Detroit dans le cinéma étatsunien : mise en doute du rêve américain et conflits de classe et de race
Résumé
L’article s’intéresse aux représentations de la ville de Detroit dans le cinéma étatsunien et, en particulier, à la façon dont les films entrelacent un discours sur l’érosion du rêve américain et un discours sur les conflits de classe et de race. À partir de l’analyse d’un corpus de dix-sept films, je me demande à quel point les films mettant en scène Detroit remettent en cause le rêve américain et si la ville joue un rôle de marqueur territorial et symbolique associé à des conflits de classe et de race si profonds qu’ils compromettent la croyance dans cette idéologie.
Mots clés
Detroit, cinéma, rêve américain, représentation de classe et de race, idéologie.
In English
Title
Detroit in the American cinema: doubting the American dream through race and class conflicts
Resume
This work deals with the representations of Detroit in the American cinema, and in particular, with the way films interweave a discourse on the decaying of the American dream and a discourse on the class and race conflicts. Based upon a corpus analysis of seventeen films, the article will first examine the degree to which the films that stage Detroit question the American dream. Secondly, it will ask if the city is shown as a symbolic and territorial mark associated with class and race conflicts so far-reaching that they jeopardize the belief in this ideology.
Keywords
Detroit, cinema, American dream, class and race representations, ideology.
En Español
Título
Detroit en el cine estadounidense: cuestionar el sueño americano y conflictos de clase y raza
Resumen
El artículo se centra en las representaciones de la ciudad de Detroit en el cine estadounidense y, en particular, en cómo las películas entrelazan un discurso sobre la erosión del sueño americano con un discurso sobre los conflictos de clase y raza. A partir del análisis de un corpus de diecisiete películas, el texto se preguntará hasta qué punto las películas que ponen en escena Detroit cuestionan el sueño americano y si la ciudad desempeña un papel de marcador territorial y simbólico asociado a conflictos de clase y raza tan profundos que comprometen la creencia en esta ideología.
Palabras clave
Detroit, cine, sueño americano, representación de clase y raza, ideología.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Renoir Simon « Detroit dans le cinéma étatsunien : mise en doute du rêve américain et conflits de classe et de race », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°24/1, 2024, p.15 à 31, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2024/dossier/01-detroit-dans-le-cinema-etatsunien-mise-en-doute-du-reve-americain-et-conflits-de-classe-et-de-race/
Introduction
Cet article porte sur les représentations de la ville de Detroit dans le cinéma étatsunien. À partir d’un corpus de films, j’essaierai de montrer la façon dont Detroit est associée à un discours critique vis-à-vis de l’idéologie du rêve américain, discours qui témoigne d’une société rongée par des conflits de classe et de race. J’ai choisi de m’intéresser à Detroit parce que la ville me semble un objet particulièrement pertinent pour étudier les représentations territoriales à l’aune des rapports sociaux, et ce pour deux raisons. Premièrement, l’évolution socio-économique, démographique et culturelle de la ville au cours des cinquante dernières années en a fait un cas paradigmatique de la crise urbaine aux États-Unis, largement étudié par les sciences sociales et documenté par les journalistes (Desan et Steinmetz, 2015). Aujourd’hui Detroit est, avec Milwaukee, l’aire métropolitaine la plus ségréguée des États-Unis (Thomas et Bekkering, 2015 ; Seymour et Akers, 2021). De même que d’autres villes industrielles du Nord-Est mais à un degré plus extrême, la métropole de Detroit incarne l’histoire raciale et urbaine des États-Unis au 20e siècle (Sugrue, 1998), avec pour résultat que de larges portions de la ville-centre sont devenues un « hyperghetto » (Wacquant, 2006) structurellement caractérisé par la pauvreté, des pratiques déviantes (au sens beckerien) 1, la délinquance, ou encore les règlements de compte entre gangs, tandis que les villes des banlieues résidentielles sont très majoritairement composées de classes moyennes et aisées blanches.
Secondement, conjointement à cette trajectoire, l’imaginaire associé à la ville, produit par les discours médiatiques, universitaires, politiciens et par les industries culturelles (notamment au sein des livres de photographies et des films documentaires), a acquis une forte résonance symbolique à l’échelle étatsunienne voire mondiale. Ainsi, l’historien et poète Dan Georgakas et le politologue Marvin Surkin, spécialistes de Detroit, écrivent que Detroit a servi de métaphore pour caractériser tout ce qui n’allait pas dans l’Amérique de la seconde moitié du 20e siècle, comme elle avait servi de métaphore pour caractériser la grande Amérique (Georgakas et al., 1999). Depuis vingt ans, elle est un haut lieu de l’exploration urbaine et du voyeurisme de ruines dans les vestiges de la société industrielle (Marchand et al., 2010 ; Remenapp, 2015) mais aussi une capitale mondiale des mouvements « Do it Yourself » (Paddeu, 2012 ; Kinder, 2016 ; Renoir, 2018) et de justice sociale et environnementale (Paddeu, 2015).
Le rêve américain est le composant central de l’idéologie américaine (Bidaud, 2012) – « idéologie » est ici pris au sens large et althussérien d’un « système de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée » (Althusser, 1965/2005, p. 238). Selon Jennifer Hochschild (1995), le discours du rêve américain est porteur de la promesse que tou·te·s les Américain·es aient une chance raisonnable d’accéder au succès par leurs propres efforts et d’atteindre un accomplissement (y compris moral) à travers ce succès. Le rêve américain repose sur quatre principes : 1) tout le monde peut prétendre au succès ; 2) l’Amérique donne l’espoir de richesses abondantes ; 3) le succès dépend de la volonté, du travail et du mérite individuels ; 4) succès et vertu morale sont associés. La grandeur morale, jugée principalement à l’aune du mérite – fait de travail et d’honnêteté – est supposée conduire inévitablement au succès ; en retour, le succès est une marque indéniable de grandeur morale. Cependant, l’autrice considère que ces quatre principes sont de plus en plus remis en cause et que les failles de ce discours idéologique sont de plus en plus visibles.
Dès les années 1980, la croyance dans le rêve américain est écornée par des conditions socio-économiques, politiques et matérielles moins favorables. L’affaiblissement de l’économie (suite aux chocs pétroliers), la dégradation des services publics liée aux politiques d’austérité reaganiennes et le creusement du fossé entre les riches et les pauvres rendent l’ascension sociale plus difficile (Hanson et White, 2011 ; Chomsky, 2017). De surcroît, l’inclusion dans les sphères économiques, sociales, politiques et culturelles, certes encore insuffisante mais croissante, d’individus et de groupes sociaux minorisés (femmes, noir·es, latino·as) intensifie la concurrence pour l’accès aux ressources et aux gratifications, ce qui est perçu comme une menace par une partie du groupe dominant (hommes blancs), ancien principal bénéficiaire de l’ascension sociale mythifiée dans le rêve américain (Hochschild, 1995).
Depuis sa naissance, le cinéma hollywoodien a été le principal pourvoyeur des représentations du rêve américain (Powdermaker, 1951 ; Winn, 2007 ; Bidaud, 2012 ; Ortner, 2013), y compris dans sa dimension de « fabrique du consentement » (Chomsky, 2017). Il faut toutefois rappeler, d’une part, la polymorphie et la plasticité du rêve américain lequel accepte une grande variété de définitions du succès et, d’autre part, la relation complexe, mais intime, sans cesse renouvelée, entre cinéma étatsunien et rêve américain (Winn, 2007). Il y a une certaine stabilité de la relation cinéma-idéologie à Hollywood, le cinéma hollywoodien se faisant généralement le relais de l’idéologie dominante, mais cette relation implique des variations en fonction du contexte historique et socio-économique (Bidaud, 2012), de l’évolution des conditions de production et du « travail de la représentation » (Hall, 1997 ; Lécossais, 2022). Il y a aussi des exceptions – des œuvres qui vont à l’encontre des codes et des normes dominantes d’une époque.
En prenant en compte ces éléments, dans quelle mesure les films mettant en scène Detroit s’appuient-ils sur les caractéristiques de la ville pour énoncer un discours critique à l’égard du rêve américain ? À cet égard, Detroit joue-t-elle un rôle de marqueur territorial associé à des conflits de classe et de race si profonds qu’ils compromettent la croyance dans cette idéologie ?
Je tâche d’y répondre par une analyse socio-sémiotique d’un corpus de dix-sept films de fiction, dans l’ordre chronologique : Blue Collar de Paul Schrader (1978), Le flic de Beverly Hills de Martin Brest (1984), Le flic de Beverly Hills 2 de Tony Scott (1987), RoboCop de Paul Verhoeven (1987), RoboCop 2 d’Irvin Kerschner (1990), RoboCop 3 de Fred Dekker (1993), The Crow d’Alex Proyas (1993), Out of Sight de Steven Soderbergh (1998), 8 Mile de Curtis Hanson (2002), Four Brothers de John Singleton (2004), Dreamgirls de Bill Condon (2006), Gran Torino de Clint Eastwood (2008), Only lovers left alive de Jim Jarmusch (2013), RoboCop (remake) de José Padilha (2014), Detroit de Kathryn Bigelow (2017), White Boy Rick de Yann Demange (2018) et Respect de Liesl Tommy (2021). Sans être exhaustif, le corpus est suffisamment large pour être représentatif des différents types de films étatsuniens qui ont dépeint Detroit 2.
Pour composer et délimiter le corpus, mes choix ont consisté, d’une part, à sélectionner des œuvres qui ont connu une assez large diffusion internationale, ou nationale, le plus souvent portées par un casting ou par un∙e réalisateur∙ice connus. D’autre part, je n’ai conservé que des films dont la diégèse accorde une importance particulière à la ville de Detroit. Cela exclut du corpus certains films en partie tournés à Detroit mais qui ne produisent pas vraiment de discours sur la ville comme Scarecrow (Jerry Schatzberg, 1973), True Romance (Tony Scott, 1993), Transformers (Michael Bay, 2007) ou Lost River (Ryan Ghosling, 2014). Dans leur grande majorité (11 sur 17), ce sont des films hollywoodiens, à la fois produits par les grands studios et répondant au « style hollywoodien » : idéalisation esthétique, narration simple et chronologique, montage fluide et inscription dans des genres définis (Bidaud, 2012). Se distinguent de cette catégorie Blue Collar (Schrader, 1978) et Only Lovers Left Alive (Jarmusch, 2013) qui sont des films d’auteur, indépendants et à petits budgets (mais portés par des auteurs et un casting reconnus), le premier RoboCop (Verhoeven, 1987), Detroit (Bigelow, 2017) et White Boy Rick (Demange, 2018), qui peuvent être qualifiés d’« Indiewood » (Ortner, 2013 ; Sánchez-Escalonilla, 2016) avec des budgets moyens et un style proche d’Hollywood, mais produits par des studios indépendants (le troisième est distribué dans le circuit des majors), et enfin The Crow (Proyas, 1993), film de genre, dont la production a commencé avec un budget limité, puis a été réinvestie par Miramax après la mort, pendant le tournage, de l’acteur principal Brandon Lee (fils de Bruce Lee). Deux films sont réalisés par des noir∙e.s (Four Brothers par John Singleton, 2004 et Respect par Liesl Tommy, 2021) et deux par des femmes (le dernier cité, et Detroit par Kathryn Bigelow, 2017).
Sur les plans méthodologiques et théoriques, l’analyse socio-sémiotique a commencé par un premier visionnage des films avec une première grille de lecture centrée sur les représentations symboliques de Detroit : ville industrielle, ville en ruine, « Murder City », relations entre l’inner city et les suburbs, en incluant une entrée très générale sur les relations de classe et de race. Cela m’a permis d’émettre quelques hypothèses qui ont plus tard été affinées. Ensuite, j’ai fait de nouveaux visionnages avec une grille inspirée de travaux issus des visual studies (Bourne, 1990 ; hooks, 1999 ; Massood, 2003) davantage centrée sur l’objet filmique et sur l’énonciation : style ou genre du film, stéréotypes, point de vue prédominant, point d’écoute et bande-son, audience ciblée, potentielle et réelle (Shohat, 1991 ; Shohat et Stam, 2014). Enfin, cela a été complété par des visionnages à l’aide d’une grille plutôt centrée sur les relations sociales à partir de travaux dans la tradition des cultural studies (Hall, 1997 ; Hall et Brunsdon, 2021) et de travaux sur le rêve américain dans le cinéma étatsunien (Deneen, 2002 ; Winn, 2007 ; Bidaud, 2012).
Dans la suite de cet article, j’exposerai d’abord la façon dont les représentations d’une ville de Detroit en déclin expriment un discours de remise en cause du rêve américain. J’aborderai en outre la manière dont, à travers ces images de Detroit, se dessinent aussi des discours à propos d’une certaine configuration socio-historique des relations de race et de classe.
Ville en déclin et fin du rêve américain
Le premier temps de l’analyse est consacré à mettre en lumière les principales représentations de Detroit et à les rapporter au traitement cinématographique du rêve américain. Les images de Detroit, tantôt présentée comme pauvre et violente, tantôt montrée à l’abandon et en ruine, suggèrent l’idée d’une fin du rêve américain.
« Old Detroit has a cancer » (RoboCop)
Presque tous les films dépeignent la crise urbaine à Detroit et donnent à voir une ville pauvre, ravagée par la délinquance, la toxicomanie et la violence (en particulier les trois premiers volets de RoboCop, Le Flic de Beverly Hills, The Crow, 8 Mile, Four Brothers et White Boy Rick), ou alors une ville désertée et abandonnée (c’est particulièrement le cas pour les films dont la diégèse se situe dans les années 2000 et 2010, les trois derniers cités ainsi que Gran Torino et Only Lovers Left Alive). Font exception les trois films dont l’action se situe avant les années 1980 (Blue Collar, Detroit et Respect) ainsi que la comédie romantique un peu décalée Out of Sight, qui prend le contre-pied des représentations habituelles et filme des lieux associés aux classes supérieures comme le bar panoramique et l’hôtel de luxe perchés au sommet du plus haut gratte-ciel de la ville.
C’est d’ailleurs sur cet aspect de la représentation des États-Unis en crise, par le truchement d’un territoire urbain en décomposition, que la mise en doute du rêve américain est la plus unanime. En présentant les conditions de vie dégradées des plus pauvres et, dans quelques cas, les disparités entre les plus pauvres et les plus riches, les films mettent en évidence les inégalités sociales et économiques d’accès aux conditions favorisant la recherche du succès. RoboCop en fournit sans doute le meilleur exemple. Dans ce film, la multinationale Omni Consumer Products (OCP), après avoir privatisé la police municipale puis la ville tout entière (dans le deuxième film), a pour objectif de fonder une nouvelle ville utopique à l’aide de ses technologies sécuritaires. Des spots publicitaires en font la promotion : « Imagine an end to crime, an end to poverty… sounds like a dream isn’t it ? Well sometimes dreams come true ! Delta City 3.
Pour cela, la multinationale exproprie les habitant∙es des quartiers pauvres. Le film anticipe de la sorte la crise des expulsions, subséquente à la crise des subprimes, pendant laquelle la ville a connu à la fois de nombreuses expropriations de néo-propriétaires incapables de payer leurs prêts immobiliers ou leurs taxes foncières (Seymour et Akers, 2021) et une gentrification accélérée du centre-ville (Doucet, 2020 ; Mah, 2021). Aujourd’hui quasiment séparé des autres quartiers, ce centre-ville gentrifié, appelé localement « Greater Downtown » (Renoir, 2021), offre tous les services et équipements attendus par les jeunes cadres qui ont les moyens d’y vivre et ressemble au Delta City imaginé dans la trilogie RoboCop. Le rêve américain peut devenir réalité… à condition d’en exclure les indésirables.
En plus de cela, le thème de la maison, du foyer et de l’accession à la propriété résidentielle, très présent dans le cinéma étatsunien (Sánchez-Escalonilla, 2016) et vu comme un critère essentiel de réalisation du rêve américain (Sand-Zantman, 2007 ; Hanson et White, 2011), semble intéressant à étudier. Beaucoup de films du corpus proposent un discours sur la maison comme lieu refuge, lieu de déploiement de la vie privée, du bonheur individuel et familial, et comme idéal (et idéologie) de la « vie bonne » (au sens de Taylor, 1998) à mener dans le monde moderne. Ces films rendent compte d’une accession à la propriété résidentielle impossible ou menacée, avec dans de nombreux cas (Blue Collar, RoboCop, The Crow, Four Brothers), un même schéma qui se répète. Au début du film, le héros a déjà atteint cet idéal (un emploi, une voiture, une maison, une famille) mais un événement le menace ou le lui fait perdre. Dans Four Brothers, la mère adoptive des quatre personnages principaux est tuée lors du braquage (montré comme ordinaire à Detroit) d’une épicerie de quartier.
De plus, plusieurs films insistent sur une caractéristique marquante de Detroit (et d’autres villes de la Rust Belt du nord-est des États-Unis) : le grand nombre de propriétés laissées en friche ou à l’abandon, dont certaines sont vandalisées ou deviennent des lieux propices aux déviances et aux actes illégaux. Par exemple, l’action de The Crow se situe pendant les « Devil’s Night », une étrange tradition locale fortement connotée à la décadence de Detroit : depuis les années 1930, la nuit précédant Halloween des actes de vandalisme sont commis dans toute la ville. D’abord insignifiants, ces actes se sont répandus et aggravés des années 1970 à la fin des années 2000, avec l’apparition d’incendies volontaires de maisons. Dans le film 8 Mile, le groupe des personnages principaux s’amuse à mettre le feu à une maison abandonnée en chantant un vieux titre de rap, dont l’air et les paroles maintes fois reprises dans d’autres titres font désormais partie de la culture populaire étatsunienne : « The roof is on fire/We don’t need no water/Let the motherfucker burn 4.» Ces films semblent dire : la maison brûle, le rêve américain part en fumée.
« So this is your wilderness, Detroit » (Only Lovers Left Alive)
Dans les films dont la diégèse se situe dans les années 2000 et 2010, un glissement se fait sentir vers la représentation d’une ville vide, fantôme et immobile qui a achevé son déclin. L’une des premières scènes de Four Brothers filme l’arrivée de Bobby Mercer (Mark Wahlberg) à Detroit, traversant en voiture de larges avenues complètement vides et passant devant la Michigan Central Station, bâtiment monumental et l’une des ruines les plus iconiques du pays à l’époque, avec un plan filmant la voiture roulant face caméra, avec l’immense gare en arrière-plan.
L’action de Gran Torino prend place dans les anciens quartiers ouvriers d’immigrés polonais au centre-est de la ville qui, comme d’autres quartiers, ont connu une importante fuite des classes moyennes blanches vers les suburbs entre les années 1960 et 2000. Ces quartiers, dépeuplés et en déclin, sont aujourd’hui repeuplés par de nouveaux immigrés venus surtout d’Asie et du Moyen-Orient. Le héros Walt Kawolski (Clint Eastwood) met un point d’honneur à soigner sa maison et sa propriété, et maugrée lorsqu’il constate le manque d’entretien de certaines maisons voisines, occupées par de nouveaux arrivants immigrés. Plusieurs scènes commencent par un travelling donnant à voir les nombreuses maisons abandonnées et les terrains vagues transformés en déchetteries sauvages, avant de se poursuivre par la mise en scène d’actes d’incivilité, d’agressions et de délinquance au cours desquels le vieux Walt intervient, en vétéran de la guerre de Corée et dernier représentant des valeurs américaines de solidarité et de communauté, afin de rétablir l’ordre. Le film semble ainsi faire référence à la théorie (très controversée) de la fenêtre cassée [broken window theory] selon laquelle des signes visibles de dégradation et de désordre (comme une fenêtre cassée) incitent à des actes de délinquance et à la déliquescence des quartiers pauvres – et particulièrement des ghettos noirs américains.
Enfin, Only Lovers Left Alive s’inscrit dans une esthétique du ruin porn devenue habituelle à la fin des années 2000 à Detroit. Tourné dans ses rues, il montre l’état d’abandon de la ville qui peut se lire comme le résultat de la violence et des destructions évoquées précédemment. Toutes les scènes se déroulent la nuit car les personnages principaux sont des vampires qui souhaitent cacher leur véritable identité aux humains. Mais ce sont des nuits calmes, dans des rues vides, certes parsemées de carcasses de voiture. La ville, sa nuit, ses rues sont ici dépeintes comme sauvages, au sens d’une contrée sauvage, d’une région inhabitée, symbolisée par le constat que fait Eve (Tilda Swinton) en s’adressant à Adam (Tom Hiddleston) alors qu’ils roulent en voiture et passent devant les ruines de la ville : « So this is your wilderness. Detroit. »
En outre, si Adam s’établit à Detroit, c’est pour fuir les aspects les plus négatifs des humains du 21e siècle (qu’il appelle des « zombies »), en particulier les dérives de l’individualisme et d’une société de consommation inauthentique, qui seraient incarnées par Los Angeles (qu’il appelle « Zombieland »). Jim Jarmusch met en parallèle Detroit et Tanger, ville associée au mouvement de la contre-culture beat et à la consommation de drogues. En opposant ces deux villes périphériques à Los Angeles, cette dernière traitée comme marqueur symbolique du centre du « capitalisme esthétique hypermoderne » (Lipovetsky et Serroy, 2013 ; Cicchelli et Octobre, 2021), le cinéaste associe Detroit à une critique « artiste » radicale du capitalisme, blâmé pour ses effets d’aliénation, de désenchantement et de perte d’authenticité des objets et des personnes (Boltanski et Chiapello, 1999). Detroit représente alors le lieu d’une possible sortie du régime capitaliste. Néanmoins, cette critique artiste (Boltanski et Chiapello, 1999) présente dans un film indépendant à petit budget (7 millions de dollars) est une exception. Les autres films du corpus expriment plutôt une critique sociale, moins radicale, qui porte sur les inégalités et les questions sociales et raciales.
Ainsi, en portant à l’écran des représentations d’une ville notoirement en déclin, et en mettant en images cette régression, ces films qui parlent de Detroit contribuent à rendre visibles les failles du discours idéologiques du rêve américain. Ces films questionnent et remettent en cause les principes supposés valables du rêve américain : à Detroit, tout le monde ne peut pas prétendre au succès ; la volonté, le travail et le mérite individuel ne suffisent pas ; le succès est davantage corrélé à la corruption qu’à la vertu morale ; et l’Amérique, si elle peut parfois donner l’espoir de richesses abondantes, pousse également de larges parties de la population dans la misère (pour reprendre les principes du rêve américain définis par Hochschild, 1995).
Une ville symbole des questions sociales et raciales
En étant un marqueur symbolique du déclin et des failles du rêve américain, Detroit est en même temps un marqueur de certaines configurations historiques des relations de classe et de race. Dans l’ensemble, même si les relations raciales sont omniprésentes dans les films, ceux-ci procèdent souvent à une atténuation voire à un effacement de leur dimension conflictuelle. La conflictualité des rapports de classe est, elle, davantage mise en avant.
Un relatif effacement des conflits raciaux
En vue d’ensemble, cet effacement se remarque par le fait que la majorité des films du corpus montre autant de personnages blancs que noirs à l’intérieur de chaque classe sociale et catégories socio-professionnelles. Se trouvent aussi, fréquemment, des duos d’ami∙e∙s ou de collègues dont l’un∙e est blanc∙he et l’autre noir∙e qui s’entraident pour affronter ensemble l’épreuve principale du récit. Or, divers travaux indiquent que cette représentation de liens sociaux interraciaux forts à travers ces duos est beaucoup plus fréquente à Hollywood que dans la réalité de la société étatsunienne (Quail, 2011 ; Bidaud, 2012). Cela dénote une vision consensuelle des relations raciales, empreinte d’un « pluralisme libéral » et du modèle dit du « salad bowl » (Bidaud, 2012), qui tend à saupoudrer la présence des minorités ethniques à l’intérieur de récits dominants ne critiquant pas frontalement le système d’inégalités raciales (Shohat et Stam, 2014). Dans la réalité, une importante ségrégation raciale demeure, fondée sur une séparation des espaces résidentiels dans lesquels vivent les blanc∙hes et les noir∙es (Hochschild, 1995 ; Wacquant, 2006), d’autant plus à Detroit, ville la plus ségréguée du pays, comme cela a été indiqué en introduction.
De plus, dans la plupart de ces films, même si des personnages noirs sont présents à des positions sociales diversifiées et élevées, les personnages qui disposent d’une réelle agency [pouvoir d’agir] dans l’histoire sont tous blancs, y compris dans un film comme Detroit qui porte pourtant la promesse d’une critique du racisme et de la brutalité policière. Plusieurs critiques ont d’ailleurs reproché à ce film son absence de scènes filmant la vie quotidienne ou l’organisation politique et militante des noir∙es, réduisant ceux-ci à des corps et à des objets privés de subjectivité 5. Les critiques y décèlent le symptôme d’un regard blanc (white gaze) 6 ou d’un point de vue de la classe moyenne blanche sur l’histoire raciale 7, remarque qui peut s’étendre à l’immense majorité des films de mon corpus.
Le Flic de Beverly Hills est évidemment le principal contre-exemple. Le héros, Axel Foley (joué par Eddy Murphy) est noir et c’est bien lui qui dispose du pouvoir d’agir, qui surmonte les épreuves et dénoue les conflits. Toutefois, même s’il porte un discours de reconnaissance des populations et des identités noires, le film défend aussi un modèle libéral consensuel des relations raciales, en reprenant un certain nombre de stéréotypes raciaux dont la représentation est ambiguë. En effet, même si le héros possède certains traits de la figure du « coon », c’est-à-dire du clown, ou de celle du « buck », c’est-à-dire de l’homme noir à la fois musclé, menaçant et sexualisé (Bourne, 1990), il ne se laisse jamais complètement enfermer dans ces rôles stéréotypés. Les stéréotypes sont parfois déconstruits par un second degré comique et critique, d’autres fois reproduits, tant ils sont fréquents et collent à la peau du héros et des policiers blancs tournés en ridicule.
Une analyse diachronique du corpus met en évidence une prise en compte croissante et un traitement plus complexe des enjeux raciaux dans certains films récents, surtout Dreamgirls (2006) et Respect (2021) (et dans une moindre mesure Detroit, 2017, qui, malgré ses ambivalences, fait du racisme le thème principal du film). Ces deux films ont pour sujet la musique et la communauté noires étatsuniennes, et font intervenir un casting dont tous les premiers rôles sont tenus par des comédien∙nes noir∙es. Sur des registres différents, les deux films critiquent les processus d’invisibilisation des cultures minoritaires et leur appropriation par la culture dominante blanche. Par exemple, dans Dreamgirls, une scène parodie un clip vidéo d’une chanson qui est la reprise, dans un style crooner ciblant un public blanc, d’une chanson de rhythm and blues du groupe Jimmy Early and the Dreamettes réunissant les personnages principaux du film. Voyant ce clip à la télévision, l’auteur et compositeur de la chanson s’écrie : « Ils font comme si on n’existait pas ! C’est comme ça que ça marche ? Ce que le Blanc veut, il le prend ? »
De son côté, Respect, qui raconte la vie de la chanteuse Aretha Franklin (jouée par Jennifer Hudson), utilise plusieurs procédés pour tenter d’objectiver les relations raciales. Le début du film se passe à Detroit dans les années 1950 où Aretha Franklin a grandi. Sont montrées en particulier les réceptions et fêtes données dans la maison familiale par son père, le révérend C. L. Franklin (Forest Whitaker). C’est le seul film qui met en scène des personnages de la classe supérieure noire américaine dans mon corpus, ce qui est d’ailleurs rare dans l’ensemble du cinéma américain, de même que la représentation des femmes noires (hooks, 1999). Chose là aussi rare, le premier personnage blanc du film apparaît au bout de trente minutes. En donnant de la sorte une visibilité à la classe supérieure noire et en lui conférant une autonomie, le film va à l’encontre des stéréotypes et préjugés raciaux qui associent les noir∙es aux classes dominées.
Par ailleurs, le film profite de plusieurs dialogues pour faire référence à des débats internes aux luttes antiracistes et aux mouvements noirs pour les droits civiques. Par endroits, le film semble reprendre les termes du débat entre Booker T. Washington et W.E.B. Du Bois (Bauerlein, 2004) ou, plus généralement, entre une posture assimilationniste consistant à accepter les normes dominantes afin de gagner le respect des blanc∙hes et une posture de confrontation et de déconstruction de l’arbitraire des normes de la culture blanche et d’affirmation des identités et valeurs propres à la culture noire étatsunienne. Dans une scène importante, la chanteuse Dinah Washington (Mary J. Blige) reproche à Aretha Franklin sa révérence envers les normes dominantes de la sorte :« Girl, you need to let go off that “up with the race” Booker T. Washington proper Negro shit. That’s not you. Your daddy likes to pretend that’s who he is but that’s not who he is either 8 ».
Ces trois films (Dreamgirls, Detroit et Respect) sont aussi les seuls à produire une représentation des révoltes urbaines de 1967, mais celle-ci est plutôt laconique et manque de perspective historique. Dans Dreamgirls, seule une brève scène donne à voir une foule éparse devant des boutiques et des bâtiments en flammes. Respect, sans exposer d’images, rejoue le débat au sujet de la dénomination des événements en « émeutes raciales » ou en « révoltes urbaines », dénomination qui a un effet de cadrage (Ulbrich, 2011) de la lecture plutôt conservatrice (émeutes) ou progressiste (révolte) des événements. Enfin, même si ces révoltes sont le cadre diégétique de Detroit, le film ne traite quasiment pas des causes sociohistoriques de cet événement et le fait par une introduction détachée du reste du film, sans ancrage dans l’intrigue et dans l’histoire des personnages. Le traitement encore timide de cet événement central dans l’histoire raciale et urbaine des États-Unis (et plus encore de Detroit) semble, là aussi, révéler une atténuation de la conflictualité des relations raciales et de leur histoire.
Des conflits de classe structurels et structurants
Pour finir, je souhaite centrer l’argumentation sur les relations de classe, elles aussi omniprésentes dans les films du corpus. Par rapport aux relations raciales, elles sont traitées sur un mode plus conflictuel, les conflits de classe jouant souvent un rôle structurant dans les films, notamment sur trois points.
Premièrement, les personnages appartenant aux classes supérieures (généralement des hommes blancs, parfois accompagnés de subordonné∙es ou d’allié∙es noir∙es) sont toujours brossés de façon négative : ils sont immoraux car motivés par le gain et l’intérêt individuel, sans empathie face aux injustices, corrompus et malhonnêtes (dans tous les films du corpus où ils apparaissent, sauf Respect). La corruption et la collusion entre hommes politiques, mafieux et services de police (et parfois syndicats comme dans Blue Collar) sont particulièrement mises en avant, relayant un discours à la fois officiel et ordinaire sur la corruption endémique à Detroit. Toutefois, ce traitement correspond en fait aux représentations dominantes des classes supérieures dans le cinéma hollywoodien et il serait donc erroné de penser qu’il exprime une critique forte à l’égard de l’idéal de société sans classe inhérent à l’idéologie du rêve américain (Winn, 2007). Reste que les héros de ces films sont presque toujours issus des classes moyennes et doivent souvent lutter contre des élites corrompues et puissantes, parfois représentantes du nouveau cosmopolitisme mondialisé, détaché de l’intérêt public et du monde social (Sennett, 2002).
Deuxièmement, beaucoup de films relatent une coupure et un conflit (notamment sur le plan moral) entre les classes populaires et le reste de la société, y compris les classes moyennes ascendantes. Les deux meilleurs exemples en sont Blue Collar et Gran Torino, qui ont en commun de s’intéresser à des ouvriers (ou retraités) des usines automobiles. Dans le premier, après avoir reçu la visite d’un huissier et une menace d’expulsion, Zeke (Richard Pryor) réussit à convaincre ses deux amis et collègues ouvriers Smokey (Yaphet Kotto) et Jerry (Harvey Keitel) de voler le contenu du coffre-fort de leur local syndical. Ils y parviennent mais, au lieu du butin attendu, n’y trouvent que des papiers administratifs. Quand l’enquête de police se fait menaçante, les trois amis se désolidarisent. Au final, les deux hommes honnêtes et loyaux (Smokey et Jerry) finissent assassinés et en prison, et Zeke, qui les trahit tous les deux, se voit offrir une promotion à l’intérieur du syndicat. Le film apparaît signifier que l’ascension sociale (celle de Zeke) ne se fait qu’au prix d’un reniement des valeurs de solidarité, d’entraide et d’amitié de sa classe ouvrière d’origine.
Troisièmement, dans la continuité de ce qui a été dit à propos de la représentation de Detroit comme marqueur symbolique du déclin et de la violence de la société américaine, beaucoup de films donnent à voir une représentation symbolique de ce que le philosophe Achille Mbembe appelle « l’universalisation de la condition nègre » ou le « devenir-nègre » d’une très grande portion de l’humanité (Mbembe, 2014 ; 2020). À travers cette notion, A. Mbembe désigne la création d’une « catégorie subalterne de l’humanité, un genre d’humanité subalterne, cette part superflue et presque en excès, dont le capital n’a guère besoin, et qui semble être vouée au zonage et à l’expulsion » (2014, p.130). Un nombre non négligeable de films prend pour trame de fond la thématique de l’exclusion de portions croissantes de la population vers les marges de la ville et de la société. En particulier deux films peuvent être interprétés selon cette grille de lecture.
White Boy Rick raconte l’histoire (inspirée de faits réels) d’un jeune adolescent blanc qui devient l’un des principaux trafiquants de drogue de Detroit. Son père, Rick Sr. (Matthew McConaughey), vit chichement de combines et de revente d’armes aux gangsters noirs du quartier. Le fils s’insère d’abord dans les gangs noirs en adoptant leur comportement (il prend l’accent et le vocabulaire des noirs, s’habille comme eux) puis, menacé par des agents du FBI qui enquêtent sur ces gangs, il devient leur indic. Pris dans une injonction paradoxale entre son appartenance au gang et les menaces des agents de la loi, il n’a finalement plus d’autre espoir pour s’en sortir que de devenir lui-même un gros trafiquant de drogue. Comme son surnom et le titre du film l’indiquent 9, le jeune Rick est un blanc dans un milieu de noir∙es, qui va faire l’expérience des conditions de vie des noir∙es des ghettos étatsuniens. Une scène au milieu du film exacerbe ces enjeux lorsque l’un des chefs du gang dit à Rick : « Tu es bon pour parler comme un noir mais tu ne sais pas ce que c’est de vivre comme un noir. […] S’ils te choppent, tu auras une peine de prison pour blancs. Nous, une peine pour noirs. » Pourtant, à la fin du film, Rick prend bien une peine de prison à perpétuité pour possession et vente de crack, malgré les promesses des agents du FBI de lui obtenir une réduction de peine.
De son côté, l’environnement du film RoboCop symbolise parfaitement le projet du « brutalisme » exposé par A. Mbembe (2020). Pour le philosophe, la période récente du capitalisme, associée au néolibéralisme, voit le milieu naturel de l’économie prendre racine dans « le monde des processeurs et des organismes biologiques et artificiels » (Mbembe, 2014, p. 129). En parallèle du « devenir-nègre » se profile un « devenir-artificiel » de l’humanité, l’homme de chair et d’os faisant place à « un nouvel homme-flux numérique infiltré de partout par toutes sortes d’organes synthétiques et de prothèses artificielles » (ibid., p. 130). Dans ce nouveau régime, le paradoxe du 21e siècle serait « l’apparition d’une classe sans cesse croissante d’esclaves sans maîtres et de maîtres sans esclaves » (ibid. p. 131). Le flic-robot de RoboCop illustre cette vision du monde : mi-homme mi-machine, il est à la fois l’humain augmenté par les biotechnologies et le numérique rêvé par cet « âge technétronique », et une machine qui répond à la commande vocale et aux ordres de son propriétaire (les dirigeants d’OmniCorp), programmée pour ne pas pouvoir aller à l’encontre de ces ordres, pour ne pas pouvoir se révolter. Ici aussi, la ville de Detroit n’a pas été choisie au hasard comme cadre de l’action : centre de l’industrie automobile américaine, elle est le symbole du capitalisme industriel du 20e siècle et doit être transformée pour devenir une ville modèle du 21e siècle, du « grand avenir de la technologie numérique et de la biotechnologie 10 »
Pour conclure cette seconde partie, trois points méritent d’être relevés. En premier lieu, malgré une évolution vers une complexification des enjeux traités, les représentations des relations raciales produites dans les films mettant en scène Detroit se font sur un mode consensuel qui atténue la conflictualité historique de ces relations. En deuxième lieu, la prise en compte de la conflictualité des relations de classe est en revanche plus prégnante. Cela donne à voir une société dans laquelle la frontière entre les classes dominantes et les classes dominées demeure infranchissable. En cela, les films vont dans le sens du constat dressé, toujours par A. Mbembe de l’apparition de nouvelles lignes de partage de la domination. Alors qu’auparavant « la lutte des classes était inséparable de la lutte des races (même si les deux formes d’antagonismes étaient mues par des logiques parfois autonomes) » (Mbembe, 2014, p. 131), désormais le capitalisme mondialisé et néolibéral conduit à une « frontiérisation » qui rend des espaces et des ressources inaccessibles à une partie importante de la population et à une planétarisation de l’apartheid, mais cette ségrégation est fondée sur les ressources et la richesse économiques, plus que sur la couleur de peau ou l’origine (Mbembe, 2014 ; 2020).
Conclusion
Au terme de l’analyse socio-sémiotique, il apparaît que le cinéma étatsunien produit des représentations de Detroit qui, malgré certaines divergences, ont une réelle cohérence et consistance. La ville de Detroit est très souvent utilisée comme marqueur symbolique pour exprimer, par métonymie, l’ampleur du déclin des États-Unis, qui implique une mise en doute, parfois un rejet de la croyance dans le rêve américain. De façon moins franche, la ville semble également être un marqueur symbolique d’une certaine configuration sociohistorique des relations de classe et de race. À cet égard, les films du corpus à la fois témoignent d’une relative difficulté d’Hollywood à traiter de la conflictualité des relations de race – malgré une évolution vers une objectivation de la représentation de ces enjeux – et porter un regard critique, ou du moins plus critique que celui du « style hollywoodien » moyen, sur une société divisée par des conflits de classe. Bien sûr, même s’il a fortement relayé l’idéologie du rêve américain, le cinéma hollywoodien en a depuis longtemps dépeint les failles, l’envers ou la face sombre – de même que depuis les années 1950, il dessine le mythe du bonheur en même temps qu’il décrit une crise du bonheur (Morin, 2017). C’est d’ailleurs une des grandes forces des industries culturelles et de la culture de masse que d’être capables, d’un côté, de souscrire à et de produire des représentations hégémoniques, et de l’autre, d’incorporer à leurs productions des formes critiques et contestataires (Morin, 2017).
Notes
[1] Dans Outsiders (1963), Howard Becker explique que les comportements déviants sont en partie une question de perception. La déviance y est vue comme le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme.
[2] Voir annexes pour plus de détails. Pour constituer le corpus, en plus des films dont j’avais déjà connaissance, j’ai fait des recherches et je me suis appuyé sur l’article de presse suivant : Julie Hinds, « These are the 50 most essential movies set in Michigan », Detroit Free Press, 05/01/2020.
[3] « Imaginez la fin de la criminalité, la fin de la pauvreté… c’est comme un rêve, n’est-ce pas ? Parfois les rêves deviennent réalité ! Delta City » (ma traduction).
[4] « Le toit est en feu/Nous n’avons pas besoin d’eau/Laissez le brûler » (traduction de l’auteur). La chanson originale s’intitule « The roof is on fire » et a été enregistrée en 1985 par Rock Master Scott & The Dynamic Three.
[5] Brody, Richard (2017), « The immoral artistry of Kathryn Bigelow’s Detroit », The New Yorker, 4 août [en ligne], consulté le 3 juin 2022, https://www.newyorker.com/culture/richard-brody/the-immoral-artistry-of-kathryn-bigelows-detroit ; Theoharis, Jeanne ; Say, Burgin ; Phillips, Mary (2017), « Detroit is the most irresponsable and dangerous movie of the year », The Huffington Post, édition du 7 août [en ligne], consulté le 3 juin 2022, https://www.huffpost.com/entry/detroit-is-the-most-irresponsible-and-dangerous-movie-this-year_b_5988570be4b0f2c7d93f5744.
[6] Bastien, Angelica Jade (2017), « Detroit », Robert Ebert, 28 juillet [en ligne], consulté le 3 juin 2022 Disponible sur : https://www.rogerebert.com/reviews/detroit-2017
[7] Lapin, Andrew (2018), « Detroit vs. Everybody: why Kathryn Bigelow’s movie about the 1967 riots wasn’t nominated for any Oscars », Seen, edition du 23 février 2018 [en ligne], consulté le 3 juin 2022, https://seenthemagazine.com/detroit-vs-everybody-kathryn-bigelows-movie-1967-riots-wasnt-nominated-oscars/
[8] « Ma fille, tu devrais arrêter de faire ton “numéro de bon nègre” à la Booker T. Washington. Ce n’est pas toi. Ton père aime prétendre que c’est ce qu’il est, mais ce n’est pas non plus lui » (ma traduction)
[9] Dans un contexte racial, le mot « boy » a d’ailleurs la même connotation que son anglicisme en français, celui d’un garçon serviteur au temps des colonies ou du Sud ségrégationniste. Cela rajoute une ambiguïté au titre.
[10] Hagener, Malte (2005), « RoboCop », in Müller, Jürgen. Les meilleurs films des années 80, Köln, Taschen.
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Annexes
Tableau des œuvres figurant dans le corpus (par ordre chronologique) :
Titre et Date |
Réalisation |
Genre |
Budget (en dollars) |
Box-Office (en dollars) |
Blue Collar (1978) |
Paul Schrader |
Drame |
1 700 000 |
6 521 083 |
Le Flic de Beverly Hills (1984) |
Martin Brest |
Comédie/Policier |
13 000 000 |
316 360 478 |
Le Flic de Beverly Hills 2 (1987) |
Tony Scott |
Comédie/Policier |
27 000 000 |
299 965 036 |
Robocop (1987) |
Paul Verhoeven |
Science-fiction/Policier |
13 000 000 |
53 425 389 |
Robocop 2 (1990) |
Irvin Kerschner |
Science-fiction/Policier |
25 000 000 |
45 681 173 |
Robocop 3 (1993) |
Fred Dekker |
Science-fiction/Policier |
22 000 000 |
10 696 210 |
The Crow (1993) |
Alex Proyas |
Fantastique/action/policier |
23 000 000 |
50 694 671 |
Out Of Sight (1998) |
Martin Soderbergh |
Comédie romantique/policier |
48 000 000 |
77 745 966 |
8 Mile (2002) |
Curtis Hanson |
Drame |
41 000 000 |
242 875 078 |
Four Brothers (2004) |
John Singleton |
Policier/Action/Drame |
45 000 000 |
92 374 674 |
Dreamgirls (2006) |
Bill Condon |
Comédie Musicale |
70 000 000 |
155 430 335 |
Gran Torino (2008) |
Clint Eastwood |
Drame |
33 000 000 |
269 958 228 |
Only Lovers Left Alive (2013) |
Jim Jarmusch |
Fantastique/Comédie dramatique |
7 000 000 |
7 609 187 |
RoboCop (2014) |
José Padilha |
Science-fiction/Policier |
100 000 000 |
242 688 965 |
Detroit (2017) |
Kathryn Bigelow |
Drame/Historique |
34 000 000 |
23 355 100 |
White Boy Rick (2018) |
Yann Demange |
Policier/Drame |
29 000 000 |
25 957 482 |
Respect (2021) |
Liesl Tommy |
Biopic/Drame |
55 000 000 |
23 882 823 |
Auteur
Simon Renoir
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université d’Avignon, membre du Centre Norbert Elias (CNE), Simon Renoir travaille sur les liens entre les industries culturelles et créatives et le territoire, tant du point de vue de leur rôle dans le développement du territoire, que du point de vue de la construction des représentations et de l’image des villes.
simon.renoir@gmail.com