Regarder ensemble la politique à la télévision : la diffusion sur Twitch du débat télévisé d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle 2022.
Résumé
Le 20 avril 2022, un débat entre les deux finalistes de l’élection présidentielle française, Emmanuel Macron et Marine Le Pen, a été organisé et diffusé par les principales chaînes de télévisions françaises. Nouveauté en 2022, ce débat a aussi été diffusé et commenté en direct sur plusieurs chaînes Twitch.
A travers une analyse des neuf streams ayant diffusé ce débat politique, nous cherchons à savoir dans quelle mesure Twitch constitue un espace alternatif aux médias traditionnels d’information, notamment la télévision. Malgré des formes a priori hétérogènes, ces dispositifs éditoriaux hybrident genres télévisuels et jeu vidéo. Ils constituent avant tout des espaces de partage pour les internautes qui choisissent de suivre ensemble ce moment de la vie politique.
Mots clés
Télévision sociale ; méta-médiatisation ; Twitch ; plateforme numérique ; politique ; élection présidentielle
In English
Title
Watching politics on tv together: twitch broadcast of the presidential debate of the 2022 french presidential election.
Abstract
On 20 April 2022, a debate between the two finalists in the French presidential election, Emmanuel Macron and Marine Le Pen, was organised and broadcast by the main French television channels. New for 2022, this debate was also broadcast and commented on live on several Twitch channels.
Through an analysis of the nine streams that broadcast this political debate, we are looking at the extent to which Twitch constitutes an alternative space to traditional news media, particularly television.Despite their a priori heterogeneous forms, these editorial devices hybridise television genres and video games. Above all, they provide a space for Internet users to share their experience of this moment in political life.
Keywords
Social television; meta-mediatisation; Twitch; digital platform; politics; presidential election
En Español
Título
Ver juntos la política por televisión: retransmisión en twitch del debate presidencial de las elecciones presidenciales francesas de 2022.
Resumen
El 20 de abril de 2022, las principales cadenas de televisión francesas organizaron y retransmitieron un debate entre los dos finalistas de las elecciones presidenciales francesas, Emmanuel Macron y Marine Le Pen. Como novedad para 2022, este debate también fue retransmitido y comentado en directo en varios canales de Twitch.
A través del análisis de los nueve streams que retransmitieron este debate político, estudiamos en qué medida Twitch constituye un espacio alternativo a los medios informativos tradicionales, en particular la televisión.A pesar de sus formas a priori heterogéneas, estos dispositivos editoriales hibridan los géneros televisivos y los videojuegos. Sobre todo, ofrecen un espacio para que los internautas compartan su experiencia de este momento de la vida política.
Palabras clave
Televisión social; meta-mediatización; Twitch; plataforma digital; política; elecciones presidenciales
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Gadras Simon, « Regarder ensemble la politique à la télévision : la diffusion sur Twitch du débat télévisé d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle 2022. », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/3, 2024, p.67 à 83, consulté le vendredi 1 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/dossier/04-regarder-ensemble-la-politique-a-la-television-la-diffusion-sur-twitch-du-debat-televise-dentre-deux-tours-de-lelection-presidentielle-2022/
Le débat présidentiel sur Twitch : une première
Lors de la campagne pour l’élection présidentielle française de 2022, un débat télévisé a été organisé entre les deux candidat·es au second tour : Emmanuel Macron, président sortant qui gagnera l’élection, et Marine Le Pen, candidate du Rassemblement National. Ce débat, qui a eu lieu le 20 avril 2022, était organisé par les deux premières chaînes télévisées, TF1 et France 2.
Ces débats d’entre-deux-tours sont diffusés à la télévision à chaque élection depuis 1974. En 2022, pour la première fois, ce débat a également été diffusé par plusieurs chaînes de la plateforme numérique Twitch. Cet article présente les premiers résultats d’une analyse de la diffusion de ce débat par huit chaînes de cette plateforme. Après avoir contextualisé le sujet et son questionnement, cet article appréhendera le sujet sous trois angles méthodologiques : une description des caractéristiques générales de ces chaînes, une analyse de la structuration chronologique et visuelle des vidéos diffusées par ces chaînes et une analyse quantitative des commentaires publiés par les internautes.
Le débat télévisé d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle est un « genre unique en son genre », particulièrement ritualisé (Kerbrat-Orecchioni, 2017). Il a toutefois été marqué par plusieurs singularités au cours de son histoire. L’élection de 2002 a fait exception puisqu’aucune confrontation n’a été organisée, Jacques Chirac refusant de débattre avec Jean-Marie Le Pen. En 2017, pour la première fois, deux débats télévisés ont réuni tout ou partie des onze candidat·es du premier tour, générant une controverse sur la pertinence et la légitimité de tels débats (Spano et alii, 2019). Toujours en 2017, le face à face du second tour a pu être considéré comme « disruptif » (Kerbrat-Orecchioni et alii, 2019) du fait du contexte politique et du profil des deux candidat·es arrivé·es en tête au premier tour : Emmanuel Macron et Marine Le Pen.
Lors de la campagne 2022, les deux mêmes candidat·es ont accédé au deuxième tour et ont participé au débat télévisé d’entre-deux-tours. En l’absence de débat télévisé de premier tour, la nouveauté ne se situait ni dans le contexte politique ni dans les modalités d’organisation du débat, mais dans ses modalités de diffusion. En plus de la diffusion sur leur antenne, animé par deux journalistes de TF1 et France 2 (Gilles Bouleau et Léa Salamé), le débat a été diffusé sur les quatre chaînes télévisées d’information en continu (BFM TV, CNews, LCI et France Info) qui en avaient acheté les droits. Surtout, il a également été diffusé en direct sur plusieurs chaînes de la plateforme Twitch.
Twitch est une plateforme numérique de diffusion vidéo en direct, initialement consacrée à la retransmission de parties de jeux vidéo. Cette « plateforme culturelle » (Thuillars et Wiart, 2023), propriété d’Amazon depuis 2014, permet aux internautes qui la consultent un accès à un ensemble de chaînes proposées par des créateurs de contenus et auxquelles les usagers peuvent s’abonner. Au moment de son choix, chaque chaîne diffuse des vidéos en direct, appelées stream [1]. En général, une chaîne est associée à une ou un streamer : la personne qui anime la chaîne et qui diffuse les streams. Un stream se présente sous la forme d’une interface visuelle composée de deux espaces principaux : le live vidéo et le chat qui l’accompagne. Le live vidéo est généralement composé de deux images incrustées l’une dans l’autre : la vidéo principale, qui montre par exemple une partie de jeux vidéo (ce que la personne qui joue voit à l’écran) ; et une vidéo plus petite, qui montre la personne en train de jouer grâce à une caméra qui la filme. Le chat est un espace d’échange écrit en direct dans lequel les viewers, internautes qui suivent le stream, ont la possibilité de publier des commentaires au fur et à mesure du stream.
Depuis quelques années, les contenus diffusés sur Twitch se diversifient. Alors qu’ils étaient à l’origine exclusivement consacrés à la diffusion de jeux vidéo, d’autres thématiques émergent depuis la fin des années 2010, en particulier la politique (Bouté, 2021). Rien ne permet d’affirmer que la politique était jusque-là complétement absente des échanges sur la plateforme. Les discussions pendant les streams abordent de nombreux sujets, mais l’absence d’archive et de travaux dédiés ne permet pas d’évaluer la place de la politique dans ce contexte. Force est toutefois de constater que plusieurs streamers ont commencé à afficher des thématiques politiques. Deux ont joué un rôle particulier dans ce domaine. Jean Massiet, ancien conseiller ministériel sous François Hollande, a commencé la politique sur Twitch en diffusant les séances de questions au gouvernement de l’Assemblée Nationale. Samuel Etienne, journaliste et présentateur de France Télévisions, organise des streams sur l’actualité, notamment politique. Constatant la popularité de cette plateforme, de plus en plus de personnalités politiques acceptent de participer à des streams [2], voire en organisent elles-mêmes dans le cadre de leurs stratégies de communication politique (Hassani, 2021).
La méta-médiatisation du débat sur Twitch : une médiatisation alternative ?
Cette recherche sur la diffusion du débat télévisé d’entre-deux-tours sur Twitch s’inscrit dans un questionnement plus large sur les enjeux de la médiatisation de la politique par internet au cours des campagnes électorales (Gadras, 2016), notamment à travers le recours au format vidéo (Théviot, 2020). La médiatisation s’entend ici tout à la fois au sens d’un phénomène historique au long cours par lequel les médias occupent une place croissante dans le champ politique (Strömbäck et Esser, 2014), comme au sens de mise en scène de discours via des dispositifs médiatiques (Lafon, 2019) qui constituent un enjeu particulièrement stratégique pour les acteurs du champ politique (Desrumaux et Nollet, 2021).
Traditionnellement, les débats d’entre-deux-tours représentent un « évènement médiatique » (Mercier, 2018), souvent considéré par les commentateurs comme un « moment politique », qui joue un rôle clé pendant les campagnes présidentielles. À ce titre, analyser les modalités de la médiatisation de ce débat offre un regard riche sur les mécanismes de médiatisation en campagne électorale. Nous postulons cependant que, davantage qu’une médiatisation, la diffusion du débat présidentiel sur Twitch s’inscrit « dans une logique de méta-médiatisation » de la politique (Spano et alii, 2019). La médiatisation est en effet celle opérée par les chaînes de télévision qui organisent et diffusent le débat. Les streamers qui diffusent le débat proposent un niveau de médiatisation supplémentaire qui vient s’ajouter à celui de la télévision, offrant aux internautes un espace et des modalités alternatives pour suivre ce débat télévisé.
Dans ce contexte, la question principale que pose cet article est de savoir dans quelle mesure, à l’occasion de la diffusion de ce débat présidentiel, Twitch constitue un espace alternatif aux médias traditionnels d’information, notamment la télévision, où se déploierait une posture davantage distanciée et critique vis à dis des champs médiatiques (Ouardi et alii, 2010 ; Cardon et Granjon, 2013) et politiques. L’enjeu n’est ainsi pas d’analyser la façon dont le débat présidentiel en lui-même est mis en scène. Il s’agit plutôt d’appréhender le positionnement éditorial proposé sur les différentes chaînes, en particulier par la personne qui anime le stream, mais aussi son positionnement par rapport aux acteurs médiatiques et politiques traditionnels et son positionnement en tant que médiateur au sein de l’espace public, au sens du rapport de l’individu (streamer ou viewer) au collectif (l’ensemble des citoyens mais aussi la communauté des viewers qui suivent et commentent le stream). Cette analyse du positionnement des internautes sur Twitch repose sur deux hypothèses concernant chacune des deux parties prenantes de ces diffusions sur Twitch : les streamers qui les organisent et les animent ; les viewers qui choisissent de suivre le débat présidentiel sur Twitch plutôt qu’à la télévision et interviennent sur le chat pendant la discussion. Premièrement, du côté des streamers : la posture critique, qui se démarquerait réellement de la télévision, reste minoritaire. Pour l’essentiel, la démarche proposée semble relever d’une logique intermédiale (Brouard, 2020). Deuxièmement, du côté des viewers : les streams s’inscrivent dans des logiques de sociabilités et de proximité caractéristiques de ce type de plateforme (Coavoux et Roques, 2020) : ce seraient avant tout des espaces pour vivre ensemble cet événement politique et médiatique.
L’analyse porte sur un corpus rassemblant les streams francophones ayant diffusé ou commenté en direct le débat présidentiel du 20 avril 2022. La liste des chaînes étudiées a été constituée en croisant trois sources d’information : le corpus d’articles de presse précédemment évoqué, qui citent des chaînes prévoyant de diffuser le débat ; les annonces sur Twitter de diffusion du débat sur certaines chaînes Twitch ; les outils de recherche et d’indexation de la plateforme Twitch, qui listent et catégorisent les chaînes. L’intégralité des streams de huit des neuf chaînes ainsi identifiées ont pu être archivés pour constituer le corpus. Un stream n’a pu être archivé pour des raisons techniques : le caractère éphémère des streams, qui ne sont plus accessibles après quelques jours, contraint à réaliser un archivage volumineux dans un temps réduit, complexifiant le travail technique de collecte. L’archivage a été réalisé en utilisant un logiciel libre basé sur l’API Twitch, qui dépend donc des possibilités techniques autorisées par la plateforme. Chaque stream archivé est constitué de la vidéo et du contenu du chat. L’analyse ici présentée se construit en trois temps, pour autant d’outils méthodologiques mobilisés : une description générale des chaînes et des streams ; une analyse des dispositifs sémio-discursifs mis en place par les streamers afin de repérer leurs positionnements éditoriaux par rapport au débat et par rapport aux internautes ; une analyse statistique des commentaires publiés sur le chat afin d’identifier les caractéristiques générales de l’échange.
Des streams a priori très variés
La description générale des chaînes ayant diffusé le débat d’entre-deux-tours met en évidence une assez grande disparité dans le profil des chaînes et dans les caractéristiques des streams eux-mêmes. Le tableau 1 présente les huit chaînes du corpus ainsi que les streams diffusés le 20 avril 2022 par chacune de ces chaînes.
Chaînes | Streams | |||
Nom | Nb abo. | Bio streamer | Durée | Titre (dernier) |
davduf | 17800 | Libertés publiques, police, politique, ciné, littérature & contre-filatures. Causeries proposées par le réalisateur David Dufresne. Du lundi au jeudi. Et parfois plus sur Twitch. ►► Suivez la chaine pour être notifié(e). | 03:57:45 | 🔴 #Debat2022 on le suit ensemble, on commente, on débriefe, on joue au célèbre Bingo #AuPoste, on colère et on se projette |
hugocouturier | 552 | Journaliste qui aime partir en live ! GLI, Le JP, Le J C le O | Actu politique et générale Jukebox vivant | 07:16:03 | REACT Soirée spéciale débat !!! 17h on regarde un docu de LCP sur les débats. 20h On regarde le débat avec Polivalent ! |
hugodecrypte | 294000 | De l’actu, sur Twitch. Rendez-vous chaque mercredi, 20h pour mon talk-show Mashup ! | 04:58:12 | Le DÉBAT MACRON – LE PEN, DIFFUSÉ ET COMMENTÉ ! (débat à 21h) |
jeanmassiet | 165100 | Jean Massiet, 33 ans, stream depuis 6 ans pour t’expliquer autant que possible l’actu et t’aider à t’y retrouver dans ce beau bordel. Bref si la politique te fait chier t’es au bon endroit. Ah et je suis Argent 2 sur Starcraft II aussi. Je sais ça impressionne. Follow me | 05:12:46 | LE PEN MACRON LE DÉBAT ! |
lexcalvin | 1800 | Streamer mauvaise humeur, plutôt à gauche. Distribution de tacles sur islamophobes, droitos et divers apolitiques refoulés. *** Merci de ne pas dire au revoir quand vous partez, ça casse l’ambiance *** Bisous | 06:30:50 | Ukraine Actu Elections Revue de presse |
mateusz__9 | 3000 | Mateusz Kukulka, 42 ans. Digital jedi. Blogueur (Blog politique pro en 2007 déjà). Journaliste. LOLcats consultant. Mec sympa. Prof. Ici je décrypte les réseaux sociaux, l’actualité et les Internets en général. Parfois je joue mais je suis nul. | 04:18:12 | #Presidentielle2022 débat entre 2 tours entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen |
samueletienne | 510600 | Présentateur de « Questions pour un Champion », de la Matinale de France Info, apprenti streamer. Le projet : vous proposer une petite revue de presse, avec des bonnes ondes dedans. Ca s’appelle #LaMatinéeEstTienne | 05:02:09 | Débat de l’entre-deux tours de la Présidentielle on commente ensemble ! |
sardoche | 1300000 | Ex-Challenger d’un dead-game / Future Légende de Rocket League / Futur IM aux échecs | 07:16:06 | On doit taffer le piano |
Tableau 1. Présentation des chaînes (nom de la chaîne, nombre d’abonné·es et biographie du streamer telles qu’indiquées sur la plateforme au moment de la collecte) et des streams (durée et dernier titre du stream) du corpus. Tableau réalisé par l’auteur.
Les huit chaînes sont très différentes par leur popularité (nombre d’abonné·es) et par le profil de leur streamer. Les streamers qui donnent leur nom aux chaînes présentent des profils différents : l’un est issu du monde du jeu vidéo (sardoche), trois du secteur des médias et du journalisme (davduf, hugodecrypte et samueletienne) et quatre ont des profils hybrides : hugocouturier, salarié d’un parti politique ; jeanmassiet, ancien conseiller ministériel ; lexcalvin, sympathisant LFI ; mateusz__9, commentateur politique belge).
La durée des streams varie également, de 3h57 (davduf) à 7h16 (hugocouturier), le débat télévisé en lui-même a duré 2h50. Les titres permettent de percevoir de premiers éléments de positionnement. La plupart annoncent le « débat », souvent sans plus de précision. Notons toutefois que les streamers changent parfois le titre pendant le stream, en fonction de ce qu’ils font à ce moment. Le titre indiqué est donc le dernier, conservé avec l’archive, ce qui explique par exemple le titre « On doit taffer le piano » de sardoche qui finit la soirée en s’entrainant au piano.
Le chat possède des caractéristiques également différentes selon les streams. Le tableau 2 présente le nombre de commentaires publiés sur le chat pendant chaque stream, le nombre de pseudonymes différents, c’est-à-dire le nombre d’internautes qui ont publié au moins un commentaire dans le chat, et le ratio entre le nombre de commentaires et le nombre de pseudos.
Chaîne | Nb com | Nb pseudos | Com / pseudo |
davduf | 6361 | 477 | 13,34 |
hugocouturier | 1052 | 53 | 19,85 |
hugodecrypte | 46852 | 14441 | 3,24 |
jeanmassiet | 36254 | 7882 | 4,60 |
lexcalvin | 2545 | 120 | 21,21 |
mateusz__9 | 1561 | 89 | 17,54 |
samueletienne | 44730 | 10613 | 4,21 |
sardoche | 141202 | 32841 | 4,30 |
Tableau 2. Commentaires diffusés sur les streams du débat d’entre deux tours. Tableau réalisé par l’auteur.
Le nombre de commentaires est très hétérogène, en cohérence avec le nombre d’abonné·es : de 1052 commentaires pour la plus petite chaîne (hugocouturier) à 141 202 commentaires pour la plus importante (sardoche). Le nombre d’internautes qui interviennent dans le chat varie également beaucoup, de 53 à 32 841, également en lien avec le nombre d’abonné·es.
Ces données donnent la possibilité de regrouper les chaînes en deux catégories. D’un côté, les grosses chaînes, populaires en ce qu’elles disposent d’un grand nombre d’abonné·es (hugodecrypte, jeanmassiet, samueletienne et sardoche). Sur ces chaînes, le nombre d’interventions dans le chat est élevé (entre 30 000 et 142 000), les messages se succédant à grande vitesse, à tel point qu’il est très difficile de suivre la conversation à l’écran. Cependant le ratio com/pseudo de ces chaînes est faible (inférieur à 5), soulignant que peu d’internautes interviennent fréquemment dans le chat. De l’autre côté, les petites chaînes, caractérisées par leur faible nombre d’abonné·es (davduf, hugocouturier, lexcalvin et mateusz__9). Sur ces chaînes, le nombre de commentaires est plus faible (entre 1000 et 7000). Toutefois le ratio com/pseudo est plus élevé (entre 10 et 20), suggérant que les viewers de ces chaînes interviennent beaucoup plus fréquemment au cours du stream.
Des dispositifs éditoriaux au croisement du jeu vidéo et de la télévision
L’analyse du « dispositif techno-éditorial » (Julliard, 2015) mis en place sur les chaînes du corpus révèle des points communs dans les postures éditoriales proposées. Comme l’indique, en particulier, le découpage séquentiel des vidéos du corpus. Pour cela, nous avons identifié les différentes séquences qui composent chaque vidéo. Chaque séquence est donc caractérisée par une disposition particulière de l’image, les changements de séquences correspondent à des changements importants de la construction visuelle de l’image.
Le chronogramme présenté dans la figure 1 montre la construction séquentielle de chacune des vidéos analysées, sur toute la période de diffusion des streams. Il indique que l’organisation des streams est propre à chaque chaîne : certains commencent peu après 17h, soit plus de 4h avant le début du débat télévisé (qui s’est déroulé de 21h à 23h50), là ou d’autres commencent aux alentours de 20h. Le nombre de séquences est également très hétérogène selon les chaînes, indépendamment de la durée des streams : de 4 séquences pour un stream de 7h15 (sardoche) à 22 séquences différentes pour un stream de 6h30 (lexcalvin).
Malgré cette hétérogénéité, deux grandes familles se distinguent. D’un côté, des streams peu découpés, rassemblant un nombre limité de séquences relativement longues (jeanmassiet, samueletienne, sardoche et hugodécrypte). Dans la plupart des cas, le visionnage montre que le séquençage a été préparé en amont, réduisant ainsi le nombre de changements de séquences. D’un autre côté, des streams très découpés, construits autour d’un nombre plus élevé de séquences, souvent moins longues, parfois franchement brèves (davduf, hugocouturier, mateusz__9 et lexcalvin). Le visionnage indique un séquençage beaucoup plus improvisé et davantage dépendant des envies du moment du streamer qui décide au fur et à mesure du stream ce qu’il souhaite présenter aux internautes.
Le séquençage du stream de lexcalvin incarne bien cette dernière tendance qui, dans son cas, est autant liée à des questions techniques qu’à sa posture politique, très critique vis-à-vis des deux candidat·es qui débattent. Après avoir longtemps hésité au début de son stream, il diffuse finalement le débat, interrompu au bout de 39 minutes à cause d’un premier problème technique. Ne supportant pas la teneur du débat, qu’il suit tout de même à distance via le site web de France Info, lexcalvin ne reprend pas la diffusion avant 22h54. Elle est à nouveau interrompue par un second problème technique : il ne reprend pas la diffusion du débat et termine son stream quelques minutes plus tard, sans attendre la fin du débat.
Ces différences entre des streams plus ou moins séquencés ne sont que partiellement liées au profil des streamers. Trois des streams peu séquencés sont animés par des professionnels de l’information et de la politique. Le quatrième (sardoche) est quant à lui animé par un streamer de jeu vidéo : le visionnage montre que c’est surtout l’expérience de ce streamer, habitué des longues soirées à diffuser ses parties de jeu vidéo, qui l’incite à limiter le nombre de séquences. À l’inverse, un des streams davantage séquencé (davduf) est animé par un journaliste professionnel. Ce dernier revendique, de longue date, une posture journalistique originale qui se démarque du fonctionnement des médias dominants, notamment la télévision, à propos desquels il développe un discours critique. Cela se traduit par un stream relativement improvisé, notamment marqué par les pauses café de l’animateur.
Malgré ces variations, le chronogramme permet de constater que, à l’exception de lexvalcin, les streams sont tous construits sur un modèle comparable, structuré en trois parties principales :
- des séquences pré-débat : le stream est lancé plus ou moins longtemps avant le début du débat. Pendant cette période, les streamers proposent des contenus de nature différente, en lien avec le débat ;
- une séquence-débat, pendant la période de diffusion du débat présidentiel ;
- des séquences post-débat : après la fin du débat, les streams continuent pendant quelques dizaines de minutes, principalement dans une logique de « débrief » du débat.
Cette structuration en trois parties frappe par sa similarité avec celle des émissions de télévisions dédiées au débat. Sur TF1 et France 2 qui organisent le débat, et encore plus sur les chaînes d’information en continu qui le diffusent, les programmes sont également construits en trois temps. Premièrement, une séquence pré-débat est organisée, regroupant journalistes et expert·es, en plateau ainsi que sur le lieu du débat, qui présentent le déroulement du débat à venir et en soulignent les principaux enjeux. Deuxièmement la diffusion du débat, sans interruption. Troisièmement, une séquence post-débat, souvent en plateau, au cours de laquelle journalistes et expert·es commentent et analysent le débat qui vient de se dérouler. Bien que la construction visuelle soit sensiblement différente sur Twitch, la construction éditoriale générale est très largement identique.
Des streamers en retrait pendant le débat en lui-même
Au-delà de la construction éditoriale générale des streams, le repérage des postures éditoriales des streamers pendant la diffusion du débat lui-même se réalise à travers l’observation de la construction visuelle des vidéos et de la façon dont ils prennent la parole.
Deux catégories de construction visuelle de l’image se dégagent du corpus. La première renvoie à la construction habituelle des images diffusées dans les streams de jeux vidéo. Elle concerne hugodécrypte, jeanmassiet, mateusz__9, samueletienne et sardoche. Quatre de ces chaînes ont acheté les droits de diffusion du débat, leur permettant de le diffuser légalement. Sur ces chaînes, la majorité de l’espace visuel est consacrée à la diffusion du contenu commenté proposé par le streamer, en l’occurrence le débat présidentiel tel qu’il est diffusé par les chaînes de télévision qui l’organisent. Le streamer apparaît à l’image sous forme d’une vignette de petite taille, incrustée dans l’image, souvent dans un coin.
La figure 2 montre un exemple caractéristique de cette disposition. Le streamer n’est visible que dans la vignette qui se trouve en haut à droite de l’image. Le seul autre élément ajouté par le stream à l’image est le nombre d’internautes connecté·es, en haut à gauche. Tout le reste de l’espace visuel est occupé par l’image du débat tel qu’il est diffusé par les chaînes de télévision.
Selon les streams, la proportion d’espace accordé au débat, au streamer ou à des informations complémentaires varie sensiblement. Dans tous les cas, la diffusion du débat occupe la majorité de l’espace et les éléments spécifiques à la diffusion Twitch bénéficient d’un espace moins important.
La deuxième catégorie rassemble des vidéos pour lesquelles la construction visuelle de l’image s’écarte davantage de ce modèle du streaming jeu vidéo et, surtout, varie fortement selon les chaînes, comme le montre la figure 3.
Elle concerne les trois chaînes du corpus (davduf, hugocouturier et lexcalvin) qui n’ont pas acheté les droits de diffusion et ne s’autorisent donc pas à le diffuser tel quel. Deux de ces chaînes (davduf et hugocouturier) ne diffusent pas du tout le débat, invitant les viewers à le regarder par ailleurs tout en suivant leur stream. Sur ces chaînes, l’essentiel de l’image est dédié aux streamers qui se filment en train de suivre le débat. Le troisième (lexcalvin) diffuse le débat en y appliquant une multitude d’effets visuels qui déforment l’image et le son afin de tromper les logiciels de détection de droit de la plateforme Twitch (effet miroir, déformation, modification des couleurs…). La multiplication de ces effets provoque d’ailleurs les problèmes techniques qui interrompent à deux reprises la diffusion.
À la différence de ces constructions visuelles hétérogènes, qui accordent une place variable au débat télévisé en lui-même, les modalités de prise de parole des streamers pendant le débat sont relativement similaires. Les streamers du corpus ne prennent que très peu la parole, restant le plus souvent silencieux. Les rares interventions consistent essentiellement à préciser ou à contextualiser certains propos des candidat·es. Plus rarement, il s’agit d’une réaction à ce qui se passe dans le débat, au sens de l’expression spontanée d’un affect lié à la façon dont l’un·e des participant·es se comporte : la position physique d’Emmanuel Macron, le tweet brandi par Marine Le Pen, les tentatives des journalistes de prendre la parole… Par moment, jeanmassiet affiche à l’image les notes écrites qu’il prend en écoutant le débat. Davduf consacre une partie du débat à jouer au « bingo » en cochant des mots évoqués dans le débat sur une grille qu’il a préconçue. En dehors de ces interventions ponctuelles, l’observation montre que la plupart des streamers ne prennent que peu la parole pendant le débat.
Une chaîne fait toutefois exception, hugocouturier, qui a invité trois personnes à commenter avec lui le débat. L’image (figure 3) montre les quatre personnes qui écoutent et commentent ensemble le débat. La logique éditoriale proposée dans ce stream se rapproche davantage du commentaire politique, parfois potache, dans un format relativement comparable à celui des chaînes d’informations en continu qui organisent souvent des émissions de plateaux rassemblant plusieurs commentateurs. On retrouve d’ailleurs le modèle de ces chaînes télévisées dans la construction visuelle (et sonore) de la vidéo, avec la présence de bandeaux informatifs en bas de l’image ou la mention « live » en haut à gauche de l’image. À l’inverse, les éléments spécifiques à Twitch (chat, viewers, subs…) ne sont pas présents à l’image.
Ainsi, pendant les 2h50 du débat présidentiel, les streamers se positionnent en retrait, n’intervenant que très peu. La place centrale accordée dans l’image à la figure du streamer, sur certaines chaînes, n’est pas associée à des prises de paroles fréquentes. La situation est tout à fait différente sur le chat, où les prises de parole, par écrit, sont beaucoup plus fréquentes pendant la séquence du débat.
Le chat, de la réaction au partage
La façon dont les internautes interviennent dans le chat est appréhendée à travers une analyse statistique et chronologique des commentaires qui y sont déposés. Dans le corpus, chaque commentaire est associé à la chaîne sur laquelle il a été publié, au pseudo de son auteur·e et à l’heure exacte à laquelle il a été publié.
Ces données indiquent tout d’abord que la majorité des 280 557 commentaires du corpus ont été publiés pendant les 2h50 de diffusion du débat : c’est le cas de 178 219 commentaires, soit 64% des commentaires, alors que les séquences consacrées au débat ne représentent que 44% de l’ensemble de la durée des streams. A l’inverse des streamers, qui ne prennent que rarement la parole pendant le débat lui-même, les viewers interviennent davantage sur le chat pendant le débat. Ce constat souligne que le débat présidentiel constitue le cœur du stream pour les internautes qui se connectent sur ces chaînes, quel que soit le stream et sa structuration.
Le graphique 1 présente l’évolution du nombre de commentaires sur les chats du corpus pendant la période du débat (21h-23h50), ramenés à une base 1000 permettant de comparer les chats entre eux dans la mesure où le nombre de commentaires est très variable selon les chaînes. L’enjeu est en effet de repérer d’éventuels pics d’activités, au sens d’un nombre de commentaires déposés à un instant donné soudainement très supérieur à la moyenne. Le premier constat est celui du très faible nombre de ces pics : nous en avons identifié 7 sur la période du débat (numérotés 1 à 7 sur le graphique 1), dont un seul (6) est vraiment important.
Les pics de commentaires en réaction au débat télévisé
Quatre de ces pics (1, 2, 4 et 7) concernent plusieurs chaînes et sont liés à des évènements du débat en tant que tel. Le pic 1 se produit au début du débat : sur plusieurs chaînes, le nombre de commentaires augmente significativement quelques minutes avant et après que le débat ne commence. La lecture des commentaires publiés au moment de ce pic donne quelques explications. Par exemple, dans le chat jeanmassiet, un grand nombre de personnes saluent à ce moment le chat d’un « Bonsoir ». Sur plusieurs chaînes, de nombreux commentaires évoquent le lancement du débat, comme l’internaute shadowmattfr qui écrit « ça part ! Bon débat à tous [3] » sur le chat de samueletienne. De nombreux commentaires font également référence aux problèmes techniques : la diffusion, par la télévision, d’un jingle lorsque Marine Le Pen prend la parole pour la première fois ou les problèmes de son sur le stream de hugodecrypte. Le pic 2 renvoie au moment du débat pendant lequel Emmanuel Macron critique Marine Le Pen sur les emprunts de son parti politique auprès de banques russes. Cette attaque provoque un grand nombre de réactions chez les internautes qui commentent le débat sur Twitch : « premier scud. » réagit par exemple 100creatures sur le chat mateusz__9 à la suite des propos d’E. Macron.
21:35:12 | Chatoyante | OOF |
21:35:12 | eclairebleu02 | OUFFF |
21:35:12 | groulemage | attaque |
21:35:12 | Armoniale | VRAI |
21:35:12 | HeraghonX | OULA L’ATTAQUE |
21:35:13 | patataking27 | rip |
21:35:13 | xdark_sasuke_x | et voila |
21:35:13 | ND_Galactics | OUF |
21:35:13 | GigaGigot | Aïe |
21:35:13 | Takenshin | ouchhh |
21:35:13 | Julboo | oulaaaa |
21:35:13 | MoRe_LiKe_Mee | OOF |
21:35:14 | Tacatu74 | houch |
21:35:14 | Onitramid | OOF |
21:35:14 | SunnySiid | CA Y EST |
21:35:14 | sabAAA_CSGO | woooooooooow |
21:35:14 | RedBw | iaie |
Comme le montre l’extrait ci-dessus du chat de sardoche, de très nombreux commentaires mobilisent un vocabulaire, voire des onomatopées comme ici, qui incarnent l’idée du choc et de la violence symbolique des échanges qui se tiennent dans le débat télévisé. Ce registre de discours se retrouve dans les chats de la plupart des chaînes, comme sur de très nombreuses plateformes numériques sur lesquelles le recours aux émotions occupe une place particulièrement importante (Alloing et Pierre, 2017).
Sur certaines chaines, cette séquence particulièrement marquante du débat donne aussi lieu à des commentaires visant à évaluer la véracité des propos d’Emmanuel Macron qui accuse son opposante d’avoir une proximité avec le pouvoir russe, en réaction notamment à Marine Le Pen qui proclame « C’est faux ! » en réponse aux propos de son adversaire. C’est notamment le cas dans cet extrait du chat de jeanmassiet :
21:35:13 | Aryetis | c fo, c pa sourcay mais lol le culot |
21:35:13 | whellness | c fo |
21:35:14 | Imaka___ | + 250k spectateurs du debat sur twitch en cumulé, c’est incroyable |
21:35:14 | deradler5 | zrtInfo zrtInfo zrtInfo |
21:35:14 | alganthe | ah, elle dit pas que c’est faux là LUL |
21:35:14 | Mossez | GO MANUUUU |
21:35:15 | triv_24 | c fo |
21:35:15 | freeobi | allé hop un point de plus LUL |
21:35:16 | Bourrish | c’est vrai ou faux du coup? |
21:35:16 | le_dahu_du_dessus | c’est faux is the new ben voyons |
21:35:16 | sacdonfroquet | Aie il va le fumer |
21:35:16 | Dalkos | fact check ??? |
21:35:17 | barnene_ | C fo |
21:35:17 | glium | c fo ou c vré ? |
21:35:18 | kaednar | Le tâcle à la carotide là |
21:35:18 | ItsMePaifu | Si c vrai c cringe |
Le pic 4 quant à lui survient au moment où se termine la partie du débat qui portait sur la thématique du climat. À ce moment, beaucoup d’internautes commentent les prises de positions des candidat·es à ce sujet, comme Delta_Scoville à propos d’E.Macron : « Il dit pas qu’une grande partie de notre production électrique est vendue à l’Europe » (sardoche).
Le pic 7 arrive après la fin du débat. S’il est plus important sur la chaîne de jeanmassiet, on retrouve la même logique dans plusieurs autres chats : les internautes saluent le streamer, le remercie pour son stream, ou donnent leur sentiment sur le débat comme quentinmilitant : « Je suis au bout, j’avais pris ma décision. Maintenant je suis encore plus perdu » (hugodecrypte).
Ces constats sur la façon dont les internautes interviennent à propos du débat nous semblent caractéristiques de ce qui a pu être observé concernant l’usage de Twitch dans d’autres contextes, notamment pour les jeux vidéo. En effet, les commentaires témoignent d’une envie, par les internautes, « d’augmenter le degré de lecture de l’événement » (Péquignot, 2022) en confrontant leur regard à celui des autres internautes et du streamer qu’ils suivent. C’est justement ce rapport au stream qui ressort de l’analyse des autres pics d’activité.
Les pics de commentaires à propos du stream en lui-même
Les trois autres pics identifiés (3, 5 et 6) interviennent sur une chaîne en particulier et ne concernent pas le déroulement du débat en lui-même. C’est typiquement le cas du pic 3 qui concerne uniquement la chaîne hugocouturier. À ce moment du débat, le streamer indique qu’il a faim, s’absente quelques instants laissant le stream continuer en son absence, puis revient avec un plat préparé qu’il mange en poursuivant le stream. Les internautes l’interrogent alors sur ce qu’il mange comme le montre cet extrait [4] :
21:46:41 | gcgs | tu manges quoi ? |
21:46:47 | pieddemamoutth | bon app’ |
21:47:23 | eau_de_vie_ | il mange surement du homard @gcgs il vote macron il ne se refuse rien |
21:47:40 | HugoCouturier | Ahahah |
21:47:46 | HugoCouturier | non c’est des lasagnes |
21:48:05 | gcgs | des lasagnes au homard |
Ce type d’échanges se trouve fréquemment dans le corpus : les internautes commentent l’activité du streamer ou échangent directement entre eux, sans lien direct avec le déroulement du débat télévisé. C’est notamment le cas du pic 5 qui surgit sur la chaîne lexcalvin au moment de la première interruption de la diffusion du débat. Plusieurs internautes réagissent, comme schopendailleur qui interroge le streamer « tu t’es pris un ban? » ou KaKaShUruKioRa qui s’amuse de la situation « t’as trop joué avec les plugin LUL ». C’est également le cas du pic 6. Il concerne la chaîne mateusz__9 et survient à la fin du stream d’une autre chaîne, lexcalvin. Quelques minutes après la deuxième interruption technique et par désintérêt affiché pour le contenu du débat, lexcalvin annonce arrêter son stream et propose un RAID chez mateusz__9. Il s’agit d’une démarche habituelle sur la plateforme qui consiste à ce qu’un streamer, à la fin de son stream, propose aux personnes qui le regardent de se connecter sur une autre chaîne que le streamer considère comme intéressante. Le RAID est annoncé sur le chat de la chaîne ainsi visée et génère une série de commentaires, comme le souligne cet extrait du chat mateusz__9 [5] :
23:28:42 | LEXcalvin | 58 raiders from LEXcalvin have joined! |
23:28:42 | WizeBot | : 📡 LEXcalvin (🖤 1796) RAID la chaîne avec 58 viewers. |
23:28:52 | KaKaShUruKioRa | PowerUpL kakash4Pense PowerUpR PowerUpL kakash4Envahi PowerUpR Et C’est le Raid! PowerUpL kakash4Envahi PowerUpR PowerUpL kakash4Pense PowerUpL |
23:28:50 | schopendailleur | bonsoirrrrr |
23:28:50 | Nasty0stracized0ldBiker | houla |
23:28:51 | WizeBot | Salut schopendailleur, c’est la belle qui a tué la bête |
23:28:51 | LEXcalvin | lexcal1Flag lexcal1Flag lexcal1Flag lexcal1Flag lexcal1Flag lexcal1Flag lexcal1Flag |
23:28:53 | Barmyjes | bonsoaaaaaaaaaar |
23:28:55 | Jashugan36 | Hello |
23:28:56 | Kukoru | lexcal1Salut lexcal1Salut lexcal1Salut |
23:28:57 | KaKaShUruKioRa | kakash4Envahi Un kakash4Envahi Raid kakash4Envahi Envahit kakash4Envahi ce kakash4Envahi Stream kakash4Envahi |
23:29:01 | Nasty0stracized0ldBiker | Bonsoir le raid |
23:29:02 | KaKaShUruKioRa | PowerUpL kakash4Pense PowerUpR PowerUpL kakash4Envahi PowerUpR Et C’est le Raid! PowerUpL kakash4Envahi PowerUpR PowerUpL kakash4Pense PowerUpL |
23:29:02 | GrooveboxVJ | sauulyRaid sauulyRaid sauulyRaid |
23:29:07 | KaKaShUruKioRa | kakash4Envahi Un kakash4Envahi Raid kakash4Envahi Envahit kakash4Envahi ce kakash4Envahi Stream kakash4Envahi |
23:29:27 | Serpico_Fr | Bienvenue au raid ! |
23:29:38 | marc_chocolat | haaaan un raid! y a trop de monde! je suis timide!!! |
23:29:49 | tanguypay | Bienvenue le Raid |
23:30:08 | Zutrezut | Bienvenu le raid |
A l’image de ces trois pics, de très nombreux commentaires portent en fait sur le déroulement du stream en lui-même ou sur des échanges entre internautes ou avec le streamer. Les commentaires qui portent sur le contenu télévisuel diffusé par les streamers, le débat entre E. Macron et M.Le Pen, ne concernent qu’une partie des pics relevés et, par extension, qu’une partie des commentaires publiés par les internautes dans ces espaces.
Conclusion
Les huit chaînes Twitch analysées ont streamé pendant le débat télévisé d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française de 2022. Alors que la plupart ont diffusé les images du débat produit par les deux principales chaînes de télévisions françaises, certaines se sont contentées de proposer aux internautes un espace d’échange pendant le débat.
L’observation générale de ces chaînes indique qu’elles possèdent des caractéristiques assez hétérogènes. Certaines bénéficient d’un grand nombre d’abonné·es alors que d’autres sont plus confidentielles. Les streamers présentent des profils variés, professionnels des médias, streamer jeu vidéo expérimentés, militants politiques…
Cette diversité se retrouve dans la construction chronologique des streams. Les durées sont variables, mais c’est surtout l’organisation des séquences vidéo qui varie, entre des streams très structurés autour de quelques grandes séquences et des streams dans lesquelles une multitude de séquences se succèdent, plus ou moins longues, parfois très brèves, souvent improvisées selon les envies de l’animateur. La comparaison des chronogrammes permet toutefois de repérer une construction éditoriale commune en trois séquences (pré-débat, débat, post-débat). Pendant le débat en lui-même, la construction visuelle de l’image reste propre à chaque chaîne et donne à voir deux modèles principaux : l’un qui met en avant l’image du débat, le streamer étant relégué aux marges de l’image ; l’autre dans lequel l’image se concentre sur le stream. Ces deux modèles ne témoignent toutefois pas de postures éditoriales différentes : quelle que soit la chaîne, les modalités de prise de parole du streamer restent peu fréquentes, laissant la place au débat et aux échanges écrits sur le chat. Si les réactions au débat sont fréquentes sur le chat, les échanges y sont davantage tournés vers la relation entre viewers, et avec le streamer. Ni la dimension critique, ni l’analyse politique des enjeux du débat n’occupent une place centrale dans les commentaires.
La logique générale qui ressort de cette analyse est celle d’internautes qui ont pour objectif avant tout à regarder ensemble les médias, ici principalement la télévision, qui diffuse le débat. Le débat télévisé, que les internautes regardent à travers ou à côté du stream, est autant perçu comme un évènement politique que médiatique, considéré comme important ou critiqué pour son faible intérêt. Cependant, pour les internautes, l’essentiel n’est pas là : l’objectif semble être avant tout de partager ce moment et, parfois, d’échanger. Il s’agit principalement d’être ensemble.
La construction éditoriale proposée par les streamers est finalement relativement comparable à celle des chaînes de télévision qui diffusent le débat. Elles aussi structurent leur programme en trois séquences. À la télévision aussi, pendant le débat, les commentateurs s’effacent. La construction éditoriale des streams n’est néanmoins pas seulement inspirée de la télévision, elle est également marquée par le modèle du streaming de jeux vidéo. Les propriétés techno-sémiotiques de la plateforme Twitch sont construites sur ce modèle et cadrent le dispositif éditorial des streamers. Finalement, plus que la domination d’un modèle sur l’autre, la télévision ou le jeu vidéo, c’est l’intrication de ces deux modèles qui frappe en observant ces dispositifs éditoriaux. Il semble bien s’agir ici d’une logique intermédiale « dans laquelle Internet est légitimé comme source plus pertinente que la télévision » (Jost, 2014), les viewers (re)donnant grâce à Twitch une légitimité, et un sens, à leur expérience télévisuelle.
Notes
[1] Les internautes qui utilisent Twitch recourent fréquemment à un jargon propre à la plateforme. Les termes issus de ce jargon sont systématiquement en italique dans cet article, ils sont utilisés comme tels, uniquement dans un souci de compréhension.
[2] En 2021, François Hollande, ancien Président de la République, puis Jean Castex, alors Premier Ministre, ont été successivement invités sur le stream de Samuel Etienne. C’est aussi en 2021 que Jean Massiet lance Backseat, émission hebdomadaire dans laquelle une personnalité politique différente est invitée lors de chaque stream.
[3] Les commentaires sont cités tels que publiés, sans aucune modification ni correction.
[4] Un commentaire sans lien avec le sujet a été retiré de l’extrait pour simplifier la compréhension de l’échange.
[5] Les commentaires ne concernant pas le RAID ont été retirés de cet extrait pour simplifier la compréhension de l’échange.
Références bibliographiques
Alloing, Camille ; Pierre, Julien (2017). Le Web affectif : une économie numérique des émotions. Paris : Institut National de l’Audiovisuel (INA).
Bouté, Édouard (2021). « L’avenir de la politique se joue-t-il sur une plateforme de jeux vidéo ? » Alternatives Non-Violentes, 199(2), p.14-15.
Brouard, Pauline (2020). « Les pratiques intermédiales du streaming de jeu vidéo : d’une culture du spectateur à une autre ? » Télévision, 11(1), p.141-158.
Cardon, Dominique ; Granjon, Fabien (2013), Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences Po.
Coavoux, Samuel ; Roques, Noémie (2020). « Une profession de l’authenticité. Le régime de proximité des intermédiaires du jeu vidéo sur Twitch et YouTube ». Réseaux, 224, p.169-196.
Desrumaux, Clément ; Nollet, Jérémie (dir.) (2021). Un capital médiatique ? Usages et légitimation de la médiatisation en politique, Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Res Publica ».
Gadras, Simon (2016). « La médiatisation de et par internet lors de la campagne présidentielle française de 2012 », Les Enjeux de l’information et de la communication N° 17/3A(S1).
Hassani, Nadia (2021). « Pouvoir de l’influence ou influence du pouvoir ? Le cas de l’émission #SansFiltre sur Twitch et YouTube ». Hermès, 88(2), p.140-145.
Jost, François (2014). « Webséries, séries TV : Allers-retours. Des narrations en transit ». Télévision, 5(1), p.13-25.
Julliard, Virginie (2015). « Les apports de la techno-sémiotique à l’analyse des controverses sur Twitter ». Hermès (73), p.191-200.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine (2017). Les débats de l’entre-deux-tours des élections présidentielles françaises. Constantes et évolutions d’un genre, Paris : L’Harmattan.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine ; Caillat, Domitille ; Constantin de Chanay, Hugues (2019), Le débat Le Pen/Macron du 3 mai 2017. Un débat « disruptif » ?, Paris : L’Harmattan, coll. « Du sens ».
Lafon, Benoît (2019). Médias et médiatisation. Analyser les médias imprimés, audiovisuels, numériques. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Mercier, Arnaud (2018). « De l’événement au traitement événementiel des faits d’actualité ». Hermes, La Revue n° 80(1), p.134-38.
Ouardi, Samira ; Follett, Danielle ; Zappi, Sylvia et Zarka, Pierre (2010). « Critiquer les médias? », Mouvements, 1/61.
Péquignot, Adrien (2022). « Les formes de participation du spectateur numérique : Le cas de GTA RPZ sur la plateforme Twitch ». Télévision, 13(1), p.55-70.
Spano, William ; Gadras, Simon ; Goepfert, Eva-Marie (2019). « La critique des médias comme forme conflictuelle de méta-médiatisation », Communication [En ligne], Vol. 36(2), http://journals.openedition.org/communication/10876
Strömbäck, Jesper ; Esser, Frank (2014). « Making Sense of the Mediatization of Politics », Journalism Practice 8(3), p.245-257.
Théviot, Anaïs (2020). « Faire campagne sur Youtube : Une nouvelle « grammaire » pour contrôler sa communication et influer sur le cadrage médiatique ? », Politiques de communication, N° 13(2), p.67-96.
Thuillas, Olivier ; Wiart, Louis (2023). Les plateformes à la conquête des industries culturelles. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Auteur
Simon Gadras
Chercheur au sein de l’équipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication (UR ELICO), maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2. Ses recherches portent sur les mutations contemporaines de l’espace public, à travers un double regard. D’un côté, l’analyse des enjeux socio-professionnels du recours au web par les médias et les journalistes, ainsi que de l’évolution des pratiques de production et de diffusion de l’information d’actualité par les professionnel·les comme par les acteurs externes au champ journalistiques qui développent de telles pratiques. D’un autre côté, l’étude des usages politiques des outils numériques en ligne et de la transformation de la communication politique et publique.
Simon.gadras@univ-lyon2.fr
Plan de l’article
Le débat présidentiel sur Twitch : une première
La méta-médiatisation du débat sur Twitch : une médiatisation alternative ?
Des streams a priori très variés
Des dispositifs éditoriaux au croisement du jeu vidéo et de la télévision
Des streamers en retrait pendant le débat en lui-même
Le chat, de la réaction au partage