Les appropriations des chaînes d’information en continu (BFM TV et CNews/I-Télé) : émergence de nouveaux usages et fragmentation des publics
Résumé
Les chaînes d’information en continu ont progressivement intégré les pratiques informationnelles des Français depuis une quinzaine d’années. Fondé sur une enquête qualitative menée entre 2015 et 2017, ce travail explore une partie de la relation qu’entretiennent les publics avec ces chaînes. La disponibilité permanente du flux d’information est à l’origine d’usages de l’information diversifiés reliés tant aux modes de vie contemporains qu’au rapport à l’actualité de chaque individu. Ainsi, les publics trouvent-ils, dans la pratique de ces chaînes, un moyen d’ajuster les temps dédiés à l’actualité dans leur quotidien et une fenêtre ouverte permanente sur l’état de la sphère publique. Cet article propose 5 idéal-types de profils d’usagers des chaînes d’information en continu : les Primo-accédants, les Minimalistes, les Modérés, les Assidus et les Intensifs.
Mots clés
Chaînes d’information en continu, télévision, usages sociaux, actualité, politique, réception
In English
Title
Appropriations of 24-hour rolling news channels (bfm tv and cnews/i-télé): the emergence of new uses and the fragmentation of audiences
Abstract
24-hour rolling news channels have gradually integrated French information usages over the past fifteen years. Based on a qualitative analysis carried out between 2015 and 2017, this paper explores part of the relationship that audiences have with these channels. The permanent availability of news generates a series of uses of news accessibility related both to contemporary lifestyles and to each individual’s relationship to the news. Thus, audiences find in the use of these channels a means of adjusting the time dedicated to the news to their daily lives and a permanent open window on the state of the public sphere. This article suggests 5 ideal types of user profiles for 24-rolling news channels: Primary users, Minimalists, Moderates, Regular users and Intensive users.
Keywords
24-hour rolling news channels, television, social uses, news, politics, reception studies
En Español
Título
Apropiaciones de canales de comunicacion en abierto (bfm tv y cnews/i-télé): aparición de nuevos usos y fragmentación de las audiencias
Resumen
Durante los últimos quince años, los canales de comunicación en abierto han ido integrando progresivamente las prácticas informativas francesas. A partir de una encuesta cualitativa realizada entre 2015 y 2017, este trabajo explora una parte de la relación que tienen las audiencias con estos canales. La disponibilidad permanente del flujo de información ha dado lugar a una serie de hábitos en el acceso a la información relacionados tanto con estilo de vida contemporáneo como con la relación de cada individuo con la actualidad. De este modo, las audiencias hallan, por medio de estos canales, una forma de adaptar el tiempo dedicado a la actualidad en su vida diaria y una ventana abierta permanentemente al estado de la esfera pública. Este artículo propone 5 tipos de perfil de usuario de los canales de comunicación en abierto: los Principiantes, los Minimalistas, los Moderados, los Asiduos y los Intensivos.
Palabras clave
Canales de comunicación en abierto, televisión, usos sociales, noticias, política, estudios de recepción
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Derhi Jérémie, « Les appropriations des chaînes d’information en continu (BFM TV et CNews/I-Télé) : émergence de nouveaux usages et fragmentation des publics », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/3, 2024, p.13 à 27, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/dossier/01-les-appropriations-des-chaines-dinformation-en-continu-bfm-tv-et-cnews-i-tele-emergence-de-nouveaux-usages-et-fragmentation-des-publics/
Introduction
La part de l’information à la télévision a drastiquement augmenté avec l’introduction progressive des chaînes d’information en continu (CIC) depuis une vingtaine d’années. Les conséquences de cet élargissement ont été peu étudiées, Pourtant, ces chaines, principalement BFM TV, CNews et dans une moindre mesure LCI et Franceinfo:, sont devenues des marques médiatiques très présentes dans la sphère publique et s’inscrivent dans le top 5 des pratiques d’information télévisée des français (Dejean et al., 2021, p. 55). De manière concomitante à la reconfiguration des pratiques informationnelles liée au numérique, l’émergence de ce nouveau format a fait naître de nouvelles pratiques jusqu’ici inexplorées.
Les travaux sur la réception des chaînes d’information en continu démontrent leur centralité lors de la survenue d’événements exceptionnels tels que les vagues d’attentats de 2015 et 2016 (Lefébure et Sécail, 2016 ; Sécail et al., 2020) mais ne renseignent pas sur le rapport quotidien des individus à ces chaînes. Les récents débats sur la transformation éditoriale d’I-télé devenue CNews depuis son rachat par le groupe Bolloré réaffirment pourtant la nécessité d’étudier et d’interroger la manière dont les téléspectateurs se saisissent de ces chaînes.
Nous avons donc cherché à mieux comprendre l’inscription de cette pratique des CIC dans la vie des individus, principalement à travers la notion d’usage telle qu’envisagée par Josiane Jouët (Jouët, 2000). Dans cette perspective, les usages sont des appropriations socialement différenciées des dispositifs et des objets médiatiques permettant de reconstruire les contextes sociaux à l’origine de la pratique et de sa perpétuation (Breton et Proulx, 2012, p. 267). A partir d’une enquête qualitative, nous avons mis au jour une diversité d’usages s’inscrivant dans des styles de relations aux chaînes. Ces analyses issues d’une recherche doctorale proposent 5 idéaltypes de profils d’usagers des chaînes d’information en continu.
Dans un premier temps, nous verrons que la pratique des CIC recouvre une série d’usages individuels. Ces usages donnent la possibilité de négocier les modes de vie (travail, famille, solitude) et les rapports à l’actualité (lointains, distants, concernés, intellectuels) à travers des usages pratiques, pragmatiques et cognitifs, mais également des usages d’accès et de surveillance de la sphère publique [1] (Maigret et Macé, 2005, p. 41‑66) et comprenant une dimension cérémonielle (Dayan et Katz, 1996). Dans un second temps, il s’agira de mettre en lumière les multiples configurations de l’appropriation des CIC dans le rapport à l’actualité. L’analyse des caractéristiques de la pratique (fréquence, durée, horaire) et des autres pratiques d’information médiatiques déclarées par les enquêtés expliquera la manière dont ces chaînes sont l’objet de styles relationnels. L’articulation entre ces styles relationnels et les usages rendra possible l’établissement de 5 idéaltypes de profils d’usagers des CIC : les Primo-accédants, les Minimalistes, les Modérés, les Assidus et les Intensifs.
Méthodologie, caractéristiques de la population d’enquête et de la pratique des CIC
Le matériau de l’enquête est constitué de 58 entretiens qualitatifs semi-directifs menés au sein de quatre localités (Gard, Haute-Savoie, Montreuil et le 15ème arrondissement de Paris) entre 2015 et 2017 avec des téléspectateurs réguliers des CIC (minimum trois visionnages hebdomadaires). Les entretiens, d’une durée moyenne d’une heure, ont permis le recueil d’une variété de données sur les individus : trajectoires socio-économiques et éléments biographiques, pratiques de diversification médiatique (nombre et type de titres d’actualité consultés régulièrement), pratiques et interprétations à propos des CIC. La composition de la population d’enquête est assez diversifiée en termes de répartition par classes d’âge [2] et de genre (proche des proportions INSEE), mais s’en détache sur le plan des catégories socioprofessionnelles (CSP), avec une surreprésentation des cadres et professions intellectuelles supérieures et du niveau de diplôme, plus élevé que dans la population générale. Ce décalage, non significatif pour une enquête qualitative, renvoie tout de même aux traits sociaux connus des pratiques informationnelles (Dejean et al., 2022) notamment si on les compare à ceux de la pratique télévisuelle en général (Lombardo & Wolff, 2020). Ainsi, comme dans la population générale, l’intérêt pour l’actualité de notre population d’enquête, reflété notamment par le degré de diversification médiatique, est plus fort chez les hommes et croît avec l’âge, le niveau de diplôme et la CSP. Trois groupes de profils de diversification se détachent :
– un groupe d’univores de 10 enquêtés, majoritairement féminin, au statut et niveau de diplôme faible et pour lequel les CIC sont le rapport principal à l’actualité ;
– un groupe de profils moyens de 28 enquêtés, presque paritaire, ayant le même âge moyen que la population d’enquêtés dans son ensemble, diversifié sur le plan des CSP et ayant à côté des CIC deux ou trois rendez-vous réguliers avec l’actualité à parité entre médias publics et privés ;
– un groupe d’omnivores de 20 enquêtés, plus âgé et masculin, aux catégories socioprofessionnelles et niveaux de diplôme plus élevés, pour lequel les CIC sont une fraction d’un rapport à l’actualité assez fort et davantage lié aux médias audiovisuels publics.
Concernant la pratique des CIC en elle-même, les enquêtés les regardent plutôt le matin et le soir, conformément aux courbes d’audiences générales de la télévision (Conan, 2020, p. 44). Pour une première moitié du corpus d’enquêtés, les temps d’exposition indiquent que la pratique des CIC est une pratique d’appoint, inférieure à 1h par jour, fraction négligeable de la pratique télévisuelle en général. Cette partie de la population d’enquêtés est principalement composée d’individus issus des classes populaires ou de catégories intermédiaires et d’employés, ainsi que d’individus pour qui les CIC ne représentent pas le rapport principal à l’actualité mais seulement une fraction de celui-ci. Pour la seconde moitié du corpus d’enquêtés, la pratique des CIC représente une fraction « à part entière » de la pratique télévisuelle, c’est-à-dire un programme en lui-même dont le visionnage est supérieur à 1h jusqu’au visionnage en fond ou en continu. Dans l’ensemble, les temps de visionnage augmentent légèrement avec le niveau de diplôme comme avec la catégorie socioprofessionnelle. La pratique des CIC est domestique, massivement individuelle, bien que davantage partagée pour les 24-39 ans au sein du couple. Enfin, la pratique des CIC semble être bien ancrée dans les habitudes télévisuelles, à en juger l’ancienneté de celle-ci chez nombre d’enquêtés.
Une variété d’usages en lien avec le flux
La forme audiovisuelle que prennent ces chaînes – un flux en forme de boucle d’information en continu- incite d’abord à explorer la relation à cette disponibilité permanente de l’information. La pratique de ces chaînes s’effectue sur les plages horaires traditionnelles de forte audience de la télévision (le matin et le soir), si bien que l’interrogation porte les usages liés à cette disponibilité permanente du flux d’information. La figure 1 ci-dessous propose un schéma de l’ensemble des usages individuels évoqués au cours de cette partie.
Des appropriations liées à l’accessibilité de l’information
Au sein des modes de vie des individus, la pratique de l’actualité est, dans la plupart des cas, subordonnée à une série d’autres activités plus ou moins contraignantes (le temps familial, le travail, les loisirs, le sport, etc.). Dans ce cadre, la disponibilité du flux des CIC donne la possibilité de différer et de choisir les moments dédiés à l’actualité.
Le flux de l’information dans les CIC fait naître deux types d’usages d’ajustement des temps au sein des modes de vie. Le premier est dédié à l’information dans la sphère privée et se caractérise par la priorisation d’autres activités sur l’activité informationnelle, reléguant celle-ci à des moments plus atypiques mais rendus possibles par la disponibilité du flux. Cet usage s’exprime souvent comme un choix (c’est-à-dire le fait de vouloir s’informer à un moment précis et non à un autre) ou bien comme une facilité permise par le flux. Des enquêtés rapportent par exemple qu’ils regardent les CIC après une activité particulière qui ne dépend pas d’un horaire précis (repas, douche, heure où l’on rentre chez soi, etc.).
En second lieu, aux deux extrémités du spectre des catégories socioprofessionnelles, le problème de l’accès à l’information en relation aux horaires de travail est significatif dans l’adoption des CIC à travers un usage d’ajustement des temps dédiés à l’information dans la sphère privée au regard des contraintes de la sphère professionnelle. En effet, sur les 35 actifs en emploi du corpus, 22 sont concernés à des degrés divers par l’usage de ces chaînes en lien avec leurs horaires de travail. Pour un groupe de 10 enquêtés, l’accès à une matinale d’information ou à la tranche 19h-21h est impossible. Il s’agit des personnes les plus contraintes par leurs rythmes professionnels. Pour ces enquêtés, l’offre en continu joue un rôle important et bénéficie d’un avantage certain sur les replays d’émissions ou de bulletins d’information. Parmi ces enquêtés, 6 appartiennent à des professions CSP-, ayant moins de prise sur leur univers professionnel, et 4 sont cadres, et ainsi moins contraints dans leur accès aux tranches d’information classiques, mais évoquant des horaires incertains ou tardifs souvent associés à des métiers à responsabilités (CSP+).
Enfin, le dernier usage lié à l’accessibilité de l’information est davantage associé aux contenus des CIC. Sur le plan cognitif, l’information est plus accessible car perçue ou vécue comme plus facile à comprendre. Nous en avons identifié deux formes. D’abord, celle d’enquêtés jeunes issus de milieux plutôt populaires ou de personnes âgées qui louent la facilité de compréhension des contenus des CIC, loin des « blabla » de TF1 et France 2. Le discours des enquêtés issus de milieux populaires met en avant la clarté et la simplicité des contenus, leur aspect « concret » pour reprendre leurs mots. Ensuite, nous avons identifié cet usage chez des cadres ou apparentés, non pour des raisons de moindre connaissance de la sphère publique ou des difficultés de concentration ou de compréhension, mais plutôt en relation avec l’état de fatigue lié au travail, ou pour se préserver en vue de pratiquer d’autres activités intellectuelles comme la lecture. Les CIC constituent donc l’un des dispositifs qui permet aux individus d’agencer tout ou partie de leur pratique de l’information par différentes formes d’accessibilité [3].
Des usages d’accompagnement et de stimulation
Les CIC ne favorisent pas uniquement des usages liés à leur accessibilité. À l’instar d’autres médias, elles font l’objet d’appropriations en rapport avec la solitude et la stimulation intellectuelle (Glévarec, 2017, p. 43). Nous avons ainsi identifié des usages d’accompagnement dans lesquels les CIC s’apparentent à une présence lors des moments du quotidien ou peuvent tenir lieu d’occupation subalterne, éventuellement d’occupation par défaut. Les CIC ne suivent pas ou peu, dans le discours des enquêtés, la logique du rendez-vous.
Chez les non-actifs ou actifs hors de l’emploi, les CIC accompagnent et structurent en partie le temps de la journée. Pour les enquêtés les plus instruits hors de l’emploi, le rapport à l’actualité en continu s’apparente à un usage présentiel qui vise à garder une forme de synchronie avec la sphère publique. Pour les actifs, l’usage des CIC en tant que présence ou accompagnement vise moins à structurer la journée qu’à accompagner des moments creux (« dès qu’[il n’y a] rien à faire », « ou alors entre deux pubs ») et des tâches du quotidien souvent associées à la solitude. Le flux autorise une attention flottante partagée entre la télévision et la tâche en question.
Tant pour les actifs que pour les non actifs, les CIC tendent donc à conduire à un usage et finalement à un statut d’occupation par défaut, au caractère parfois opportun, mais toujours subalterne. Il peut s’agir d’une manière de passer le temps pour ceux qui en ont beaucoup comme d’une façon d’agrémenter et de combler les temps morts du quotidien ou de la pratique télévisuelle dans son ensemble.
Les usages de stimulation intellectuelle [4] s’incarnent d’une part à travers le caractère feuilletonnant des contenus et, d’autre part, en lien avec des formes d’appropriations intellectuelles des contenus. Le premier s’exerce de manière socialement différenciée, mais touche l’ensemble des strates du corpus. Les enquêtés proches des classes populaires se focalisent sur la dimension feuilletonnante des faits divers, alors que les personnes issues de milieux plus favorisés focalisent leurs attentes sur l’agenda politique. En revanche, cet usage est socialement indifférencié concernant le suivi des grands événements comme les attentats. La structuration des contenus et des grilles de programmation des CIC permet cet usage à travers la retransmission en direct et le suivi des événements quotidiens au fil de la journée ou sur le long cours.
Le second usage de stimulation réside dans les appropriations intellectuelles des contenus et leurs perspectives individuelles. Nous y retrouvons principalement trois types de stimulation :
– D’abord, l’acquisition de nouvelles connaissances ou de nouvelles perspectives sur celles-ci venant renforcer un savoir (via les experts, les débatteurs, les comparaisons de fond ou de forme avec d’autres chaînes ou médias, la découverte de nouvelles idées ou points de vue) à travers des postures d’apprenant, un enrichissement personnel et une forme de plasticité des savoirs face à l’actualité ;
– Ensuite, une stimulation issue du fait de typifier et d’organiser les contenus, à travers une forte propension à évoquer le sens d’une actualité, son historicité, ses tenants et aboutissants, et l’adoption d’une posture de décrypteur des enjeux et du fonctionnement de l’actualité ;
– Et enfin, une stimulation issue de la structuration systémique des contenus de ces chaînes à travers la faculté à donner une interprétation s’inscrivant dans une vision globale du monde dans laquelle tout a un sens. Ce dernier type de stimulation s’articule bien souvent à une identité forte de l’individu et s’exprime surtout sur un mode oppositionnel.
Ces usages de stimulation participent à fonder et à enrichir des formes de compétences politiques telles qu’entendues par Daniel Gaxie (Gaxie, 2002, p. 169).
Une télévision potentiellement cérémonielle
La télévision cérémonielle (Dayan et Katz, 1996) est une expression qui décrit, sur un plan anthropologique, les retransmissions télévisuelles de grands événements attendus comme les funérailles du président Kennedy ou le mariage du prince Charles et de Lady Diana. Bien que la notion n’ait pas été éprouvée à nouveau empiriquement depuis l’étude des auteurs, des cas plus récents comme ceux des funérailles du président Jacques Chirac ou du chanteur Johnny Hallyday entrent dans ce cadre. Le spectateur habituel est ainsi invité à cesser d’être spectateur pour devenir témoin d’un événement dont la télévision propose un récit. Pour reprendre les mots de Dayan, « la télévision cérémonielle vise à offrir non pas un savoir, mais une expérience, la possibilité d’une participation. Sa vocation participative se traduit en [comportements] de proximité ou d’effacement de la distance, en rituels d’inclusion dans un “ nous ” » (Dayan, 2006, p. 182).
Les CIC font l’objet, d’une part, d’usage de vigilance et de surveillance de la sphère publique, d’autre part de suivi des événements à forte portée dramatique. Ces deux usages ne relèvent pas de la télévision cérémonielle proprement dite mais s’inscrivent dans son sillage par la dimension collective et les attentes sociales qui sous-tendent le visionnage des CIC.
Le premier usage concerne une majorité d’enquêtés et s’exprime par l’attention portée aux évolutions de la sphère publique à travers des formes de vigilance ou de surveillance de celle-ci via les CIC. Cet usage s’inscrit dans les attentes et les appréhensions des enquêtés vis-à-vis de changements potentiels au sein de la sphère publique. Cette surveillance des potentialités cérémonielles consiste pour une part à monitorer la sphère publique à travers des indicateurs différents selon les individus : l’évolution des positions idéologiques des personnalités politiques et des journalistes ; l’évolution du traitement d’une thématique en particulier ; l’évolution des rapports de force politiques et culturels ; ou encore, l’évolution de ce qui est donné à voir aux autres, « ce qu’on dit aux gens ». Pour une autre part, il s’agit d’une surveillance pragmatique des changements concrets ou directement liés aux modes de vie des individus (comme les stations de métro bloquées par une manifestation ou le vote d’une loi concernant son statut professionnel) et plus largement de la survenue d’un drame inattendu.
À côté de la surveillance de ces grands enjeux qui nourrissent la vie intérieure et les anticipations désirées ou non de certains enquêtés, nous observons une surveillance qui prend un tour plus métaphysique, dans laquelle la connaissance des enjeux du moment autour de l’actualité devient une question existentielle, notamment chez cet enquêté :
« [À propos de sa fréquentation des CIC] C’est une habitude, maintenant c’est machinal, d’ailleurs ça me pose un problème parce que j’aime pas être tenu à des habitudes. Mais aussi parce que je veux savoir, je veux savoir c’qui s’passe, je veux être maître de mon destin. Et donc je veux savoir où je suis et dans quelle situation je me trouve et quelles sont les circonstances qui se présentent à la vie que je mène ».
Frédéric, 49 ans, en invalidité.
Les propos de Frédéric caractérisent bien l’enjeu intrinsèquement social de l’usage de l’actualité car ils reflètent « l’articulation entre l’individuel et le collectif, le personnel et le social, le privé et le public » identifié par Josiane Jouet (Jouët, 2000, p. 515). Cette intersection entre l’individuel et le collectif est primordiale dans le rapport à l’actualité, car elle construit le monde social chez l’individu en dehors de son environnement quotidien. Cette surveillance s’apparente en réalité à une manière d’être au monde ou de faire partie du monde, grâce au regard que les individus portent à son endroit.
Le propos de Tahar illustre bien cette dimension spécifique, mais à travers le rôle potentiellement cérémoniel que les CIC jouent dans ce cadre :
« [Sur ce qu’apportent ces chaînes] Alors elles m’apportent, on va dire, à la fois le fait de savoir s’il s’est passé quelque chose, « qu’est-ce qui s’est passé ? », et s’il s’est passé quelque chose de grave ou d’important dans le monde. Voilà, donc c’est à la fois, donc on va dire, le fait d’avoir de l’information et à la fois de s’assurer qu’il s’est rien passé de grave. J’veux dire, toujours avec la menace terroriste et tout ça, on peut se dire, voilà non y’a différentes choses. Mais c’est surtout ça, de voir s’il ne s’est rien passé de grave et d’un autre côté voir c’qui s’est passé d’important. Sachant que maintenant, de plus en plus, les gens avec leurs smartphones… moi-même j’ai mis l’application Euronews, donc s’il s’est passé quelque chose, on va dire de grave, un attentat ou un… ou quoi… dans les collègues y’a toujours quelqu’un qui va dire « ah ben il s’est passé ci, il s’est passé ça », donc l’information dans la journée, même au travail on l’a. Mais bon, je regarde quand même ».
Tahar, 39 ans, gestionnaire de paie dans une grande entreprise.
Ainsi, ces diverses formes de surveillance, seulement survolées ici, s’inscrivent dans des appréhensions et espoirs cérémoniels, c’est-à-dire l’attente d’un événement qui marquerait collectivement la société. C’est pourquoi nous parlons dans le cadre de ces usages de surveillance d’une télévision potentiellement cérémonielle.
Le deuxième usage accolé à cette notion est lié à la survenue cette fois-ci effective d’événements inattendus qui accaparent une grande partie de l’attention publique comme les attentats en 2015 et en 2016. Les audiences des CIC durant ce type d’événements attestent de moments collectifs et télévisuels importants qui donnent lieu à un usage de suivi en continu. Nous qualifions cette appropriation des CIC lors de ces contextes particuliers d’usage de suivi intensif en contexte cérémoniel implicite. Le terme implicite renvoie au caractère cette fois-ci inattendu de l’événement contrairement au concept original forgé par Dayan se focalisant uniquement sur des évènements anticipés par les médias télévisés.
Cet usage se caractérise par une forte intensification de la pratique, parfois douloureuse, visant à explorer l’événement, ses ramifications et sa clôture, mais également par l’envie d’avoir des échanges sociaux directs (téléphone, messagerie, rencontre physique, etc.) comme réaffirmations d’un « nous » public du drame collectif. Sur ce point, hormis l’objectif de communiquer exprimé par les enquêtés, notre travail rejoint celui de l’étude Mediaterr (Sécail et al., 2020) qui décrit quantitativement cet usage de suivi intensif. Ainsi, plusieurs enquêtés décrivent et ont intégré deux régimes spectatoriels liés à ces chaînes. Un premier, ordinaire, celui décrit à travers les usages précédemment évoqués, et un second, lié au caractère exceptionnel de l’actualité et implicitement cérémoniel sur le plan anthropologique.
De multiples configurations d’appropriations
Styles relationnels
L’actualité et les CIC n’occupent pas la même place dans la vie des individus sur les plans symbolique, temporel et pratique. Pour évaluer cette dimension, c’est à dire replacer les CIC dans le cadre des pratiques informationnelles et du sens qu’elles prennent pour les personnes, nous avons articulé ensemble deux séries d’indicateurs : 1) le degré de proximité à la sphère publique de chaque enquêté à partir de la fréquence et la durée de consultation des CIC et de la diversification médiatique et 2) le rapport de confiance ou de défiance de chaque enquêté envers les CIC, les médias en général et la politique (à partir des notions de légitimité et de crédibilité (Charaudeau, 2005, p. 50, p.91). Cette approche permet de comprendre ce que font (de Certeau, 1980) les enquêtés de ces chaînes, notamment au regard de leurs autres fréquentations médiatiques d’information.
En résultent des styles relationnels aux CIC au sein des pratiques informationnelles qui décrivent la place qu’occupent les CIC dans le rapport des individus à l’actualité et la sphère publique. Comme l’illustre le schéma ci-dessous, quatre groupes d’enquêtés émergent, se partageant huit styles relationnels.
Le rôle que les CIC occupent dans le rapport à la sphère publique est fondé principalement sur la diversification médiatique (en nombre de titres consultés par semaine). Ces chaînes constituent un repère de l’état de la sphère publique pour ceux qui ne s’informent que par elles. Elles sont un repère avec distanciation pour ceux qui disposent de facteurs disparates de distanciation vis-à-vis du traitement de ces chaînes (âge, expérience plus assidue de la sphère publique et des médias, expérience professionnelle, niveau d’éducation, héritage politique familial, polarisation sur certains sujets, etc.). Elles peuvent également de présenter comme l’indicateur principal de l’état de la sphère publique dès lors qu’elles sont centrales dans la pratique de l’actualité mais qu’entre 4 et 7 titres participent à enrichir de manière a minima hebdomadaire le lien avec la sphère publique. Enfin, elles deviennent un indicateur parmi d’autres quand elles ne représentent qu’une fraction du rapport à l’actualité quel que soit le degré de diversification. Dans un souci de concision, nous faisons ici l’économie d’une description détaillée de ces styles (pour plus de détails voir Derhi, 2023), préférant directement les aborder à travers la description des idéaux-types de profils d’usagers des CIC. Les éléments significatifs de ces styles y seront évoqués. Cependant, d’ores et déjà, deux remarques sont possibles.
D’une part, les styles de relation aux CIC sont pour partie transversaux aux rôles que les CIC occupent dans le rapport à la sphère publique, mais à travers des appropriations socialement différenciées. En d’autres termes, l’accès à la sphère publique via les CIC en tant que socle informationnel (c’est-à-dire pour les bulletins d’information) se retrouve dans tous les groupes, mais à des intensités et des degrés de diversification variable selon l’origine sociale. De la même manière, les contenus inter-boucles (débats, plateaux de commentateurs, etc.) sont présents dans tous les groupes, mais sont mobilisés de manière socialement différenciée : en tant que représentation fidèle de la sphère publique (repère) ; en tant qu’accès mesuré à un débat public considéré comme lointain ou inquiétant (repère avec distanciation) ; en tant qu’accès à un débat public considéré comme positif (indicateur principal) ; et en tant qu’objet de critique du débat public (indicateurs parmi d’autres). Certains enquêtés cumulent des styles relationnels aux CIC. C’est pourquoi il faut lire ces éléments comme des archétypes d’appropriation de ce type de chaînes.
D’autre part, nous observons une forme de chassé-croisé entre la confiance dans ces chaînes et la politisation et polarisation politiques des individus. Les plus défiants politiquement (qui sont aussi ceux issus des couches les plus populaires) sont les plus confiants dans le travail de ces chaînes tandis que les plus engagés dans le système partisan sont les plus critiques. Pour notre population d’enquêtés, il n’y a donc pas de corrélation entre défiance médiatique et défiance politique. Nous constatons également à travers la composition sociale du groupe repère que les CIC sont un point d’entrée dans la sphère publique pour les publics jeunes et issus de classes populaires qui ne s’informaient pas avant de commencer à fréquenter ces chaînes et rejetaient les contenus plus traditionnels que sont les JT, souvent associés aux pratiques parentales.
Ces chaînes occupent donc des rôles très différents dans le rapport à l’actualité et à la sphère publique des individus. Elles peuvent être centrales ou mineures, tant dans l’accès à la dimension évènementielle de l’information à travers les bulletins d’information, que dans l’accès au débat public à travers les contenus inter-boucles. Les variables de ces styles d’usages sont l’âge, en partie, la catégorie socioprofessionnelle, le niveau éducatif et la polarisation politique. Ces styles relationnels aux chaînes dessinent les types de contenus privilégiés par les individus et la place qu’elles occupent dans leur quotidien aux côtés d’autres consultations médiatiques d’actualité.
5 idéal-types d’usagers
Compte tenu de la variété des usages et des rapports qu’entretiennent les publics avec ces chaînes, il apparaît indispensable de réaliser des idéaltypes de profils d’usagers des CIC recoupant au mieux ces dimensions. Nous l’avons vu, l’origine de la variété des usages identifiés est liée à une fragmentation des temporalités sociales. Cette fragmentation est relative aux temporalités des statuts professionnels (actifs, retraités, hors de l’emploi), à la qualification des « moments » d’information dans la vie des enquêtés (vivre seul ou non, disposer d’un temps mort ou de toute sa journée, s’ennuyer ou être préoccupé…) et enfin au rapport social entretenu avec la société via l’actualité (être jeune, âgé, diplômé ou ouvrier, riche, pauvre, femme, homme, inquiet ou satisfait politiquement…). On peut tirer de ces transversalités sociologiques des idéal-types (Schnapper, 2012) d’usagers des CIC. Pour créer ces idéal-types, nous avons croisé les analyses des usages et des styles relationnels, qui ont été éclairées par la connaissance approfondie des entretiens. Ce choix repose sur la volonté de formaliser, structurer et donner du sens à une grande variété d’éléments d’analyse hétérogènes et disparates : les caractéristiques de la pratique, l’analyse de la diversification médiatique, l’analyse des usages et l’analyse de certains éléments biographiques (trajectoire sociale) et de réception (principalement les formulations de jugements de valeur autour des CIC, des médias en général et de la politique). Cette organisation est schématique et souffre, comme toute simplification, de cas particuliers qui menaceraient l’homogénéité de chacun des groupes. Cependant, elle donne la possibilité d’entrevoir concrètement une forme de cartographie des types de relations à ces chaînes (Demazière, 2013).
Un premier groupe plutôt homogène émerge, celui des primo-accédants à l’information via les CIC, composé de 7 enquêtés. Ces membres mettent en avant : un usage d’accès intellectuel facilité (4/7), feuilletonnant pour les faits divers (4/7), et un visionnage des CIC sur des temps assez courts (6/7). Ils ont un rapport très distant au politique et à la sphère publique, sont bienveillants à l’égard des médias comme des CIC, qui représentent leur seul rapport quotidien à l’information, et mobilisent surtout des éléments d’obligation morale et sociale plutôt qu’un intérêt propre pour expliquer leur rapport à l’actualité. Ces individus sont jeunes, issus des classes populaires avec un faible niveau éducatif et commencent à faire de l’activité informationnelle une activité quotidienne, voir une activité d’accompagnement.
Nous identifions ensuite un second groupe, celui que l’on nomme des minimalistes, composé de 11 individus. Ce groupe est très concerné par l’articulation avec la sphère professionnelle (7/11) et dans une moindre mesure par la facilité d’accès intellectuel (3/11). Ces personnes se caractérisent par un investissement faible pour l’actualité et la politique, par lassitude, désillusion, incompréhension voire défiance. D’ailleurs, aucun d’entre eux n’est associé aux formes de stimulation intellectuelle, un seul aux moments de visionnage intensif et le léger usage d’accompagnement est surtout présentiel (3/11). Cependant, ce groupe s’inscrit pour moitié dans l’usage d’être au monde (6/11) et de surveillance d’aspects pratiques (2/11), mais demeure éloigné d’enjeux particuliers concernant la surveillance de la sphère publique. En conséquence, ces derniers ont un rapport faible aux CIC (en nombre de fréquentations et temps de consultation quotidien) et diversifient assez peu leur rapport à l’actualité en général (8 comme repère avec distanciation et 3 comme indicateur principal). Sur le plan sociodémographique, ce groupe est hétérogène (2 jeunes, 2 retraités, 3 indépendants, 3 employés et 1 actif hors de l’emploi), mais les actifs se caractérisent par des rythmes de travail intenses expliquant un style de relation aux CIC de maintien d’un lien faible avec la sphère publique par ces chaînes à la suite d’une baisse d’assiduité dans le rapport à l’actualité (6/11). Ce groupe a un niveau de diplôme un peu plus élevé, mais globalement en dessous du bac+2 (8/11).
Le troisième groupe identifié, composé de 16 enquêtés, est celui des modérés. Il suit tout ou partie de l’actualité avec les CIC et se situe dans un rapport positif à la politique malgré quelques inquiétudes. Cet intérêt pour l’actualité apparaît à travers l’usage d’accessibilité dans la sphère privée (9/16) comme avec la sphère professionnelle (4/16) démontrant une exigence d’assiduité pour celle-ci. De la même manière, on y trouve une bonne part des usages feuilletonnants (6/16) et de stimulation intellectuelle (4/16), qui témoignent d’une attention soutenue, et l’apparition d’un usage de suivi intensif significatif en contexte cérémoniel (6/16). Une majorité s’ancre dans une surveillance appuyée qu’il s’agisse du domaine politique (3/16) ou comme manière d’être au monde (5/16). Il s’agit du groupe médian sur la plupart des usages, ce que l’on peut articuler avec une forte diversification de la part des trois quarts du groupe. S’ils s’intéressent principalement à la dimension évènementielle (aux bulletins), c’est dans ce groupe qu’apparaît un intérêt plus marqué pour les contenus inter-boucles comme les interviews des matinales ou les débats. En conséquence, les temps et fréquences de consultation augmentent globalement par rapport au groupe précédent. Sur le plan sociodémographique, ce groupe est également hétérogène (6 salariés – 5 dans privé -, 4 retraités, 3 indépendants, 2 actifs hors de l’emploi et 1 cadre ; 2 jeunes, 4 retraités et 10 d’âges intermédiaire). Cependant, il ne contient pas de professions intellectuelles supérieures et une écrasante majorité (12/16) se trouve sous le niveau bac +3 (ce qui dans l’absolu est élevé, mais non par rapport au niveau moyen de notre population d’enquêtés).
Le quatrième groupe est composé de 15 enquêtés que nous avons qualifiés d’assidus dans leurs usages de ces chaînes. Pour ce groupe, le rapport à l’actualité et au politique est symboliquement important. L’entièreté de ses membres diversifient leur rapport aux médias de manière assez importante (8 comme indicateurs parmi d’autres, 7 pour qui il s’agit de l’indicateur principal) et ces derniers sont très impliqués dans le fonctionnement de la sphère publique à travers des usages de surveillance (10/15 dont 7 être au monde, 5 politiques et 2 pratiques). 11 d’entre eux sont plutôt focalisés sur les contenus inter-boucles, ce qui favorise les usages de stimulation intellectuelle (6/15), feuilletonnants (4 dont 3 cette fois-ci par rapport à l’agenda politique) et d’accompagnement (9/15). L’importance de ces usages manifeste une forme d’acuité face au politique. Globalement, ce groupe est le plus instruit et celui bénéficiant des niveaux de vie et des statuts professionnels les plus hauts (4 cadres supérieurs, 3 enseignants, 4 retraités, 1 salarié du public, 1 indépendant, 1 actif hors de l’emploi), ce qui s’articule avec une forte substitution des CIC au 20h (7/15 cadres et enseignants) et une forte proportion d’usages d’ajustement en lien avec les sphères professionnelle (5/15) et privée (4/15). Curieusement, ce groupe réunit les cadres du privé, très libéraux, et ceux du public, très à gauche. Nous émettons l’hypothèse que ce phénomène est lié à une valorisation forte de l’identité professionnelle elle-même étroitement associée au niveau de diplôme.
Enfin, le dernier groupe de 8 enquêtés, les intensifs, se caractérise par un lien fort avec les CIC. Cette relation se traduit par des degrés de diversification médiatique hétérogène (7 indicateur principal et 1 repère avec distanciation) et de forts usages : de stimulation intellectuelle (8/8), d’accompagnement (6/8 et une fréquentation élevée pour les deux restants), de visionnage intensif en contexte cérémoniel (3/8 auxquels on peut ajouter 4 pratiques de visionnage en continu régulières), de caractère feuilletonnant (4/8) et de surveillance (3/8). Cette relation intense passe fortement par des usages d’ajustement dans ou entre les sphères privée et professionnelle (6/8). 3 d’entre eux ont une relation très identitaire au politique tandis que les 5 autres ont une relation que nous pourrions qualifier de passionnelle à l’actualité. Enfin, les individus de ce groupe sont parmi ceux qui disposent du plus de temps à dédier aux CIC (3 retraités, 4 travaillant en partie dans des locaux personnels dont 3 indépendants) et ont une relation proche de celle des TIC avec les CIC.
Au-delà de l’établissement de profils d’usagers des CIC, ces idéal-types permettent d’observer une forme de gradation qui résulte à la fois des formes de proximité avec les CIC (usages, fréquence et temps de consultation, etc.) et dans le même temps des préoccupations concernant la sphère publique. Ces chaînes sont une porte d’entrée pour les jeunes issus des classes populaires, les primo-accédants, et pour tous les autres elles ne se suffisent pas à elles-mêmes et s’articulent avec des formes de distance ou de compétences face à la sphère publique, des minimalistes aux modérés, dont la diversification médiatique n’est qu’un aspect. Finalement, ce sont les assidus et les intensifs, les mieux outillés dans leurs interactions avec le politique (sur les plans éducatifs, socioprofessionnels et générationnels) qui semblent le plus se saisir de ces chaînes.
Conclusion
En 1997, Andrea Semprini, analysant les caractéristiques du flux d’information en continu de CNN et France Info, posait déjà la question de la relation entre l’objet du flux (son thème, ici l’information), sa forme et son public (Semprini, 1997, p. 49‑52). Il postulait notamment qu’il existe un continuum entre l’hétérogénéité des rythmes de consommation (en lien avec les rythmes socioprofessionnels) et l’homogénéité du temps de disponibilité de l’information. Cette tendance se retrouve dans notre enquête et se traduit par une plus grande plasticité possible du rapport à l’information des individus mais aux côtés d’autres pratiques plus traditionnelles, plus contraignantes.
L’un des apports de cet article est de montrer que le succès des chaînes d’information en continu est en partie lié à la possibilité qu’elles offrent à leurs spectateurs d’articuler les contraintes de leurs modes de vie avec leur degré de préoccupation par rapport à la sphère publique. Leurs publics se fragmentent autour de ces deux dimensions : à la variété des contenus (bulletins et programmes inter-boucles) correspond une diversité de profils (niveau éducatif et socioprofessionnel) dont les appropriations sont socialement différenciées (variété des préoccupations relatives à la sphère publique). Derrière les types de contenus recherchés, on peut lire les fonctions à la fois de scène et d’acteur des CIC vis-à-vis de la sphère publique (Macé, 2006, p. 92), à travers les usages concernant l’accès à l’information relatifs aux bulletins et à la forme du flux (fonction de scène) et ceux concernant l’accès à la dimension analytique et culturelle (fonction d’acteur). Cette césure éclaire le fonctionnement des audiences des CIC qui semble capter les publics par l’accès à l’information, en lien avec les modes de vie, et les fidélisent à travers l’éditorialisation des contenus inter-boucles faisant la part belle aux conflits de définition, souvent identitaires, dans la sphère publique. Ce travail participe à renouveler les études sur les publics de la télévision, et singulièrement les publics des nouvelles chaînes de la TNT, sous l’angle d’une sociologie des usages de l’information participant à explorer l’un des « sens du public » (Cefaï et Pasquier, 2003).
Notes
[1] Les auteurs offrent une définition conceptuelle très riche de la notion de sphère publique. Nous retiendrons ici qu’il s’agit « d’une arène symbolique », contenant les espaces tant publics que médiatiques et dont « les contours sont coextensifs à l’étendue de forme de problématisation de “la réalité” par les acteurs » (p.48-49). Dans cette perspective chaque média représente un accès et « une traduction » située de la sphère publique, lieu « des conflits de définition » entre « mouvements culturels [hégémoniques et] contre-hégémoniques » (p. 50).
[2] La population de l’enquête est répartie comme suit : 3 enquêtés de 15-24 ans ; 12 de 25-34 ans ; 15 de 35-44 ans ; 10 de 45-54 ans ; 8 de 55-64 ans ; et 10 de 65 ans et plus. On observe que les jeunes sont peu présents à l’instar de ce que l’on trouve dans les résultats des études statistiques qui confirment que ces derniers regardent moins la télévision, peu les CIC et ont un rapport plus distendu à l’actualité.
[3] La question des accessibilités à travers les ajustements qu’opèrent les enquêtés dans leur rapport à l’information par le biais des CIC soulève en miroir le problème de la substitution des CIC à d’autres programmes d’information et notamment des JT de 20h de TF1 et France 2. 26 enquêtés abordent cet aspect en entretien.
[4] Le terme stimulation ne renvoie pas à une acception clinique, fonctionnaliste ou comportementaliste, mais au sens commun de « favoriser, accroître l’activité […] mentale ». (Le Trésor de la Langue Française informatisé).
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Auteur
Jérémie Derhi
Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication rattaché au laboratoire IRMÉCCEN (Institut de Recherche Médias, Cultures, Communication et Numérique – EA 7546), Jérémie Derhi a effectué sa thèse sur les publics des chaînes d’information en continu, articulant sociologie des usages et cultural studies. Il a également co-dirigé un ouvrage et coorganisé deux colloques sur les nouvelles formes de médiatisation du politique. Il est actuellement enseignant contractuel à l’ITIC au sein de l’Université Paul Valéry-Montpellier 3.
jeremie.derhi@univ-montp3.fr