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La construction de territoires créatifs contestée par la société civile : culture et création en conflits

11 Mar, 2024

Résumé

Par l’analyse de conflits locaux induits par trois projets d’infrastructures pensés dans le cadre d’un paradigme créatif du développement socio-économique, cet article s’attache aux discours des acteurs et au cadre idéologique au sein duquel ils s’inscrivent pour caractériser les représentations qu’ont ces acteurs du territoire et des économies de la culture et de la création. Nous montrons que ces projets et les modalités de leur soutien par les décideurs publics tendent à mobiliser, parmi d’autres, des acteurs culturels locaux. Ces phénomènes induisent une politisation des projets en questionnant les formes de leurs attachements (ou leur absence) à l’économie locale de la création.

Mots clés

Économie créative, économie culturelle, territoires, conflits sociaux, représentations

In English

Title

The Construction of Creative Territories Contested by Civil Society: Culture and Creation in Conflict

Abstract

Through the analysis of local conflicts induced by three infrastructure projects conceived within the framework of a creative paradigm of socio-economic development, this article focuses on the actors’ discourses and the ideological framework within which they are inscribed in order to characterise the representations that these actors have of the territory and the economies of culture and creation. We show that these projects and the ways in which they are supported by public decision-makers tend to mobilise, among others, local cultural actors. These phenomena lead to a politicisation of the projects by questioning the forms of their attachment (or lack thereof) to the local creative economy.

Keywords

Creative economy, cultural economy, territories, social conflicts, representations

En Español

Título

La construcción de territorios creativos disputados por la sociedad civil : cultura y creación en conflicto

Resumen

A través del análisis de los conflictos locales inducidos por tres proyectos de infraestructuras concebidos en el marco de un paradigma creativo de desarrollo socioeconómico, este artículo se centra en los discursos de los actores y en el marco ideológico en el que se inscriben para caracterizar las representaciones que estos actores tienen del territorio y de las economías de la cultura y la creación. Mostramos que estos proyectos y las formas en que son apoyados por los responsables públicos tienden a movilizar, entre otros, a los actores culturales locales. Estos fenómenos conducen a una politización de los proyectos al cuestionar las formas de su vinculación (o no) a la economía creativa local.

Palabras clave

Economía creativa, economía cultural, territorios, conflictos sociales, representaciones

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Lefèvre Bruno, Wiart Louis, « La construction de territoires créatifs contestée par la société civile : culture et création en conflits », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/1, , p.77 à 93, consulté le dimanche 28 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/dossier/05-la-construction-de-territoires-creatifs-contestee-par-la-societe-civile-culture-et-creation-en-conflits/

Introduction

Les espaces métropolitains comme périphériques ou ruraux font l’objet d’aménagements qui prennent sens dans le cadre de stratégies territoriales de développement socio-économique. Portées par les décideurs publics et institutionnels à plusieurs échelles, ces stratégies répondent à des objectifs tels que la création d’emplois ou le développement de formes d’excellence économique. Elles se matérialisent notamment en infrastructures industrielles (clusters, pôles d’excellence), de loisirs et de tourisme (parcs d’attractions, espaces culturels d’exposition et événementiels). Un nombre croissant de ces projets, présentés comme relevant des industries culturelles, créatives ou numériques (ICCN), font l’objet de contestations de la part de la société civile locale, parfois avec le soutien d’organisations supra-locales. Les sujets de conflits sont hétérogènes : artificialisation des sols, incohérence du projet de territoire, menaces environnementales, précarité des modèles économiques, instrumentalisation de la culture et de la création au profit exclusif du marché. 

Nous considérons ici qu’un « paradigme créatif sociétal » (Moeglin, 2019) guide aujourd’hui la majorité de ces stratégies du développement territorial contestées (Lefèvre et Wiart, 2021). Ce paradigme peut être défini comme un cadre de compréhension, de pensée et d’action qui pose les enjeux de « créativité », d’« innovation » et de « distinction » en leviers essentiels de l’attractivité des territoires. Dans ce cadre, les territoires sont considérés comme des ressources destinées à être valorisées et mises en concurrence sur des marchés (Lash et Lury, 2007). A partir de discours et de constructions publiques et médiatiques (Noyer et Raoul, 2011) de récits qui ré-enchantent (Winkin, 2002) sa singularité et sa modernité, l’identité créative du territoire se construit symboliquement, tant comme espace physique aménagé que comme espace de relations sociales.

Nous posons pour hypothèse que les ressources symboliques mobilisées dans les discours pour justifier ces projets d’aménagement conçus à partir d’une « culture créative » du développement constituent les arguments de formes nouvelles de politisation des territoires (Sébastien et al., 2019). Par des reconfigurations des rapports de forces qui se jouent à diverses échelles, les mobilisations citoyennes d’opposant·es à des projets intégrés à ces récits de territoires créatifs tendraient à affaiblir ces récits et à déconstruire le sens positiviste des stratégies et des mythes sur lesquels ils s’appuient (Bouba-Olga et Grossetti, 2018 ; Sternberg, 2012 ; Scott, 2010). Sous cet angle, l’inscription effective de ces projets dans des économies locales de la culture et de la création importerait donc moins que la capacité de leurs promoteur·trices à valoriser leur capital symbolique sur des marchés. La culture, la création et l’innovation seraient ainsi pensées, non plus comme des dynamiques socio-économiques locales, mais comme des ressources symboliques pour la création de valeur économique (emploi, foncier, tourisme). De telles représentations du territoire sont rejetées par les mobilisations d’opposant·es. Davantage que des résistances à des atteintes au cadre de vie, ces mobilisations portent sur le sens conféré à la culture et à la création, et tentent de mettre en lumière les dimensions politiques de décisions publiques envisagées dans un cadre strict et exclusif de valorisation marchande.

A partir de représentations et de discours communs à trois conflits locaux observés en France, nous mettrons en regard d’un côté les logiques d’intégration de ces projets dans un paradigme créatif du développement et de l’autre les revendications d’opposant·es qui cherchent à rendre visibles d’autres modèles socio-économiques. Ces analyses contrastives permettront enfin d’envisager des dynamiques de re-politisation des territoires induites par ces conflits et dont se saisissent les acteurs culturels locaux pour questionner le statut et la gouvernance de leurs territoires. 

Les représentations médiatisées et les conflits locaux

Pour tester notre hypothèse, nous proposons une analyse des discours de décideurs publics locaux afin d’identifier les cadres idéologiques (Godelier, 1978) ou paradigmes qui donnent sens à leurs décisions d’aménagement. Cette analyse se focalise ici sur trois projets présentés comme relevant de la culture et de la création : Mélofolia, Imagiland et les Studios Occitanie Méditerranée, dont les principales caractéristiques sont présentées ci-dessous (Figure 1). Nous précisons que ces trois cas font partie d’un corpus plus large, qui n’est présenté ici et qui inclut également d’autres types de projets d’aménagement locaux (data centers et entrepôts logistiques du e-commerce, espaces commerciaux) et que nous avons analysés entre 2020 et 2023 (Lefèvre et Wiart, 2021, 2022, 2023).

Projets

Secteurs industriels

Territoires concernés

Dates d’annonce

Emprises foncières

Studios Occitanie Méditerranée 

Pôle de production cinéma et parc de loisirs

Domaine de Bayssan 

(Béziers-Hérault)

2019

78 ha

Imagiland

Parc de loisirs bande dessinée 

Carrières La Couronne (Angoulême-Charente)

2019

12 ha

Mélofolia

Parc de loisirs musique

Coussac-Bonneval 

(Limoges-Haute-Vienne)

2019

26/141 ha

Figure 1 : Secteur économique concerné, localisation, emprise foncière, et date d’annonce publique des trois projets analysés.

Pour chaque cas, nous avons procédé à une étude socio-sémiotique d’un corpus d’articles de presse (issus de la base de données Europresse sur la période 2019-2022), de communiqués et de publications numériques. Des entretiens semi-directifs ont été également menés au cours de l’année 2021 auprès de décideur·euses public·ques et institutionnel·les, d’industriel·les et de représentant·es des collectifs d’opposant·es (Figure 2).

Projets

Articles de presse
(locale et nationale, Europresse)

Publications
(numériques institutionnelles)

Entretiens
(individuels)

Studios Occitanie Méditerranée

30

18

1

Imagiland

50

12

3

Mélofolia

14

7

3

Figure 2 : Corpus recueilli et analysé pour les trois projets étudiés

Situés près de Béziers (Hérault), les Studios Occitanie Méditerranée consistent en l’aménagement d’une ancienne carrière, d’une part en un pôle d’activités économiques culturelles et créatives (studios et production cinéma, télévision, musique, numérique et jeux vidéo), d’autre part en un ensemble d’attractions visant une « expérience immersive dans les coulisses de blockbusters ». Aussi baptisé « Le Hollywood occitan », le projet est porté par Bruno Ganja, un homme d’affaires toulousain, et soutenu par Robert Ménard, Maire et Président de l’agglomération. Le projet promet la création de 3000 emplois et consiste en une offre pour de nombreux « talents » locaux dans ces secteurs, jusqu’alors attirés par d’autres pôles créatifs hors Occitanie. Un investissement de 371 millions d’euros est prévu pour le réaliser. Les entreprises Ubisoft et Legendary sont annoncées comme partenaires et une foncière a été créée par le groupe immobilier Angelotti. Outre la création d’emplois et l’émergence d’un pôle économique dans les industries culturelles et créatives, l’objectif affiché est également de renforcer l’attractivité touristique du territoire et d’attirer 2 millions de visiteur·euses chaque année. L’ouverture au public est prévue en 2026. 

Figure 3 : Maquette de présentation officielle du projet Studios Occitanie Méditerranée (Source : Studios Occitanie Méditerranée)

Le projet est contesté par des élu·es locaux·ales d’opposition et par un collectif d’une trentaine d’associations représentées par France Nature Environnement du Languedoc-Roussillon. Un objet fort de contentieux réside dans la conduite, en parallèle et de manière juridiquement indépendante, d’un autre projet d’aménagement touristique sur le même site, Les Jardins de la Méditerranée (tourisme autour du vin, d’un aquarium et d’un dôme de réalité virtuelle), porté par le Département, et qui augmenterait l’emprise foncière du site touristique de 30 hectares supplémentaires.

Le projet Imagiland s’inscrit dans l’exploitation de l’image de la ville d’Angoulême (Charente) comme territoire de la bande dessinée. Il consiste essentiellement en un ensemble d’attractions et de manèges à l’effigie de personnages de bandes dessinées (BD) belges des années 1970-1980 : Spirou, Gaston Lagaffe, Boule et Bill, etc. dont les droits d’exploitation sont gérés par le groupe d’édition Média Participations, et exploités via sa filiale Parexi (déjà gestionnaire du parc Spirou de Monteux-Vaucluse). Le projet est soutenu par le Grand Angoulême. L’investisseur chinois initialement prévu, Dragontoon, spécialisé dans l’exploitation de licences de jeux vidéo, a été écarté en 2021, car jugé trop peu fiable. C’est désormais l’Adim, filiale de développement immobilier du groupe Vinci, qui est à la manœuvre du projet. Un investissement de 110 millions d’euros est annoncé, pour la création de 200 emplois et un objectif de 400 000 visiteur·euses annuel·les.

Figure 4 : Maquette générale du projet (en haut à gauche), présentation par l’agglomération du Grand Angoulême (en haut à droite). Visuel du collectif ImagiNon (en bas à gauche) et manifestation le 1er mai 2022 (en bas à droite). (Sources : Plaquette de présentation du projet Imagiland, Grand Angoulème ; Collectif ImagiNon)

En opposition au projet, le collectif ImagiNon s’est constitué autour d’une cinquantaine d’auteur·trices de BD, qui reprochent notamment l’absence totale d’implication de la création contemporaine dans le projet, des acteur·trices culturel·les locaux·ales et des opposant·es sur les volets environnementaux et écologiques (artificialisation d’une zone humide).

Mélofolia est un projet de parc d’attractions sur le thème de la musique, sur le site d’un ancien domaine en zone rurale (Haute-Vienne). La musique s’incarne dans la forme et le design des différentes attractions. Si des événements culturels sont prévus, ils concerneraient davantage des artistes internationaux·ales que des artistes locaux·ales. Le positionnement du parc repose sur des jeux d’échelles (piano et violon géants) et sur une pédagogie historico-technique de la musique. Le projet est porté par un investisseur belge (la société Dreamgest) et est soutenu par le Maire de Coussac-Bonneval et le Président de la Communauté de communes de Saint-Yrieix. Un investissement de 40 millions d’euros est annoncé, pour un objectif de 70 emplois créés et 400 000 visiteur·euses annuel·les.

Figure 5 : De gauche à droite : Illustration du projet de parc Mélofolia — vue d’ensemble et maquette de l’entrée du parc. Affiche des opposant·es au projet, inspirée d’une affiche de 1974 lors du rachat du domaine par l’Armée française (Sources : Document institutionnel de présentation du projet Mélofolia ; Association Chauffaille Autrement)

L’association Chauffaille Autrement s’est constituée en 2019 afin de contester tant les impacts environnementaux du projet (artificialisation d’un domaine végétalisé) que les orientations économiques du territoire vers un tourisme de masse, aux dépens d’activités de proximité, durables et en circuit court.

Les discours des promoteur·trices de ces trois projets tendent à les qualifier comme relevant des industries culturelles ou créatives. Plus précisément, ces trois projets ont en commun :

  • de s’inscrire dans des dynamiques de valorisation d’économies qui affichent la culture et la création en leviers du développement territorial ;
  • de ne pas, ou de manière marginale, impliquer les acteur·trices locaux·ales des économies culturelles et créatives ni de contribuer aux politiques culturelles locales ;
  • d’articuler acteur·trices privé·es extra-territoriaux·ales (investisseur·euses, gestionnaires de droits) et décideur·euses public·ques locaux·ales ;
  • de se justifier par des promesses de création d’emplois, de dynamisation économique et de distinction du territoire ;
  • d’induire une artificialisation des sols sur des emprises foncières importantes, un accroissement des mobilités liées au tourisme de masse et des impacts sur la faune et la flore.

Outre leurs attachements à la culture et à la création, ces projets reposent sur une représentation du territoire comme ressource pour la création de valeur, dont la gestion est assurée par un partenariat public-privé, et qui n’intègre pas ou peu les impacts écologiques et environnementaux.

Les discours créatifs des promoteurs des projets d’aménagement

L’analyse des discours de soutien à ces trois projets révèle qu’ils mobilisent tous une mise en récit du territoire relativement commune, axée d’une part sur des opportunités de création d’emplois et d’autre part sur la nécessité de projets distinctifs qui rendraient le territoire davantage « attractif » pour les populations et les acteur·trices économiques. Ce récit des territoires créatifs vise à inscrire les projets dans des dynamiques de construction ou de renforcement de marques territoriales. Le projet biterrois des Studios Occitanie Méditerranée prend, par exemple, sens dans une région qui se situe au second rang après l’Île-de-France pour les tournages pour le cinéma (42 films pour 3000 jours de tournage en 2022). L’ambition est à la fois de profiter de cette dynamique industrielle et de capter une partie de l’activité aujourd’hui concentrée autour de Montpellier. À Angoulême, un pôle économique dédié à la BD pourrait apparaître comme renforçant une dynamique et une identité territoriales déjà affirmées (Festival de la bande dessinée, Cité internationale, Pôle image). Cependant, ces arguments d’attachement à l’économie culturelle du territoire sont quasiment absents des discours des décideur·euses public·ques qui soutiennent ces projets, privilégiant le nombre d’emplois attendus et les investissements prévus, comme l’illustrent les propos de Robert Ménard, Maire de Béziers :

« Ce serait une chance formidable pour ma ville et toute la région. Vous imaginez, 3 ou 4 000 emplois, des centaines de millions d’investissement pour les entreprises, c’est colossal ! De temps en temps, je me dis que c’est un peu un conte de Noël. J’espère que ce n’est pas un Père Noël qui nous amène de faux espoirs. […] Béziers, le nouvel Hollywood français ? Bien sûr c’est mon espoir, qui n’en rêverait pas ? Quel maire n’accueillerait pas les bras ouverts des gens qui arrivent en disant : Je vais créer des milliers d’emplois. » (Source : EcomNews, 2020).

En parallèle à ces arguments d’emplois et d’investissements privés, le caractère innovant des projets apparaît de manière récurrente comme un élément central qui permettrait l’attraction de touristes tout autant que la distinction au regard d’autres territoires. L’originalité mais aussi la modernité conférée par l’emploi des techniques numériques semblent justifier la pertinence des propositions des industriels, comme l’illustre bien ce témoignage d’un élu de Saint-Yrieix : « Il n’existe aucun parc sur cette thématique dans le monde, ce qui est surprenant. J’ai toute confiance, ça va être très innovant, ce parc sera tourné vers les nouvelles technologies. » (Source : Rongere, 2020). 

L’audace, le caractère inédit et la prise de risque constituent des arguments de discours et tendent à présenter ces projets comme des créations, entendues comme offres d’expériences originales marquées par l’incertitude propre aux productions culturelles. Les éléments de discours recueillis confirment cette tendance :

« C’est inédit, aucun parc dans le monde ne permet de vivre la musique et de vibrer à l’intérieur d’un instrument géant. » (Source : entretien avec le porteur du projet Mélofolia).

« C’est un “projet fou”, de l’aveu même du maire de Coussac-Bonneval Philippe Sudrat. […] Objectif : sortir de terre le projet à thématique musicale qui prendra la forme d’un parc d’attractions censé renforcer l’attractivité du territoire. » (Source : Combrouse, 2020). 

Les acteur·trices privé·es promoteur·trices du projet, bien que sans attaches préalables à l’économie culturelle locale, valorisent quant à eux·elles son inscription dans le champ des ICCN, en privilégiant la création de valeur marchande et le développement de « pôles » et « d’écosystèmes » vertueux. Par ses « externalités positives », chaque projet contribuerait ainsi à dynamiser une économie locale de la culture et de la création. Mais là encore, les conditions d’intégration du projet industriel sur un territoire singulier et au sein de réseaux locaux d’acteur·trices économiques de la culture et de la création n’apparaissent pas constituer des composantes fortes. Pour l’investisseur, Imagiland constitue ainsi essentiellement une opportunité de valorisation d’investissements, notamment par l’exploitation de la propriété intellectuelle :

« Avec ce parc, nous ne sommes pas en train d’importer des propriétés américaines ou japonaises, nous voulons faire vivre le patrimoine de la BD franco-belge. N’est-ce pas une démarche culturelle ? En fait, je ne sais pas ce que cela veut dire un “projet industriel” versus “ un projet culturel”. Nous sommes des investisseurs et nous attendons un retour sur investissement. […] Disons que nous menons un projet culturel rentable. […] Ça interpelle d’être perçu comme un projet dévastateur quand on a une ambition pour un territoire dans un contexte économique général si difficile. » (Source : Urbatjel, 2020).

En revanche, les objectifs clairement énoncés visent un développement de secteurs économiques au premier rang desquels le tourisme : 

« On n’est pas dans un cadre où il y a un objet culturel qui s’opère. Certes, c’est un projet qui se nourrit sur une base qui a un objet culturel, mais c’est un projet qui a une vocation d’économie du tourisme », confie par exemple un cadre du Grand Angoulême, à propos de ce même Imagiland. 

À Béziers, l’ambition des investisseurs est de profiter d’une dynamique déjà entamée, notamment autour de Montpellier, de forte croissante des activités de production audiovisuelle :

« Un investissement de près de 400 millions d’euros, qui pourrait générer d’importantes retombées économiques pour la région, et avoir des effets sur le marché local de l’emploi. L’ambition est d’attirer le public, mais aussi les grosses sociétés de production. [Ce sera] un complexe dédié aux industries médiatiques et touristiques. Nous souhaitons mettre en place un équipement, qui permettra aux sociétés de production de localiser dans ce complexe toute la chaîne, de l’écriture jusqu’à la diffusion du film. […] Il y a aujourd’hui un véritable pôle d’attractivité dans l’Hérault, avec les séries de TF1 et de France 2, qui sont tournées ici. Ce projet viendra renforcer ce pôle. […] Nous serons capables d’accueillir de grosses productions. » (Source : Ouest-France, 2020).

Les discours des élu·es comme des industriels apparaissent ainsi justifier le projet par sa capacité à répondre à des nécessités de création d’emplois et à inscrire le territoire dans des dynamiques économiques compétitives extra-territoriales, voire internationales, sans questionnement apparent sur ses liens avec les réseaux culturels et créatifs locaux existants. Cette rupture entre des économies culturelles et créatives locales et des dynamiques industrielles globales nous semble caractériser un cadre de pensée de ces projets relevant d’un paradigme créatif du développement territorial : la culture et la création ne sont pas ici les sujets de politiques de développement local mais des ressources mobilisées pour générer de la valeur marchande, sans lien structurant avec le tissu économique local de ces secteurs. L’innovation, la créativité et la promesse d’expériences sont ainsi mobilisées dans les discours dans le cadre de stratégies de marketing territorial (Pine et Gilmore, 1999 ; Poirier et Roy-Valex, 2010) et de construction d’identités nouvelles des territoires.

A travers la médiatisation de leurs discours, les promoteur·trices privé·es et public·ques de ces projets d’aménagement tendent à les situer dans des dynamiques économiques contemporaines qui, bien que dominantes, s’inscrivent dans un cadre spécifique de pensée du développement socio-économique, que nous avons qualifié de paradigme créatif du développement. Sous ce prisme, l’enjeu des politiques publiques réside davantage dans l’accroissement de valeur du « territoire créatif » sur un marché concurrentiel d’attractivité (valeur du foncier, investissements économiques, création d’emplois, gentrification, tourisme) que dans la contribution au développement local des économies de la culture et de la création. 

Les paradigmes alternatifs revendiqués par les opposant·es

Nous avons constaté, à partir des projets observés, que ce cadre de pensée n’intègre cependant ni les acteur·trices culturel·les locaux·ales ni un ensemble plus complexe d’enjeux centraux auxquels sont confrontées nos sociétés contemporaines : inégalités sociales, dérèglement climatique, atteintes environnementales, limites énergétiques renforcées par les mobilités et la mondialisation des échanges de biens et de personnes.

Les mobilisations d’habitant·es, militant·es ou responsables locaux·ales que nous avons observées émergent toutes de questionnements sur la cohérence de ces projets par rapport à la diversité de leurs impacts. Dans l’ensemble des cas étudiés, des collectifs se créent dans les semaines qui suivent la publicisation de ces projets d’aménagement, qui apparaissent aboutis et sont présentés comme le fruit d’une collaboration opportune entre des investisseur·euses privé·es et des décideur·euses public·ques, excluant de fait la société civile et les acteur·trices culturel·les locaux·ales. Ces collectifs réunissent des habitant·es, sans passé militant, qui s’inquiètent des impacts du projet sur leur propre cadre de vie (transformation du paysage, pollutions et trafic, valeur du foncier). À ce premier cercle de type « NIMBY » (Not in my backyard) s’ajoutent des militant·es locaux·ales qui interrogent directement le projet sur sa pertinence au regard des enjeux sociaux contemporains et sur sa capacité effective à créer de l’emploi et à contribuer au développement économique et culturel local. Les effectifs varient d’une à plusieurs dizaines d’individus. Les collectifs ou associations (statut permettant l’engagement de procédures administratives et juridiques) 1 cherchent à publiciser d’autres regards sur ces projets et à les mettre à l’agenda, grâce aux médias et aux actions locales. Parallèlement, ils tentent de freiner la validation et la mise en œuvre de ces projets, en mettant en évidence notamment leurs contradictions ou leurs infractions au regard de procédures légales, dans les domaines de l’environnement et de la concertation publique. Ces démarches sont souvent menées avec succès, grâce à l’expertise de réseaux militants venus en appui. Par ailleurs, la prétention culturelle et créative de ces projets, portée par les discours de leurs promoteur·trices dans les médias, induit la mobilisation d’acteur·trices culturel·les locaux·ales qui dénoncent au contraire l’absence de liens avec les dynamiques culturelles et de création actives sur le territoire. L’association Chauffaille Autrement juge ainsi les propos du porteur du projet Mélofolia :

« Seul l’univers de la musique savante et un peu celui du rock sont évoqués. Et encore, de manière tout à fait superficielle. Où sont les musiques populaires, les musiques urbaines contemporaines, les musiques traditionnelles du monde, la musique expérimentale, etc… ? Violon, piano, harpe, batterie : voici pour les instruments. Où est la diversité, l’ouverture au monde, la soi-disant pédagogie ? » (Source : Bonnet, 2019).

Le collectif ImagiNon a quant à lui publié une tribune, signée par 51 auteur·trices contemporain·es de BD, afin de motiver leur mobilisation contre le projet Imagiland :

« Nous soutenons toutes les initiatives qui promeuvent la bande dessinée et lui offrent la visibilité qu’elle mérite. Mais l’image sur laquelle s’appuie ce projet tire le monde du 9ème art quarante ans en arrière. Non pas que les figures comme Gaston Lagaffe ou Valérian ne puissent plus nous parler, nous faire rire, nous émouvoir, nous faire voyager, mais pas dans un parc d’attractions. Non. Il n’y a pas de place pour Imagiland dans le monde que nous construisons. » (Source : ActuaBD, 2022). 

L’enjeu de ces mobilisations consiste donc à proposer une représentation du projet et de ses rapports au territoire alternative à celle construite par ses promoteur·trices. Ce processus, sous des formes bien entendu singulières selon les cas observés, contribue à situer les doutes et les craintes ressentis subjectivement par des habitant·es dans un cadre objectif et structuré. Ainsi, ce qui était présenté comme un événement strictement économique, objectivé, devient un projet politique et subjectivé. La pertinence du projet n’est progressivement plus évaluée exclusivement au prisme d’indicateurs comme le nombre d’emplois créés ou le nombre de touristes prévu mais au regard d’un ensemble beaucoup plus complexe d’enjeux qui font du territoire un sujet au cœur de relations sociales et d’attachements : l’artificialisation de terres agricoles, la qualité des emplois, les impacts réels sur les économies culturelles et créatives locales, mais aussi les modalités mêmes de construction de la décision publique. Entre autres avec l’appui d’élu·es d’opposition ou sensibles à l’écologie, ces questionnements parviennent progressivement à pénétrer les instances institutionnelles de construction de la décision publique (Conseils municipaux, communautaires et d’agglomération), à contre-courant de pratiques consensuelles qui privilégieraient aux débats de fond la validation d’orientations souhaitées par les élu·es les plus influent·es :

« Apparemment, il y a une habitude de consensus à la Communauté de communes. Il y a un maire qui présente son projet, et personne ne dit rien, même ceux qui diraient : Mais c’est pas possible ! » (Source : une membre du collectif Chauffaille Autrement, entretien réalisé le 17 mai 2021).

« Avec le collectif et des auteurs, on a fait en sorte que le projet soit sur la place publique. La presse nous a suivis, mais le sujet était tabou dans le Conseil. On sentait bien que c’était, pas un sujet de discorde, mais un joujou, que les conseillers n’étaient pas enthousiastes. Mais ils apportaient une espèce de soutien discret ou d’approbation, sans lever la main, sans se positionner vraiment. En septembre dernier, il y a eu une convergence entre des auteurs, des illustrateurs, et des militants politiques, avec un certain nombre d’adjoints hésitants, et j’avais l’espoir que le projet puisse être amendé. Mais quelques jours plus tard, Xavier Bonnefont [Président de la Communauté d’agglomération du Grand Angoulême] s’est exprimé dans la presse pour dire que c’est un investissement colossal comme il n’y en a jamais eu sur le territoire, et qu’on ne peut pas le repousser d’un revers de main, et le Conseil a finalement voté un soutien au projet. Ils ont donc ajusté leurs arguments en fonction de nos réactions, en greenwashant le projet de parc. » (Source : un Conseiller communautaire au Grand Angoulême, entretien réalisé le 16 mars 2021).

La publicisation d’analyses alternatives des projets offre donc la possibilité de nourrir de nouveaux débats au sein des instances de construction de la décision publique. Outre les impacts environnementaux que nous ne détaillons pas ici, ces conflits illustrent la diversité des représentations de la culture et de la création, notamment du sens que prennent ces économies dans le cadre de politiques publiques de développement socio-économique local. En effet, sous des formes diverses, les trois projets observés sont bien portés par des acteur·trices économiques des industries culturelles ou créatives : un groupe dominant dans le domaine de l’édition et qui exploite les licences de personnages (Média Participations), des groupes internationaux dans les domaines du jeu vidéo (Ubisoft) et de la gestion de franchises (KingKong et Godzilla pour Legendary Entertainment), ou encore des têtes d’affiche pour des festivals prévus à Mélofolia. Ces acteur·trices, internationaux·ales ou, du moins, étranger·es au tissu économique culturel et créatif local, apparaissent ainsi mobilisé·es par les décideur·euses public·ques pour leurs capitaux symbolique et financier, gages de leur pouvoir d’attractivité et de la performance des projets. Ils constituent des ressources au sein d’un processus industriel dont la finalité réside dans le développement du tourisme et de la consommation de loisirs. Sans lien direct avec l’économie locale de la création, ils tendent à l’invisibiliser, voire à l’exploiter, sans prétendre y contribuer. Un conseiller communautaire au Grand Angoulême explique ainsi :

« On a continué d’affirmer que c’est un projet qui n’est pas connecté à Angoulême, alors qu’il usurpe l’identité d’Angoulême en tant que ville BD. On a ici 250 ou 300 auteurs locaux dont la plupart vivent mal de leur métier. C’est à cette époque qu’on a commencé à voir des éventuelles connexions de ces auteurs au projet. Mais de fait, ils sont réduits au silence. Et ils ont justifié leur choix de personnages de BD d’un autre temps et qui n’ont aucun lien avec Angoulême par des études de notoriété de ces personnages, au regard de la BD contemporaine qui n’est pas du tout représentée. Ils veulent feutrer un peu leur langage, mais c’est un projet industriel d’ordre culturel. Et si on a eu Wes Anderson qui est venu tourner un film entier à Angoulême, ce n’est pas parce qu’il y avait un parc d’attractions, mais parce qu’il y avait sur place un terreau fertile, des intermittents, des animateurs 2D/3D. » (entretien réalisé le 16 mars 2021).

Le capital attractif des acteurs économiques et des productions culturelles sur lequel reposent ces projets conforte ainsi un ensemble de représentations de la culture et de la création qui valorisent des productions de masse, perçues comme « innovantes » et « créatives », aux dépens de patrimoines et savoir-faire locaux jugés peu mobilisateurs. Une membre de Chauffaille Autrement pointe cette contradiction au sein du projet Mélofolia et de son implantation en territoire rural limousin :

« Ce projet est une honte pour la musique comme pour le Limousin. J’ai l’impression d’élus d’une grande naïveté et sans profondeur culturelle, parce que c’est un projet qui n’a absolument aucun intérêt sur le plan de la musique. Ils se sont accrochés au premier projet qui leur promettait de l’emploi. Pourtant, il me semble que si la région a une carte à jouer, c’est sur son patrimoine musical. […] On est dans une idéologie où on a peur et honte de tout ce qui pourrait faire penser à des groupes folkloriques. Ça renvoie à une ruralité ringarde. Et ça demande des investissements, y compris intellectuels, qui manquent totalement au projet Mélofolia. » (entretien réalisé le 17 mai 2021).

Ces différents cas illustrent donc des conflits de représentations, non seulement de la place de l’économie de la culture et de la création dans les stratégies de développement territorial, mais aussi du territoire lui-même. Conçu comme une ressource pour la création de valeur marchande par les porteur·teuses des projets d’aménagement, il est vécu par leurs opposant·es comme un espace de création et d’innovation par et pour le bien commun, tant pour les habitant·es eux.elles-mêmes qu’au sein d’un ensemble plus vaste aux échelles nationales et internationales. En subjectivant le territoire en tant qu’espace social et écologique, les collectifs d’opposant·es aux trois projets observés tentent donc de revivifier, voire de créer, des espaces publics au sein desquels seraient posés, de manière contradictoire, les conflits idéologiques et de représentations du territoire, de la culture, de la création et du développement économique induits par les stratégies d’acteur·trices industriel·les. Sans nous attarder ici sur la diversité des enjeux liés à ces revendications, ni à celle des modalités d’actions de ces collectifs, ces phénomènes interrogent ainsi les notions d’utilité publique et de biens communs tout autant que les pratiques de construction de la décision publique. L’activité de ces collectifs, notamment via des expertises administrative, juridique ou technique, tend également à reconfigurer les temporalités de ces décisions et projets, opposant à une culture du secret des affaires et à des accords bipartites des modalités plus longues fondées sur la concertation autour de problématiques complexes.

Des conflits pour la domination du territoire et la reconnaissance d’une économie culturelle locale

Ayant pour enjeu central le statut du territoire et sa domination, les conflits observés apparaissent comme des conflits géopolitiques locaux (Subra, 2016). Pour les un·es, le territoire est objectivé, conçu comme une ressource devant permettre la création de valeur, grâce à sa privatisation et aux investissements d’acteur·trices industriel·les en quête de foncier mais sans attaches préalables avec lui. Dans ce cadre, les pratiques de construction de la décision publique reposent essentiellement sur des logiques de partenariats Public/Privé, de contractualisations et de définition des projets soumises au secret des affaires et à l’expertise des consultant·es et élu·es. Pour les autres, le territoire est un espace vécu, subjectivé par des attachements, dont l’inscription dans l’intime serait menacée du fait du projet. Par ailleurs, le territoire apparaît également perçu comme le lieu d’une tentative de reconnexion du local au global, d’intégration de questions contemporaines majeures au sein de pratiques locales à réinventer collectivement. Cette dynamique de mise en concordance d’enjeux à la fois locaux (cadre de vie, économie de la création) et internationaux (impacts environnementaux) implique un rapport complexe au territoire et à son exploitation, qui justifierait la conduite de démarches participatives et contradictoires. Le fait que les projets contestés prétendent s’inscrire dans le champ des industries culturelles et créatives tout en s’émancipant de l’économie culturelle locale rend, davantage que dans d’autres secteurs économiques, encore plus sensible ce phénomène de dépossession du territoire par l’arbitraire de la décision publique (Caro, 2019). Le collectif ImagiNon met par exemple en avant sur sa page Facebook : « Nous défendons notre attachement à un territoire inexploité et sans valeur marchande. Il est temps de revenir sur terre(s). » (Source : post publié sur la page Facebook du collectif ImagiNon le 26 avril 2022).

Dans les trois cas observés ici, les collectifs d’opposant·es sont majoritairement composés d’artistes locaux·ales (BD à Angoulême, musique et arts traditionnels à Chauffaille, collectif d’artistes à Beyssan — dans une moindre mesure) qu’accompagnent des militant·es écologistes et environnementalistes. D’une part, ces acteur·trices culturel·les locaux·ales n’ont pas été impliqué·es dans la phase de conception de projets pourtant présentés comme relevant des industries culturelles et créatives. Cette conception, assurée exclusivement par les promoteur·trices public·ques et privé·es, apparaît sur ce point a-territorialisée : l’implantation de ces projets relève essentiellement de la validation par les institutions de leur emprise sur un territoire. D’autre part, ces projets n’intègrent pas dans leur mise en œuvre, ou de manière marginale, à la suite des négociations, les activités ou productions des acteur·trices culturel·les locaux·ales contemporain·es. Les opposant·es, comme certain·es acteur·trices politiques locaux·ales, pointent ce défaut de lien avec les acteur·trices culturel·les locaux·ales.

« Imagiland, c’est la culture à l’américaine. Ce projet de type Disneyland à un petit niveau qui a été pensé il y a 15 ans, il est totalement has-been. Il faut inventer un nouveau type de lieu culturel, avec les artistes présents sur place. Un genre de pôle public de la création et des artistes, un lieu ouvert et vivant. » (Source : candidat d’opposition à Angoulême, post publié sur la page Facebook d’ImagiNon le 16 juin 2022).

En réaction à leur exclusion, les acteur·trices culturel·les locaux·ales s’allient aux démarches juridiques, administratives et de sensibilisation de l’opinion publique, mais développent également des formes d’expertise du projet qui leur permettent de produire des objets culturels, des tribunes, voire des contre-projets. Concerts et événements culturels, œuvres monumentales, édition d’affiches, fanzines et ouvrages collectifs (Figure 5), deviennent ainsi des espaces créatifs d’expression de revendications sociales. Chaque projet et les contradictions qu’il soulève deviennent des sujets de réflexion et de production culturelle. Ces productions, et leur dynamique même, contribuent ainsi à reconfigurer les représentations du territoire et à renforcer son attachement dans la vie locale. Progressivement, ce qui est ressenti pour les un·es comme une menace sur l’identité du territoire ou, pour d’autres, comme un accaparement au profit exclusif de stratégies marchandes, déclenche et nourrit une pensée collective sur ce territoire et les attachements désirables. Le site du domaine de Chauffaille a par exemple connu un important regain d’intérêt du public depuis l’annonce du projet Mélofolia. Sur les autres sites, des balades de découverte de la faune et de la flore, des événements culturels et des productions artistiques (dont le ZadZine contre Imagiland) ont contribué à créer de nouveaux liens entre les habitant·es et ces espaces en partie délaissés. La typologie des projets, les modalités de leur imposition par les décideur·euses public·ques sans débat contradictoire, et leur rupture vis-à-vis de l’économie culturelle locale, ont ainsi induit des points d’ancrage, de convergence, entre d’une part des pratiques et savoir-faire relevant de la culture et de la création, et d’autre part des revendications d’ordre politique visant à confronter de manière complexe les projets locaux à la diversité de leurs impacts à différentes échelles.

Figure 6 : à gauche : Le premier numéro du « ZadZine, contre Imagiland », édité par le collectif ImagiNon en mars 2022 – Éditions Azimut. À droite : Planche dessinée 2022 (Source : Collectif ImagiNon)

En effet, afin de compenser la faible visibilité de ces luttes locales à l’échelle nationale mais aussi de les inscrire dans des dynamiques politiques plus larges, les collectifs d’opposant·es développent des relations entre eux. A partir des réseaux sociaux numériques et des sites web militants ainsi que par la présence de représentant·es de réseaux nationaux et internationaux (France Nature Environnement, Extinction Rébellion, etc.), ces groupes d’habitant·es et d’artistes se qualifient, se professionnalisent, et font résonner leurs luttes avec d’autres, sur d’autres territoires. Ces dynamiques, relativement nouvelles, les confortent dans leurs postures locales, ce qui contribue à maintenir un rapport de forces difficile à tenir face aux institutions, mais renforcent également la lecture politique des décisions publiques prises et des conflits qu’elles ont fait naître. Ce processus de « convergence des luttes » locales fait émerger un ensemble de revendications politiques communes, ancrées dans des territoires et qui contribuent à établir un rapport de forces aux échelles supra-locales et nationales.

Conclusion

Nous avons caractérisé un ensemble de tensions qui ont généré des conflits locaux face à des projets de territorialisation d’infrastructures de loisirs portés par des acteur·trices internationaux·ales des industries culturelles et créatives. Ces projets consistent en des formes partenariales entre ces industriel·les et des décideur·euses public·ques, qui y voient des opportunités en termes de création d’emplois, d’attractivité touristique et économique, mais également de construction identitaire du territoire. À ce paradigme du développement socio-économique local, des collectifs plus ou moins organisés opposent des représentations du rôle de la culture et de la création davantage ancrées sur le territoire. Aux côtés d’autres types de citoyen·nes et militant·es, les acteur·trices culturel·les locaux·ales se saisissent des caractéristiques de ces projets industriels pour politiser leurs impacts sur le territoire local mais aussi à d’autres échelles. 

La « créativisation » de l’économie, pour la création de valeur sur les marchés, implique en effet d’objectiver un ensemble d’acteur·trices, de pratiques, d’activités, dont il est attendu qu’il confère au territoire des signes distinctifs et attractifs. Un tel processus intègre moins la diversité des dynamiques actives sur ce territoire que des signes, des representamen qui prennent sens dans une lecture ou un discours du territoire cherchant précisément à valoriser les témoins de sa créativité. L’analyse de quelques projets contestés souligne que l’objectif des stratégies de territoire créatif réside donc moins dans sa capacité à encourager ou à renforcer la création que dans l’usage de signes de créativité pour produire de la valeur économique. Davantage que de simples prétextes ou ressources symboliques, les dimensions des produits culturels exploitées par les projets étudiés contribuent dans les faits à invisibiliser les acteur·trices locaux·ales des économies de la culture et de la création, à les priver de ressources et équipements, mais également à les exclure de stratégies publiques de construction du territoire. En réaction à la territorialisation de ces projets, tout autant qu’aux modalités de leur intégration dans les politiques publiques locales, des artistes et acteur·trices culturel·les participent ainsi à un processus de politisation des dynamiques d’attraction d’industriel·les et de construction de territoires créatifs. Par leurs pratiques et leurs productions, ils·elles pèsent dans des rapports de forces pour la redéfinition des représentations et rôles des territoires et de la création.

La mise en visibilité de ces conflits, en partie par les médias mais aussi par leur mise en résonance à des échelles supra-locales, fait apparaître des formes de radicalité : du côté des promoteur·trices tout autant que des opposant·es, ces projets, dont le capital symbolique est élevé, génèrent des conflits qui les dépassent et qui portent tant sur les ressources, indicateurs et instances selon lesquels se construit la décision publique que sur l’exigence de regards complexes articulant le local et le global, les économies locales et les projets industriels d’acteur·trices extra-territoriaux·ales. 

Note

L’implication d’associations extra-locales ayant développé des expertises juridiques, dont la fédération France Nature Environnement, a permis, dans la plupart des cas observés, de contraindre les promoteur·trices des projets à adapter le projet lui-même ou à respecter des procédures liées à la concertation publique.

Notes

[1] L’implication d’associations extra-locales ayant développé des expertises juridiques, dont la fédération France Nature Environnement, a permis dans la plupart des cas observés de contraindre les promoteur·trices des projets à adapter le projet lui-même ou à respecter des procédures liées à la concertation publique.

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Auteurs

Bruno Lefèvre

Bruno Lefèvre est chercheur en socio-économie et économie politique des industries culturelles, créatives et numériques, rattaché au LabEx Industries Culturelles et Création Artistique – ICCA. Ses travaux portent sur les formes de territorialisation de ces industries, sur les politiques publiques de développement local auxquelles elles sont associées, et sur leurs effets sur des groupes sociaux et professionnels.
bruno.lefevre@univ-paris13.fr

Louis Wiart

Louis Wiart est titulaire d’une chaire en communication à l’Université Libre de Bruxelles, où il fait partie du Centre de recherche en information et communication (ReSIC). Ses recherches portent sur la socio-économie des industries culturelles, créatives et numériques.
louis.wiart@ulb.ac.be