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Le charme discret de la bourgeoisie. Les représentations de la « banlieue Ouest » dans la série Fais pas ci, fais pas ça

11 Mar, 2024

Résumé

Lorsqu’il s’agit de « banlieue », l’imaginaire collectif et médiatique tend à associer le terme aux « quartiers défavorisés » et à la déviance alors même que l’appellation recouvre des réalités beaucoup plus disparates, notamment en région parisienne. Cet article s’interroge sur les représentations à l’œuvre dans la série Fais pas ci, fais pas ça, associant la banlieue ouest parisienne – par le truchement de la ville de Sèvres – à ses habitant.es, appartenant à une classe sociale supérieure, majoritairement blanche. Il s’agit donc d’abord de considérer Sèvres comme une métonymie de la banlieue Ouest, et le quartier comme un actant-sujet. Il ressort ainsi une représentation élaborée par effet de contraste qui entérine le « non-marquage » du territoire. Puis, nous étudions plus spécifiquement les régimes de monstration des minorités ethnoraciales et sexuelles dans la série ainsi que les conditions de leur « reconnaissance ».

Mots clés

Banlieue ; série ; représentations ; minorités ; visibilité ; classe bourgeoise

In English

Title

The representations of the western suburbs in the French TV series Fais pas ci, fais pas ça.

Resume

When it comes to “suburbs”, the collective and media imagination tends to associate the term with “deprived neighbourhoods” and deviance, even though the name covers much more disparate realities, especially in the Paris region. This article examines the representations at work in the series Fais pas ci, fais pas ça, associating the western suburbs of Paris – through the city of Sèvres – with its inhabitants, belonging to a higher social class, mostly white. It is therefore first of all a question of considering Sèvres as a metonymy of the western suburbs, and the neighborhood as an actant-subject. The result is a contrast-based representation that endorses the “non-marking” of the territory. Then, we study more specifically the monstration regimes of ethnoracial and sexual minorities in the series as well as the conditions of their “recognition”.

Keywords

Suburbs ; series ; representations ; minorities ; visibility ; bourgeoisie

En Español

Título

Las representaciones del « suburbio Oeste » en la serie francesa Fais pas ci, fais pas ça.

Resumen

Cuando se trata de « suburbios », el imaginario colectivo y mediático tiende a asociar el término a los « barrios desfavorecidos » y a la desviación, mientras que la denominación abarca realidades mucho más dispares, sobre todo en la región parisina. Este artículo se pregunta sobre las representaciones a la obra en la serie Fais pas ci, pas fais ça, asociando el suburbio oeste parisino – por medio de la ciudad de Sèvres – a sus habitantes, pertenecientes a una clase social superior, mayoritariamente blanca. Se trata, pues, en primer lugar de considerar a Sèvres como una metonimia de los suburbios occidentales, y al barrio como un actor-sujeto. De este modo, resulta una representación elaborada por efecto de contraste que confirma el « no marcado » del territorio. Luego, estudiamos más específicamente los regímenes de monstración de las minorías etnnoraciales y sexuales en la serie, así como las condiciones de su « reconocimiento ».

Palabras clave

Suburbios ; serie ; representaciones ; minorías ; visibilidad ; burgesia

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Boudon Héloïse « Le charme discret de la bourgeoisie. Les représentations de la « banlieue Ouest » dans la série Fais pas ci, fais pas ça », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/1, , p.33 à 45, consulté le mardi 3 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/dossier/02-le-charme-discret-de-la-bourgeoisie-les-representations-de-la-banlieue-ouest-dans-la-serie-fais-pas-ci-fais-pas-ca/

Introduction

Comédie familiale et satire sociale, la série Fais pas ci, fais pas ça (FPC) a été diffusée sur la chaîne de service public France 2 entre 2007 et 2017. Si la fiction créée par Anne Giafferi et Thierry Bizot au sein de la maison de production Elephant Story a connu des débuts difficiles 1, elle n’en a pas moins gagné ses galons, rassemblant en moyenne 4,5 millions de téléspectateur.ices et remportant des prix en France et à l’international. Dix ans durant et à raison d’une saison par an – à l’exception d’une carence de deux ans entre la saison 1 et la saison 2 – les téléspectateur.ices ont donc pu suivre les tribulations de deux familles voisines, les Bouley et les Lepic, dans la commune cossue de Sèvres, dans la banlieue Ouest parisienne. Les intrigues s’articulent principalement autour des aléas de la vie quotidienne et des guerres picrocholines que se livrent deux familles que tout oppose, en apparence. Par ailleurs, la série peut être qualifiée de « série feuilletonnante » (Benassi, 2011) : chaque épisode se lit comme une chronique de la vie ordinaire dont le dénouement intervient en règle générale en fin d’épisode, tout en développant des trames narratives qui servent de fil rouge tout au long de la saison.

Forte de ces premiers constats et à la suite de Céline Bryon-Portet, nous considérons donc que la fiction – et en particulier les séries audiovisuelles – participe de la médiatisation et de la construction de la représentation des territoires grâce aux « éléments réels et fictifs sur lesquels cette image est construite, [aux] mécanismes psychologiques qui permettent aux téléspectateurs de s’identifier aux personnages […], mais aussi [aux] enjeux sociétaux qui sont imbriqués dans des problématiques locales » (Bryon-Portet, 2011, p. 2). Cet article souhaite donc s’interroger sur les représentations à l’œuvre dans FPC, associant la banlieue Ouest parisienne – par le truchement de la ville de Sèvres – à ses habitant.es, appartenant à une classe sociale supérieure, majoritairement blanche. 

Renaud et Fabienne Lepic incarnent un modèle familial traditionnel. Catholiques et parents de quatre enfants, iels revendiquent des principes d’éducation stricts, fondés sur des valeurs conservatrices. À l’inverse, les Bouley représentent les « bobos » : la mère, Valérie, travaille dans une agence de communication tandis que Denis, le père, est un artiste raté plutôt fantasque, passant de restructurations professionnelles en bilans de compétences. En outre, iels forment une famille recomposée qu’iels élèvent selon des préceptes très inspirés de Dolto, valorisant la communication et la psychologisation des relations familiales. Pourtant, si les deux familles sont construites d’après un antagonisme initial, le milieu social se révèle parfaitement homogène, illustrant deux facettes de la bourgeoisie française comme le souligne le producteur de la série, Guillaume Renouil dans un article de L’Obs (6 février 2017) : « nous voulions que l’ancrage social des Bouley et des Lepic soit le même. Montrer qu’on peut être aussi bons et mauvais parents chez les cathos que chez les bobos. »

Outre les personnages, la topographie et le cadre géographique exercent une fonction cardinale dans la stabilisation de l’univers diégétique. Ainsi, FPC s’ancre explicitement dans la ville de Sèvres et, si les scénaristes ont effectué des tentatives de délocalisation des intrigues, le retour dans la commune semble inévitable, comme l’assure Guillaume Renouil : « les Lepic devaient par exemple passer toute la saison 8 dans une maison d’hôtes en Sologne. Mais l’ADN de la série, c’est nos familles à Sèvres. Nous les avons donc vite rapatriées » (ibid.). De fait, l’ensemble des protagonistes évolue dans le décor des lieux emblématiques de la commune : le lycée, l’hôtel de ville, la gare ou encore l’église. La prégnance de l’ancrage topographique est également renforcée par le tournage en décor réel, grâce aux autorisations délivrées avec enthousiasme par la commune comme le souligne le maire Grégoire de la Roncière cité dans Le Parisien (29 septembre 2016) : « elle [la série] a très fortement contribué à nous faire connaître. On peut même dire qu’avant il y avait la porcelaine et la céramique, et maintenant il y aura aussi Fais pas ci, fais pas ça ». Puis, la ville acquiert une importance croissante au fil des saisons puisque tour à tour les personnages sont mis en scène comme travaillant et participant de la vie locale. Enfin, la rue dans laquelle résident les « Boulpic » sert d’arrimage aux intrigues : les arches narratives y puisent leur source tandis que les personnages principaux et secondaires vont et viennent au gré de leurs déménagements. In fine, la représentation du territoire se construit dans la mise en scène d’une vie communautaire, instrument d’un entre-soi socialement et racialement homogène, et dont la « concentration résidentielle dans certains quartiers de Paris (les “beaux quartiers”) et communes de la région parisienne (“banlieue Ouest”) […] associent ses membres de manière quasi permanente » (Lenoir, 2016, p. 283). Pour reprendre Bruno Raoul, le décor de la ville de Sèvres s’institue en « entité socio-spatiale » dans laquelle « l’idée de territoire renvoie à une instance, territoriale en l’occurrence, qui […] “fait communauté”, fait sens pour une collectivité. On peut alors parler d’une véritable intrication du social et du spatial, ce qui fait ressortir le territoire comme entité socio-spatiale » (Raoul, 2017, p. 131).

Pour ce faire, nous nous inscrivons dans une approche socio-sémiologique afin d’analyser la représentation d’un « monde social télévisuel » significatif (Macé, 2001). Il s’agit de porter une attention particulière aux contenus et à leurs régimes de monstration et d’invisibilisation pour dégager « différentes formes d’expression d’exercice d’un pouvoir qui, se jouant dans l’arène des rapports sociaux et de l’espace public, se prolonge jusque sur la scène des représentations télévisuelles » (Macé, 2001, p. 132). Dans cette perspective, nous nous appuyons sur une étude de contenu et un codage thématisé, séquencé et minuté de 56 épisodes – échelonnés de la saison 2 à la saison 9 – en retenant comme items : les personnages, les lieux, l’arche narrative, la thématique de l’intrigue et enfin les éléments visuels (costumes, accessoires, etc.) et lexicaux (expressions idiomatiques ou termes connotés) produisant une catégorisation. Si notre étude s’appuie sur une vision globale de la série, nous nous focalisons, afin d’illustrer plus aisément les modalités de représentation des minorités ethnoraciales et sexuelles, sur deux intrigues qui débutent sur une « fausse note » (Goffman, 1973, p. 230) de la part d’un personnage principal. Ce procédé de mise en scène, fissurant la « façade » du personnage, élucide en creux l’idéologie de la série, qui élabore une « construction à visée dominatrice (qu’elle soit ostensible ou occultée) proposant une certaine vision du monde et susceptible de légitimer des discours performatifs et normatifs » (Boyer, 2008, p. 101). Dans une première partie, il s’agit donc de considérer Sèvres comme une métonymie de la banlieue Ouest, et le quartier comme un actant-sujet. Il ressort ainsi une représentation élaborée par effet de contraste qui entérine le « non-marquage » en termes de classe et de race (Brekhus, 2005) du territoire. Puis, dans une seconde partie, nous étudierons plus spécifiquement les régimes de monstration des minorités ethnoraciales et sexuelles dans la série ainsi que les conditions de leur « reconnaissance » (Honneth, 2005).

Sèvres, une métonymie de la « banlieue Ouest »

La représentation d’une banlieue non-marquée

Force est de constater que la « banlieue » et ses problèmes publics afférents sont devenus des lieux communs tant médiatiques que politiques (Sedel, 2013 ; Berthaut, 2013 ; Borrell, 2019). Largement assimilé aux « quartiers défavorisés » ou aux « grands ensembles », le terme désigne désormais dans l’imaginaire collectif des espaces sociaux touchés par la précarité et la délinquance : « en mettant en exergue la “question des banlieues” […], les institutions ont fabriqué une catégorie spatiale générique, celle des “quartiers”, réceptacles très visibles des problèmes sociaux : misère, insécurité, chômage, échec scolaire, économie parallèle, violence… à la croisée de thématiques multiples qui mobilisent de nombreux chercheurs : ségrégation, mixité, éducation, immigration, racisme, violences, rapports de classe » (Vieillard-Baron, 2010, p. 204). La fiction n’est pas en reste puisque la banlieue s’est progressivement instituée en « lieu du crime » (Kalifa, 2004 ; Collovald et Neveu, 2013 ; Macé, 2013). Dès lors, la « banlieue » fait l’objet d’un procédé de « marquage » qui conduit à ce que « le marqué soit l’objet d’une attention disproportionnée relativement à sa taille ou à sa fréquence, alors que le non-marqué fait rarement l’objet d’une attention, quand bien même il est souvent plus important » (Brekhus, 2005, p. 249). Car, réduire la « banlieue » à un espace de déviance, c’est oublier une « autre » banlieue, celle des villas en meulière, du scoutisme et des écoles Montessori, relativement peu interrogée par les médias et les industries culturelles, alors même que socialement dominante et révélatrice d’une norme puisque « des comportements, des attitudes, des catégories, des identités, des espaces sociaux et des environnements […] considérés comme socialement neutres restent non-marqués (ou sont pris pour allant de soi) » (ibid., p. 247). Ainsi, FPC rend visible les mécanismes de cette entité socio-spatiale « non-marquée » ainsi que les enjeux idéologiques et politiques qui sous-tendent cette identité sociale. En ce sens, la série participe des processus de visibilité en créant des références symboliques partagées qui orchestrent « les catégories d’intelligibilité publiquement reconnues ainsi que les modes d’appréciation et de dépréciation des activités sociales » (Voirol, 2005, p. 61). En ceci, les choix opérés en amont de la création témoignent de l’« idéologie » sous-jacente dans la fiction. Il ressort donc de l’analyse de l’univers diégétique que la mise en scène de l’entité socio-spatiale procède par effet de contraste en s’appuyant sur la confrontation entre « marqué » et « non-marqué » par le biais de deux éléments centraux : d’une part les personnages et d’autre part la représentation des habitus de classe.

Tout d’abord, la série met en scène une communauté, en s’appuyant à parts égales sur le quotidien des Bouley et des Lepic. Ainsi, elle ne consacre pas de héros totémique, lui substituant un « héros multiple » (Sepulchre, 2004, p. 201). Si l’éventail de personnages permet aux scénaristes d’explorer une palette diversifiée de traits de caractère, il faut néanmoins que le grand public imaginé par les créateur.ices puisse identifier rapidement la nature de ces personnages. Dès lors, l’élaboration des protagonistes relève d’une tension entre typicité et distinction afin de créer des personnages allégoriques, correspondant à un répertoire commun d’images et de références pré-constituées. La représentation par contraste n’oppose cependant pas frontalement les deux familles, mais s’incarne dans certain.es protagonistes récurrent.es. Ainsi, les personnages de Christiane Potin et Solange, la sœur de Fabienne Lepic, sont ainsi associées d’une part à la classe populaire et d’autre part à la province, par opposition à la région parisienne. Christiane Potin (Isabelle Nanty) figure une femme dans la précarité, à la fois loufoque, plaintive et incompétente. Si les « Boulpic » tentent à maintes reprises de lui porter assistance, ce n’est que pour échapper de justesse à la catastrophe. Dans une perspective similaire, Solange (Corinne Masiero) apparaît comme une femme bruyante et sans-gêne dont l’attitude provocante renvoie inlassablement Fabienne à ses origines modestes. Enfin, ces deux personnages sont associés au fil des intrigues à leur appartenance à une région « marquée », par opposition à la banlieue Ouest parisienne. Ainsi, Christiane Potin revendique ses racines alsaciennes, proposant une knack en guise de hochet à la benjamine des Bouley (s3e6) tandis que Solange s’exprime avec un accent prononcé du nord de la France (s4e7). Si la mise en scène outrancière vise avant tout un effet comique, elle élabore en creux la représentation de Sèvres comme une périphérie parisienne et bourgeoise tandis qu’elle associe les régions du Nord et de l’Est de la France aux classes populaires. 

Puis, la mise en scène des habitus vient parfaire la représentation. Elle se manifeste dans les pratiques des différents personnages : la chorale de l’aumônerie, le concours de la famille la plus respectueuse de l’environnement ou encore l’allusion à des enseignes vestimentaires connotées. Ainsi, Valérie et sa fille Tiphaine ambitionnent de poser pour une campagne de publicité mettant à l’honneur les duos mère-fille (s2e3). L’intrigue est alors une référence explicite aux publicités de la marque Comptoir des Cotonniers, griffe de vêtements particulièrement prisée des classes moyennes supérieures. Ces clins d’œil répétés participent bien entendu de ce que Barthes nomme « l’effet de réel » (Barthes, 1968, p. 84) et ces éléments aussi secondaires, voire insignifiants soient-ils, interviennent comme dénotateurs du concret, références à une réalité tangible. En ceci, le mode de représentation adopté par la série se situe du côté de la « rhétorique de l’image » et, à l’instar de l’italianité évoquée par Barthes, l’ancrage topographique dans la ville de Sèvres, corrélé à la représentation des habitus de classe, relève de la construction d’une « bourgeoisité ». La ville de Sèvres s’érige donc en métonymie d’un territoire associé à une catégorie sociale. De plus, la représentation se construit dans la proximité et la vie communautaire. La série met donc en scène un milieu social homogène fondé sur l’entre-soi dont cet échange à la table des Lepic fournit l’illustration (s5e2) : 

Soline : Sinon, ma prépa c’est plutôt la classe, c’est surnommé le CAC 40. La plupart des parents de mes potes, ils ont des postes de malade dans des boîtes absolument énormes et puis moi, j’ai mon Papa qui travaille chez Binet…

Renaud : Dis-moi Soline, ton petit pull « Zelig et Lefèbvre » là, tu sais combien il a fallu que je vende de robinets pour pouvoir te le payer hein ?

Le dialogue entre le père et la fille matérialise différentes strates de significations dans la représentation. D’une part, l’échange rend visible l’« entre-soi » mais surtout la fonction de reproduction sociale qu’exerce le territoire, et ce, notamment au travers des établissements scolaires. D’autre part, la classe préparatoire à laquelle fait allusion Soline, le « CAC 40 », établit par ailleurs une distinction entre les Lepic, « petits bourgeois » ou « classe moyenne supérieure », et les autres membres appartenant à l’entité socio-spatiale. Enfin, la marque « Zelig et Lefèbvre » renvoie à l’enseigne de prêt-à-porter haut de gamme Zadig et Voltaire, et intervient comme connotateur de classe sociale, puisque « l’intérêt que les différentes classes accordent à la présentation de soi […] et les investissements […] qu’elles lui consentent réellement sont proportionnés aux chances de profits matériels ou symboliques qu’elles peuvent en attendre » (Bourdieu, 1979, p. 225-227). 

Le quartier, un actant à part entière 

Si l’observation des protagonistes a permis de constituer le personnage-multiple en actant-sujet à part entière, il convient désormais de s’interroger sur le statut propre du cadre topographique. Dans une perspective greimassienne, la notion d’actant recouvre tous les rôles ayant fonction dans le récit. En ce sens, l’actant ne relève pas uniquement du « personnage » au sens classique du terme, mais peut également concerner une figure ou une entité non humaine (Greimas, 1966). Ainsi, le quartier de la fiction intervient-il en tant qu’actant de l’univers diégétique pour s’ériger ensuite comme actant-sujet de la diégèse. Le quartier possède d’ailleurs des adjuvant.es, les personnages principaux, et des opposant.es, à l’instar du promoteur immobilier Legendre qui met en péril l’identité du quartier en projetant la construction d’un immeuble-tour en lieu et place du pavillon de Madame Fernet (s2). De fait, la rue des « Boulpic » fait partie intégrante de la narration : grâce au procédé de métonymie, elle figure l’ensemble des personnages animés du but commun de garantir la stabilité et l’identité du quartier. Cette dernière s’apparente ainsi à la « philosophie du juste milieu », mise au jour par Laurence Corroy dans son étude du feuilleton Plus belle la vie : « la série prône la modération en tout. Le choix géographique du quartier […] en est la métaphore : placé au cœur de la ville, en son milieu, il montre la voie aux personnages. La morale personnelle est aisée à décrypter : il ne faut pas adopter de comportement dangereux sur le plan physique, émotionnel ou moral » (Corroy, 2010, p. 108). Série de service public, FPC ressort de la même idéologie de la tempérance : les maisons des protagonistes sont voisines et la rue forme une entité. Au cœur de la ville de Sèvres, elle traduit géographiquement les valeurs implicites de la série. C’est ainsi que les familles – d’abord opposées et se dénigrant réciproquement – parviennent à un juste milieu éducatif, à mi-chemin entre le « conservatisme » des Lepic et le « progressisme » des Bouley. Le point d’orgue du syncrétisme est atteint lorsque Tiphaine et Christophe, ainé.es de chaque famille, s’unissent et mettent au monde un enfant. Renaud entame, à l’occasion de leurs noces, une ode à l’acceptation des différences et aux vertus de la synthèse entre les deux familles (s6e6). Le discours de Renaud réunit l’ensemble des éléments : la philosophie du juste milieu, la tolérance et surtout la valeur suprême de l’amour qui transcende toutes les différences. En ce sens, la représentation fictionnelle rejoint l’objectif de service public du diffuseur, en valorisant une idéologie républicaine et volontariste, agissant donc comme « “technologie de francité” […], c’est-à-dire des technologies de pouvoir qui implantent des représentations de français.es “modèles”, à la fois du point de vue des comportements et modes de vie […] et des attributs identitaires » (Dalibert, 2018, p. 91). La pluralité – relative – des identités n’est plus synonyme d’hétérogénéité, mais de réunion par l’affiliation à un territoire et l’adhésion à des valeurs implicites.

La « banlieue Ouest » dans la sphère publique : enjeux idéologiques et politiques des identités sociales

De l’altérisation à l’ethnicité blanche : la représentation des minorités ethnoraciales

Le héros multiple s’ancre donc dans des procédés de stéréotypages sociaux qui ont pour effet de condenser et de figer la représentation (Boyer, 2008), mais aussi de déterminer les termes d’une « francité » hégémonique. Pourtant, la vocation représentative de la société française, tout comme les impératifs du Cahier des charges de France Télévisions, conduisent les chaînes de service public à un volontarisme, notamment en matière de « diversité », sensé renouveler le répertoire de personnages (Cervulle, 2013). Ce volontarisme débouche sur la création de ce que Macé nomme le contre-stéréotype : « le contre-stéréotype prend le contre-pied du stéréotype en proposant une monstration inversée : lorsque le stéréotype montre des non-Blancs mal intégrés culturellement, exclus socialement ou dans des rôles subalternes, le contre-stéréotype montre des non-Blancs de la classe moyenne, voire dans des statuts sociaux prestigieux » (Macé, 2007, p. 6). Dans ce contexte, FPC offre peu de personnages racisés malgré deux figures récurrentes, Malek Benhassi et Chris Lenoir. En dépit de la visibilité restreinte que FPC octroie aux protagonistes non-Blancs, ces deux exemples révèlent néanmoins les enjeux idéologiques de la fiction concernant les minorités ethnoraciales. Ainsi, Malek Benhassi (Zakariya Gouram) n’apparait que lors de la saison 3 en tant que supérieur de Renaud Lepic dans l’entreprise Binet (s3e1). Le personnage se présente donc immédiatement comme un contre-stéréotype, participant quasi-exclusivement aux intrigues professionnelles de Renaud puisque sa seule « délocalisation » dans le quartier se déroule lors de l’anniversaire de mariage des Lepic (s4e7). C’est d’ailleurs à cette occasion que l’appartenance du personnage à une minorité ethnoraciale est véritablement représentée et donne lieu à une mise en scène. En effet, Marie-Annick, la sœur collet monté et raciste de Renaud, assiste à la réception et son frère n’a de cesse de lui dissimuler l’identité de son supérieur. En ce sens, le contre-stéréotype est utilisé pour disqualifier les convictions racistes de Marie-Annick, incompatibles avec la « francité » prônée par la série. 

Le second personnage racisé est Chris Lenoir (Anthony Kavanagh), voisin fraîchement emménagé, qui forme un couple « mixte » avec sa femme Tatiana (Frédérique Bel). Les Bouley et Lepic voient d’un mauvais œil ce ménage atypique qui ne correspond pas aux stéréotypes du quartier et leur semble « bizarre ». D’emblée, les deux familles se montrent suspicieuses et lui imputent diverses incivilités : vol de la place de parking, déplacement des poubelles ou encore coups de fil anonymes (s4e1). La première impression des « Boulpic » procède alors d’une double altérisation de Chris Lenoir. D’une part, davantage que sa qualité de nouvel arrivant dans le quartier, ce sont la couleur de peau et les attributs sociaux du personnage – sweat à capuche, lunettes noires, SUV de luxe et musique rap à haut volume – qui éveillent la méfiance des habitant.es. La jonction de ces éléments construit alors la « racialisation » du personnage (De Rudder, Poiret et Vourc’h, 2000) puisque la réaction des protagonistes principaux témoigne d’« un rapport social qui lie le racisant et le racisé dans des rapports de pouvoir où le second est placé en position subordonnée par rapport au premier » (Dalibert et Doytcheva, 2014, p. 80). De fait, les « Boulpic » se présentent comme les tenants de la norme et du respect des règles tacites du quartier, tandis que Chris serait inévitablement le responsable de la déviance. D’autre part, la suspicion spontanée opère une altérisation territoriale : Chris Lenoir se serait en fin de compte « trompé » de banlieue et ses attributs conviendraient davantage aux banlieues marquées et racialisées (Boyer et Lochard, 1998). Mais, au terme de l’épisode, Chris se révèle agent de sportifs, plus diplômé et fortuné que ses voisin.es, et la méprise se dissipe. La mise en scène construit alors un renversement du rapport d’assignation, qui se poursuit au cours de la saison. Ainsi Fabienne s’évertue-t-elle à nouer une amitié entre Charlotte et Cannelle Lenoir, afin que sa fille gagne en popularité au collège (s4e5). Au-delà du contre-stéréotype, le personnage illustre donc « la transformation de la race en ethnicité » (Koshy, 2001) puisque Chris Lenoir est finalement intégré au quartier et par ricochet associé à une ethnicité blanche, conforme aux attendus de la « francité ». Enfin, la représentation de l’assimilation progressive du personnage à une ethnicité blanche se construit en deux temps : la « première impression », les préjugés pour formuler autrement, des Boulpic correspondent à une phase de racialisation et d’altérisation, puis, au « deuxième abord », les personnages principaux l’intègrent après s’être assurés de sa conformité aux normes hégémoniques du territoire. 

La « Manif pour tous » au prisme du microcosme sévrien

Les potentialités de la fiction participent ensuite d’un second niveau de « modalisation » (Goffman, 1991) qui réside dans l’accompagnement des processus de normalisation dans la « sphère publique globale » (Fraser, 2001), en répercutant et intégrant les étapes de ce mécanisme dans le cadre fictionnel. La visibilisation de l’homosexualité constitue un point névralgique des intrigues et offre une matière riche pour l’analyse. Si FPC intègre d’abord allusivement la représentation des minorités sexuelles grâce au personnage d’Augustine (s3e6), c’est surtout le personnage principal de Charlotte Lepic qui endosse la fonction de représentation. De fait, la longévité du programme a permis aux scénaristes de construire non seulement des cadrages successifs de la thématique mais aussi d’entrer en résonance avec le processus de « reconnaissance [qui] dépend de médias qui expriment le fait que l’autre personne est censée posséder une “valeur” sociale » (Honneth, 2005, p. 45) dans la sphère publique française, en intégrant les évolutions concrètes des droits des couples de même sexe. La loi Taubira et les manifestations « Mariage pour tous », sont mises en scène de manière explicite dans la série. Cependant, plutôt que de gommer les dissensions et de fabriquer une unanimité artificielle 2, FPC choisit d’incarner une controverse propre au territoire dans lequel elle s’inscrit : la « Manif pour tous » qui, en région parisienne, trouve des soutiens notamment dans la banlieue Ouest (De Boissieu, 2016). La série décide donc d’évoquer dans une forme de simulacre le mouvement de contestation et les membres qui la composent : des électeur.ices de la droite catholique et conservatrice. Ainsi Fabienne, devenue adjointe au maire de Sèvres, se trouve chargée d’éconduire un couple lesbien désirant se marier dans la ville, sur ordre exprès du maire, soucieux de préserver son électorat avant les municipales (s7e3). Dans FPC, la mise en scène et la rhétorique lâche du maire de Sèvres témoignent de l’opportunisme de la décision et de la réutilisation politique dont elle fait l’objet. En outre, cette pirouette scénaristique contribue à évacuer la dimension proprement politique, idéologique et normative d’un mouvement comme la « Manif pour tous ». Fabienne n’est pas elle-même enthousiasmée par le « mariage gay » mais se trouve embarrassée de contrevenir à la loi et de discriminer si manifestement. L’épisode figure ensuite les militantes de l’association LGBTQI+ « Arc-en-Sèvres » qui tractent à la sortie du lycée : Charlotte prend le prospectus et réalise bien vite que le stratagème pour faire échouer la cérémonie est l’œuvre du maire et de sa mère et décide de se joindre à la mobilisation. L’épisode est jalonné de répliques matérialisant les réticences, voire la franche opposition rencontrée dans une frange de la population. Le scénariste Michel Leclerc explique la démarche dans un article du Parisien (17 décembre 2014) : « nous avons écrit en plein débat sur le mariage pour tous, et cela nous a influencés […]. Mais le danger dans ces cas-là, c’est de se croire au-dessus des personnages en exprimant son opinion personnelle. Il fallait comprendre le point de vue de chacun, sans pour autant se croire obligé de mettre tout le monde au même niveau pour ne froisser personne ». Les propos de l’auteur mettent en lumière, à l’échelle d’une commune, la modalisation fictionnelle miniaturisée des controverses qui ont animé la sphère publique : la guerre de territoire que se livrent le maire et « Arc-en-Sèvres » atténue le débat, tout en lui conférant une certaine représentativité socio-spatiale. Quelques scènes plus tard, Charlotte fait alors irruption dans le bureau de sa mère avec les membres de l’association (s7e3). La séquence, pour la première fois, identifie la revendication des droits pour les couples de même sexe comme une cause mais témoigne à nouveau de l’individualisation du message et de son insertion dans la sphère privée. En ce sens, la mise en scène procède d’une « dépolitisation » de la cause, en circonscrivant aux enjeux de la relation mère-fille, à l’instar du mécanisme identifié par Sarah Lécossais concernant le féminisme (Lécossais, 2017). De fait, Fabienne décide finalement de passer outre le maire et procède, dans l’émotion, à l’union du couple. Le dénouement figure alors un « homonationalisme » (Puar, 2013) en représentant des personnages appartenant aux minorités sexuelles, finalement entendu.es et reconnu.es, parce que désireuses de s’aligner sur une hétéronormativité blanche et de classe moyenne supérieure, fondée sur le couple et la procréation. Cette perspective est par ailleurs confirmée ultérieurement dans la série quand Charlotte et sa compagne recourent à la PMA (s9e4). Pourtant, le « happy ending », correspondant à la « francité » souhaitable mise en scène dans la série, ne reflète pas exactement la réalité de l’entité socio-spatiale. En effet, la mairie de Sèvres, accordant habituellement l’autorisation de tournage, a cette fois-ci refusé que la scène du mariage se déroule dans la salle de réception de l’hôtel de ville par crainte de choquer certain es électeur ices (Le Parisien, 16 décembre 2014). 

Conclusion

En conclusion, la série FPC « rend visible » une banlieue non-marquée et sa population blanche de classe moyenne supérieure, alors même que « la faible visibilité médiatique octroyée aux discours sur la bourgeoisie est significative de son hégémonie et du fait qu’elle est constitutive du système de représentations de la francité » (Dalibert, 2018, p. 100). La représentation de l’entité socio-spatiale se construit par contraste, en confrontant personnages principaux non-marqués et personnages secondaires marqués. En ce sens, la fiction esquisse les contours d’une banlieue aisée et parisienne, par opposition aux régions Nord et Est, associées aux classes populaires. Puis, la représentation du territoire et de ses habitant.es élabore une idéologie, une « francité » modèle, fondée à la fois sur le rejet des extrêmes et l’adhésion aux normes hégémoniques. De fait, les personnages appartenant aux minorités ethnoraciales ou sexuelles figurent des contre-stéréotypes, associés à une ethnicité blanche et une hétéronormativité : si la série accorde une certaine visibilité aux minorités, elle en conditionne la reconnaissance. Enfin, il faut rappeler avant de conclure que FPC se présente avant tout comme une comédie satirique, volontiers rocambolesque, voire bouffonne. Ce recours systématique à l’humour lorsqu’il s’agit de représenter des personnages appartenant aux minorités ethnoraciales, sexuelles ou de classes désamorce ce qui pourrait ressembler à une critique : « le rire autant que son absence sont un indicateur des modèles dominants, des normes, des attendus, des écarts autorisés aux normes et participent de la construction sociale de l’humour » (Quemener, 2009, p. 2). Ainsi, le recours aux contre-stéréotypes et à l’humour euphémise les préjugés ethnoraciaux des personnages et contribue de fait à affirmer la « blanchité » comme une norme. Pourtant, davantage qu’un choix rationnel et délibéré de la part des acteur.ices de la création, la stratégie d’évitement relève davantage du postulat que « la perpétuation objective de la domination ne relèverait pas d’un choix déterminé et éclairé des acteurs et actrices mais plutôt d’un état de conscience marqué d’empreintes d’ignorance socialement agencées et naturalisées par lesquelles les (in)actions des dominants ne sauraient pleinement leur apparaître en tant que produit de la domination » (Cervulle, 2012, p. 49). En effet, les propos des créateur.ices éclairent cet état de fait : socialement proches de leurs personnages, mais aussi animé.es de la préoccupation de satisfaire le « grand public » d’une chaîne généraliste, iels préfèrent substituer à une critique systémique un socle de valeurs aisément partageables, une « idéologie du juste milieu ». C’est pourquoi, malgré la mise en scène explicite du mouvement de contestation conservateur de la « Manif pour tous », le propos bascule dans l’individualisation de la lutte et la dépolitisation de la cause, au détriment d’une représentation plus tangible de l’entité socio-spatiale incarnée par la banlieue Ouest. 

Notes

[1] Les audiences de la première saison, diffusée alors le samedi en fin d’après-midi, déçoivent et conduisent les producteurs à remanier la formule. Le procédé d’aparté face caméra avec les protagonistes, inspiré du « mockumentary » et de la téléréalité, disparaît notamment.

[2] Cela a par exemple été le cas pour le feuilleton Plus belle la vie sur France 3 qui a célébré l’union de Thomas et Gabriel, de concert avec la promulgation de la loi.

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Auteure

Héloïse Boudon

Héloïse Boudon est docteure en sciences de l’information et de la communication et chercheuse associée au laboratoire CARISM (Paris 2). Ses travaux portent sur la fonction d’opérateur des séries télévisées dans la sphère publique française ainsi que sur leur rôle actif à la construction des problèmes publics.
heloise.boudon@gmail.com