à partir des ressources disponibles dans la base Joconde, figure un parcours thématique intitulé « de dos ». Les reproductions d’une vingtaine d’œuvres illustrent le propos qui explique pour quelles raisons les artistes pourraient avoir choisi de représenter un sujet de dos. Le texte est parsemé de liens hypertextes (cf. Figure 3)
L’activation de l’un de ces liens se traduit par l’envoi d’une requête préenregistrée qui porte sur les références d’un ensemble de notices, considérées par le médiateur comme représentatives du thème désigné par le lien. La page qui s’affiche ensuite (figure 4), offre la possibilité de visualiser la requête ainsi que les « résultats » qu’elle a permis d’obtenir, puis en cliquant sur l’un d’eux d’accéder à la notice détaillée.
Il y a donc une rupture énonciative dans le parcours de lecture du visiteur : dans un premier temps, il se trouve face à une forme de guide culturel qui l’accompagne dans la découverte d’une thématique. La présence d’une expression mise en exergue dans le fil de l’explication suggère, en conformité avec les usages hypertextuels, le passage vers une page qui devrait potentiellement fournir des éléments qui lui sont plus spécifiquement associés. Cependant la page qui s’affiche s’inscrit dans une autre logique énonciative. Il s’agit du résultat d’une requête qui projette le lecteur dans un autre espace de pratique. Il lui faut donc comprendre ce décrochage pour replacer les deux discours dans les contextes communicationnels au sein desquels ils prennent sens : dans le premier temps, un projet de médiation culturelle à l’usage d’un public non spécialiste, et dans le second, le résultat d’une requête posée à un outil professionnel de gestion des collections, d’abord pensé pour des utilisateurs experts. Le substrat que constitue le catalogue dont les illustrations sont issues n’apparaît qu’au moment où le lecteur cherche à approfondir la thématique proposée. Il ne retrouvera pas les œuvres dont parle le guide, mais d’autres, choisies en raison du lien qu’elles entretiennent avec elles sans que les choix qui ont présidé à leur sélection soit explicités.
Le Musée d’Orsay a choisi un autre parti-pris : celui de mettre en scène les outils spécialisés pour permettre au visiteur de faire des choix de visite en s’appuyant directement sur les métadonnées. L’interrogation de la base ne se fait alors plus en arrière-plan sans que le visiteur soit impliqué dans les choix qui auront présidé à l’affichage des prochains éléments qu’il verra à l’écran, mais à partir d’une mise en visibilité de la structure documentaire sous-jacente, en lien direct avec des représentations des objets décrits.
L’objet qui figure au centre de l’écran reproduit en figure 5 est un plateau décoré par « impression naturelle » fabriqué par la maison Christofle vers 1886, grâce à deux nouveaux procédés de fabrication et de décoration : les « métaux forgés », les décors de feuilles et fleurs naturelles imprimées. A partir de cette œuvre, il est proposé au visiteur d’explorer la collection dans quatre directions qui dans le même temps l’informent sur l’objet et les axes thématiques à partir desquels il est décrit : date (1886), créateur (Christofle et Cie), mouvement artistique (Naturalisme) et thématique (Innovation technique).
L’intérêt de cette proposition de visite est qu’elle offre une triple découverte de ce que les objets détenus par le musée représentent : celle de l’œuvre choisie, celle des objets avec lesquels elle entretient une proximité au sein des collections du musée et celle des catégories descriptives à partir desquelles le musée l’a considérée, en lien avec sa mission de conservation.
La médiation porte alors aussi bien sur les œuvres que sur le travail de description et d’indexation qui leur donne un sens particulier au sein des collections du musée. Il est ainsi possible, à partir des éléments qui qualifient le premier objet choisi, de découvrir les autres œuvres créées la même année, appartenant au même courant artistique ou encore les autres thématiques abordées à cette date. Comme c’est de plus en plus fréquemment le cas dans les expositions (Fabre, 2012), la documentation accompagne ici l’exposition.
Parcourir des « classes » d’objets ?
Les réflexions en cours dans le domaine de la documentation et de la consultation des ressources en ligne procèdent de la même volonté de rapprocher les œuvres des connaissances qui leurs sont associées tout en permettant de s’appuyer sur ces dernières pour faciliter les recherches. Ainsi, la constitution d’ontologies documentaires dans le domaine de la culture, en fédérant notamment les normes documentaires qui régissent différents sous-domaines (typiquement les bibliothèques, les archives et les musées) ouvre de nouvelles perspectives en matière de documentation et d’accès des collections d’objets de la culture. Le consortium CIDOC-CRM propose un modèle de référence conceptuel (Conceptual Reference Model) pensé comme un cadre commun flexible, grâce auquel il serait possible, à partir d’un ensemble de classes et de propriétés, de représenter les données relatives au patrimoine culturel. Comme l’explique Patrick Le Bœuf :
« Le principe est de permettre à deux bases de données conçues dans des formats différents de pouvoir dialoguer entre elles à travers leurs traductions respectives vers la même explicitation opérée par le CIDOC-CRM : quelle que soit la structure d’une base de données muséographique, elle devrait normalement toujours exprimer l’idée qu’une personne dénommée “Géricault Théodore” a joué un rôle actif dans la production d’un objet matériel support d’une image intitulée “Le Radeau de la Méduse”, et que cette production s’est déroulée sur un laps de temps identifié par la tranche de dates “1818-1819” » (Le Bœuf, 2012).
Parmi les modèles développés dans le respect de cette trame générique, FRBRoo, récemment renommé LRM (Library Reference Model) est le plus significatif de la volonté des institutions culturelles d’harmoniser leurs pratiques documentaires et de rapprocher les fonds issus des musées et ceux des bibliothèques. Pour ces dernières, le point de départ normatif est le modèle conceptuel FRBR (Functional Requirements for Bibliographic Records), dont les entités et les relations ont été revues afin d’entrer dans la logique orientée objet du modèle CIDOC-CRM (Comité International pour la Documentation – Conceptual Reference Model). Typiquement, dans le monde des bibliothèques, les livres sont considérés à 4 niveaux conceptuels : Work (œuvre de l’esprit), Manifestation (existence de l’œuvre), Expression (type d’objet matériel dans lequel l’œuvre s’incarne), Item (exemplaire de cet objet), qui correspondent à la logique du monde de l’édition où une même œuvre va donner lieu à la production d’une multitude d’objets que l’institution doit distinguer les uns des autres.
Cette logique ne prévaut pas dans les musées qui détiennent des œuvres dont la « muséalité » est très souvent liée à leur unicité ou à leur exemplarité. Le rapprochement se fait donc en associant quatre sous-classes aux trois classes génériques qui leur correspondent dans le CIDOC. La classe E24 – Physical Human-Made Thing correspond ainsi à la classe F5 Item. A terme, grâce à la mise en cohérence des descriptions, il serait donc possible de retrouver toutes les créations d’un artiste, que ses œuvres soient conservées dans un musée ou dans une bibliothèque.
Il est clair que de tels modèles sont conçus par et pour des professionnels fins connaisseurs des principes qui les sous-tendent et des collections qu’ils gèrent. Une autre approche, qui repose sur le même modèle, consiste à acter l’absence possible de consensus quant à ce qui pourrait être dit sur un objet. Le projet ResearchSpace porté par le British Museum est basé sur une extension argumentative du modèle, qui permet de préserver différents points de vue sur les items représentés. L’objectif est de fournir aux chercheurs un outil de réflexion et de mise en lien de divers éléments (acteurs, lieux, événements, objets, concepts, idées) dans le but de créer de nouvelles connaissances. Le démonstrateur disponible sur le site du projet montre par exemple comment il est possible de créer des liens argumentés entre Léonard de Vinci, son célèbre dessin « L’Homme de Vitruve » et divers éléments qui pourraient leur être associés (cf. Figure 7).
Un pas est franchi ici dans les propositions d’exploration, puisque l’outil – destiné aux chercheurs – doit permettre de suivre des liens déjà existants, d’en proposer d’autres et d’associer des sous-réseaux entre eux afin de « créer de nouvelles connaissances » (selon l’explication donnée dans la vidéo de présentation du projet). Il est intéressant de noter que les arguments développés par les porteurs du projet sont extrêmement proches de ceux que Vannevar Bush avait avancés en 1945 pour décrire le « Memex » dans un article intitulé “As we may think”. Ce système devait lui permettre de stocker et d’associer entre eux tous ses documents, enregistrements et communication. Son fonctionnement tenait compte de celui du cerveau humain qui procède par association, ce qui devait lui permettre de retrouver et consulter rapidement les éléments ainsi rassemblés et organisés.
Du point de vue des liens entre le musée et ses publics, ces modèles et ces outils rendent visibles le travail expert qui, dans le processus de patrimonialisation, précède et suit le dépôt des objets dans les collections des musées ou des bibliothèques. Le modèle argumentatif vise à préserver l’incertitude et le doute propres à toute démarche scientifique, alors que le modèle descriptif acte une forme de décision prise quant au statut de l’objet au moment où il sera confié à une institution chargée de sa conservation et de sa valorisation culturelle.
Partager des données et des contenus
Trente ans après les premières propositions de consultation en ligne, l’offre disponible s’est considérablement enrichie et structurée. Le mouvement international d’ouverture des données publiques ainsi que les projets de mise en cohérence des standards de description et de structuration des données issues des différents champs professionnels détenteurs d’éléments liés à notre patrimoine culturel permettent par ailleurs de proposer des présentations des œuvres qui agrègent des éléments issus de lieux de pratique auparavant relativement disjoints. Wikidata fédère ainsi des millions de données structurées collectées notamment auprès d’un très grand nombre d’institutions culturelles partenaires, au niveau mondial.
La page qui présente le célèbre tableau d’Édouard Manet « Berthe Morisot au bouquet de violettes », sur le site Wikimedia qui lui est associé permet de percevoir les conséquences mondialisantes que de tels rassemblements peuvent avoir, ne serait-ce que parce que l’hégémonie culturelle américaine qui préempte de nombreux projets de partage des savoirs (Bloch, 2017) a transformé, y compris sur la fiche en langue française, le titre du tableau en “Berthe Morisot with a Bouquet of Violets”.
Le tableau original est conservé au Musée d’Orsay, qui dispose d’un dossier d’œuvre extrêmement fourni et d’informations détaillées sur l’œuvre, facilement accessibles sur son site. Pourtant, ce sont les fiches Wikipedia en anglais, mais aussi en allemand, qui sont les plus complètes et la référence institutionnelle à Google Arts & Culture est présente au même titre que celle au Musée d’Orsay. De même, les médias associés au tableau sur Wikimedia, s’affichent sous la forme d’une galerie de vignettes de même taille, dont la forme calibrée en fait autant de déclinaisons de l’œuvre, dont les variétés formelles et colorimétriques posent cependant question sur le respect du projet de l’artiste (cf. Figure 9). Les légendes sont constituées par les noms que les contributeurs ont donné aux fichiers-image qu’il est possible de télécharger en cliquant sur le lien. La reproduction fournie par le musée côtoie des photographies prises dans d’autres cadres. Sailko 5 a par exemple mis à disposition les deux dernières photographies, dont la légende est en partie en italien. Il explique, dans une interview 6, qu’il a commencé à prendre des photographies pour illustrer les articles qu’il écrivait en tant qu’amateur d’art pour Wikipedia, tout en reconnaissant volontiers que ce n’est qu’après avoir rédigé et illustré des articles pendant plusieurs années qu’il a éprouvé le besoin de se former et à la photographie et à l’Histoire de l’art.
Au-delà de la générosité du don qu’il fait en proposant ses clichés sous licence Creative Commons, la question des démarches participatives et de la légitimité de tout un chacun à tenir un discours sur les objets de la culture se trouve ici posée : toutes les photographies et toutes les descriptions se valent-elles, comme semble le suggérer la mise en page ? Ou cette démonstration d’une forme de démocratie ne cache-t-elle pas d’autres formes de pouvoir et d’autorité sur la production et la circulation des savoirs experts ?
Découvrir de nouveaux gisements de « pétrole culturel » ?
Au fil du temps et de l’évolution des projets de mise en ligne, différents glissements sémantiques, qui doivent sans doute beaucoup à la matérialité « numérique » des éléments dont il est question, se sont opérés. D’une part, la distance entre objets matériels et représentations numériques de ces objets s’est effacée : l’ajout d’artefacts pensés pour mieux les décrire ou pour en faciliter l’analyse a contribué à les équiper de formes numériques qui ont perdu peu à peu leur indexicalité. Ainsi, l’image ne renvoie plus vers l’objet, ni surtout vers les collections auxquelles il appartient et qui lui donnent son sens en tant qu’objet de patrimoine, elle devient elle-même, par une forme de métonymie visuelle, un sémiophore (Pomian, 1990).
Dans un mouvement inverse, ce sont des contenus et des données qui incarnent et attestent de la valeur, y compris économique, de notre patrimoine culturel. Le site du Ministère de la Culture rappelle à ce titre que « l’ouverture des données publiques en matière de culture et de communication s’inscrit dans le cadre de l’engagement du Ministère de la culture en faveur du partage des données publiques, ainsi que dans le développement d’une économie numérique culturelle »7.
Ces glissements brouillent singulièrement les cartes et posent la question de ce face à quoi les différents dispositifs analysés mettent leurs visiteurs. Quel statut donner aux images et aux textes qui s’affichent ? D’où viennent-ils ? Que nous apprennent-ils ? Qu’en attendons-nous ?
Le site Google Arts & Culture propose par exemple d’explorer les œuvres en les découvrant par couleurs (cf. Figure 9). Si la proposition a sans conteste un intérêt esthétique et permet de rapprocher des œuvres du monde entier d’une façon originale, que penser du badge qui s’affiche pour vous attribuer le statut « d’amateur d’art » dès que vous cliquez sur une des vignettes ?
A la recherche de contenus, les GAFAM apprécient ces réservoirs qui offrent gratuitement des données structurées, dont la légitimité sociale rejaillit sur leur propre image de protecteurs et de diffuseurs de la culture. La valeur de tous les éléments réunis sur le temps long autour des œuvres pour les décrire afin d’enrichir la connaissance de notre patrimoine culturel est désormais évaluée en termes économiques aussi bien par les pouvoirs publics que par les acteurs privés. Les discours tenus sur les œuvres deviennent des données, dont les stocks constitueraient autant de « gisements » qui, à la manière du pétrole, serviraient de matière première à un ensemble d’activités industrielles supposées assurer le développement d’une économie numérique culturelle.
Conclusion : une mise en patrimoine mondial
Depuis les premiers projets de mise en ligne des collections des musées, la visibilité numérique des objets de la culture s’est déployée dans des proportions gigantesques. Alors qu’il était quasiment impossible de se procurer une reproduction de bonne qualité d’une œuvre majeure de notre patrimoine ne serait-ce qu’il y a vingt ans, tout un chacun peut aujourd’hui explorer dans les plus minutieux détails des millions d’images numériques disponibles et, pour beaucoup d’entre elles, reproductibles gratuitement.
Ce vaste mouvement de numérisation et d’ouverture des données de la culture s’est accompagné d’une réflexion au niveau mondial sur l’adaptation des discours tenus sur les objets aux opportunités offertes par l’Internet et aux avancées technologiques qui lui sont associées, afin d’en faciliter le partage. La capacité des données à circuler et à se ré-agencer dans de nouveaux ensembles et de nouvelles propositions éditoriales, pourrait donner l’illusion qu’il serait désormais possible de constituer et de consulter un patrimoine « mondial ». Cependant, l’analyse de différentes propositions de consultation des objets de la culture questionne sur leur opérativité symbolique et sur ce qui fait patrimoine culturel aujourd’hui.
Une partie des évolutions observées suit celles constatées de plus en plus fréquemment dans les salles d’exposition où archives, documents et autres sources autrefois réservées à l’usage des professionnels font partie intégrante du dispositif de médiation. En ligne, si les premiers projets comportaient de fréquents « décrochages » sémio-discursifs, le lecteur passant d’un projet de médiation numérique à l’affichage des notices catalographiques, les projets actuels combinent les deux univers dans des formes éditoriales conçues pour accompagner les publics y compris dans les coulisses savantes à partir desquelles les œuvres lui sont présentées.
La seconde transformation majeure porte sur la déterritorialisation des objets et des visites proposées. Les projets de normalisation des standards de description et de rassemblement des ressources documentaires ont contribué à constituer d’immenses réserves d’artefacts numériques porteurs de quelque chose des œuvres conservées dans les musées. Qu’il s’agisse de projets portés par les pouvoirs publics ou par des acteurs économiques privés, la volumétrie du stock ainsi constitué semble primer pour qualifier ce à quoi le visiteur se trouve confronté de « patrimoine culturel numérique ». Pour autant, les modalités de consultation de ces vastes ensembles qui regroupent des dizaines de millions d’artefacts jouent également sur une dé-localisation / re-localisation des objets exposés afin d’en réaffirmer la valeur culturelle et patrimoniale.
Une variété de mises en visibilité numérique des stocks constitués sont maintenant disponibles. Toutes s’appuient plus ou moins fortement sur les métadonnées qui leurs sont associées 8 pour assurer la mise en ordre des représentations à l’écran. La légitimité et les intérêts propres des porteurs de tels projets à tenir un discours sur les objets représentés sont très variables. Il peut s’agir tout aussi bien de groupements d’institutions culturelles, de sites participatifs que d’acteurs économiques. Cependant, à un moment donné, il est nécessaire de prouver que ce qui s’affiche à l’écran a bien statut d’œuvre d’art ou d’objet « de patrimoine », et c’est là que se joue sémiotiquement et symboliquement le retour vers les institutions culturelles. L’affichage des noms, le retour vers les sites officiels, les copyrights sont autant de façons de retourner vers elles, en tant qu’organes certificateurs de la muséalité et de la patrimonialité de ressources, parfois découvertes au détour d’une navigation, dont le voyageur peine à déterminer où il se trouve et à quels contextes sociaux d’usage il lui serait possible de rattacher les éléments qui s’affichent, pour leur donner un sens.
Notes
[1] Cf. Ordonnance de juillet 1945 et loi musée de 2002
[2] La base Joconde a été créée dans les années soixante-dix pour informatiser la gestion des catalogues des des Musées Nationaux. Elle a ensuite été ouverte à tous les musées de France (au sens de la loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002). Elle est consultable via Internet depuis 1995 et comporte environ 600 000 notices.
[3] Présentation de la base Joconde sur le site du Ministère de la Culture. Cf. Ministère de la Culture. « Tout savoir sur Joconde », consulté le 21 décembre 2023 : https-www.culture.gouv.fr-Sites-thematiques-Musees-V2-Pour-les-professionnels-Tout-savoir-sur-Joconde
[4] Traduction : « Nous sommes au cœur de l’espace européen commun des données pour le patrimoine culturel ».
[5] « Nom de camera » du photographe amateur Francesco Bini, auteur de près de deux millions de clichés disponibles sur Wikimedia.
[6] The Frame blog (21 juin 2022), « Photography with borders : an interview with Sailko », consulté en avril 2023 : https://theframeblog.com/2022/06/21/photography-with-borders-an-interview-with-sailko/
[7] Extrait de la description de l’organisation du site data.gouv.fr. Ministère de la Culture. « Data.gouv .fr », consulté en avril 20222 : https://www.data.gouv.fr/fr/organizations/ministere-de-la-culture-et-de-la-communication
[8] Que ces données aient été produites par les institutions détentrices des œuvres, par divers amateurs sérieux ou encore par des processus d’indexation automatiques ou des bots.
Références bibliographiques
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Auteure
Marie Després-Lonnet
Marie Després-Lonnet est professeure à l’Université Lyon 2. Ses recherches portent principalement sur la médiation des savoirs et de la culture dans les « environnements numériques » et sur la place des dispositifs info-communicationnels dans la production, la circulation et l’appropriation des connaissances. Son objectif est de mettre en lumière les transformations des contextes et des pratiques en lien avec l’évolution des techniques, des outils et des supports médiatiques dans différents contextes sociaux et professionnels.
marie.despres-lonnet@univ-lyon2.fr