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Des marques muséales au service de l’influence française : le rôle du Louvre et de l’expertise muséale dans le Golfe arabo-persique

16 Juil, 2021

Résumé

Cet article propose une comparaison entre deux accords bilatéraux et intergouvernementaux en matière de coopération culturelle (décret n°2008-879 et décret n°2018-861) afin de comprendre la circulation de l’expertise dans la région du Golfe arabo-persique avec le modèle des agences.

En effet, la création des deux agences qui accompagnent la mise en place des deux projets (Abu Dhabi 2030 et Saudi Vision 2030) ; l’Agence France Muséums (AFM) à Abu Dhabi et l’Agence française pour le développement d’Al Ula dans le gouvernorat d’Al Ula en Arabie Saoudite font partie intégrante de l’internationalisation du musée du Louvre aux Émirats arabes unis et de la Culture en Arabie Saoudite. La compréhension de leur fonctionnent veut mettre en évidence les liens (humains, législatifs, financiers) qui participent à la réalisation des projets, en nous intéressant à la communication autour de ces projets.

La méthode s’appuie sur des entretiens réalisés auprès de la direction du Musée du Louvre, une recherche quantitative à partir de Google Trends pour relater la manière dont les médias communiquent sur ces deux décrets et une analyse lexicométrique à partir du logiciel Iramuteq. Son objectif est de faire apparaître les récurrences communes ou non entre les deux décrets, publiés à dix ans d’intervalle (2008 et 2018).

Mots clés

Géopolitique, Musée du Louvre, Internationalisation, Agence France Muséums, Agence française pour le développement d’AlUla.

In English

Title

Museum brands at the service of French influence: the role of the Louvre and museum expertise in the Arab-Persian Gulf.

Abstract

This article compares two bilateral and intergovernmental agreements on cultural cooperation (decree n°2008-879 and decree n°2018-861) in order to understand the circulation of expertise in the Arab-Persian Gulf region with the agency model.

Indeed, the creation of the two agencies accompanying the implementation of the two projects (Abu Dhabi 2030 and Saudi Vision 2030); the Agence France Muséums (AFM) in Abu Dhabi and the Agence Française pour le Développement d’Al Ula in the governorate of Al Ula in Saudi Arabia are integral parts of the internationalisation of the Louvre Museum in the United Arab Emirates and of Culture in Saudi Arabia. Understanding how they work is intended to highlight the links (human, legislative, financial) involved in the realisation of the projects, by taking an interest in the communication around these projects.

The method is based on interviews with the management of the Louvre Museum, a quantitative research using Google Trends to report on the way the media communicate on these two decrees and a lexicometric analysis using Iramuteq software. Its objective is to reveal the common or uncommon recurrences between the two decrees, published ten years apart (2008 and 2018).

Keywords

Geopolitics, Louvre Museum, Internationalisation, Agence France Muséums, French Agency for the Development of Al Ula (AFALULA).

En Español

Título

Las marcas de los museos al servicio de la influencia francesa: el rol del Louvre y la pericia de los museos en el Golfo Árabe-Pérsico.

Resumen

En este artículo se hace una comparación entre dos acuerdos bilaterales e intergubernamentales de cooperación cultural (decreto n°2008-879 y decreto n°2018-861) para comprender la circulación de las competencias en la región del Golfo Arábigo-Pérsico con el modelo de agencia.

En efecto, la creación de las dos agencias que acompañan la ejecución de los dos proyectos (Abu Dhabi 2030 y Visión Saudita 2030); la Agence France Muséums (AFM) en Abu Dhabi y la Agence Française pour le Développement d’Al Ula en la gobernación de Al Ula en Arabia Saudita son parte integrante de la internacionalización del Museo del Louvre en los Emiratos Árabes Unidos y de la Cultura en Arabia Saudita. La comprensión de su funcionamiento tiene por objeto poner de relieve los vínculos (humanos, legislativos, financieros) que intervienen en la realización de los proyectos, centrándose en la comunicación en torno a estos proyectos.

El método se basa en entrevistas con la dirección del Museo del Louvre, una investigación cuantitativa utilizando Google Trends para informar sobre la forma en que los medios de comunicación se comunican sobre estos dos decretos y un análisis lexicométrico utilizando el software Iramuteq. Su objetivo es revelar las recurrencias comunes o poco comunes entre los dos decretos, publicados con diez años de diferencia (2008 y 2018).

Palabras clave

Geopolítica, Museo del Louvre, Internacionalización, Agence France Muséums, Agencia Francesa para el Desarrollo de AlUla (AFALULA).

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Molinié-Andlauer Marie-Alix, « Des marques muséales au service de l’influence française : le rôle du Louvre et de l’expertise muséale dans le Golfe arabo-persique », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/3A, , p.53 à 69, consulté le vendredi 26 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/supplement-a/04-des-marques-museales-au-service-de-linfluence-francaise-le-role-du-louvre-et-de-lexpertise-museale-dans-le-golfe-arabo-persique/

Introduction

En France, le musée d’art est un lieu de conservation d’œuvre d’art (Mairesse, Desvallées, 2007 ; Mairesse, 2017), émanant de collections publiques ou privées, demeurant inaliénables (Africultures, 2007). Le rapport qu’une société établit avec son patrimoine et son l’histoire conditionne la manière dont l’État le mobilise dans le cadre de la diplomatie d’influence (Poulot, 1992). L’internationalisation des grands musées est un élément de ce modèle économique participant à cette diplomatie entre différents États (Mattelart, 1996 ; Agbobli, 2015) dont la stratégie de marques ou « branding » en découle. Aux États-Unis, Thomas Krens, directeur du Musée du Guggenheim entre 1988 et 2008, a envisagé l’expansion du Guggenheim comme celle d’une firme multinationale ayant pour produit de l’art contemporain (Gosselin, Tobelem, 2008), alimentant ainsi le softpower américain.

Aujourd’hui, la question des États n’est plus liée à la conquête de nouveaux territoires, mais à un maintien de la paix par des relations (économiques, politiques, culturelles), tant au sein de leur territoire, que dans des régions dites stratégiques. Pour cela, les États, sous couvert d’une universalité [1] de la culture encore questionnée (Dufrêne, 2012 ; Krebs, Mermier, 2019), décident de mobiliser des récits nationaux ou « National Branding » (Matsuura, 2006 ; Keneva, 2011 ; Browning, Ferraz de Oliveira, 2017 ; Guéraiche, 2018). Ces derniers sont associés à des symboles nationaux (souvent des patrimoines) – « Place Branding » (Govers, Go, 2016) qui servent des politiques et coopérations économiques étrangères (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013). Les projets liés aux accords bilatéraux favorisent une reconnaissance internationale pour les États demandeurs grâce à des marques réputées qui autorisent leur usage d’un droit exclusif (Mirgani, 2017). Les grands musées deviennent des « acteurs transnationaux » reflétant la puissance d’un État dans un monde multilatéralisme (de la Sablière, 2014 ; Buhler, 2019).

Pour la France, cette orientation se traduit par des coopérations militaires et culturelles fortes, comme le réseau de l’Alliance française par exemple (Mattelart, 1996 ; Haize, 2012 ; Lane, 2016). Pour la France, son image « est indissociable de sa culture : les touristes étrangers le savent, qui se rendent en grand nombre au Louvre ou au Centre Georges-Pompidou et assistent aux représentations de l’Opéra-Bastille ou de la Comédie-Française » (Even-Zohar, 2017). Nous avons pour objectif d’analyser la manière dont l’internationalisation du musée du Louvre qui participe aux enjeux géopolitiques, a enclenché une mise en concurrence des installations culturelles dans la région du Golfe arabo-persique. Cela implique de retracer la genèse de la création d’un Louvre à Abu Dhabi (1) pour ensuite comprendre comment le projet d’ALULA en Arabie Saoudite fut pensé sur le modèle des agences (2).

Cet article s’appuie sur des données qui visent à contextualiser les enjeux géopolitiques de la région Golfe pour comprendre la « transition culturelle » (Inglehart, 1990) voulue par les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite à partir de la réputation et de l’expertise françaises.

Réputation et enjeux communicationnels autour de l’implantation des musées dans le golfe : le cas du Louvre

La réputation, et plus spécifiquement le transfert de réputation, semble être recherchée par les parties émiriennes et saoudiennes. L’association entre un objectif de rayonnement par la culture pour les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite d’une part, et une nécessité économique et géostratégique pour la France d’autre part, participe à transformer un musée internationalement reconnu (Louvre) en une marque [2], voire en un label qui se veut être une « marque […] propriété des pouvoirs publics » [3]. Ainsi, mandaté par l’État français, le Louvre devient un acteur international, même un instrument, inscrit dans la globalisation, entendue comme une approche systémique qui « insiste sur la question de l’ancrage des flux dans les villes » (Ghorra-Gobin, 2017).

La méthodologie de cet article s’appuie sur différents outils développés dans un travail de thèse, soutenue en 2019. Le parti pris pour ces recherches est de proposer une approche « dialogique », selon l’expression d’Edgar Morin (1990).

Pour cela, nous nous appuyons sur des matériaux issus de différents corpus. D’abord des entretiens semi-directifs réalisés entre septembre 2017 et novembre 2018 au Musée du Louvre (service de la présidence), au Centre Vivant-Denon puis au Louvre Abu Dhabi. Nous disposons également d’une analyse du Projet Scientifique et Culturel (PSC) du Louvre Abu Dhabi développé par l’Agence France muséums (AFM) [4]. Ensuite, les dossiers de presse relatifs au Louvre Abu Dhabi [5] et les dossiers de l’Agence française pour le développement d’Al Ula (AFALULA) inclus dans le programme Saudi Vision 2030 [6] sont mobilisés. Enfin, pour compléter cette approche, l’analyse comparative des deux décrets des accords intergouvernementaux (n°2008-879 et n°2018-861) a été réalisée [7].

Ces différentes données qui constituent des corpus, sont graduées selon l’importance de leur mobilisation, de la plus importante à la moins importante : « première », « secondaire » et « tertiaire » (tableau 1).

Tableau 1. Corpus mobilisés dans le cadre de cet article

Corpus Objectifs Source
Scientifique État de l’art, contextualisation de la région du Golfe arabo-persique, contextualisation de l’internationalisation des grands musées. Première
Entretiens Réalisés entre septembre 2017 et novembre 2018 auprès du Musée du Louvre (service de la présidence), du Centre Vivant-Denon, du Louvre Abu Dhabi et de l’AFM, ces entretiens semi-directifs qualitatifs ont pour but de contextualiser la création du Louvre Abu Dhabi et de questionner les impacts de ce Louvre sur le musée du Louvre. Première
Décrets Analyse comparative des deux décrets intergouvernementaux n°2008-879 et n°2018-861 pour établir les attentes et les points de jonctions entre les deux projets. Première
Projet scientifique et culturel Etude de celui du Louvre Abu Dhabi, complété par ceux du musée du Louvre ainsi que les rapports d’activités (2007-2018), consultés au Centre Vivant Denon. Secondaire
Journée d’étude Observation durant la journée anniversaire du Louvre Abu Dhabi à l’auditorium du musée du Louvre. Retranscription des interventions des acteurs du projet. Secondaire
Analyse textuelle des décrets En plus de la lecture attentive des deux accords, une analyse lexicométrique a été réalisée à partir du logiciel d’analyse textuelle libre « Iramuteq ». Tertiaire

 

D’un musée réputé à l’international à l’internationalisation du musée du Louvre

Le musée du Louvre est international selon différents points de vue. Il est international par son histoire comme patrimoine ; Palais des Rois de France, il fut le spectacle de la réappropriation du pouvoir par le peuple français lors de la Révolution. Il est également international par sa pratique. En effet, en 2019 plus de la moitié des visiteurs provenait de pays étrangers. Il est aussi international par la communication dans les presses internationales et les projets internationaux. Enfin, il est un musée réputé à l’international pour ses représentations ; il est le décor de nombreux films, publicités ou séries étrangers, et symbolise la France à l’étranger.

À l’échelle du musée, l’internationalisation se traduit par la manière dont il se restructure in situ pour répondre aux normes mondialisées. Ces reconfigurations possibles à l’aide de moyens financiers conséquents sont possibles grâce à différents types de ressources : subventions publiques mais en baisse de 1980 à aujourd’hui (Mairesse, 2018) et ressources propres (billetterie, prestations d’ingénierie et de la valorisation, location d’espace) [8].

Le désengagement progressif de l’État français pour investir dans le secteur du patrimoine et de la culture incite les grands musées au nom bien évocateur à repenser leur modèle économique (Peyre, 2019). Cette situation a engendré une nouvelle organisation du musée qui se manifeste par de nouvelles lignes budgétaires, par une augmentation des tarifs du billet d’entrée et par la mise en place d’un mécénat d’entreprise et privé, couplé avec la location d’espaces du musée (défilé de la maison Louis Vuitton dans la Cour Marly par exemple). Le coût de gestion d’un musée tel que le Louvre est élevé. Faisant partie des grands musées internationaux, le Louvre se doit d’être précurseur et du même standing que le Metropolitain (New York, États-Unis), le British Museum (Londres, Royaume-Uni), le Musée du Prado (Madrid, Espagne) ou encore l’Ermitage (Saint-Pétersbourg, Russie) [9].

Ce changement impulsé depuis le début des années 2000 par l’ancien président-directeur, Henri Loyrette, avait également pour ambition de transformer cette institution au-delà de ses frontières pour incarner l’universalité qui la caractérise [10]. Ainsi, les partenariats avec d’autres institutions sont soutenus par les États étrangers et permettent au musée du Louvre de conserver son rang de grand musée. Ils facilitent la restauration de la Galerie d’Apollon (Partenariat « Louvre Atlanta » entre 2006 et 2009), la rénovation du Pavillon de l’Horloge (partenariat avec Abu Dhabi, 2007), la reconfiguration des espaces d’accueil avec le Projet Pyramide entre 2014 et 2016 (partenariat Abu Dhabi, 2012). Ils ont permis de proposer une exposition sur les Khadjars au Louvre-Lens dans le cadre du partenariat entre l’ICHHTO (organisation chargée des musées et du patrimoine en Iran permettant au musée national de Téhéran de célébrer ses 80 ans) et le musée du Louvre, signé en 2016 dans le cadre de l’Accord Franco-Iranien et mis en place en 2018 [11].

La dimension politique du musée du Louvre l’internationalise et le valorise grâce notamment à sa bonne réputation auprès des professionnels (classements internationaux des musées) et auprès des visiteurs (avis en ligne et travail réputationnel sur les réseaux sociaux) (Molinié-Andlauer, 2019). En effet, cela entraine des conséquences : auprès du musée qui s’intègre dans un réseau international (accès aux chantiers de fouilles, coopération avec de nouveaux musées) [12], et auprès de l’État français qui réalise des accords politiques et économiques (géostratégie, coopération, aménagement), la culture, et par conséquent le musée du Louvre, faisant partie intégrante de ce qui se présentet comme l’identité française.

Pourtant, rappelons-le, l’implantation d’un Louvre à Abu Dhabi fut questionnée lors de la signature du partenariat en 2007 (Cachin, Clair, Recht, 2007), puis adoubée à son ouverture et encore questionnée après son ouverture. Ce musée émirien allégorise parfaitement les jeux d’influence que veut obtenir le gouvernement français dans la région en y proposant le tandem culture et éducation [13], valeurs refuges et fortes de la diplomatie d’influence française. L’internationalisation du Louvre aux Émirats arabes unis dépend d’une volonté étatique qui, par son retrait financier progressif, engage la réputation du musée du Louvre pour deux raisons. Tout d’abord cela sert une visibilité internationale du musée du Louvre, bien que déjà existante. Mais le Louvre Abu Dhabi permet de toucher de nouveaux publics comme ceux du continent africain ou de l’Inde, public sous-représenté dans l’institution parisienne [14]. Puis cela sert également les intérêts géopolitiques de l’État français. En face du Louvre Abu Dhabi, se trouve la base militaire, dont l’implantation fut autorisée à la suite de l’acceptation de l’État français de vendre la marque Louvre aux émiratis [15]. Lors d’un entretien réalisé en 2017 avec le conseiller politique du président directeur du musée du Louvre, il était évident que cette requête n’était pas du ressort de l’institution, et qu’il ne s’agissait en aucun cas d’un plan stratégique de développement pour le musée du Louvre.

Enjeux géopolitiques de l’internationalisation du Louvre : accords et désaccords d’un outil du politique

Dépendant de volontés politiques, le Louvre à Abu Dhabi entendu comme une institution à part entière, a connu de nombreux rebondissements avant son ouverture en novembre 2017. Pour comprendre le lien entre les deux pays, il faut remonter à la présidence de Jacques Chirac. Ce dernier noua une amitié avec le Cheikh Zayed, l’ancien dirigeant des Émirats arabes unis. C’est au début des années 2000 qu’une première demande auprès du musée du Louvre fut formulée par des décideurs émiriens. Leur souhait est de proposer une réplique du musée à Abu Dhabi. Face au refus de la direction du musée du Louvre, la partie émirienne s’est alors adressée directement au cabinet du Premier ministre, qui, de concert avec le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Culture, ont construit un projet de partenariat, signé par les deux parties en mars 2007 (d’Haussonville, 2018).

Parallèlement à cela, les travaux sur l’île Saâdiyat dans l’émirat d’Abu Dhabi étaient lancés. La volonté du Cheikh Zayed était de transformer le pays en profondeur par le biais de projets urbains tel qu’« Abu Dhabi 2030 » pour rendre la capitale attractive. Une poignée de « starchitectes » (Vivant, 2011) sont nommés pour transformer le front de mer : Frank Gehry, Zaha Hadid, Tadao Ando, et les ateliers Jean Nouvel. Ce n’est qu’en 2013 que l’architecte français sut que le bâtiment allait abriter la collection du futur Louvre. Mais alors que les travaux avançaient « en râteau » pour que le Zayed Museum, le musée Guggenheim et le Louvre puissent ouvrir en même temps, les Printemps arabes ont modifié le calendrier initial. Le choix fut alors de se focaliser sur le musée le plus emblématique et exceptionnel, le Louvre Abu Dhabi [16] pour répondre à l’ambition de cet État de changer sa réputation tout en bénéficiant d’une visibilité à l’internationale [17].

Cependant, la région reste instable et les relations se crispent surtout lorsqu’il est question de financement du terrorisme [18]. C’est ainsi qu’en 2017, alors que le Qatar est soupçonné de participer au financement des groupes terroristes, certains pays du Golfe rompent tout contact avec le pays ; ce qui se traduit entre autres par l’annulation de vols commerciaux. Par ailleurs, bien qu’il soit difficile d’établir un lien réel, lors de l’ouverture du Louvre Abu Dhabi, la carte de la région présentait « une petite inexactitude » [19] puisque le Qatar n’y était pas mentionné. La gestion de ces incidents diplomatiques dans la région du Golfe, souvent scrutés par les pays siégeant à l’ONU, a incité les pays du Golfe à réagir rapidement pour éviter l’escalade médiatique. C’est d’ailleurs un des risques dont a conscience le musée du Louvre. Il peut être associé aux actions du Louvre Abu Dhabi ce qui pourrait avoir des répercussions sur la réputation du Louvre puisque le nom lie les deux entités pendant 30 ans (de 2007 à 2037 qui marque la fin de l’accord bilatéral). Ce qui a nécessité la mise en place d’une agence pour transposer l’expertise du musée du Louvre aux personnels du Louvre Abu Dhabi.

Ces différents aspects de l’accord bilatéral ont amené des controverses autour de l’implantation du Louvre à Abu Dhabi. Au-delà des questions de la « vente » de la marque Louvre et de La Sorbonne (1 milliard d’euros pour l’État et 400 millions d’euros pour la marque Louvre), les controverses qui émanaient de la presse française entre 2007 et 2017, questionnaient l’intérêt de cette délocalisation pour le musée [20]. Le sujet était traité comme s’il s’agissait avant tout d’une marchandisation grandissante de la culture qui instrumentalisait le patrimoine national dans le cadre d’accords politiques (Molinié-Andlauer, 2019). Pourtant, l’internationalisation comme l’entend et le conçoit le directoire du musée du Louvre, ne veut pas dire pratique managériale semblable à une firme transnationale, mais bien une conciliation et une adaptation portant sur trois aspects [21] :

  • les contraintes réelles que rencontre l’institution Louvre,
  • les attentes des visiteurs qui ne cessent d’être plus exigeants et en recherche d’expérience muséale,
  • et la réalité de la structure qui doit concilier réalité économique et maintien d’une réputation.

En mobilisant un patrimoine de référence qui sert des partenariats économiques, universitaires, culturels, l’État français demande au Louvre de devenir un modèle dans la coopération internationale.

Transposer le modèle du Louvre : le rôle de l’expertise des agences dans l’internationalisation du patrimoine français

Comme le souligne William Guéraiche (2018), l’implantation des musées aux Émirats arabes unis est plus complexe qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas de construire de toute pièce une « identité » déjà existante, mais bien de valider le fait que les politiques menées dans ce pays visent à le transformer en un pôle attractif international et intégré dans la mondialisation culturelle. C’est ce que permet le projet du Louvre à Abu Dhabi : une transformation de ce pays par un patrimoine reconnu et une culture mondialisée, laissant d’autres territoires en cours de transition économique désireux de s’inspirer de ce modèle. Dans cette partie, l’objectif est de mettre en relation deux accords bilatéraux signés à 9 ans d’intervalle pour faire émerger la mise en concurrence qu’a impulsée l’implantation du Louvre à Abu Dhabi dans cette région. Dépassant les controverses nées de la marchandisation et de l’instrumentalisation du Louvre à l’étranger, l’État français semble vouloir calquer le modèle du Louvre non pas sur la marque et sa réputation, mais sur son expertise et sur le transfert de compétences par le biais des agences.

Une internationalisation du patrimoine français dans le cadre d’un projet régional : du pétrole au tourisme

Le cas de la région du Golfe arabo-persique est particulier puisque la région connaît un contexte géopolitique culturel singulier (Exell, 2018) que viennent amplifier ces coopérations internationales (fig. 1).


Figure 1. Carte de la répartition des accords français dans le Golfe arabo-persique.
(Conception, réalisation, données : Auteure, 2020)

L’intérêt de la Culture et de la circulation des œuvres au sein de cette région date des années 1990, puisque ce sont les marchands d’art iraniens qui y ont impulsé un marché de l’art fleurissant (Kazerouni, 2017). Les pays voisins de l’Iran dont l’économie porte essentiellement sur les ressources pétrolières, sont obligés de reconsidérer cette ressource dans le contexte de la transition énergétique. L’une des ressources possibles est le tourisme.

Il devient alors primordial pour ces États de transformer leur territoire en profondeur pour proposer les infrastructures nécessaires et accueillir les touristes venant d’horizons divers. Ce fut d’abord les aéroports qui sont devenus des hubs proposant des correspondances pour les vols internationaux [22] et qui ont concurrencé directement l’aéroport d’Istanbul. De manière plus globale, la course aux projets urbains et architecturaux toujours plus ambitieux que connaissent les pays du Golfe (Qatar, Bahreïn, Emirats arabes unis, Arabie Saoudite), les a amenés à reconsidérer ces projets par le biais de marques. Dès lors, il s’agit de mettre en lumière le triptyque Culture, Patrimoine et Politique face à des objectifs économiques forts de la part de ces pays du Golfe par le prisme du Louvre à Abu Dhabi (Boulanger, 2011 ; Kazerouni, 2017) et dont le Prince d’Arabie Saoudite souhaite bénéficier avec le projet Saudi Vision 2030 [23].

L’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis sont donc deux États qui envisagent « l’après pétrole » par des partenariats économiques avec les pays étrangers, appuyés par des projets urbains tel qu’Abu Dhabi 2030 ou Saudi Vision 2030. En devenant des hubs culturels et contemporains, ils espèrent bénéficier des retombées des activités touristiques et participer au développement économique local, et ce, grâce à des marques réputées qui signent un privilège et l’usage d’un droit exclusif (Mirgani, 2017). Pour les Émiratis, l’enjeu est de passer du transit aéroportuaire à la destination touristique [24] grâce aux marques « Louvre », « Guggenheim », ou encore « Ferrari », qui, au départ, ne pouvaient être vendues ; le Louvre ne semblait pas être « déterritorialisable » et pourtant le contexte culturel français a permis cette vente inédite. Les Émiratis ont en quelque sorte atteint le « point de singularité » [25] par la concrétisation du transfert d’une institution culturelle de cet ordre.

En Arabie Saoudite, le récent accord bilatéral entre le Royaume d’Arabie Saoudite et la France veut servir le changement de paradigme qu’enclenche le Prince Mohammed ben Salmane. Ce dernier a pour ambition de mettre « aux nouvelles normes établies dans la région et impulsées par le Qatar et les Émirats arabes unis » (Greenwald, 2018) l’Arabie Saoudite en proposant un « dialogue entre les cultures au cœur du monde arabe et la mise en valeur du patrimoine historique et culturel saoudien, arabe et islamique et d’encourager le tourisme international » (Décret n°2018-861).

Pour cela, la mobilisation de la combinaison « culture et musées » offre la possibilité d’envisager une assise internationale immédiate dans ce domaine. Les controverses qu’a connues le Louvre Abu Dhabi tant dans les médias que dans les sphères des conservateurs de musée a bien évidemment eu des conséquences sur la manière dont la France allait pouvoir poursuivre les relations internationales par le biais de la diplomatie culturelle en permettant la circulation des individus et des experts, élément moins visible qu’une marque.

Ces deux pays ont certes des géographies et des histoires différentes, cependant leurs attentes sont semblables et les mettent en concurrence indirectement en termes d’attractivité. Dans les deux cas, les projets urbains enclenchés au milieu des années 2000 ont eu pour ambition de créer de nouvelles destinations touristiques et d’attirer les investisseurs étrangers. Pour cela, les deux pays doivent montrer les perspectives possibles sur leur territoire ; fouilles possibles, ouverture de marché pour des entreprises françaises (Alstom, EDF, Total) et experts pour contribuer à la réussite de ces projets urbains et culturels [26]. Alors que l’on pourrait s’attarder sur la mise en concurrence de ces pays, on constate qu’il existe en réalité une complémentarité dans les institutions proposées. Ces projets offrent un coup de projecteur sur la région et permet une circulation régionale des visiteurs lors de leur séjour [27].

Deux accords bilatéraux : une mise en concurrence régionale à la recherche de la singularité française

En s’intéressant de manière plus approfondie aux deux accords bilatéraux, on constate donc que les attentes des deux pays sont assez similaires puisque leur souhait est de bénéficier d’un « transfert de réputation » d’une marque pour les Émirats arabes unis, et d’expertise pour les Arabie Saoudite dans un temps limité.

Dans l’accord de 2018 (Al Ula), il est stipulé qu’il est recherché « l’excellence française », les « meilleures compétences » et les « savoir-faire » pour devenir une destination « Premier plan au niveau mondial ». Ce sont les mêmes qualificatifs qui reviennent pour l’accord entre les Émirats arabes unis et la France où sont mis en avant le « caractère novateur », « exceptionnel » ou encore de « renommée ». Nous constatons d’ailleurs qu’en regroupant les intitulés des articles des deux accords, il est possible de les mettre en relation (tableau 2)

 

Tableau 2. Comparaison des intitulés des articles des deux accords selon les thèmes (Légifrance, 2007 et JOF, 2018)

Thèmes Articles l’accord intergouvernemental du 6 mars 2007, Légifrance Articles de l’accord intergouvernemental du 8 octobre 2018, JOF
1.Objectifs et création Art. 1) Création d’un musée universel à Abu Dhabi. Art. 1) Objectifs généraux de l’accord.
2.Principes et domaines Art. 2) Principes mis en œuvre.

Art. 3) Exclusivité de l’accord.

Art. 2) Principes fondateurs du partenariat et du projet.

Art. 5) Domaine du partenariat.

3.Fonctionnement Art. 4) Structure du musée.

Art. 5) Conception du musée.

Art. 6) Prestations fournies par l’opérateur français de la conception à la réalisation du Musée.

Art. 7) Conseil et assistance à la stratégie d’acquisition des collections permanentes du Musée.

Art. 8) Formation de l’équipe de direction du Musée et du personnel à qualifications spécifiques.

Art. 9) Recrutement des personnels qualifiés.

Art. 10) Programmation des expositions temporaires

Art. 11) Prêts d’œuvres des collections publiques françaises.

Art. 12) Mesures conservatoires.

Art. 13) Insaisissabilité et retrait des œuvres prêtées.

Art. 3) Opérateurs.

Art. 4) Gouvernance.

4.Financements Art. 15) Conditions financières. Art. 6) Modalités financières et fiscales
5.Garantie Art. 16) Garantie Art. 7) Garantie.
6.Droits Art. 19) Droit applicable pour la procédure d’arbitrage. Art. 8) Droits de propriété intellectuelle.
7.Différends Art. 17) Résolution des différends entre les Parties.

Art. 18) Résolution des différends relatifs aux prestations de l’Agence ou aux paiements qui sont dus ou relatifs à l’utilisation du nom du Louvre.

Art. 9) Règlements des différends.
8.Durée Art. 20) Durée de l’accord (30 ans)

Art. 21) Entrée en vigueur.

Art. 10) Durée de l’accord (10 ans), modification et dénonciation

 

Alors que l’accord concernant le Louvre Abu Dhabi comporte 21 articles qui ordonnance les 30 années à suivre, l’accord pour Al Ula est moins spécifique avec seulement dix articles. Cela trouve son explication dans l’aspect inédit du transfert du musée du Louvre qui nécessite une législation spécifique, alors que pour Al Ula, tout est à construire à partir des expertises étrangères. Cependant ces dix articles sont très détaillés, notamment à propos du partenariat (article 5) qui couvre l’ensemble des schémas directeurs pour la planification du projet concernant les parties françaises et saoudiennes [28].

Les huit thèmes qui structurent les deux accords sont donc très différents en termes de projets, mais l’objectif demeure identique. En effet, nous voyons des objectifs pour différentes échelles d’intervention (thème 1) qui pourtant se fondent sur la culture et le tourisme ; un musée d’un côté et un site archéologique de plus de 26 500 kilomètres carrés bénéficiant de la classification Unesco [29] de l’autre. Dans les deux cas, le respect de l’environnement et le rapport aux nouvelles technologies sont importants pour engager un dialogue des cultures et pour participer ainsi à une transition environnementale [30].

Nous notons également que le caractère exceptionnel est présent dans les deux accords (thème 2.) et le principe d’utilisation du nom Louvre pour maintenir la réputation et le prestige de l’institution. Il y a une circulation d’expertise en matière d’architecture, les musées et hôtels en Arabie Saoudite sont pensés par des « starchitectes », et l’un d’entre eux est même imaginé par Jean Nouvel. Cela souligne bien l’entrecroisement entre les compétences et les imaginaires pour positionner un pays dans la compétition internationale des destinations culturelles et touristiques mondiales. Mais l’entrecroisement des expertises ne s’arrête pas là. De manière plus invisible, les deux agences mandatées (thème 3.) pour mener à bien ces deux projets retrouvent des experts communs, alors même que l’Accord de 2007 mentionnait l’« exclusivité de l’accord » [31]. En effet, ne pouvant se démultiplier davantage comme le fait l’institution Guggenheim, le modèle du Louvre ne peut être transposable que par les individus et les experts qui ont organisé le transfert, rejoignant ainsi le principe que met en place le British Museum en permettant à ses équipes d’apporter ses compétences dans la création de musées, notamment dans le cas du Musée Zayed à Abu Dhabi [32]. Le Louvre est alors dissocié des experts qui ont permis de transférer une part de l’identité Louvre à Abu Dhabi : le Louvre semble alors être devenu une marque désincarnée dont seules les œuvres tiennent le musée.

Une circulation des experts : AFM et AFALULA

D’un côté, nous avons l’AFM à Abu Dhabi et de l’autre, l’AFALULA dans le gouvernorat d’Al Ula en Arabie Saoudite, complétée par une Commission royale du Gouvernorat d’Al Ula. Elles accompagnent le temps des Accords la formation, la transition dans des domaines d’expertise (conservation, conception, histoire de l’art, formation universitaire, …) qui auparavant n’étaient pas présents sur le territoire. Leur fonctionnent met en évidence les liens (humains, législatifs, financiers) qui participent à la réalisation des projets et les ancrent dans des temporalités plus longues que de « simples » prêts ou dépôts que peuvent proposer les grands musées entre eux. Ce sont des entités « tampon » qui adaptent les normes et accompagnent le développement des projets pour qu’ils deviennent indépendants.

L’AFM est, au départ, majoritairement constituée d’expatriés français arrivés en 2013. Cela a permis « de former et d’exploiter ce qui allait faire exister, le bâtiment » et de « commencer à incarner le projet » (Martinez, 2018). Outre le fait de proposer une commission d’acquisition, l’AFM met en relation « les pairs français, ce qui est inédit, car aucune structure ne permet à des établissements français de travailler ensemble de la sorte en mettant leur bien en commun entre eux » (Martinez, 2018). Le Louvre Abu Dhabi bénéficie, jusqu’en 2027, de prêts spécifiques des douze établissements culturels français partenaires qui participent au projet du Louvre Abu Dhabi avec l’agence France Museum et qui font rayonner la France, alimentant ainsi la collection du Louvre Abu Dhabi et l’aidant à constituer sa propre collection (fig. 2).


Figure 2. Structure autour de l’Agence France Muséums. (Réalisation : auteure, 2018)

Pour AFALULA, les partenaires sont plus variés et plus complexes à recenser puisque le projet est d’une autre ampleur (entreprises dans le secteur de l’énergie, entreprise de services touristiques, muséologues, historien de l’art, anthropologues et archéologues). Cependant, en termes d’expertise on peut constater quelques transferts de l’AFM à AFALULA (directeur scientifique devenu expert « culture et patrimoine » pour le projet saoudien par exemple ou encore un enseignant-chercheur de la Sorbonne devenu également experte auprès d’AFALULA). En outre, Campus France, organisme public créé en 2010 qui a pour but de promouvoir à l’étranger le système d’enseignement supérieur et de formation professionnelle français met en avant sur son site son partenariat de l’accord franco-saoudien : « Campus France s’associe au projet en apportant son expertise pour la formation des jeunes saoudiens aux métiers du tourisme, de l’archéologie et de l’agriculture ».

Nous sommes donc face à deux agences qui mettent en valeur le territoire et le promeuvent tant en termes d’actions que de communications de ces actions. Cela permet de faire valoir le territoire qui accueille et accompagne l’implantation des structures par le biais de la mise en place d’un réseau d’expert qui assoit une légitimité au niveau mondial tout en participant, encore une fois, à une évolution dans la réputation de ces pays. Dans les deux cas, la recherche d’expertise et de reconnaissance dans le domaine de l’Art et développement de la part des pays du Golfe reconfigure la géostratégie à l’échelle de la région et à l’échelle mondiale.

En somme, l’expertise est « monétisée », et les parties -que ce soit l’Arabie Saoudite ou les Émirats arabes unis- attendent un « retour sur investissement » et des transferts de compétences, élément récurrent dans les deux accords pour contrecarrer les actualités en Arabie Saoudite, souvent décriées en termes de droits humains. Dans le discours, cela est assez flagrant puisque sur les cinq classes, seule la classe 1 est isolée (fig. 3).


Figure 3. Dendrogramme issu de l’analyse lexicométrique des deux accords bilatéraux
(source : auteure, 2020, réalisation Iramuteq)

Elle mentionne spécifiquement le cas de l’Arabie Saoudite en mettant en avant les récurrences liées à l’accord et importantes pour le pays. Hormis les premiers éléments propres à la géographie, le « culturel », le « patrimoine » et la mention de « durable » sont des termes qui reviennent le plus régulièrement au sein de cet accord. En ce qui concerne Abu Dhabi, ce sont les classes 2, 3 et 4 qui y font références. Les enjeux sont spécifiques au musée et aux contraintes que connaît le musée. Comme l’accord de 2007 comporte une marque unique et emblématique de la France, il ressort une dimension législative plus importante qui structure le projet, les enjeux autour des collections et le fonctionnement du musée. Contrairement à cela, l’accord entre l’Arabie Saoudite et la France met en évidence une dimension statutaire (« gouvernorat », « projet », « patrimoine », « partenariat », « développement ») qui prône un changement d’image fort (« durable », « touristique », « compatibilité »).

Avec l’étude des deux décrets (décret n°2008-879 et décret n°2018-861), nous voyons se dessiner les modalités des partenariats, leur durée et les attentes des deux « Parties », laissant apparaître des enjeux communicationnels qu’a enclenchés l’internationalisation du Louvre.

Conclusion : quel « retour sur investissement » pour la géopolitique culturelle française dans le Golfe ?

Les grands musées et plus globalement le patrimoine et la culture deviennent des réponses aux enjeux régionaux. Leur implantation oblige les pays à négocier avec des partenaires internationaux pour répondre aux nouveaux standards du Golfe (Greenwald, 2018). La manière d’envisager ces partenariats, la construction des musées,  institution qui cherche à se réinventer comme outil d’influence, et leur ouverture dans ces pays questionnent leur durabilité au sein de ces territoires. Ainsi, les politiques culturelles s’inscrivent dans un système plus large qui inclut les enjeux de sécurité et stabilité dans la région. L’implantation dans la région de la France sert autant les Émirats arabes unis pour défendre leur essor économique face à des concurrents comme l’Iran et l’Arabie Saoudite, que la France dans les ouvertures de marchés (Thalès, Total).

L’analyse du discours participe de la réflexion sur l’investissement par la culture et les musées de la France en signant des accords avec ces deux pays, indiquant la corrélation entre « réputation » (Chauvin, 2013) et « expertise » (Molinié-Andlauer, 2019) pour le développement et l’emploi du patrimoine français dans le cadre de partenariats bilatéraux. L’internationalisation d’un musée français que vient appuyer des équipes d’experts est alors appréhendée comme le fruit d’une communication à l’international (Agbobli, 2015) servant des relations diplomatiques entre deux pays.

Nous avons noté des similitudes dans la structure des décrets qui indiquent que le développement de nouvelles destinations touristiques dans le Golfe arabo-persique applique des normes internationales. Si le Louvre est la partie visible de l’iceberg, il ne demeure pas moins que les équipes d’experts sont mobiles et participent aux différents projets de la région. Et des porosités existent entre les architectes et les spécialistes des agences de deux projets. L’intérêt de créer une destination reconnue à l’échelle internationale prime sur les accords et désaccords entre pays voisins. Puisque rappelons-le, pour les familles dirigeantes de ces pays, l’instruction et la connaissance que confère le musée permettent faire évoluer (Exell, 2018) la représentation de ces pays par l’Occident, favorisant l’effet miroir développé dans la thèse d’Alexandre Kazerouni (2017).

En y implantant des musées ou en développant des projets culturels et touristiques, ces accords servent surtout un discours politique et social que tout État envisage lorsqu’il entame une transformation profonde de la société. Avec l’ouverture et la promotion de ces musées, les États veulent servir la nouvelle génération et lui offrir une autre manière de concevoir le monde. Greenwald (2018) parle d’ouverture d’esprit d’une génération dans un contexte de mondialisation. Il s’agit de lier la modernité et la tradition, que vient appuyer la construction du Louvre à Abu Dhabi. Au-delà d’être un faire-valoir qui s’appuie sur un discours occidental, l’architecture du musée fait écho à un imaginaire du territoire arabe. Ce qui soulève le rapport à la modernité mais sans pour autant adopter la culture occidentale (Greenwald, 2018).

Sur un temps plus long, il convient bien sûr de poursuivre ce travail pour constater l’évolution entre le discours et les actions, puisque la communication autour de l’art et de la culture est une « arme » essentielle (ISPI, 2019) qui use des techniques de marketing territorial porté par des partenariats ciblés et bilatéraux (accord bilatéral de 2007 entre les Émirats et la France ou encore celui de 2018 entre l’Arabie Saoudite et la France). Ces accords légitiment leur attractivité et leur capacité à financer des institutions réputées affirmant que les échanges entre pays se veulent géostratégiques et économiques, notamment pour la France (Boulanger, 2011). Les partenariats avec les Émirats arabes unis et les accords avec l’Arabie Saoudite permettent aux institutions françaises autant de proposer leurs compétences et expertises que d’engranger une entrée d’argent pour parfaire leur réputation mondiale à la suite des baisses de subventions publiques depuis les années 1990.

Notes

[1] On entend dans ce cas l’université dans le sens de l’« accessibilité des biens communs » (Benhamou, 2020).

[2] Renaud Vuignier (2017) synthétise le concept de la sorte : « Le phénomène d’adoption par les managers publics de techniques de marketing et de branding pour la promotion, la valorisation et le développement des territoires s’explique principalement par le désir d’attirer et de retenir de multiples groupes cibles considérés de plus en plus mobiles dans un contexte global hautement compétitif (Braun et al., 2014 ; Chamard et al., 2014) ».

[3] “Label” : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/label.

[4] Document non disponible en ligne.

[5] https://www.louvre.fr/sites/default/files/medias/medias_fichiers/fichiers/pdf/louvre-communique-sur-l-ouverture-du-louvre-abu-dhabi.pdf et https://www.louvre.fr/sites/default/files/medias/medias_fichiers/fichiers/pdf/louvre-annonce-de-l-ouverture-du-louvre-abu-dhabi.pdf.

[6] https://vision2030.gov.sa/en.

[7] Accord « entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des Émirats arabes unis relatif au musée universel d’Abou Dhabi, signé à Abou Dhabi le 6 mars 2007 » et l’accord « entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume d’Arabie saoudite relatif au développement culturel, environnemental, touristique, humain et économique et à la valorisation du patrimoine du gouvernorat d’Al Ula dans le Royaume d’Arabie saoudite, signé à Paris le 10 avril 2018 ».

[8] Rapport de la Cour des comptes (2019), « La valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles. Le cas des musées nationaux », https://www.ccomptes.fr/system/files/2019-06/20190612-rapport-valorisation-ingenierie-marques-culturelles.pdf.

[9] Entretien avec le conseiller politique du président-directeur du musée du Louvre, septembre 2017, appuyé par un entretien réalisé avec la responsable du Centre Vivant-Denon, février 2018.

[10] Entretien avec le conseiller politique du président-directeur du musée du Louvre, septembre 2017.

[11] https://www.louvre.fr/expositions/le-musee-du-louvre-teheran.

[12] Entretien avec le conseiller territorial du président-directeur du musée du Louvre, juillet 2017, complété par l’exposition permanente du Pavillon de l’Horloge « Histoire du Louvre ».

[13] La Sorbonne est aussi associée au partenariat et propose désormais un Master « Métiers des musées ».

[14] Entretien avec le conseiller politique du président-directeur du musée du Louvre, septembre 2017, appuyé par un entretien réalisé avec le responsable des publics du Louvre Abu Dhabi, mars 2018.

[15] Entretien avec le conseiller politique du président-directeur du musée du Louvre, septembre 2017, appuyé par les propos tenus par Jean d’Haussonville, Directeur général, Domaine national de Chambord, lors des « 24 heures … au Louvre Abu Dhabi », 17 et 18 novembre 2018, auditorium du musée du Louvre, « Le Louvre Abu Dhabi, histoire d’un dialogue ».

[16] Entretien avec le conseiller politique du président-directeur du musée du Louvre, septembre 2017, appuyé par un entretien réalisé avec le responsable des publics du Louvre Abu Dhabi, mars 2018.

<[17] Ibid.

[18] Cette question est sensible pour ceux qui travaillent au Musée du Louvre, il y a peu d’information officielle sur le sujet et le discours reste très contrôlé.

[19] Propos tenus le lendemain par le ministre d’Etat émirati aux Affaires étrangères Anwar Gargash, https://www.lepoint.fr/culture/le-louvre-abu-dhabi-remplace-une-carte-ayant-oblitere-le-qatar-22-01-2018-2188727_3.php#.

[20] On pense notamment à la tribune de 2006 de Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht, « Les musées ne sont pas à vendre », https://www.lemonde.fr/idees/article/2006/12/12/les-musees-ne-sont-pas-a-vendre-par-francoise-cachin-jean-clair-et-roland-recht_844742_3232.html.

[21] Synthèse possible grâce aux différents entretiens eus au musée du Louvre.

[22] Entretien avec le conseiller politique du président-directeur du musée du Louvre, septembre 2017.

[23] https://vision2030.gov.sa/en.

[24] Ibid.

[25] Nous faisons ici un parallèle avec l’Intelligence artificielle qui définit le point de singularité comme le point de non-retour.

[26] Entretien avec le conseiller politique du président-directeur du musée du Louvre, septembre 2017, appuyé par des entretiens informels auprès du Louvre et de Paris-Sorbonne Université Abu Dhabi.

[27] Entretien avec le directeur scientifique de l’AFM, mars 2018. Cela est surtout valable pour les Émirats arabes unis et le Sultanat d’Oman.

[28] Le point 2) mentionne les domaines couverts par l’accord : a) Planification, mobilité et infrastructures urbaines, b) Préservation et gestion du patrimoine archéologique et architectural, c) Offre culturelle et artistique et ingénierie culturelle, d) Concepts et équipements pour une gestion touristique et hôtelière durable, e) Artisanat et économie locale, f) Renforcement des capacités et des compétences, transfert de technologie et apport de savoir-faire et g) Cadre législatif et réglementaire.

[29] Le site archéologique de Madain Saleh inscrit par l’UNESCO au patrimoine mondial en 2008 : https://whc.unesco.org/fr/list/1293/documents/.

[30] Rappelons ici que nous avons à faire à des discours politiques et qu’il faudrait analyser dans les années à venir les actions concrètes mises en place pour ces projets.

[31] « Aucun autre pays (Émirats arabes unis, Arabie Saoudite, Koweït, Oman, Bahreïn, Qatar, Egypte, Jordanie, Liban, Iran et Irak) ne peut utiliser le nom “Louvre” durant la durée du “contrat”».

[32] Entretien avec la responsable du Centre Vivant-Denon, février 2018.

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Auteure

Marie-Alix Molinié-Andlauer

.: Marie-Alix Molinié-Andlauer est docteure en Géographie et effectue ses recherches au sein de l’équipe de recherche de Sorbonne Université-Médiations « sciences des lieux, sciences des liens ». Sa thèse soutenue en décembre 2019 développait le nouveau modèle territorial du Louvre, en y intégrant les dimensions politique et symbolique. De manière générale, ses recherches s’intéressent à la transformation des territoires à partir de l’objet « patrimoine ». Elles prennent en compte les dimensions politique et culturelle associées au patrimoine pour en comprendre les répercussions spatiales, mais aussi sociales, tant d’un point de vue théorique que pratique.
mariealix.molinie@hotmail.fr