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Les mises en scène du territoire par les séries quotidiennes : représentations et réceptions

11 Mar, 2024

Résumé

La télévision française a investi la région Occitanie pour situer trois séries quotidiennes, diffusées actuellement en access prime time (Demain nous appartient — TF1, Sète, 2017 ; Un si grand soleil — France 2, Montpellier, 2018 ; Ici tout commence — TF1, Saint-Laurent-d’Aigouze, 2020). Nous analyserons tout d’abord comment le territoire est mis en scène dans ces séries. Nous étudierons ensuite la mise en œuvre de visites guidées dédiées à ces séries. À partir d’observations de ces visites et d’entretiens réalisés avec les participant·es, nous observerons enfin comment ces « espaces-paysages »/« espaces à vivre » sont mis en récits et comment les différent·es acteur·trices impliqué·es configurent un rapport singulier au territoire.

Mots clés

Séries télévisées, territoire, ciné-tourisme, travail territorial

In English

Title

The Staging of the Territory by the Daily Series: Representations and Receptions 

Abstract

French television has invested the Occitanie region to locate three soap operas, currently broadcast in access prime time (Demain Nous Appartient — TF1, Sète, 2017 ; Un Si Grand Soleil — France 2, Montpellier, 2018 ; Ici Tout Commence — TF1, Saint-Laurent-d’Aigouze, 2020).  We will first analyze how the territory is portrayed in these soap operas. We will then analyze the implementation of guided tours dedicated to these soap operas. Based on observations of these tours and interviews with the participants, we will investigate how these “landscape-spaces” / “spaces to live” are narrated and how the different actors involved configure a singular relationship with the territory.

Keywords

Soap opera, territory, set-jetting, territorial work

En Español

Título

La escenificación del territorio por las series diarias: representaciones y recepciones

Resumen

La televisión francesa ha invertido en la región de Occitanie para ubicar tres series diarias, actualmente emitidas en el access prime time (Demain nous appartient — TF1, Sète, 2017 ; Un si grand soleil — France 2, Montpellier, 2018 ; Ici tout commence — TF1, Saint-Laurent d’Aigouze, 2020). En primer lugar, analizaremos cómo se escenifica el territorio en estas series. A continuación, analizaremos la realización de visitas guiadas dedicadas a estas series. A partir de la observación de estos recorridos y de entrevistas con los participantes, analizaremos cómo se narran estos « espacios-paisaje »/« espacios para vivir » y cómo los diferentes actores implicados configuran una relación singular con el territorio.

Palabras clave

Series, territorio, turismo cinematográfico, trabajo territorial

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Marty Frédéric, Marty Stéphanie, Jullia Patricia, Pallin Elsa « Les mises en scène du territoire par les séries quotidiennes : représentations et réceptions », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/1, , p.109 à 121, consulté le mercredi 13 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/dossier/07-les-mises-en-scene-du-territoire-par-les-series-quotidiennes-representations-et-receptions/

Introduction

La télévision française a situé en Occitanie pour trois séries quotidiennes, diffusées actuellement en access prime time : Demain nous appartient (DNA), sur TF1 depuis 2017, est situé à Sète ; Un si grand soleil (USGS), sur France 2, se déroule dans la métropole de Montpellier Méditerranée depuis 2018 ; Ici tout commence (ITC), sur TF1, a élu domicile sur la commune de Saint-Laurent-d’Aigouze, dans le Gard, depuis 2020. L’implantation de ces productions a généré la mise en place de visites guidées dédiées. Nous envisageons ces visites comme un moment de confrontation et de tension entre la représentation du territoire construite à travers la série et l’expérimentation du territoire in situ, par les visiteur·euses (locaux·ales ou non) comme par celles et ceux qui organisent ces visites. En outre, ces visites rappellent que les séries quotidiennes sont particulièrement propices aux phénomènes de set-jetting ou ciné-tourisme (Lizotte et Grenier, 2011) étant donné que « [leurs] imaginaire[s], qui allie[nt] dimension culturelle d’une grande ville et dimension “affectuelle” d’un petit groupe intimiste, vie quotidienne et critique sociétale, est [sont] propre[s] à attirer des touristes » (Bryon-Portet, 2011). Il est donc pertinent, selon nous, d’interroger les visites guidées organisées dans les villes où sont tournées ces séries.

Comment ces séries participent-elles à produire une réalité sociale, ici territoriale, à travers les représentations qu’elles donnent du territoire ? Le développement de ce genre sériel, autour de l’arc méditerranéen, favorise-t-il un ancrage territorial de ces séries ? La mise en œuvre des visites guidées traduit-elle des formes de réception distinctes ? Enfin, quelle est la place accordée au territoire pour ces visiteur·euses qui, « stimulé[·es] par le récit, l’image et les émotions véhiculés par la production cinématographique ou télévisuelle [s’engagent] dans le ciné tourisme » (Lizotte et Grenier, 2011) ?

Afin d’explorer les articulations entre les différentes représentations du territoire (Le Nozach, 2011) dans le cadre de DNA, USGS et ITC, nous déployons — en équipe — une démarche méthodologique qualitative (Blais et Martineau, 2006 ; Paillé et Mucchielli, 2012) qui favorisent divers recueils de données :

• une analyse du contenu des séries, catégorisant sur plusieurs mois (septembre 2020 à juin 2021) les épisodes de ces trois séries ainsi que leurs génériques et textes de présentation ;

• des observations ethnographiques menées lors de visites guidées organisées à Montpellier, Sète et Saint-Laurent-d’Aigouze (n=6), au cours du mois de juillet 2022 ; ainsi qu’une série d’entretiens semi-directifs d’explicitation (Vermersch, 2010) réalisée auprès de participant·es à ces visites (n=39).

Dans le cadre de cet article, nous analyserons d’abord la façon dont ces séries mettent en scène le territoire puis les diverses appropriations que révèlent l’organisation et la mise en œuvre des visites observées. Enfin, nous mettrons en perspective la réception des visites par le public (spectateur·trices ou non de ces séries).

Espaces décoratif, situé ou qualifiant : les mises en scène du territoire dans les séries quotidiennes

Les séries quotidiennes montrent des territoires qui ont pour vocation de permettre au public de situer l’action dans un ici et maintenant lié à un univers fictionnel. Les notions d’espace et de lieu sont souvent mobilisés en analyse filmique (Gardies, 1993 ; Gaudin, 2015) et en géographie quand il s’agit de penser les lieux de tournage (Pleven, 2014 ; Denmat, 2021). Dans ce cadre, nous envisageons l’espace en tant que référentiel géographique et le lieu en tant que partie de l’espace mobilisé pour la narration.

À partir d’une recherche préalable portant sur USGS, nous avons mis en évidence la cohérence entre les stratégies de communication des collectivités territoriales montpelliéraines et la mise en scène du territoire dans la série (Jullia et Marty, 2023). Pour spécifier ce rapport aux espaces et aux lieux de tournage des séries quotidiennes étudiées, nous analysons conjointement les contenus des résumés de présentation de celles-ci, les génériques qui les introduisent et les arcs narratifs. Cette étude comparative des trois séries donne la possibilité d’interpréter leur rapport au territoire, afin de déterminer le « rôle » donné au « territoire » via des catégories de lieux et d’espace. Ainsi, malgré une écriture et des modes de production industrialisés (Mille, 2018), ces trois séries se réfèrent singulièrement au territoire : tantôt comme à un « espace à vivre qualifiant » (USGS), « un espace-paysage décoratif » (ITC) et « un espace à vivre situé » (DNA).

Un si grand soleil : un espace à vivre qualifiant

USGS, diffusée sur France 2, propose actuellement une présentation succincte : « Une multitude de personnages aux destins contemporains dans un Montpellier moderne traversent Un si grand soleil. Les familles Bastide, Estrela, Berville, Alami, Levy ou Real et bien d’autres évoluent dans l’intensité du présent 1. » Le générique, lui, présente la ville, ses environs et les activités que l’on peut pratiquer : une plage avec des dunes, la ville de Montpellier avec ses bâtiments contemporains et ses monuments anciens, un panneau indicateur de Montpellier sur l’autoroute, une salle de concert avec le logotype de la marque Sud de France, un plongeon dans une piscine luxueuse, un groupe de jeunes se promenant dans la vieille ville, un vol de flamants roses, les pyramides de la Grande-Motte, etc. Ainsi, le texte présente les familles et la ville alors que le générique se centre sur l’espace à vivre.

L’analyse du contenu de la série indique que la mise en scène de la ville est axée sur la modernité, la jeunesse, le dynamisme (Jullia et Marty, 2023). Si le rapport « arcs narratifs et territoire » est fort — il conditionne certains éléments des intrigues — le récit porte plus sur l’image de la métropole (contemporaine) que sur sa localisation méditerranéenne. Contrairement aux deux autres séries, USGS s’ajuste à l’image institutionnelle de Montpellier plus qu’à l’image territoriale physique et géographique. Ce rapport à l’espace met en scène un espace à vivre en cohérence avec l’image souhaitée par la collectivité territoriale qui accueille et soutient la production : le territoire y est un espace à vivre qualifiant.

Ici tout commence : un espace-paysage décoratif

La série quotidienne de TF1, ITC, est tournée en grande partie dans la petite bourgade camarguaise de Saint-Laurent-d’Aigouze, dans le Gard. Dans sa présentation 2, le territoire n’est évoqué que par « tournée en Camargue » : un haut lieu touristique lié à un imaginaire folklorique, celui des gardians et des flamants roses. Le nom de la ville qui accueille la série est absent, comme ceux des villes alentour. Dans le générique, les deux premiers plans, très esthétisants, tournés avec un drone, survolent les étangs, les salins et suivent un vol de flamants roses au coucher du soleil. Ces plans évoquent ce que le texte dit : « tournée en Camargue » avec des paysages caractéristiques permettant aisément de le reconnaître. Puis, la plaque de l’institut Auguste Armand, en gros plan, nomme l’école hôtelière qui va être le « théâtre d’histoires d’amour contrariées et complexes, mais aussi de rivalités et de trahisons », comme le précise le synopsis. Les personnages avancent face caméra pour se présenter au.à la spectateur·trice. Ainsi, le texte de présentation et le générique traduisent un même rapport au territoire. Rebaptisée « ville de Cavalière » à partir du nom du château de Saint-Laurent-d’Aigouze, la bourgade n’est alors qu’une petite ville fictive dans un espace géographique générique : la Camargue.

L’analyse des contenus de la série confirme ce rapport au territoire. Les espaces naturels sont mobilisés pour installer une paillote au bord des salins et pour favoriser des scènes de plages et de balades bucoliques aux bords des étangs. Dans la majorité des cas, les lieux ne sont pas nommés et aucun élément ne permet de les localiser précisément. Seules quelques arches narratives ont mobilisé, marginalement, les salins comme moteur narratif de la série en présentant le métier de saunier. L’espace Camargue est mobilisé en tant qu’espace-paysage décoratif. Bien que le mot « Camargue » soit prononcé, les images qui la montrent occultent la vie sociale ou culturelle locale. La Camargue est une terre de traditions fortes et ces éléments sont absents de la série : pas de gardians, ni de rizières, ni d’Arlésien·nes, pas d’accent chantant du sud. Cet espace-paysage décoratif situe des lieux fictifs sans localisation possible.

Demain nous appartient : un espace à vivre situé

L’autre série quotidienne de TF1, DNA, est tournée dans la ville portuaire et touristique de Sète et ses environs. Alors même que le texte de présentation de DNA 3 nomme et situe la ville, nous notons que les personnages sont caractérisés par le fait qu’ils y habitent et y travaillent. Le générique présente des acteur·trices ou des groupes d’acteur·trices mis en situation dans la ville : les policier·es avancent sur le Pont Sadi-Carnot, les médecins sont à l’hôpital du bassin de Thau, Ingrid Chauvin pose devant le lycée dont elle est proviseure. Le générique se termine sur un plan large de Sète vu du côté nord de l’étang de Thau où se situent les parcs à huîtres. L’analyse du contenu de la série confirme l’ancrage fort sur la ville. Des vues de façades réelles introduisent les séquences tournées en studio. Pour exemple, le bar emblématique de la série, le Spoon, est situé sur le quai Aspirant-Herber et dispose d’une terrasse sur le bord du canal. Il n’y a jamais eu de café à cet endroit et seules les images extérieures sont tournées hors studio. À cet endroit, la production et la ville ont ouvert une boutique dédiée aux objets dérivés de la série.

DNA ne se cantonne pas à la seule ville de Sète et certains groupes de personnages vivent dans les environs, sur la communauté de communes. L’analyse du contenu permet de comprendre que c’est un vaste espace qui localise la série sur un territoire, cette fois-ci identifiable géographiquement. Le territoire participe de la série ; plus qu’un décor, c’est un élément scénaristique. Les policier·es bloquent les bateaux dans le port, les amoureux·euses se promènent au bord de la plage ou des étangs, les quais situent les scènes sur le plan de la ville. Les personnages fictifs s’ancrent dans une réalité territoriale, certes scénarisée, mais donnant bien souvent des indices de géolocalisation. Nous avons ici un autre type de rapport au territoire. Celui-ci est un espace à vivre. Plus qu’un décor, c’est bien un environnement, lié à des activités sociales et culturelles, qui participe à la narration. Les lieux sont alors actants du processus scénaristique, ils mobilisent les ressources données par les caractéristiques de l’espace : canaux, port, plage, quai, par exemple. L’ancrage méditerranéen est consubstantielle des arcs narratifs qui mobilisent ces lieux multiples comme autant de possibles inspirés par cet espace à vivre.

Ces trois séries permettent d’observer une variation de l’intensité du lien qui unit ces séries au territoire, afin de favoriser l’identification d’une audience nationale, voire internationale (Jullia et Marty, 2023). Pour ITC, nous avons un niveau bas de mise en tension du territoire et de la série : le territoire n’est que décor, cette série pourrait être tournée ailleurs. Avec DNA, le territoire participe de la narration et impulse des arcs narratifs. Pour USGS, espace et récit sont également étroitement liés. Ces deux séries sont donc indissociables du territoire de tournage. Toutefois, dans le cas d’USGS, nous constatons un lien supplémentaire dans la relation territoire-récit. La série montpelliéraine s’approprie l’image souhaitée de la collectivité territoriale, cherchant à vanter une « Los Angeles du Sud » (Jullia et Marty, 2023, p. 194). Chaque série tisse une relation plus ou moins étroite avec son territoire. Le tableau ci-dessous synthétise ces éléments d’analyse :

ITC

DNA

USGS

Rapport à l’espace

Espace-paysage décoratif

Espace à vivre situé

Espace à vivre qualifiant

Rapport aux lieux

Lieux fictifs

Lieux comme matière scénaristique

Lieux comme matière stylistique

Rapport au territoire

Mise à distance

Prise en compte des dimensions socio-culturelles

Prise en compte de l’image souhaitée

Tableau 1 – Synthèse du rapport au territoire des séries quotidiennes ITC, DNA, USGS

Nous avons évoqué le territoire en tant qu’espace et lieu dans son rapport à la série. Si nous cherchions à dresser le portrait sociodémographique de ces collectivités territoriales, il y aurait une distorsion entre les mondes sociaux réels et ceux mis en scène dans les séries. En effet, celles-ci n’ont pas de visées documentaires, ni d’obligation de réalisme, mais il faut noter que leur mise en scène des territoires tient peu compte des réalités socio-économiques. De fait, les représentations sociodémographiques sont fictives pour les trois séries et ignorent certains sujets qui pourraient être stigmatisants : le chômage, le vieillissement des populations de Sète et Saint-Laurent-d’Aigouze, etc. L’objet de l’article n’est pas d’évaluer le « travail de [ces] représentations » (Lécossais, 2022 p. 6), mais d’envisager la nature des représentations du territoire par ces séries. Partant de ces divergences entre les trois séries et pour confronter ces représentations, nous avons analysé leurs réceptions, à travers la médiation opérée par les visites guidées. 

Les visites guidées comme formes de réception des séries quotidiennes par les territoires et les publics ?

Les visites guidées organisées autour des séries étudiées concrétisent des formes de réception des séries par les territoires eux-mêmes (initiateurs des visites) et par les publics de ces visites. Dans cette partie, nous nous penchons plus spécifiquement sur ces visites. Bien que les trois séries relèvent du même genre audiovisuel, leurs visites ont une genèse et des mises en œuvre singulières : l’une est déployée par une guide et comédienne qui a scénarisé un circuit, a contractualisé son exclusivité avec la production et en assure la promotion via l’office de tourisme local ; la deuxième émane d’un office de tourisme pour lequel une guide-conférencière livre un exposé documenté, illustré et pédagogique sur la série et le territoire ; la dernière est à l’initiative d’une communauté de communes et assurée par un de ses employé·es.

À partir des relevés de six observations ethnographiques réalisées durant ces trois visites, nous les comparons pour comprendre les ressorts sur lesquels elles reposent. Nous dressons d’abord une cartographie des visites et de leur organisation. Puis nous faisons émerger deux éléments communs aux trois visites (l’effet de droste et le dévoilement des coulisses des séries). Enfin, nous approfondissons notre analyse en esquissant une typologie de circuits de visite : circuit « backstages », circuit « set jet » et circuit « patrimoine ».

Circuits, supports, dynamique transmédiatique et effet de droste

La distance parcourue (2 à 5 km), la durée (1 h 46 à 2 h 05), le nombre d’arrêts effectués (de 10 à 14) ou encore la durée des arrêts (de quelques secondes à 22 minutes) varient sensiblement d’une visite à l’autre. Au-delà de ces éléments, les guides suggèrent un certain nombre de confrontations entre les territoires tels qu’ils sont découverts dans la série et les territoires tels qu’ils sont découverts durant la visite.

En effet, de nombreux·euses visiteur·euses s’adonnent, durant les visites, à ce type de mise en tension entre les représentations qu’ils.elles avaient a priori du territoire et les représentations qu’ils.elles se font du territoire physique, au prisme des pérégrinations impulsées par la visite. Le territoire physique est parfois jugé « plus grand », « plus bruyant », « plus sale » que dans la série. Les distances entre les lieux clés de la série sont également mentionnées et montrent que les visiteur·euses confrontent les échelles, les grandeurs, les distances, les écarts et les ambiances. Les guides paraissent avoir saisi cette appétence des publics pour ces confrontations de territoires. Leurs discours sont balisés de nombreuses remarques invitant les publics à opérer des comparaisons concernant les lieux (« vous l’imaginiez comme ça ? ») et les distances (« dans la série, on a l’impression que c’est loin, alors que… »). A travers ces sollicitations, les guides amènent les publics à confronter leurs représentations du territoire.      

Pour appuyer ces invitations à la comparaison, les guides recourent à des supports. En effet, durant les arrêts, ils.elles se placent devant des lieux emblématiques de la série et utilisent des affiches, pancartes ou tablettes numériques, pour montrer aux publics des photographies et des extraits vidéo de certains épisodes tournés dans ces lieux. Ils.elles offrent ainsi, in situ, des aperçus du territoire et introduisent un certain nombre de mises en abyme. Ils.elles tissent des effets de droste (visualisation graphique d’une mise en abyme) particulièrement intéressants, révélant la propension des visites et des guides à impulser une dynamique transmédiatique. En effet, ces mises en abyme esquissent un enchâssement et un continuum entre divers registres d’images et — plus largement — entre territoires fictionnels et physiques. Cet enchâssement prend une épaisseur supplémentaire lorsque les publics ou les guides réalisent des photographies et vidéos de la visite. Le plus souvent, il s’agit pour les publics de clichés souvenirs et, pour les guides, de photographies pour les réseaux sociaux. Ces derniers créent alors une nouvelle imbrication d’images (cf. Figure 1) : image de la série, image de la série montrée pendant la visite, image de la visite montrant une image de la série…

Figure 1. Visite, supports, dynamique transmédiatique et effet de droste

Dévoilement des rouages des séries

Outre la superposition des territoires, les visites sont ponctuées d’interventions donnant la possibilité de saisir les rouages des séries télévisées. En effet, nous relevons dans le discours des guides de nombreux éléments techniques, pratiques ou logistiques, laissant entrevoir les « ficelles » de la production et des tournages. Ces éléments portent sur les séries en général (histoire, vocabulaire, économie, etc.), sur la fabrication des séries (épisode-pilote, bible, etc.) ou sur l’anatomie des épisodes (arcs narratifs, intrigues, cliffhangers, etc.). Diverses interventions sont plus spécifiquement centrées sur les individus impliqués dans la production des séries : auteur·trices, réalisateur·trices, acteur·trices, mais également technicien·nes, commerçant·es, entrepreneur·euses… Les guides abordent également la logistique spécifique aux tournages : choix des lieux de tournage, gestion de la circulation, reconstitutions en studio, organisation 4. Ces différentes interventions sensibilisent les publics à  l’écosystème  des séries et au jargon employé par les professionnel·les de ce secteur. Elles révèlent en outre que ces visites ne sont pas uniquement centrées sur l’histoire de la série ou sur les territoires dans lesquels elles se déroulent, mais constituent un moyen d’en savoir davantage sur la fabrication des séries.

Scénarisations singulières

Par ailleurs, nos observations ethnographiques discernent, en filigrane, différentes formes de mise en récit. En effet, si nous nous centrons sur le contenu de la visite et sur le contenu abordé par les guides à chaque arrêt, nous voyons apparaître différentes scénarisations (centrées série, tourisme ou patrimoine) esquissant différentes formes de circuits (backstage, set jet, patrimoine). L’analyse fine des éléments collectés fait ainsi émerger une typologie des circuits de visite (cf. Figure 2).

Figure 2. Trois types de circuits (de haut en bas) : circuit-backstage, circuit-set jet, circuit-patrimoine

Le circuit « backstage »

Le circuit « backstage » se centre sur la série et ses coulisses. Dans ce type de circuit, le balisage se focalise sur des lieux-clés de la série : des lieux visibles à l’écran (dans les épisodes), mais également des lieux utilisés pour les tournages. Ces lieux ne sont pas nécessairement des lieux touristiques emblématiques du patrimoine et du territoire dans lequel la visite se déroule. Le contenu et la scénarisation de la visite sont centrés sur la série et ses exclusivités. Le guide divulgue des secrets de tournage inédits, ancrant simultanément la visite dans le registre du off (« hors champ ») et du behind the scenes (« hors caméra »). Il attise la curiosité des visiteur·euses en spoilant volontairement certaines scènes et cliffhangers à venir dans la série, grâce à leur proximité avec les tournages (« Cette semaine, ils ont tourné quatre fois ici, vous comprendrez bientôt pourquoi… »). Outre ces formes de teasing, le.la guide montre et distribue aux publics des documents uniques (documents de tournage, répliques de scènes, etc.). Il.elle fournit aux visiteur·euses des conseils pour repérer les tournages ou  pour rencontrer les acteur·trices (voitures dans lesquelles ils.elles circulent, lieux qu’ils.elles fréquentent, etc.) qu’il.elle appelle par leurs prénoms ou leurs surnoms. Ce type de circuit « backstage » se termine parfois en apothéose, avec l’arrivée du groupe de visiteur·euses sur un lieu de tournage ou la possibilité d’accéder à une séance de dédicaces.

Le circuit « set      jet »

Le circuit « set      jet » repose sur une médiation ludique de la série, entrelacée à une approche touristique de la ville. Dans ce type de circuit, le tracé et les arrêts permettent de découvrir simultanément des éléments sur la série et sur la ville. Pour mettre en place cette médiation, le.la guide recourt à un jeu de piste, prenant appui sur un livret de questions dédiées à la série, distribué aux participant·es dès le début de la visite. Les questions regroupées dans le livret mènent aux différents lieux qui balisent le circuit. Ce jeu de piste prend la forme d’un quizz collectif : les questions sont lues à voix haute par un·e participant·e à l’attention du groupe. Ce mode de scénarisation introduit une dynamique de challenge : certain·es participant·es tentent de répondre au plus vite, en vue de devenir « les incollables », les « super-fans » du groupe. Le jeu de piste insère ainsi la visite dans une mise en compétition bon enfant, parachevée par le diplôme de « set-jetter » distribué à chacun·e en fin de visite. Cette dynamique ludique est renforcée par de nombreuses interventions humoristiques introduites par le.la guide (anecdotes, blagues, fake news volontaires sur la série). La visite est également ponctuée par des contenus touristiques distillés tout au long de l’expérience (attractivité, économie, culture, transports, parkings, locations…).

Cette combinaison se retrouve également dans les différents types de photographies réalisées par le.la guide. Ce·tte dernier·e prend en effet trois types de clichés in situ : 1) le grand groupe de visiteur·euses devant les lieux emblématiques de la série, avec pose et cri collectif ritualisé ; 2) le grand groupe durant les déambulations, dans des lieux typiques de la ville ; 3) les micro-groupes venus ensemble (couples, familles, ami·es) dans différents endroits clés de la série/de la ville. La visite articule ainsi continuellement divers types de photos, oscillant entre souvenirs de la série, souvenirs du territoire et souvenirs de vacances. La mise en ligne de ces photos sur les réseaux sociaux permet au.à la guide de mettre en visibilité les visites, le potentiel touristique du territoire et, aux visiteur·euses, de se procurer une trace de leur expérience. Ces différents éléments formalisent un type de visites set-jetting, tourné vers la médiation du territoire et de ses ressorts touristiques.

Le circuit « patrimoine »

Le circuit « patrimoine », quant à lui, se centre à la fois sur la série (avec des éléments communs aux circuits précédents) et sur le patrimoine dans lequel elle est tournée. Le.la guide conduit les visiteur·euses dans des endroits apparaissant dans la série, mais aussi et surtout chargés d’histoire. Les lieux sélectionnés ou mentionnés pour la visite sont rarement — voire jamais — des lieux privés, mais plutôt des lieux publics, emblématiques de l’épaisseur culturelle et architecturale de la ville (esplanades, cathédrales, musées, etc.). Ils permettent de découvrir plus en profondeur les trésors patrimoniaux survolés dans la série. Dans cette perspective, le.la guide évoque à plusieurs reprises la rencontre bilatéralement fertile de la série et du patrimoine, en pointant la singularisation de la série par le patrimoine et la mise en visibilité du patrimoine par la série. Il.elle rappelle que si l’un·e des acteur·trices principaux·ales de la série reste le territoire, la série constitue quant à elle une vitrine considérable pour la médiatisation du patrimoine local et régional. Ainsi, dans ce type de circuit, la série est appréhendée comme une fenêtre sur le territoire local et la visite est saisie comme une opportunité de le découvrir. Le patrimoine offre un caractère singulier à la série, en même temps que la série offre un point d’entrée original sur le territoire. Ces éléments laissent entrevoir, en filigrane, les dynamiques de co-médiation et co-promotion qui se jouent durant les visites. En effet, ces dernières reposent sur une médiation et une promotion, croisées et simultanées, de la série et du patrimoine.

Ainsi, l’analyse du matériau que nous avons recueilli permet de comprendre que si les séries peuvent mettre en récits ou en images les territoires et de participer à la construction d’imaginaires territoriaux (Gadras et Pailliart, 2013), les visites guidées organisées autour des séries télévisées ont la possibilité, elles aussi, de participer à ce travail territorial (Noyer et al., 2013). Toutefois, notre analyse souligne un certain nombre d’écarts entre les visites qui peuvent émerger autour des séries. En effet, certaines se centrent principalement sur les coulisses de la série (circuits « backstages ») ; d’autres se tournent davantage vers des contenus touristiques (circuits « set-jet ») ; d’autres encore s’orientent vers des contenus patrimoniaux (circuits « patrimoine »). Ce constat peut — et doit — selon nous être contextualisé en tenant compte des guides, de leur singularité, de leur parcours, de leur rapport à la série ou au territoire. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, les trois guides assurant les visites que nous avons étudiées sont très différent·es (une guide-comédienne, une guide-conférencière, un guide reconverti sur le tard). Manifestement, les visites que nous avons étudiées (le scénario, le circuit de ces visites) sont indissociables des guides qui les ont réalisées : comme le rappellent Olivier Méric et Laurent Gautier au sujet des guides-conférencier·es, leur discours « présente des caractéristiques fortement représentatives de l’identité de l’institution touristique dans laquelle il[s] évolue[nt] » (Méric et Gautier, 2017).

À partir de ces éléments, nous pouvons identifier un lien entre la manière dont le territoire intervient dans la série et la manière dont la visite guidée met en scène ce rapport intime du territoire avec la série. Quand le territoire est mobilisé en tant qu’espace-paysage décoratif, la visite guidée est de type « backstage », centrée sur les intrigues, car le territoire n’est qu’une toile de fond secondaire. Dans le cas d’un espace à vivre situé, les visites utilisent le lien entre territoire et série comme outil de valorisation de zones touristiques : les lieux des intrigues sont autant de ressorts pour scénariser la visite. Dès lors que le rapport au territoire convoque un espace à vivre qualifiant, c’est le patrimoine qui pourra être mobilisé dans une intention touristique davantage axée sur les richesses du territoire. En outre, les collectivités territoriales configurent également la nature des visites, par leur implication dans l’organisation des visites. Enfin, l’ensemble des visites a pour objectif d’impliquer les visiteur·euses dans la déambulation, mais nous avons mené des entretiens afin d’évaluer plus directement le rapport au territoire pour ces publics (spectateur·trices ou non de la série).

Un non-rapport au territoire pour les ciné-touristes ?

A la suite des visites guidées, nous avons interrogé une quarantaine de participant·es, âgé·es de 8 à 77 ans, dont une majorité de femmes, sans activité ou issus de CSP hétérogènes. Venant de Belgique pour certain·es, de Bretagne pour d’autres, ils/elles ont parcouru 600 kilomètres en moyenne. À l’instar des spectateur·trices de Plus Belle La Vie (Eloy et al., 2021), les visiteur·euses que nous avons interviewé·es ne se qualifient que très rarement de fans et méprisent les caractéristiques de « la figure du fan » mise en lumière par Henry Jenkins (1992). Si certain·es ont confié profiter des vacances pour participer aux visites, une large majorité n’avait encore jamais participé à ce type de visite, voire n’en connaissait pas l’existence.

Les entretiens ont permis de révéler les différents motifs de participation aux visites et les rapports des individus aux territoires visités. Ainsi, la plupart des personnes interrogées expliquent avoir profité, de manière opportuniste, d’un séjour dans la région pour participer aux visites. Si quelques-un·es expliquent leur venue ou leur amour pour ces séries par un lien spécial à la région (« moi j’ai une affection particulière pour la région » ; « on voulait revoir la Camargue qu’on a fait quand on était jeunes »), d’autres ont un rapport au territoire confus, notamment pour les séries de type espace-paysage décoratif (« je pensais que c’était uniquement un lieu de tournage, qu’il n’y avait pas de ville autour »). En revanche, pour les séries où les lieux sont utilisés comme matière scénaristique et stylistique (espaces à vivre situé et qualifiant), certain·es viennent pour l’ambiance « Sud de France » qui, exploitée quotidiennement, finit par leur sembler familière. Les visites guidées deviennent alors un jeu des différences pour retrouver les lieux emblématiques ou s’assurer qu’ils existent dans la réalité (« Est-ce qu’elle existe vraiment la paillotte ? » ; « Le Spoon, c’est comme la gendarmerie de Saint-Tropez, tu sais que t’es bien au bon endroit »). Néanmoins, les attentes relatives au territoire sont assez marginales : le décor et la rencontre avec les acteur·trices sont les principales attentes de ces visites. Par ailleurs, l’attachement à la série se concentre davantage autour des personnages, des intrigues ou encore des moments conviviaux inhérents au visionnage. Les valeurs associées à ce type de programmes (Bryon-Portet, 2011) ne sont pas particulièrement projetées sur le territoire et ses habitant·es. Il n’y a pas de mise en sens spécifique. Dès lors, c’est une forme de non-rapport au territoire qui se dégage de ces entretiens.

Conclusion

Malgré l’homogénéité de notre terrain – regroupant l’ensemble des séries quotidiennes françaises au sein d’un espace géographique méditerranéen relativement proche – force est de constater que les productions de ces industries culturelles n’ont pas de rapport univoque avec le territoire : que ce soit à travers la représentation qu’elles en donnent, la réception que celui-ci opère avec les visites guidées, ou celle des publics. La mise en scène d’un territoire tangible, à portée de visite, ne favorise pas spécialement un ancrage territorial particulier, relativement au Fan Tourism que l’on observe pour les productions de fantasy comme Game of Thrones (Escurignan, 2021). Ce travail exploratoire offre la possibilité d’identifier plusieurs pistes de recherches à développer concernant le rapport entre territoire et industries culturelles et créatives. Ces liens sont de première importance car ils formalisent une forte concurrence des territoires pour inscrire des écosystèmes de production comme levier de développement économique. Le tourisme n’est alors qu’un aspect d’un vaste ensemble stratégique constitué autour de la diffusion de ces mises en scène des territoires.

Notes

[1] FranceTV, « Un si grand soleil », [en ligne], consulté le 5 octobre 2022, https://www.france.tv/france-2/un-si-grand-soleil/.

[2] « Vous avez aimé Maxime, Rose et Antoine. Vous allez les adorer dans ce nouveau feuilleton quotidien où se mêlent rudesse de l’apprentissage et intrigues à vous rendre accros. Tournée en Camargue, “Ici tout commence” est l’histoire d’une dynastie de grands chefs. Les téléspectateurs plongeront dans la vie d’une école qui formera les futurs grands noms de la gastronomie […] » (MyT1, « Ici tout commence », [en ligne], consulté le 5 octobre 2022, https://www.tf1.fr/tf1/ici-tout-commence).

[3] « La série “Demain nous appartient” se déroule à Sète, une ville au bord de la mer Méditerranée. Vous allez pouvoir suivre le quotidien de plusieurs familles et habitants de cette ville, où se mêlent des histoires d’amour et d’amitié mais aussi des mensonges, des trahisons ou encore de lourds secrets de famille… Retrouvez tous les comédiens de votre saga quotidienne avec Ingrid Chauvin, Anne Caillon, Alexandre Brasseur… » (MyTF1, « Demain nous appartient », [en ligne], consulté le 5 octobre 2022, https://www.tf1.fr/tf1/demain-nous-appartient).

[4] Telle que la gestion du « HMC » (sigle désignant le travail réalisé, durant un tournage, autour de l’Habillage, le Maquillage, la Coiffure des acteur·trices ou du catering — approvisionnement en repas des équipes [artistes, technicien·nes…]).

Références bibliographiques

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Bryon-Portet, Céline (2011), « Les productions télévisées, genre oublié dans la construction de l’image d’un territoire ? L’exemple de co-construction de l’image socioculturelle de la ville de Marseille par la série Plus belle la vie », Études de communication, n° 37 [en ligne], URL : http://journals.openedition.org/edc/3071

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Vermersch, Pierre (2010), L’entretien d’explicitation, Paris : ESF. 

Auteurs

Frédéric Marty

Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université Paul-Valéry Montpellier 3, LERASS.
frederic.marty@univ-montp3.fr 

Stéphanie Marty

Maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université Paul-Valéry Montpellier 3, LERASS.
stephanie.marty@univ-montp3.fr 

Patricia Jullia

Maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université Paul-Valéry Montpellier 3, LERASS.
patricia.jullia@univ-montp3.fr 

Elsa Pallin

Doctorante en Sciences de l’information et de la communication, Université Paul-Valéry Montpellier 3, LERASS.
elsa.pallin@univ-montp3.fr