L’expansion internationale des musées : entre diffusion du soft power et valorisation économique du patrimoine culturel
Résumé
A partir d’une analyse du rapport de la Cour des comptes sur La valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles paru en 2019 et des pratiques menées par les établissements culturels, cet article se penche sur l’expansion internationale des musées français. Cette expansion se caractérise par la conclusion d’accords à titre onéreux. L’enjeu de diffusion de la culture française dans le monde est important mais il n’est pas exclusif. Tout en jouant de son soft power, la France noue des partenariats avec d’autres Etats qui permettent de valoriser son patrimoine culturel, en particulier son patrimoine mobilier (les œuvres de ses collections) et son patrimoine immatériel (le savoir-faire des hommes et des femmes qui travaillent dans les musées et les marques de ses grandes institutions culturelles).
Mots clés
Musées, patrimoine immatériel, savoir-faire, marque, expansion internationale, valorisation économique.
In English
Title
The international expansion of museums: between the spread of soft power and the economic valorization of cultural heritage
Abstract
Based on an analysis of the 2019 Court of Auditors’ report on The international development of cultural engineering and brands and the practices carried out by cultural institutions, this article looks at the international expansion of French museums. This expansion is characterized by the conclusion of agreements for valuable consideration. The challenge of spreading French culture throughout the world is important but not exclusive. While playing to its soft power, France is signing agreements with other States that allow it to enhance its cultural heritage, in particular its movable heritage (the works in its collections) and its intangible heritage (the know-how of the men and women who work in its museums and the brands of its major cultural institutions).
Keywords
Museums, intangible legacy, know-how, brand, international expansion, economic valorization.
En Español
Título
La expansión internacional de los museos: entre la difusión del soft power y la valorización económica del patrimonio cultural
Resumen
A partir del análisis del informe del Tribunal de Cuentas sobre El desarrollo internacional de la ingeniería y las marcas culturales de 2019 y las prácticas llevadas a cabo por las instituciones culturales, este artículo examina la expansión internacional de los museos franceses. Esta expansión se caracteriza por la celebración de acuerdos a cambio de una valiosa contraprestación. El reto de difundir la cultura francesa en el mundo es importante, pero no exclusivo. Haciendo gala de su poder blando, Francia firma acuerdos con otros Estados que le permiten promover su patrimonio cultural, en particular su patrimonio mueble (las obras de sus colecciones) y su patrimonio inmaterial (el saber hacer de los hombres y mujeres que trabajan en sus museos y las marcas de sus grandes instituciones culturales).
Palabras clave
Museos, legado inmaterial, conocimientos técnicos, marca, expansión internacional, valorización económica.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Anger Cécile, « L’expansion internationale des musées : entre diffusion du soft power et valorisation économique du patrimoine culturel », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/3A, 2021, p.13 à 27, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/supplement-a/01-lexpansion-internationale-des-musees-entre-diffusion-du-soft-power-et-valorisation-economique-du-patrimoine-culturel/
Introduction
En 2019, la France arrive en tête du classement Soft Power 30 mené par le cabinet américain Portland et l’Université de Californie USC. Cette étude, organisée chaque année depuis 2015, observe le niveau d’influence d’un Etat sur d’autres et l’image qu’il porte dans le monde. Il dresse un classement des 30 pays disposant du soft power le plus performant.
Les facteurs retenus pour ce classement reposent sur plusieurs critères parmi lesquels la culture, précisément en 2019 : “French culture continues to amass enormous global appeal, with strong performances across art, film, food, sport, and tourism. Home to cultural icons including the Eiffel Tower and the Louvre, France also boasts the most Michelin-starred restaurants in the world. Thus, it is no surprise that France is the most visited destination in the world. The devastating fire at the Notre Dame Cathedral in April drew an outpour of support from both French and global publics, demonstrating the global resonance of French culture, history, and heritage”.
Le soft power d’un Etat repose sur sa capacité à séduire « d’autres pays – qui admirent ses valeurs, veulent émuler son exemple, aspirent à son niveau de prospérité et de liberté – veulent le suivre » (Joseph Nye, 2004). Il consiste en la dissémination de valeurs, de l’image de la France à travers le monde. Il définit en filigrane l’attractivité d’un pays, de sa culture, de son mode de vie ; ne parle-t-on pas de l’art de vivre à la française ?
La notion de soft power a été théorisée dans les années 1990 par Joseph Nye, politologue américain et professeur à l’Université de Harvard. Selon lui, trois éléments constituent le soft power : les valeurs politiques, la culture et la politique étrangère. La présence française dans le monde et au sein des plus importantes instances internationales – telles que le G8 ou le G20 et son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, disposant du droit de veto – n’y sont pas pour rien.
La France est en effet l’un des pays les mieux représentés au niveau international. Son réseau diplomatique et consulaire est l’un des plus riches, il s’agit du troisième plus important au monde, après celui des Etats-Unis et celui de la Chine. D’un point de vue culturel, la France dispose d’un maillage composé de 98 instituts français et de 386 alliances françaises. Ces institutions (les instituts français sont rattachés aux ambassades de France à l’étranger) ont pour mission de diffuser la culture et la langue françaises. La politique artistique de la France au niveau international est guidée par plusieurs priorités, dont celle de participer au rayonnement de la culture française et la mise en œuvre de la diversité culturelle.
Parmi ses outils de diffusion de la culture française au-delà des frontières, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères propose plusieurs actions, comme, depuis 1985, les Saisons, Années ou Festivals. Sollicités directement par le Quai d’Orsay, les musées français prennent part à ces événements mettant à l’honneur des relations historiques entre la France et d’autres pays. Plusieurs établissements culturels français ont par exemple participé à l’année France-Colombie, célébrée en 2016, avec la tenue d’un Festival des Lumières (de Lyon) exporté à Bogota et l’organisation, par le musée de Cluny, de l’exposition Art et nature au Moyen-Âge, accueillie par le Musée national de Colombie. Par leurs actions à l’étranger, les musées s’inscrivent dans la politique de diffusion menée et encouragée par l’Etat français.
Dans son rapport La valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles, publié en 2019, la Cour des comptes rappelle que « facteur important d’attractivité de notre pays, les grands établissements culturels français contribuent de façon significative à la diplomatie d’influence et au rayonnement de la France sur la scène internationale » (Cour des comptes, 2019, p. 15). Elle note qu’il s’agit à la fois d’une « stratégie de présence et de partenariat à l’international ». Au regard de ces deux enjeux, enjeu de présence et enjeu de partenariat, il semble que la balance pèse de plus en plus en faveur du second.
En effet, depuis quelques années, apparaît une évolution dans la politique d’expansion des musées français avec la mise en place de nouvelles formes de collaborations internationales. Un changement s’est manifesté au tournant du XXIe siècle. Si auparavant il s’agissait principalement de participer à la dissémination de la culture et de la langue françaises dans le monde, dorénavant il s’agit également de mettre en valeur le patrimoine culturel français en tant que tel, en des termes économiques. Cette évolution s’est traduite par l’instauration de partenariats de nature onéreuse. En effet, « derrière la dimension culturelle, c’est aussi le musée comme élément moteur dans les stratégies de développement qui est en action, comme producteur de valeur économique » (Cornu, Frigo, 2009).
Ainsi que l’exprime la Cour des comptes : « tirant profit de leur notoriété et de la qualité de leurs collections, les grands musées français ont développé depuis une dizaine d’années la pratique d’expositions rémunérées dans le but d’accroître leurs ressources propres pour faire face à la baisse relative des subventions publiques et à la croissance des besoins de financement en termes d’échange et de rénovation, opérations autorisées et encouragés par le ministère de la culture » (ibid, p.49). Si « la pratique de prêts d’œuvres à titre gracieux est longtemps demeurée la principale activité internationale des musées » (ibid, p.15) elle a cédé sa place à une activité de valorisation commerciale.
En effet, à ces échanges culturels gracieux entre grands musées occidentaux, ont succédé des échanges onéreux, de valorisation économique du patrimoine. Les musées français se tournent vers de nouveaux partenaires en recherche d’une expertise technique avancée et d’une notoriété, gage d’excellence.
L’élément nouveau réside dans le caractère rémunérateur de ces accords et surtout dans la mise en place d’une démarche commerciale des musées qui proposent des prestations dont certaines sont plus abouties que d’autres : prestations mettant en œuvre des compétences en matière d’ingénierie culturelle, pouvant inclure le prêt d’œuvres et une concession de l’usage de leur nom considéré comme une marque commerciale. La valorisation du patrimoine culturel d’un point de vue international repose sur l’exportation d’éléments mobiliers et immatériels.
Ce tournant se produit au milieu des années 2000, avec deux faits marquants, la parution du rapport Lévy-Jouyet en 2006, puis la signature de l’accord portant sur le Louvre Abu Dhabi en 2007. Il convient en effet de rappeler la genèse de telles pratiques de valorisation par les musées. Les pouvoirs publics y ont contribué ; plusieurs rapports rendus par d’importantes instances françaises ont favorisé une telle démarche d’internationalisation des musées, dans la perspective de générer de nouveaux revenus.
Aux origines de l’idée de valoriser le patrimoine culturel, figure donc le rapport Lévy-Jouyet, consacré à l’économie de l’immatériel. Il provoque un déclic significatif parmi les gestionnaires d’établissements culturels. Les auteurs révèlent la richesse du patrimoine, dans sa dimension non pas matérielle mais immatérielle. La France serait détentrice d’un patrimoine immatériel qui constitue un vivier de ressources économiques, si l’on s’applique à bien le valoriser. Selon les auteurs, « dans l’économie immatérielle, notre histoire, notre géographie, nos territoires sont autant d’atouts dont on peut tirer des richesses » (Lévy, Jouyet, 2006, p.10). Parmi l’ensemble des actifs immatériels (brevets, logiciels, bases de données, savoir-faire, marques, images, spectre hertzien…), les auteurs attachent un intérêt particulier à ceux relevant du secteur culturel, en particulier le savoir-faire, la marque et l’image. Si le savoir-faire relève d’un capital humain de connaissances et de compétences propres aux métiers exercés par les professionnels des institutions culturelles, la marque et l’image relèvent d’un capital de notoriété.
En 2011, Françoise Benhamou et David Thesmar félicitent l’opération réalisée du Louvre Abu Dhabi qu’ils qualifient de référence et insistent sur le fait qu’ « il faudrait que le savoir ainsi acquis se transmette à nos autres institutions culturelles tentées par de tels partenariats » (Benhamou, Thesmar, 2011, p.22).
L’on peut citer également, sans rentrer dans les détails, le rapport du sénateur Yann Gaillard sur les musées nationaux (2014), évoquant la richesse des savoir-faire des musées français et le rapport fait conjointement par l’Inspection générale des affaires culturelles et l’Inspection générale des finances (2015) qui va dans le même sens.
En 2019, la Cour des comptes propose une analyse des actions de valorisation internationale des musées des 15 dernières années, elle fait état d’un marché et précise sans équivoque que l’enjeu pour les musées est de « capter des ressources additionnelles pour financer leur développement » (ibid, p.12).
Un nouvel équilibre est de mise : il semble que l’on soit passé d’une politique de diffusion de la culture française à une valorisation économique des biens culturels. L’enjeu du soft power demeure mais n’est plus exclusif.
Nous soulignons un paradoxe dans la conduite de ces pratiques qui semble s’opposer à la nature par principe non commerciale des musées, placés hors champ des affaires. Cette bascule semble guidée par des considérations économiques. Qu’implique-t-elle pour les musées et leurs missions premières que sont la conservation des œuvres et l’accueil du public ? Quel est son dessein ? Permet-elle effectivement de « financer le développement des musées » ? Au fond il convient de se poser la question suivante : la valorisation économique du patrimoine culturelle est-elle socialement utile ? Agit-elle au service des missions premières du musée ?
Afin de répondre à ces questions, nous proposons dans un premier temps d’étudier ce nouveau marché, en identifiant qui en sont les acteurs et en nous penchant sur l’offre internationale mise en place par les musées français. Cette analyse nous conduira au constat suivant : tous les musées ne sont pas en mesure de mener de telles démarches commerciales, réservées pour les plus emblématiques d’entre eux. Nous étudierons dans un second temps la nature juridique et économique de ces partenariats, en regardant l’affectation des fonds ainsi levés, pour comprendre si cette valorisation présente une utilité réelle et sérieuse pour les musées. La méthodologie que nous retenons repose sur une étude approfondie du rapport de la Cour des comptes et des recommandations qu’elle édicte ainsi que d’une analyse des données publiques portant sur les accords noués par les musées français.
I – Un nouveau marché international pour les musées français
Traditionnellement, l’action internationale des musées vise à aller à la rencontre de trois types de publics : les visiteurs, les pairs et homologues ainsi que les mécènes étrangers. S’agissant des premiers, l’objectif est d’attirer de nouveaux visiteurs et de leur faire connaitre le patrimoine français afin qu’ils se rendent en France ; l’objectif est de nature touristique. A l’égard de publics tels que les pairs et homologues, il s’agit d’échanges de nature scientifique, menés dans la perspective de partager des expériences.
Les partenariats mis en place par le Domaine national de Chambord s’inscrivent dans cette démarche à la fois culturelle et touristique. Trois ont été signés avec les Palais d’Été de Pékin, le Palais-Cité d’Udaipur dans le Rajasthan et la Venaria Reale de Turin : les échanges d’experts autour de la préservation et de la valorisation du patrimoine, la coopération culturelle et l’accompagnement du développement touristique des sites constituent le socle commun de ces jumelages.
Les mécènes étrangers correspondent à des particuliers ou à des entreprises qui soutiennent des initiatives françaises. Les associations d’American friends, telles que celles du Louvre et de Versailles, participent d’une telle démarche.
Or, un nouveau profil de public est apparu ces dernières années. Il s’agit de partenaires souhaitant s’associer à des musées de renom pour développer eux-mêmes leur offre culturelle.
A) De nouveaux partenaires : les pays émergents
Historiquement, hors accords financiers, les pays avec lesquels collaboraient les musées français correspondaient à d’autres pays membres de l’Union Européenne, à l’Amérique du Nord, au Japon et à l’Australie, c’est-à-dire des pays développés. La façon dont les musées fonctionnaient entre eux était principalement résumée dans la formule de co-production d’expositions, destinée à limiter les coûts ou du moins à les partager. Par ailleurs, la pratique des prêts d’œuvres jusqu’alors gracieux reposait sur le principe de réciprocité, les fonds des collections des musées alimentant les programmes d’expositions des uns et des autres. Les grands musées de ces pays disposent en effet de collections importantes permettant une telle réciprocité.
La situation diffère face à un partenaire qui ne possède pas de grande infrastructure culturelle. Pour ces derniers, une autre voie a été proposée : une contrepartie financière. Ainsi que le note la Cour des comptes « alors que l’activité internationale traditionnelle des musées consistait à se prêter gracieusement entre eux des œuvres dans une logique de réciprocité… à fournir des prestations de conseil et de formation dans une logique de coopération scientifique et diplomatique, les musées français mais aussi l’ensemble des musées publics en Europe et aux États-Unis ont créé une nouvelle activité rémunérée de ventes d’expositions, soit en itinérance, soit sur-mesure, faisant naître un nouveau marché concurrentiel » (Ibid, p.45).
L’un des premiers exemples français de commercialisation de prêts d’œuvres remonte au début des années 2000 et concerne des œuvres du musée du Louvre présentées pendant trois années au High museum de la ville d’Atlanta aux États-Unis. L’apport total de 13 millions d’euros a permis d’aider au financement des travaux de rénovation des salles d’art du XVIIIe siècle (Fabre, 2006).
Aujourd’hui les pays identifiés comme susceptibles de s’intéresser à ce marché sont les pays émergents. Y figurent quatre grandes zones : le Moyen-Orient, l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Afrique. Les exemples relevés par la Cour des comptes au cours des années 2012 à 2018 recensent la Chine, la Corée du Sud, le Mexique, la Russie, l’Argentine, le Brésil, Taiwan, Singapour [1]… La demande extérieure est jugée « croissante dans les pays émergents pour qui le patrimoine culturel est perçu comme un levier d’attractivité » et qui souffrent d’un « défaut de compétences pour construire, agencer et gérer des musées » (Ibid, p.18). La Cour identifie également comme acteurs incontournables les pays du Golfe tels que les Emirats Arabes Unis ou l’Arabie Saoudite. S’agissant de ces derniers, elle ajoute : « la demande procède du développement d’une offre muséale dans les pays dont le PIB par habitant est élevé [et] qui cherchent à prendre position dans les domaines du tourisme et de la culture en créant de grandes infrastructures patrimoniales » (Ibid, p.18).
A ce titre, on peut citer les partenariats noués par le Louvre avec Abu Dhabi et le projet plus récent mené par le gouvernement français avec l’Arabie Saoudite. Ce dernier porte sur la création d’un complexe culturel sur le site archéologique d’Al-Ula. Fondée par l’accord bilatéral du 10 avril 2018 et présidée par Gérard Mestrallet, l’agence française pour le développement d’Alu-Ula a vocation à « mobiliser l’ensemble des savoir-faire français (experts, opérateurs, entreprises) » pour accompagner son partenaire saoudien. Présentée comme « le meilleur du savoir-faire français », cette agence rassemble des compétences dans différents corps de métiers : muséographie, archéologie, architecture et urbanisme, agriculture et botanique, tourisme, éducation, sécurité, gestion de l’eau et de l’environnement [2].
B) La structuration d’une nouvelle offre muséale
Afin de se positionner sur ce nouveau marché, les musées français ont élaboré une gamme de prestations destinées à être vendues à des partenaires étrangers. Parmi l’éventail des possibles, deux formules en particulier se détachent : les expositions et les projets d’accompagnement dans la création de nouvelles structures culturelles. Les expositions elles-mêmes comprennent l’itinérance d’expositions déjà organisées et présentées en France qui circulent dans d’autres pays, appelées « expositions clé en main » [3] mais aussi les expositions conçues sur-mesure.
Il est à noter le rôle précurseur des musées anglo-saxons en la matière, dont le Victoria & Albert museum qui mène une politique d’itinérance de ses expositions depuis 1996 et les commercialise pour un montant oscillant entre 60 000 et 100 000 livres par exposition (Ibid, p.51). Le British museum exporte également ses expositions, qui sont d’ailleurs présentées dans le cadre de brochures dédiées, à l’image d’un menu à plusieurs entrées où l’on peut sélectionner selon le thème, la période, les objets, l’exposition de son choix. En France, il est à souligner la pratique ancienne du musée Picasso, mise en place dès les années 1990, avec l’itinérance d’expositions qui « avait permis de collecter en contrepartie des moyens significatifs qui ont financé jusqu’à 50% de la politique des acquisitions du musée » (Ibid, p.52).
D’un point de vue théorique, la commercialisation d’expositions comprend en général deux éléments : un élément matériel, le prêt d’œuvres et un élément de nature immatérielle, l’apport de savoir-faire, de compétences en ingénierie culturelle.
A titre préliminaire, nous souhaitons évoquer le sujet des prêts d’œuvres consentis à titre onéreux et la mobilité des biens culturels. En France, la législation sur la circulation des œuvres prévoit des règles strictes afin d’assurer la préservation de ces biens. Se superposent des règles nationales et des règles communautaires, communes à l’ensemble des pays membres de l’Union européenne. Si les « biens culturels » sont soumis à des règles plus souples en matière de circulation, il en va différemment pour les biens qualifiés de « trésors nationaux ». Pour ces derniers, toute autorisation de sortie permanente du territoire étant interdite, ils ne peuvent quitter le sol français que dans quatre cas, visés par l’article L111-7 du Code du patrimoine : restauration, expertise, exposition ou dépôt.
Il s’agit bien de prêts et non de cessions d’œuvres. Si la question de ventes des œuvres a été évoquée dans le rapport Lévy-Jouyet, elle a reçu de vives critiques et une réponse fermement négative. Deux années après sa parution, Christine Albanel, ministre de la Culture, a demandé un rapport sur ce sujet. Confié à Jacques Rigaud (2008), il exclut toute hypothèse de cession des œuvres, ne serait-ce qu’en application du principe fondamental en droit français, d’inaliénabilité des collections (au sens de l’article L451-5 du Code du patrimoine).
S’agissant du savoir-faire ou know-how selon l’expression anglaise, il est défini comme « un ensemble de connaissances techniques (renseignements, conseils, connaissances de procédés de fabrication ou de vente…) assez original pour être objet d’appropriation ou de transfert, qui ne constitue pas lui-même un procédé brevetable » (Cornu, Dictionnaire Capitant, 2007). Ce n’est pas parce que sa définition renvoie à un caractère technique que le savoir-faire doit être industriel : « il existe des savoir-faire commerciaux, […] dans le domaine du management ou de la finance, dans l’ingénierie du patrimoine, dans la gestion de projets » (Larrieu, 2010). Précisément, l’ancien directeur juridique et financier du Louvre explique que ledit musée « constitue avant tout un réservoir de connaissances, tant scientifiques qu’en histoire de l’art, mais également un réservoir de savoir-faire en termes de métiers […] : marbriers, ébénistes, spécialistes de la confection de cadres rares, créateurs de socles, muséographes… » (Anfruns, 2007).
En France, on peut citer les projets culturels exportés par Universcience, il ne s’agit pas exclusivement d’expositions mais de projets de médiation destinés notamment aux jeunes publics. La Cité des enfants, « produit phare de son activité d’ingénierie culturelle » a ainsi essaimé dans de nombreux pays à travers le monde, dont Macao, Hong Kong et le Liban (Cour des comptes, 2019, p.71) ; elle a parfois fait l’objet d’adaptation, ainsi à Dubaï le projet porte le nom de « Little explorers ».
Au-delà de l’exportation d’expositions, il faut également signaler l’apport de compétences qui se traduit par des prestations de conseil de la part de musées français. Le Louvre a notamment développé des missions auprès de régions comme le Proche et Moyen-Orient, l’Europe de l’Est et la Chine. En 2014, Louvre Conseil, un département dédié au développement de l’expertise des métiers du Louvre a été créé ; il fonctionne « sous la forme d’une agence d’ingénierie muséale » en puisant « son offre dans les ressources des différents départements du musée » (Robert, 2015). La Réunion des musées nationaux assure également des prestations de conseil « dans les domaines de la stratégie de programmation, de la production d’expositions ou d’éditions et de la médiation ». Elle a par exemple collaboré avec le musée M+ de Hong Kong qui a bénéficié de missions de conseil et de séminaires de formation (Cour des comptes, 2019, p.57).
Une autre formule, plus complexe et aboutie que celle des expositions ou des prestations de compétences revient à combiner le prêt d’œuvres, l’apport de savoir-faire et la marque muséale. De tels projets accompagnent la création ou le renouvellement de musées. L’exemple le plus emblématique en la matière n’est autre que celui du Louvre Abu Dhabi, dont il faut signaler l’implication directe de l’Etat français dans son élaboration car « sous une perspective plus large, c’est aussi du rayonnement culturel de la France et de son positionnement dans les Émirats arabes unis dont il s’agit, mobilisant sous la bannière du Louvre, ses collections et les savoir-faire de ses agents publics » (Cornu, Frigo, 2009, p.113).
Outre cet exemple singulier, nous mentionnons la politique d’essaimage du Centre Pompidou qui s’est associé à plusieurs acteurs internationaux pour valoriser sa marque, diffuser le savoir-faire de ses équipes et prêter un certain nombre de ses œuvres. Le premier partenaire international du Centre Pompidou est la ville de Malaga, où le musée français a participé à la constitution d’un nouveau centre culturel, installé dans un bâtiment déjà existant, El Cubo.
Il s’agit là du premier exemple d’expansion internationale du Centre Pompidou ; deux autres accords ont été signés, l’un avec la Belgique, l’autre avec la Chine, des négociations sont par ailleurs en cours avec d’autres partenaires étrangers, « en Corée du Sud, en Amérique du Sud et en Afrique » (Cour des comptes, 2019, p.72). Alain Seban, ancien président du Centre Pompidou, instigateur de cette démarche, considère que « les partenaires étrangers constituent des interlocuteurs essentiels pour le rayonnement international des collections publiques mais aussi de l’expertise, du savoir-faire, du savoir scientifique de nos musées ». Il poursuit, « pour les grandes institutions patrimoniales, ces partenaires étrangers sont une manière de diffuser la culture, l’image, la marque de la France ». Évoquant le cas des expositions « clé-en-main », il énonce « au-delà des expositions, il existe des champs nouveaux en matière d’expertise et d’ingénierie pour les pays émergents qui souhaitent concevoir des lieux culturels et des parcours de médiation pour des publics novices. Ce sont de nouveaux territoires à conquérir »[4]. Précisément, François Mairesse explique que « Shanghai ambitionne de se placer sur l’échiquier mondial, comme tout ce qui se fait en Chine. Quant à la France, elle joue là une partie de sa diplomatie en s’appuyant sur ce soft power » (cité par Chepeau, Tellier, 2019).
D’un point de vue historique, la pratique d’exportation de la marque est née à l’occasion de l’installation du Guggenheim à Bilbao. Cette expansion muséale a fait des émules, ainsi qu’en témoignent les exemples français et d’autres musées dans le monde. Le Victoria & Albert museum s’est par exemple associé au groupe China Merchants Shekou pour l’aider à concevoir le premier musée dédié au design. Localisée à Shekou, à côté de Shenzhen, une galerie présentant une sélection des œuvres des collections du musée britannique porte le nom « V&A gallery ».
II – Un marché international prometteur mais limité aux grands musées
Les accords contractuels tout comme le montant des fonds levés par ces actions de valorisation internationale diffèrent selon la nature des projets, leur ampleur et selon les musées. La pratique révèle que ce marché est réservé aux grands musées.
A) De la variété des accords contractuels
Les modalités contractuelles dépendent de l’offre commerciale exportée, s’il s’agit d’expositions ou de projets de plus grande envergure.
Pour les expositions, la détermination de la compensation financière est en général faite sur-mesure, au cas par cas et ne repose pas systématiquement sur une grille tarifaire préalablement établie – bien que quelques rares exemples attestent d’une tarification modelée, à l’instar d’Universcience, qui pratique des barèmes oscillant entre 100 000 euros et 300 000 euros pour la vente d’expositions itinérantes (Cour des comptes, 2019, p.108) –.
En effet, « le calcul du montant versé au musée organisateur varie d’abord en fonction de la nature du projet (monographie/exposition thématique), de celle des œuvres (arts plastiques, photographie, architecture, design, installations…), du volume d’œuvres prêtées, de leur rareté (notion de « chef d’œuvre ») et de la charge de travail que représente l’organisation du projet (commissariat, production de contenus rédactionnels, organisation logistique, montage de l’exposition…). Il est fonction également du potentiel économique de l’exposition, à savoir la fréquentation attendue par l’exposition pour l’acheteur. Les contributions sont également évaluées sur la base de montants constatés internationalement pour des opérations similaires » (Ibid, p.54).
S’il est plus aisé d’envisager la mise en place de barèmes préétablis pour des expositions itinérantes qui sont déjà conçues, cela paraît plus difficile s’agissant d’expositions précisément créées sur-mesure ; leur prix est également fixé sur-mesure : « le prix de vente de ces expositions itinérantes est défini au cas par cas » (Ibid, p.50) tous comme les contrats qui sont « négociés au cas par cas » (Ibid, p.54).
Toujours est-il que pour l’ensemble des expositions exportées, figurent des frais fixes, correspondant à des impondérables qui sont pris en charge par le partenaire, comme les frais de transport ou d’assurance ; à ces frais s’ajoute la part que va dégager le musée pour valoriser sa prestation, le prêt des œuvres – dont certaines sont particulièrement notoires – et son apport intellectuel.
La valorisation financière du patrimoine immatériel a été définie dans deux décrets en date du 10 février 2009. Selon le premier décret, le montant tarifé correspond à une redevance pour service rendu. Il est intéressant de noter que cette redevance prend en compte les avantages conférés au bénéficiaire et ne se limite pas au simple coût de revient de la prestation. En effet « le montant des rémunérations perçues est fixé, pour chaque prestation, selon les caractéristiques de la prestation, par arrêté du ministre concerné ou par voie de contrat relatif à une ou plusieurs prestations déterminées » (article 3 du décret n°2009-151).
Le second décret (n°2009-157) précise que les produits résultant de la rémunération de ces prestations sont attribués au budget de chaque ministère concerné et peuvent directement être alloués au bénéfice des musées, sans que les fonds ne soient disséminés au sein du budget général de l’État. Il s’agit là d’un encouragement manifeste à la mise en place d’actions de valorisation, les sommes perçues s’intègrent au budget direct de leur bénéficiaire (ce qui est une exception au principe de non-affectation [5]).
Parmi les prestations pouvant donner lieu à une compensation financière figurent notamment « les prestations fournies par l’État au profit de personnes publiques ou privées : 1° cession, concession ou licence de droits de propriété intellectuelle ; 3° mise à disposition ou cession d’informations ; 6° valorisation du savoir-faire ou de l’expertise des services de l’État » (article 2 du décret n°2009-151). Sont donc concernés la licence de marque, qui est un droit de propriété intellectuelle et le transfert de savoir-faire de la part des musées français.
Les conditions financières de l’accord inter-gouvernemental du Louvre Abu Dhabi sont définies au sein de son article 15. S’agissant du nom du Louvre « la Partie émirienne s’engage à verser une somme de 400 millions d’euros ». Il s’agit d’un contrat de licence de marque, l’usage du nom est concédé par la partie française à la partie émirienne dans des conditions prévues dans une convention distincte (conclue le 5 avril 2007). Ces montants ont été calculés ainsi : Julien Anfruns explique, « sur la question de la marque, nous avons réalisé un certain nombre de benchmarks, soit dans le monde culturel, soit dans des industries telles que le luxe ou la mode, où les problématiques d’utilisation de la marque peuvent être proches des nôtres. Nous avons aussi travaillé à évaluer le montant d’une prime spéciale équivalent au caractère exceptionnel de ce projet, afin d’augmenter le prix de la marque » (Anfruns, 2007). Pour la valorisation de l’ingénierie muséale (prestations de conseil à la création du musée du Louvre Abu Dhabi), la méthode a consisté en la mise en place d’une cartographie, « nous avons recensé et organisé notre capital humain, puis nous l’avons valorisé métier par métier, pour arriver autour de 165 millions d’euros » (Ibid).
B) De la variété des sommes levées
Plusieurs critiques ont été émises à l’encontre de cette pratique de valorisation économique du patrimoine culturel. La nature commerciale de ces démarches entre en contradiction avec les missions des musées. En effet, les activités d’un musée relèvent d’abord de l’intérêt général. Selon la définition donnée par l’ICOM, le musée est une « institution sans but lucratif ». De la même manière, sans expressément exclure la dimension commerciale de ses activités, l’article L441-2 du Code du patrimoine, rappelle les missions fondamentales d’un musée : « conserver, restaurer, étudier et enrichir leurs collections ; rendre leurs collections accessibles au public le plus large ; concevoir et mettre en œuvre des actions d’éducation et de diffusion visant à assurer l’égal accès de tous à la culture ; contribuer aux progrès de la connaissance et de la recherche ainsi qu’à leur diffusion ». Or, dans un contexte de raréfaction des deniers publics, la nécessité de développer des ressources propres est devenue impérieuse.
Par ailleurs les pouvoirs publics enjoignent les établissements culturels à développer par eux-mêmes de telles ressources. Cette raréfaction des deniers publics, accompagnée d’une baisse des financements de nature privée tel que le mécénat (mise en exergue par le sénateur Alain Schmitz, qui évoque la « montée en puissance de la RSE », rapport, 2018) poussent en effet les musées à se tourner vers une autre voie : l’autofinancement (Kancel, Baudouin, Herody, Lamboley, 2015).
Ainsi que l’écrit Marie Cornu « dans certains discours politiques, le message de la nécessité de valoriser économiquement le patrimoine se fait en effet de plus en plus pressant, au mépris du statut de non commercialité… du service public muséal » (Cornu, 2010).
Le caractère onéreux des prêts d’œuvres est évoqué dans la charte de déontologie des conservateurs du patrimoine établie par le ministère de la Culture. Elle rappelle le principe de gratuité des prêts tout en l’assortissant d’une exception : « les collections des musées de France ne se monnayent pas. Elles ne peuvent être assimilées à une marchandise. Leur prêt ne peut être subordonné à un prix de location, et doit être envisagé exclusivement si un but culturel d’intérêt général le justifie. Il peut toutefois être justifié et créateur de ressources pour les musées de faire circuler des expositions conçues à partir de la collection » (point II.2.C).
Juridiquement il est possible pour les musées de mener de telles activités commerciales. Par exemple, l’article 5 du décret du Louvre stipule que l’établissement « peut assurer des prestations de services à titre onéreux ». Cette possibilité juridique est prévue aussi pour des prestations de nature intellectuelle, aussi le Louvre a-t-il la capacité « d’acquérir et exploiter » des droits de propriété intellectuelle telles que des marques. De même, l’article 7.c. du décret du château de Versailles prévoit le droit de « réaliser des opérations commerciales et assurer des prestations de services à titre onéreux ». L’article 13 du décret du Centre Pompidou désigne les recettes de l’établissement, il y intègre expressément « le produit des activités commerciales » et « la rémunération des services rendus ».
Ces pratiques commerciales interrogent néanmoins le rôle des musées : il est évident qu’ils ne peuvent et ne doivent avoir pour objectif la lucrativité, ce serait là un fourvoiement de leurs missions, mais pour autant parvenir, pour certains d’entre eux, ceux qui en ont la capacité, à un équilibre financier pourrait être permis. Il importe de maintenir un équilibre : permettre des activités rémunératrices, à condition qu’elles demeurent secondaires et qu’elles s’exercent au soutien des premières (conservation des œuvres, accueil du public).
Les exemples de valorisation du Louvre Abu Dhabi dont le montant total avoisine un milliard d’euros et des Centre Pompidou Provisoire installés à Malaga, à Bruxelles et à Shanghai, qui génèrent des recettes de plus de quatre millions d’euros par an depuis 2018 (Cour des comptes, 2019, p.114) reposent sur trois éléments clé : une marque connue, une expertise muséale reconnue et des collections d’œuvres parmi les plus prestigieuses au monde.
Evoquant une « mcdonaldisation » ou une « disneylandisation » de la culture, certains auteurs (Tobelem, 2016) ont comparé ces expansions au modèle de la franchise qui repose sur des éléments similaires : l’apport d’une marque, d’un savoir-faire et d’une assistance technique de la part du franchiseur auprès du franchisé.
Cependant il ne s’agit pas de franchise stricto sensu : d’une part les accords peu nombreux ne sont pas destinés à être développés tous azimuts dans l’ensemble des pays du monde, à l’image des franchises de McDonald réparties sur les cinq continents et dans 120 pays ; d’autre part, il ne s’agit pas de nouer ces partenariats dans un souci lucratif en tant que tel. S’il est impossible de dire qu’il s’agit exclusivement de diffusion et de rayonnement de la culture française, car la dimension économique est présente, il convient de souligner à quoi servent ces fonds. La diversification de ce type de ressource propre est conçue pour être aussitôt réinjectée dans le patrimoine, au service du patrimoine.
Le décret du Louvre précise que le musée « peut réaliser des opérations commerciales utiles à l’exécution de ses missions » (article 5). La notion d’utilité est essentielle, elle conditionne la conduite d’activités commerciales, elles sont permises dès lors qu’elles soutiennent les missions du musée (définies en son article 2).
L’affectation de ces sommes est intéressante à mentionner. Lors de l’itinérance des 17 expositions organisées par le musée Picasso entre 2008 et 2013, « les sommes ont été isolées pour être allouées au financement des travaux de rénovation du musée » et ont rapporté 31 millions d’euros soit 60% du coût total des travaux de rénovation (Cour des comptes, 2019, p.55). De la même manière, pendant les travaux de rénovation du musée de l’Orangerie, l’exposition Naissance de l’impressionnisme, chefs d’œuvre du musée d’Orsay a été commercialisée onze fois entre 1998 et 2002. Elle a rapporté plus de sept millions d’euros et a permis de financer en partie les travaux de rénovation dudit musée (Ibid, p.52). Ainsi que l’a exprimé Guy Cogeval, ancien directeur du musée « c’est assurément une source de ressources propres en progression depuis quelques années » (cité par Yann Gaillard, rapport, 2014, p.43).
S’agissant du Louvre Abu Dhabi, les crédits obtenus ont permis de financer le centre de réserves à proximité du Louvre-Lens. Installé à Liévin et inauguré en octobre 2019, ce nouveau centre répond à des exigences de conservation des œuvres (en dehors de zones inondables) qui s’étaient avérées de plus en plus urgentes, avec les dernières crues de la Seine. Sur un budget total de 60 millions d’euros, plus de la moitié du financement (34,5 millions euros) a été apportée par l’accord du Louvre Abu Dhabi[6].
Par ailleurs, une partie des sommes a été placée pour capitalisation auprès d’un fonds de dotation créé à cette fin en 2009, dont seuls les revenus sont utilisés pour financer durablement les grandes missions d’intérêt général du musée. En effet « le Louvre a créé un fonds de dotation non consomptible pour préserver une partie des fonds reçus dans le cadre du Louvre Abu Dhabi afin d’assurer un financement pérenne du musée non soumis aux aléas budgétaires de l’État », sa dotation initiale a été fixée à 120 millions d’euros (Cour des comptes, 2019, p.83).
Ce mécanisme a été repris dans le cadre de l’accord entre la France et l’Arabie Saoudite pour Al-Ula, l’article 6, fixant les modalités financières prévoit le versement « d’une somme pour soutenir le patrimoine français » ; « la Partie française alloue l’intégralité de cette somme à un fonds de dotation français, géré par des institutions françaises, dont l’objectif unique sera le soutien du patrimoine de la France ».
La Cour des comptes dresse un état financier de cette valorisation internationale sur les années 2012-2018 (ibid, p.110). Parmi les grands gagnants, figurent le Centre Pompidou (25,7 millions d’euros), le musée d’Orsay (19 millions d’euros), le musée Picasso (13,1 millions d’euros), le musée Rodin (12,8 millions d’euros), le Louvre (11,9 millions d’euros), le château de Versailles (5,4 millions d’euros) et le Quai Branly (3,8 millions d’euros).
De cette énumération ressort un constat : il ne s’agit que des grands établissements, les grands musées nationaux disposant d’une aura propre et dotés de riches collections. Certains auteurs y voient l’incarnation, dans le monde des musées, du « star-system ». François Mairesse et Fabrice Rochelandet écrivent « tous les musées ne sont pas égaux entre eux » et citent les travaux de Bruno Frey qui a créé le concept de « musée superstar », ces musées qui sont capables de « générer des revenus commerciaux très importants » en développant notamment « des politiques de marque » (Mairesse, Rochelandet, 2015, p.121). Il y a en effet une sorte de polarisation des fonds qui sont fléchés vers ces grands établissements. Ils sont capables de parvenir à l’autofinancement, or cela peut impliquer à leur égard des subventions publiques moindres, qui pourraient être libérées et alloués à de plus petites structures.
A ce titre, il convient également de saluer l’action que peuvent porter de grands musées au profit de plusieurs établissements. Le Louvre Abu Dhabi en est l’illustration parfaite, à travers la distribution des fonds entre plusieurs établissements français, qui ont partagé leur expertise ou prêté des œuvres de leurs collections. Ainsi, sur les 190 millions d’euros dédiés à la mobilisation des œuvres nécessaires au programme de prêts, cette somme a été répartie entre les 13 musées prêteurs (Musée du Louvre ; Musée d’Orsay et de l’Orangerie ; Centre Pompidou ; Musée du quai Branly ; Musée national des arts asiatiques Guimet ; Château de Versailles ; Musée Rodin ; Bibliothèque nationale de France ; Musée de Cluny – musée national du Moyen Âge ; Sèvres – Cité de la Céramique ; Musée des Arts décoratifs ; Musée d’Archéologie nationale à Saint-Germain-en-Laye ; Château de Fontainebleau).
Si ce nouveau marché est effectivement réservé aux plus grands, ceux-ci peuvent aussi porter les projets et associer d’autres structures à leur dynamique, permettant ainsi de générer des recettes partagées dans une logique circulaire et par ailleurs réinjectées dans l’entretien du patrimoine.
conclusion
La diplomatie culturelle oscille entre une politique de soft power et des démarches d’ordre économique. Les musées n’en sont pas étrangers. Ils ne sont pas les seuls à valoriser leur patrimoine à l’international. Les hôpitaux français exportent eux aussi leur marque et leur savoir-faire, à l’instar des actions qui ont été menées par l’AP-HP en Chine, au Brésil et dans des pays du Golfe (Abu Dhabi et Arabie saoudite). Les hôpitaux français sont même épaulés par une structure dédiée, créée en 2015 et rattachée au ministère des Affaires étrangères : Expertise France. Le désir de bénéficier des savoir-faire français provient des mêmes régions étudiées : Asie, Amérique du Sud, Afrique et Moyen-Orient. Nous verrons à l’avenir si de tels partenariats se poursuivent selon les impacts qu’aura la crise Covid sur l’ensemble des échanges planétaires.
Notes
[1] Vente d’expositions par les musées du Louvre, d’Orsay et du Quai Branly.
[2] https://www.afalula.com/lagence-francaise-pour-le-developpement-alula/#accord
[3] Les expositions livrées « clé-en-main » comportent les œuvres prêtées et le contenu scientifique qui l’accompagne comme des éléments de muséographie, de médiation ; l’édition de catalogue…
[4] Alain Seban, audition devant la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, 11 mars 2013.
[5] Voir notamment arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat, 16 juillet 2007, n°293229, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital.
Références bibliographiques
Ouvrages
Mairesse, François ; ROCHELANDET, Fabrice (2015), Économie des arts et de la culture, Armand Colin.
Regourd, Martine (2018), Marque et musée, un espace public revisité, Institut Universitaire Varenne, dont notre contribution « La marque : un outil juridique au service des musées ».
Tobelem, Jean-Michel (2016), La gestion des institutions culturelles, Armand Colin.
Revues
Anfruns, Julien (2007), « Comment valoriser le capital immatériel ? L’exemple du Musée du Louvre », in Quatre questions autour du capital immatériel, ACIES.
Anger, Cécile (2015), Le savoir-faire : un actif immatériel au service des musées, Juris Art Etc.
Chabal, Audrey (2017), Classement Soft Power : La France Pays Le Plus Influent, Forbes, 26 juillet 2017.
Chepeau, Anne ; Tellier Maxime (2019), Chine, Émirats… Les musées français mettent le cap à l’international, France culture, 5 novembre 2019.
Cornu, Marie ; Frigo, Manlio (2009), L’accord portant création du Louvre Abu Dhabi, AFDI.
Cornu, Marie (2010), Marchandisation de la culture, à propos des collections publiques, actes du colloque CREDIMI.
Hiault, Richard (2015), Comment les hôpitaux français veulent exporter leur savoir-faire, Les Échos, 4 février 2015.
Robert, David (2015), Exportation – Vente du savoir-faire muséal : une offre émiettée, Le Journal des Arts, n°429, février 2015.
Thèses
Peyre, Nicolas (2019), La mondialisation des marques muséales françaises et la diplomatie d’influence, Le Centre Pompidou Málaga, Université Toulouse Capitole, mars 2019.
Rapports
Benhamou, Françoise ; Thesmar, David (2011) , Valoriser le patrimoine culturel de la France, rapport du Conseil d’analyse économique, juin 2011.
Gaillard, Yann (2014), Les musées nationaux : quelles ressources pour quelles missions ?, Rapport d’information fait au nom de la commission des finances, n°574, juin 2014.
Kancel, Serge ; Baudouin, Frédéric ; Herody, Camille ; Lamboley, Claire (2015), Évaluation de la politique de développement des ressources propres des organismes culturels de l’État, mars 2015.
Levy, Maurice ; Jouyet, Jean-Pierre (2006), L’économie de l’immatériel, la croissance de demain, Rapport.
Rigaud, Jacques (2008), rapport Réflexion sur la possibilité pour les opérateurs publics d’aliéner des œuvres de leurs collections, février 2008.
Schmitz, Alain (2018), Le mécénat culturel : outil indispensable de la vitalité culturelle, rapport d’information fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication n°691, juillet 2018.
Cour des comptes (2019), rapport, La valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles, mars 2019.
Textes de droit
Décret n°92-1338 du 22 décembre 1992 portant création de l’Établissement public du musée du Louvre.
Décret n°92-1351 du 24 décembre 1992 portant statut et organisation du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou.
Circulaire n°2007/007 du 26 avril 2007 portant charte de déontologie des conservateurs du patrimoine (fonction publique d’État et territoriale) et autres responsables scientifiques des musées de France pour l’application de l’article L. 442-8 du Code du patrimoine.
Décret n°2009-151 du 10 février 2009 relatif à la rémunération de certains services rendus par l’État consistant en une valorisation de son patrimoine immatériel.
Décret n°2009-157 du 10 février 2009 portant attribution de produits aux budgets des ministères concernés.
Décret n°2010-1367 du 11 novembre 2010 relatif à l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles.
Accords
Accord intergouvernemental entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des Emirats arabes unis relatif au musée universel d’Abu Dabi, signé à Abu Dabi le 6 mars 2007.
Accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume d’Arabie saoudite relatif au développement culturel, environnemental, touristique, humain et économique et à la valorisation du patrimoine du gouvernorat d’Al Ula dans le Royaume d’Arabie saoudite, signé à Paris le 10 avril 2018.
Auteure
Cécile Anger
.: Titulaire du Master 2 Propriétés artistique et industrielle de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Cécile Anger a également suivi des études en histoire de l’art (Licence et Master 1) dans la même université et a fait un échange à Columbia University (New York). Elle travaille aujourd’hui dans le secteur du patrimoine. Après avoir été chargée du mécénat au musée de Cluny (Paris), elle rejoint le Domaine national de Chambord en 2018 où elle est actuellement responsable de la marque et du mécénat.
Elle prépare un doctorat sur « L’image de marque des biens culturels » à l’Ecole de droit de la Sorbonne sous la direction du Professeur Tristan Azzi et de Madame Marie Cornu (IRJS, droit de l’immatériel, droit d’auteur, droit des marques, droit du patrimoine culturel).
angercecile@gmail.com