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Les hubs eWTP d’Alibaba : une stratégie globale d’articulation d’écosystèmes locaux

29 Jan, 2021

Résumé

Cet article cherche à caractériser le processus de territorialisation des activités d’Alibaba dans le monde, à travers la construction de hubs logistiques en Asie (Chine, Malaisie), en Europe (Belgique) et en Afrique (Rwanda, Éthiopie). Les implantations d’Alibaba se traduisent par la signature d’accords avec les pouvoirs publics locaux dans le cadre de l’initiative eWTP (Electronic World Trade Platform), un programme de coopération public-privé lancé en 2016 et adossé aux services d’e-commerce du groupe chinois. Dans cette recherche, nous entendons montrer la manière dont le développement international d’Alibaba s’effectue par la mobilisation d’écosystèmes économiques locaux, eux-mêmes intégrés et articulés à la stratégie globale du groupe industriel, au sein desquels se construisent des rapports de force matériels et symboliques.

Mots clés

Alibaba, e-commerce, plateforme, hub logistique, écosystème, industrie du numérique

In English

Title

Alibaba’s eWTP hubs: a global strategy for articulating local ecosystems.

Abstract

This article focuses on the process of territorialization of Alibaba’s activities around the world, through the construction of logistics hubs in Asia (China, Malaysia), Europe (Belgium) and Africa (Rwanda, Ethiopia). Alibaba’s facilities involve the signing of agreements with local authorities as part of the Electronic World Trade Platform (eWTP), a public-private cooperation program launched in 2016 and linked to the Chinese group’s e-commerce services. In this research, we show how the international development of Alibaba involves the mobilization of local economic ecosystems, themselves integrated and articulated with the global strategy of the industrial group, within which material and symbolic power relations are built.

Keywords

Alibaba, e-commerce, platform, logistics hub, ecosystem, digital industry

En Español

Título

Los centros eWTP de Alibaba: una estrategia global para articular ecosistemas locales

Resumen

Este artículo trata sobre el proceso de territorialización de las actividades de Alibaba en el mundo, a través de la construcción de centros logísticos en Asia (China, Malasia), Europa (Bélgica) y África (Ruanda, Etiopía). Las instalaciones de Alibaba requieren la firma de acuerdos con las autoridades públicas locales como parte de la Electronic World Trade Platform (eWTP), un programa de cooperación público-privado lanzado en 2016 y respaldado por los servicios de comercio electrónico del grupo chino. En esta investigación, mostramos cómo el desarrollo internacional de Alibaba implica la movilización de los ecosistemas económicos locales, integrados y articulados con la estrategia global del grupo industrial, dentro de los cuales se construyen relaciones de poder materiales y simbólicas.

Palabras clave

Alibaba, comercio electrónico, plataforma, centro logístico, ecosistema, industria digital

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Lefèvre Bruno, Wiart Louis, « Les hubs eWTP d’Alibaba : une stratégie globale d’articulation d’écosystèmes locaux », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°21/1, , p.71 à 89, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2020/varia/05-les-hubs-ewtp-dalibaba-une-strategie-globale-darticulation-decosystemes-locaux/

Introduction

L’analyse des écosystèmes d’affaires envisage les activités et les stratégies d’entreprises au regard des réseaux de relations que celles-ci entretiennent avec des acteurs variés. L’ancrage territorial de ces écosystèmes fait l’objet de travaux (Asselineau et al., 2014 ; Isenberg, 2010 ; Neck et al., 2004) qui soulignent l’importance de caractéristiques et de dynamiques propres à un environnement local dans le développement économique. En plaçant au cœur de la réflexion la dimension localisée des écosystèmes, ces approches permettent d’appréhender le territoire dans ses spécificités socio-économiques, mais aussi de comprendre ses articulations avec des ensembles plus larges et des logiques globales. Cette caractérisation systémique permet enfin d’envisager les équilibres relationnels entre acteurs en intégrant leurs pouvoirs matériels et symboliques.

Dans cet article, nous présentons une recherche qui porte sur le processus de territorialisation des activités d’Alibaba dans le monde, à travers la construction de hubs logistiques en Asie (Chine, Malaisie), en Europe (Belgique) et en Afrique (Rwanda, Éthiopie). Nous entendons éclairer la stratégie d’un groupe industriel dont les activités relèvent à la fois d’une industrie dématérialisée (l’économie numérique) et extra-territorialisée (le commerce international), mais pour lequel le territoire représente un point d’ancrage et une ressource majeure (Philippart, 2016). Notre problématique réside dans la caractérisation des processus et des formes de relations qui se mettent en place entre le géant chinois du e-commerce et les territoires d’implantation des hubs eWTP. Nous pensons en effet que le développement international d’Alibaba repose sur la mobilisation d’écosystèmes économiques locaux, qui sont eux-mêmes intégrés et articulés avec l’écosystème global du groupe industriel. La mise en œuvre de cette stratégie repose sur un ensemble, relativement récurrent, d’arguments matériels (des infrastructures, de l’emploi) et symboliques (la dimension innovante des activités industrielles concernées, la distinction du territoire, l’apparent équilibre gagnant-gagnant entre les parties). Les projets d’implantation d’Alibaba à travers le monde se traduisent ainsi par la signature d’accords avec les pouvoirs publics locaux dans le cadre de l’initiative eWTP (Electronic World Trade Platform). Lancée en 2016 par Jack Ma lors du Boao Forum for Asia, l’eWTP se présente comme un programme de coopération public-privé, placé sous l’égide du groupe Alibaba et officiellement reconnu par le B20 et le G20. Avec le soutien des États signataires, il vise à réduire les barrières au développement du e-commerce à l’échelle mondiale – simplification des réglementations, harmonisation de la fiscalité, déploiement d’infrastructures logistiques… –, mais également à accompagner les petites et moyennes entreprises afin de leur permettre de mieux tirer profit de la globalisation des échanges (Alibaba Group, 2019). L’attractivité du dispositif promu par Alibaba tient, d’une part, à la mise à disposition de compétences et de technologies dans divers domaines liés au e-commerce (marketing, paiement en ligne, logistique, cloud, gestion des procédures douanières…), et d’autre part, aux perspectives de débouchés économiques, avec la possibilité de bénéficier de conditions d’accès favorables au marché intérieur chinois. Adossés aux plateformes et services d’e-commerce d’Alibaba, ces hubs logistiques sont ainsi supposés faciliter les flux commerciaux bilatéraux entre la Chine et les entreprises des États participants.

Les questionnements qu’entend explorer cette étude s’inscrivent dans le cadre de l’économie politique de la communication. Cette tradition de recherche est attentive au développement d’un capitalisme de plateforme et à la mise en place, par les grandes entreprises du numérique, de pouvoirs de marché à une échelle mondialisée (Srnicek, 2018 ; Smyrnaios, 2017). Outre le phénomène de domination de l’industrie du numérique par des firmes états-uniennes, le constat dressé par plusieurs chercheurs est celui de la prégnance de plus en vive des groupes chinois, dont la montée en puissance peut s’effectuer en faveur d’un déplacement du centre de gravité de cette industrie vers l’Asie (Jia et Winseck, 2018 ; Winseck, 2017). C’est dans un tel contexte de structuration d’un capitalisme numérique chinois que la stratégie d’Alibaba doit être replacée et appréhendée. Si le groupe Alibaba a été jusqu’à présent principalement étudié sous l’angle de son modèle de développement économique (Wu et Gereffi, 2018 ; Liu et al., 2018 ; Jia et Winseck, 2018 ; Havinga et al., 2016 ; Yazdanifard et Tan Hunn Li, 2014) et de l’organisation de son infrastructure d’activités et de services (Paquienséguy et Hé, 2018 ; Tsai et Yuan, 2016 ; Tan et al., 2015), des travaux commencent à émerger sur la question des hubs eWTP. Une recherche indique ainsi comment le groupe chinois produit un discours contre-hégémonique à travers l’eWTP, visant à construire un ordre économique et numérique global en rupture avec la vague précédente de mondialisation dirigée par les États-Unis (Vila Seoane, 2019). Les analyses portent également sur les conséquences et les perspectives pour les territoires d’implantation, à partir d’études de cas, notamment en Malaisie (Naughton, 2020 ; Siew Yean, 2018). Dans cet article, nous proposons d’étudier les conditions d’implantation des hubs eWTP, qui se développent selon nous sur la base d’articulations entre les spécificités locales des territoires et la stratégie globale portée par Alibaba.

La présente recherche, qui fait suite à une première enquête de terrain que nous avons menée en Belgique auprès d’un ensemble d’acteurs impliqués dans l’arrivée du groupe chinois à Liège, exploite un corpus documentaire constitué en deux phases. A partir de la base de données Factiva, nous avons tout d’abord procédé à la consultation de 103 articles de presse en français et en anglais, sélectionnés sur la base de la présence du mot-clef « eWTP » dans le titre. L’ensemble de ces articles permettent d’appréhender la trajectoire de développement des hubs eWTP à travers le monde à partir de l’annonce officielle du lancement de l’initiative en 2016 jusqu’au 30 avril 2020, date à laquelle nous avons procédé à l’analyse. Ils donnent également accès aux discours tenus par des responsables politiques et économiques, ainsi que par différents représentants de la société civile, amenés à s’exprimer sur les enjeux et conséquences de ces hubs pour leur territoire. En plus de ces articles, nous avons dressé un inventaire exhaustif des communiqués de presse relatifs à l’eWTP diffusés par Alibaba : au total, 17 communiqués officiels ont été rassemblés, dont la liste est placée en annexe. Bien que produits par Alibaba, ces communiqués fournissent des informations nombreuses et précises sur les actions engagées et les arguments mobilisés par le groupe. Ainsi constitué, le corpus a été travaillé « à l’œil et à la main » (Ferrandery et Louessard, 2019) avec l’intention de faire ressortir les étapes marquantes du processus d’internationalisation d’Alibaba, les orientations stratégiques privilégiées et les discours et prises de position ayant accompagné ces implantations.

Afin d’exposer nos résultats, nous procéderons en deux temps. Dans une première partie, nous étudierons la stratégie internationale d’Alibaba, fondée sur le développement de l’e-commerce transfrontalier. Dans une deuxième partie, nous chercherons à montrer comment, à travers l’implantation de hubs eWTP, Alibaba territorialise ses activités à travers le monde en intégrant des écosystèmes économiques locaux.

Une stratégie globale d’expansion de l’e-commerce transfrontalier

La construction d’un écosystème de services associés au e-commerce

La construction d’un écosystème d’affaires autour d’une offre de plateformes est l’objectif principal affiché par Alibaba. Depuis 2007, l’ambition fixée par l’équipe de direction est en effet de « favoriser le développement d’un écosystème de commerce électronique ouvert, coordonné et prospère » (Zeng, 2018).

Les travaux en sciences de gestion (Benavent, 2016 ; Attour, 2014) et en socio-économie (Guibert et al., 2016) indiquent que plusieurs traits fondamentaux caractérisent les écosystèmes portés par les opérateurs de plateformes numériques. Les plateformes ont pour fonction de structurer et de coordonner les échanges entre les membres de l’écosystème, à travers la mise à disposition d’un ensemble de ressources techniques (algorithmes, moteurs de recherche, interface, partage d’information…) et organisationnelles (règles et contrats d’utilisation, système de valeurs). Pour assoir leur propre écosystème, les opérateurs de plateformes développent des stratégies de leadership : celui-ci est ouvert à des membres extérieurs, pour lesquels il représente de nouvelles opportunités de marché et dont la participation à l’écosystème contribue à accroitre sa valeur et à le renforcer. Tout l’enjeu pour l’opérateur est d’inciter ces acteurs extérieurs à adhérer à son écosystème pour y proposer leurs produits et leurs services en relation avec la plateforme. L’opérateur de plateforme tire profit des échanges ayant lieu au sein de l’écosystème, selon diverses modalités possibles : commission sur les transactions, accès payant aux services, commercialisation de prestations connexes associées aux activités en ligne… La structuration de rapports d’interdépendance entre les membres et l’apparition de « switching cost », c’est-à-dire de coûts de migration vers une autre plateforme qui deviennent particulièrement contraignants, contribuent à stabiliser et à pérenniser l’écosystème.

La montée en puissance d’Alibaba a stimulé et accompagné l’essor du e-commerce en Chine, en premier lieu dans les régions côtières où l’accès à Internet était le plus répandu, avant de s’étendre à partir de la décennie 2010 vers l’intérieur du pays (Tsai et Yuan, 2016). Avec la multiplication de ses activités, le groupe n’a eu de cesse de se complexifier, jusqu’à déployer un large éventail de fonctions associées au e-commerce (figure 1). Au cœur de l’écosystème de services d’Alibaba figurent d’abord un ensemble de marketplaces, qui organisent la mise en relation entre des acheteurs et des vendeurs, orientées vers le marché domestique chinois (Taobao, Tmall, 1688, Juhuasuan) et vers les échanges internationaux (AliExpress, Alibaba, Lazada). Avec ses différentes plateformes, Alibaba couvre à la fois le commerce entre particuliers (C to C), entre professionnels (B to B) et entre professionnels et particuliers (B to C). Deux autres activités viennent renforcer le fonctionnement de ces marketplaces : d’une part, le paiement en ligne, à travers le service Alipay qui sert de support aux transactions effectuées sur les plateformes du groupe, d’autre part la logistique, prise en charge par la filiale Cainiao, spécialisée dans le transport et la livraison de marchandises. L’articulation entre ces trois activités – marketplaces, système de paiement et opérateur logistique – constitue le socle sur lequel repose l’écosystème d’Alibaba (Tsai et Yuan, 2016). Autour de celui-ci gravitent d’autres activités du groupe, liées au développement d’une infrastructure logicielle (navigateur, système d’exploitation, moteurs de recherche), à la fourniture d’outils, d’applications et de fonctionnalités complémentaires à destination des usagers d’Alibaba (messagerie instantanée, réseau social, offre de divertissement…) et à la gestion et à l’accompagnement des entreprises (banque en ligne, publicité et marketing, stockage informatique, analyse des données…).

Figure 1. L’écosystème e-commerce d’Alibaba

Si le groupe ne cesse d’étendre son périmètre d’activités, à travers des lancements de nouveaux services, des partenariats et des acquisitions successives, la logique centrale de cette stratégie est d’installer un écosystème favorable aux transactions entre acheteurs et vendeurs à travers le monde, tout en s’assurant une présence dans toute l’infrastructure qui sous-tend ces échanges. Au-delà de ses spécificités techniques, ce système transactionnel contribue également à développer et ancrer localement un cadre culturel et idéologique global, basé sur des pratiques professionnelles et des référents partagés (la créativité numérique, la performance économique accrue, une naturalisation du e-commerce et des services numériques centralisés).

Un développement international soutenu par la politique industrielle chinoise

La manière dont le groupe opère sur le marché international constitue un élément de différenciation assumé par rapport à Amazon, ainsi que le souligne le Président d’Alibaba, Michael Evans, pour lequel la stratégie d’Amazon est « local to local sur presque tous les marchés » tandis que celle du géant chinois « repose sur le cross border » (Evans, 2016). Cette approche transfrontalière privilégiée par Alibaba vise à organiser des flux commerciaux depuis et vers la Chine, en facilitant notamment l’accès des consommateurs chinois aux marques et aux produits étrangers, en particulier occidentaux, et l’accès par les entreprises du monde entier aux plateformes et services du groupe. La position d’Alibaba sur le marché mondial du e-commerce est particulièrement forte en ce qui concerne le service aux entreprises : désormais 4e acteur du cloud derrière Amazon, Microsoft et Google, le groupe chinois captait 26% des parts de marché du commerce électronique BtoB dans le monde en 2016 (Liu et al., 2018). Tandis qu’Alibaba étend son activité vers de nouveaux domaines et territoires, le groupe connait un processus de financiarisation, marqué notamment par la prise de participation d’investisseurs financiers et institutionnels internationaux (Jia et Winseck, 2018), Depuis 2016, la stratégie internationale d’Alibaba s’est inscrite dans le cadre de l’eWTP. Le principe général de ce programme consiste, nous l’avons dit, à réduire les barrières réglementaires et logistiques au e-commerce et à structurer, autour d’Alibaba, un ensemble d’infrastructures d’échanges et de parties prenantes tant privées que publiques à l’échelle mondiale. L’eWTP scelle contractuellement un cadre idéologique partagé entre les partenaires, construit sur l’affirmation de la nécessité de soutenir les industries de plateformes numériques tant du fait de leur prétendue capacité à permettre un développement économique territorial que de leur pouvoir de distinction vis à vis de territoires concurrents. La signature d’accords entre Alibaba et les pouvoirs publics locaux s’accompagne ainsi de la mise en œuvre de conditions matérielles et idéologiques favorables au développement du e-commerce, telles que l’harmonisation de règles et de procédures, et de la création de hubs logistiques dans les territoires visés (installation d’entrepôts, ouverture de lignes aériennes et ferroviaires, etc.).

Cette stratégie d’Alibaba prend appui sur la politique industrielle chinoise. L’internationalisation des plateformes d’e-commerce chinoises s’inscrit en effet dans le cadre de politiques publiques qui encouragent le développement de cette industrie. Initiée en 2013 par Xi Jinping, la politique des « nouvelles routes de la soie » se traduit par un plan massif d’investissement dans des infrastructures ferroviaires, maritimes, aériennes et numériques destinées à faciliter les échanges commerciaux entre la Chine et le reste du monde. Plus précisément, il s’agit « d’offrir aux entreprises chinoises de nouveaux débouchés alors que la transition du modèle économique en faveur du marché intérieur s’avère insuffisante », « d’écouler des surcapacités industrielles » et « d’assurer la diversification des approvisionnements » (Foucher, 2017, p.105). Dans cette perspective, le plan de développement « Internet Plus », dévoilé en 2015, entend miser sur le secteur de l’Internet chinois pour trouver de nouveaux relais de croissance (Goutti et Péquignot, 2015 ; Jianzheng, 2015). Le commerce électronique transfrontalier apparait ainsi comme un nouveau moteur économique pour la Chine : entre 2008 et 2014, la part du e-commerce dans le chiffre d’affaires du commerce international chinois est passée de 4 à 14% (Liu et Yan, 2017). S’il s’agit d’exporter davantage de marchandises à travers le monde, l’accroissement du flux d’importations vers la Chine est également très sensible, le développement rapide de l’économie chinoise ayant entrainé une augmentation de la classe moyenne, dont la demande en produits étrangers est forte, ainsi qu’une hausse des usages d’Internet et leur intégration dans les pratiques de consommation (Liu et Yan, 2017). Afin d’accompagner cette industrie et de faciliter les échanges internationaux, les autorités chinoises ont mis en place, dans les années 2010, un ensemble de normes et de dispositifs douaniers adaptés au e-commerce, notamment en matière de taxes et de contrôle des marchandises. Entre 2015 et 2020, des zones franches dédiées au développement de l’industrie du e-commerce transfrontalier ont progressivement été créées dans 105 villes du pays, qui bénéficient de politiques fiscales avantageuses et de procédures de dédouanement facilitées.

C’est dans le cadre de ce soutien actif des autorités chinoises à l’essor du e-commerce que le groupe Alibaba a signé des accords eWTP avec deux villes de la province du Zheijang. Cette dernière se positionne en effet comme chef de file des « routes de la soie numériques », avec un développement économique principalement axé sur les nouvelles technologies (Service Économique Régional à Pékin, 2018). En 2017, un hub eWTP est ainsi créé à Hangzhou, où se trouve le siège d’Alibaba. Première ville à avoir été choisie pour accueillir une zone franche dédiée au e-commerce transfrontalier, Hanghzou a vu bondir les revenus liés à ce type d’activité de 20 millions à 3,46 milliards de dollars entre 2014 et 2016 (Kai, 2016). En 2019, Alibaba signe cette fois-ci un accord eWTP avec la municipalité de Yiwu, afin de numériser ses infrastructures commerciales et de développer de nouveaux flux de marchandises pour la ville. Considérée comme l’un des plus importants marchés de gros au monde (Cui et Chignier-Riboulon, 2017), avec 450.000 entreprises et fournisseurs actifs localement, Yiwu entend s’appuyer sur les moyens numériques et logistiques d’Alibaba pour favoriser ses exportations vers l’étranger. Dans cette perspective, une ligne ferroviaire est assurée depuis 2019 par Cainiao, la filiale logistique d’Alibaba, entre la ville de Yiwu et celle de Liège, où le groupe chinois a choisi d’implanter son premier hub européen. Concomitamment à l’installation de ces hubs eWTP sur le territoire chinois, qui permettent à Alibaba de se constituer des bases arrières dans sa stratégie internationale, le groupe a déployé son réseau de hubs logistiques à travers le monde, avec des implantations en Malaisie, au Rwanda, en Belgique et en Éthiopie.

Les conditions d’implantation des hubs eWTP à l’extérieur de la Chine

Les discours : une apparente évidence

Pour mettre en place ces hubs eWTP, les accords que passe Alibaba avec les pouvoirs publics locaux prennent la forme de mémorandum d’entente (MoU), c’est-à-dire de conventions signées entre plusieurs parties, n’ayant pas de force exécutoire, mais au sein desquelles celles-ci s’accordent sur des intentions et une ligne d’action communes. Le soutien de principe au développement de l’industrie des plateformes numériques, prioritairement au respect de spécificités territoriales, constitue ainsi le cœur de cette stratégie opérationnelle. L’accord est donc d’abord idéologique. Concomitamment à ces MoU, Alibaba et ses filiales nouent des contrats et des partenariats avec des acteurs industriels et économiques locaux. C’est ainsi qu’en Belgique, par exemple, la filiale Cainiao a signé dans le même temps avec l’aéroport de Liège un contrat de location d’un terrain de 220 000 mètres carrés afin d’y construire un centre logistique, appuyé par un investissement de 100 millions d’euros. Il en a été de même en Malaisie où l’accord signé avec Alibaba a été immédiatement suivi par la création d’une joint-venture entre Cainiao et Malaysia Airports Holdings Berhad, destinée à établir un hub logistique régional. D’une manière générale, les accords eWTP conclus avec les gouvernements fournissent l’occasion aux filiales d’Alibaba d’accéder à de nouveaux marchés et de défendre leurs positions, en particulier celles qui sont actives dans la logistique, le cloud et les technologies financières.

Ces formes de partenariats et de coopérations, fondées sur une logique publique-privée, s’accompagnent d’un discours d’« inclusion » de la part d’Alibaba. Le principal argument avancé par le groupe pour justifier les initiatives mises en œuvre s’articule en effet autour de ce mot-clef, constamment décliné sur les supports promotionnels et dans les communiqués de presse liés à l’eWTP (« inclusive global trade », « inclusive platform », « inclusive environment »…). La « mondialisation inclusive », sorte de nouvel ordre économique et numérique mondial centré sur la Chine (Vila Seoane, 2019), fournit le cadre explicatif de l’eWTP, auquel les organisations internationales, telles le G20 et le B20, donnent une publicité et une légitimité en affichant leur soutien au programme d’Alibaba. Selon la communication officielle du groupe chinois, les hubs eWPT ambitionnent ainsi d’inclure dans la mondialisation les petites et moyennes entreprises qui peuvent trouver de nouveaux débouchés à l’international grâce au e-commerce, mais aussi les femmes et les jeunes, pour lesquels ces technologies sont sources d’opportunités économiques, comme en témoigne cet extrait issu de la documentation du groupe :

« En partageant notre technologie, notre modèle commercial et notre expérience sur les marchés locaux, Alibaba aspire à contribuer au développement économique local et à permettre aux acteurs défavorisés, y compris les PME, les jeunes et les femmes entrepreneurs, de participer et de bénéficier de la mondialisation, de l’innovation et du développement de l’économie numérique. »[1], Alibaba Group (2019)

Ce discours d’accompagnement souligne l’efficacité économique et l’intérêt du e-commerce pour des catégories d’acteurs présentées comme plus vulnérables face à la mondialisation et auxquels les outils et services d’Alibaba sont censés apporter des solutions. L’offre proposée aux pays d’implantation est déclinée en 4 « T » – « trade », « tourism », « training » et « technology » – qui renvoient aux domaines d’activités investis par le groupe à travers l’eWTP et autour desquels les écosystèmes économiques locaux sont mobilisés (tableau 1.). A cet égard, le discours d’Alibaba s’inscrit dans la rhétorique du « solutionnisme technologique » (Morozov, 2014), qui contribue à masquer les intentions stratégiques et marchandes du groupe derrière les promesses de croissance économique, de valorisation des territoires et d’amélioration du bien-être des populations locales liées aux technologies d’e-commerce. Les modalités de mise en œuvre de l’eWTP et ses retombées positives pour les territoires se trouvent ainsi présentées sous les traits d’une apparente évidence.

Tableau 1. Les 4 « T » de l’eWTP

A la manière des « grands projets » d’informatisation des sociétés conduits à partir de la fin des années 1980, « dans lesquels le social, le culturel et le communicationnel sont orientés sous l’emprise de la technique » et dont les perspectives ouvertes « forment un sens commun » (Miège, 2015, p.17), le discours véhiculé par les promoteurs de l’eWTP tend à naturaliser le processus d’implantation des hubs logistiques et les décisions prises par les acteurs industriels et les décideurs publics, considérés comme « allant de soi ».

La prégnance des contextes socioéconomiques

Malgré son caractère global, le programme de développement d’Alibaba fait apparaitre les activités du groupe comme concordantes avec la situation des écosystèmes locaux et les ambitions des territoires concernés par ces implantations. Les hubs eWTP prennent en effet appui sur des contextes socioéconomiques et politiques locaux, dont les spécificités – telles que la présence d’infrastructures adéquates, de politiques publiques favorables et d’un environnement d’affaires propice au e-commerce –, constituent des facteurs d’attractivité et d’intérêt pour la firme chinoise. L’analyse à laquelle nous avons procédé sur la documentation d’Alibaba est synthétisée dans le tableau 2, qui présente les objectifs et les perspectives affichés par le groupe chinois et ses partenaires à travers leurs communiqués de presse.

Tableau 2. Les hubs eWTP : objectifs et perspectives

La « Digital Free Trade Zone » en Malaisie

La Malaisie est le premier pays hors de Chine à accueillir un hub eWTP en 2017, dans le cadre de la « Digital Free Trade Zone » (DFTZ) que le gouvernement a lancé avec l’appui d’Alibaba. Cette implantation du géant du numérique concorde avec les projets de développement d’infrastructures d’échanges que porte la Chine en Malaisie dans la perspective des « nouvelles routes de la soie », notamment la construction d’importantes lignes ferroviaires à travers le pays. En outre, la situation socioéconomique locale apparait particulièrement favorable au e-commerce.

Selon Lejeune et Le Moing (2018), trois facteurs structurants permettent d’expliquer le rôle et la place singulière qu’occupe le commerce électronique dans l’économie locale. Premièrement, il existe une culture entrepreneuriale traditionnellement très forte en Malaisie, où 21% de la population active a déjà initié sa propre entreprise. Les PME représentent ainsi une part décisive de l’économie malaisienne, avec environ 40% du PIB (Naughton, 2020). Deuxièmement, les pouvoirs publics ont mis en place des politiques incitatives en direction de l’économie numérique, avec un ensemble de programmes destinés à structurer et à encourager l’activité dans ce domaine. A la fin des années 1990, une zone industrielle dédiée aux TIC est initiée au Sud de Kuala Lumpur, sous le nom de « Super Corridor Multimédia ». Depuis 2016, le Conseil National du E-commerce, qui réunit divers organismes publics, supervise la mise en œuvre d’une feuille de route (« National eCommerce Strategic Roadmap »), dont l’ambition est d’accélérer la croissance du e-commerce dans le pays, en accompagnant les petites et moyennes entreprises dans l’adoption des techniques numériques et en facilitant leurs activités d’exportation. Troisièmement, la Malaisie a vu prospérer les activités de la société d’e-commerce Lazada, dont la croissance rapide a contribué à installer dans le pays un environnement propice au commerce électronique (constitution de réseaux de vendeurs, formation des entrepreneurs, installation de centres logistiques, etc.). Racheté en 2016 par Alibaba, Lazada est devenu une filiale du groupe chinois qui entend ainsi étendre ses activités dans le Sud-Est asiatique.

La particularité du hub eWTP malaisien tient dans la création de la « Digital Free Trade Zone » : à la différence des zones franches traditionnelles, qui reposent sur la mise en œuvre d’une série d’avantages fiscaux et réglementaires, la DFTZ a pour perspective spécifique de numériser les échanges commerciaux afin d’aider les PME locales à exporter leurs produits à travers le monde (Siew Yean, 2018). Dans ce cadre, il s’agit d’établir un centre logistique à proximité de l’aéroport international de Kuala Lumpur, de développer des systèmes numériques pour faciliter les procédures douanières, mais aussi de fournir un ensemble de services connexes, tels que des offres de formations, des solutions de paiement électronique et de « cloud computing ». L’objectif affiché par les autorités malaisiennes est que le montant des exportations des PME locales représente 38 milliards de dollars américains d’ici 2025 (Siew Yean, 2018). En 2018, ce sont plus de 2000 PME malaisiennes qui étaient présentes sur les plateformes liées à la DFTZ, majoritairement actives dans l’exportation de denrées alimentaires, de boissons, de produits d’hygiène et de beauté (Siew Yean, 2018).

La ville de Liège, au cœur du triangle d’or européen

Le choix d’Alibaba et de sa filiale Cainiao de s’implanter en Belgique tient d’abord à l’existence, autour de Liège, d’activités et d’infrastructures logistiques compatibles avec les projets industriels du groupe chinois. Entièrement consacré à l’activité cargo, opérationnel 24h sur 24 et 7 jours sur 7, l’aéroport de Liège bénéficie d’une position géographique considérée comme idéale pour desservir le marché européen, situé au cœur d’un triangle d’or entre Paris, Francfort et Amsterdam, qui représente 66% du fret aérien en Europe. Le déploiement de la logistique sur le territoire liégeois repose sur des infrastructures de type multimodales (Liege Logistics Intermodal à proximité de l’aéroport ; Trilogiport le long du canal Albert, développé par le port autonome de Liège), avec non seulement des liaisons aériennes, mais aussi la combinaison de liaisons fluviales et ferroviaires. Un tissu industriel s’est ainsi constitué dans la région, avec une concentration d’entreprises majeures dans le domaine du transport de marchandises (Fedex-TNT, AirBridge Cargo, Ethiopian Cargo, ZIH, Qatar Airways Cargo…).

Si l’ouverture du hub d’Alibaba sur le site de l’aéroport est prévue pour 2021, sa filiale Cainiao affrète déjà plusieurs vols par semaine entre la Chine et la Belgique, opérés notamment par la compagnie chinoise Sinotrans. Outre l’activité de fret aérien, Cainiao exploite également depuis 2019 deux liaisons ferroviaires à partir de Liège, à destination de Zhenzhou et Yiwu. Il semble que ces trains de marchandises transportent pour l’essentiel des appareils électroménagers, des vêtements et de l’électronique en Europe et repartent vers la Chine avec principalement du vin, de la bière, des produits cosmétiques et de luxe (Van Dooren, 2019). Les perspectives d’exportations accrues de produits belges vers la Chine sont mises en exergue par les promoteurs de l’eWTP, qui soulignent l’intérêt qu’ont les entreprises locales à participer à ce hub logistique afin de faire en sorte que les trains et les avions qu’affrète Alibaba dans un sens ne repartent pas « à vide » dans l’autre sens. Ceux-ci tablent également sur un « effet Alibaba », la notoriété et l’importance du groupe devant attirer dans son sillage d’autres entreprises, notamment chinoises.

L’écosystème économique local sur lequel Alibaba entend s’appuyer est soutenu et structuré depuis une vingtaine d’années par des politiques publiques favorables à la logistique en Wallonie afin de pallier la disparition de pôles industriels majeurs. Ce domaine d’activité a en effet été choisi comme un des secteurs prioritaires pour reconvertir l’économie régionale suite à la désindustrialisation du territoire (Dujardin et al., 2017 ; Bayenet et Capron, 2012). Au début des années 1990, la Région Wallonne a décidé d’établir un parc d’activités économiques autour de l’aéroport de Liège, spécialement dédié aux entreprises de transport et de logistique. Depuis 2005, cette politique industrielle se prolonge dans le cadre du « Plan Marshall pour la Wallonie » qui prévoit la création du pôle de compétitivité Logistics in Wallonia. En cohérence par rapport au choix logistique privilégié par la Région Wallonne, l’action des pouvoirs publics au niveau Fédéral a notamment consisté, depuis la fin des années 2010, à répondre aux exigences de rapidité et de fluidité du commerce électronique. Il s’est agi, d’une part, de développer le système numérique BeGate, destiné à simplifier les procédures douanières liées au e-commerce, d’autre part, de modifier le droit du travail afin d’autoriser le travail le dimanche et de nuit pour les entreprises actives dans ce secteur. Cet écosystème liégeois a fait l’objet d’une promotion active en Chine, où les contacts et les initiatives sur place ont été multipliés. Le recours à la diplomatie économique, à travers des missions et visites d’État en Chine, a participé à construire un dialogue avec Alibaba. En retour des efforts consentis par la puissance publique pour accroitre l’attractivité du territoire et pour attirer un groupe tel qu’Alibaba, des créations d’emplois directs et indirects sont espérées localement.

« Je suis plutôt fier que la Belgique soit à nouveau attractive. C’est le fruit de nos décisions et des réformes économiques pour des grands investissements qui peuvent amener des centaines voire des milliers d’emplois » (Ledoux, 2018), Charles Michel, Premier ministre de la Belgique

« Misant sur le rayonnement international de l’aéroport de Liège, le gouvernement wallon investit massivement dans le déploiement des activités logistiques qui ne cessent de croître autour du 8e aéroport cargo en Europe. L’ambition portée par le gouvernement s’avère pertinente au vu des importants investissements privés attendus prochainement sur le site aéroportuaire, qui permettront de créer de nombreux emplois » (Belga, 2018), Carlo Di Antonio, Ministre wallon en charge des zones d’activités économiques

Il ressort des discours tenus par les responsables publics en Belgique que les accords conclus avec Alibaba représentent aussi pour eux une forme de réussite et de reconnaissance sur le plan symbolique. La localisation des activités d’Alibaba à Liège prend place dans un contexte de concurrence entre pays d’Europe de l’Ouest pour attirer ce type d’investissements internationaux, en particulier vis-à-vis des Pays-Bas et de l’Allemagne également positionnés pour accueillir la firme chinoise. Aux opportunités concrètes et économiques que laisse entrevoir l’implantation d’un hub eWTP, s’ajoute ainsi la fierté d’avoir su attirer le géant chinois du numérique, dont l’arrivée à Liège contribue à replacer le territoire sur la carte mondiale du e-commerce et à valider et légitimer les choix de politiques publiques mis en œuvre en ce sens.

Alibaba en Afrique : la philanthropie au service des affaires

La situation en Afrique, où les investissements de la Chine se multiplient depuis vingt ans (Bermond, Daubet, Gauthier, 2015), témoigne d’une approche singulière de la part d’Alibaba, qui y a établi deux hubs eWTP. Les actions que mène le groupe chinois sont présentées en premier lieu au regard d’une démarche philanthropique, avec un ensemble d’initiatives qui vont dans le sens d’un soutien aux populations locales (tableau 3). En 2016, la nomination de Jack Ma comme conseiller spécial de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) contribue à assoir ce positionnement. A la suite des visites qu’il effectue en Afrique à partir de cette époque, le fondateur d’Alibaba évoque son admiration pour le dynamisme des jeunes et des entrepreneurs locaux et formule des prescriptions, en vue de favoriser la prospérité sur le continent, qui se traduisent dans les accords eWTP au Rwanda et en Éthiopie. Il estime ainsi nécessaire de développer des infrastructures et services d’e-commerce, mais aussi de soutenir et d’accompagner les entrepreneurs et les décideurs publics, à travers des offres de formation adaptées, pour qu’ils acquièrent des compétences indispensables à l’émergence de l’économie numérique (Ma, 2020). Sur l’Afrique, les discours que tiennent les équipes dirigeantes d’Alibaba et auxquels adhèrent les décideurs locaux sont davantage focalisés sur le changement social et sur le développement humain.

« Montrons aux jeunes Africains ce qu’ils peuvent faire pour transformer la société. (…) Je parle de start-up favorisant la croissance « inclusive » et contribuant à résoudre des problèmes sociaux. (…) Il va de soi que nous entendons récompenser et soutenir ces fantastiques entrepreneurs. Mais, plus important encore, nous aimerions aussi qu’ils soient une source d’inspiration pour d’autres.» (Ma, 2020), Jack Ma, fondateur d’Alibaba

« Le e-commerce peut, sur le continent, être un outil au service de la croissance et du changement. C’est un secteur économique qui peut d’ailleurs avoir des répercussions sur les écosystèmes locaux. (…) Avoir implanté cette structure au Rwanda est, selon moi, une très bonne initiative. Sa population, qui a beaucoup souffert dans son histoire récente, est aujourd’hui tout entière dédiée au développement économique, grâce notamment à la technologie. La « Tech for Good », soit la technologie au service de la population et du développement, y a beaucoup de succès. » (Wang, 2019), Yeming Wang, responsable Europe, Moyen-Orient et Afrique pour Alibaba Cloud

Tableau 3. Les initiatives philanthropiques d’Alibaba en Afrique

Au-delà de l’argument philanthropique, Alibaba s’aménage un accès privilégié à des marchés et des opportunités d’affaires en Afrique, où le commerce électronique bénéficie d’un important potentiel de croissance (Manyika et al., 2013). Sur le continent, Alibaba cible prioritairement des pays marqués par un fort dynamisme économique et dont l’environnement politique est attractif pour les investissements étrangers.

L’implantation d’un hub eWTP au Rwanda, où le taux de croissance annuelle moyen est de 7,5% entre 2000 et 2018, coïncide avec la mise en œuvre de politiques publiques à la fois favorables au climat des affaires et aux technologies numériques. Deuxième pays d’Afrique ayant le meilleur environnement d’affaires selon la Banque mondiale, le Rwanda a initié dès 2010 une politique volontariste – « Rwanda SME Development Policy » – pour encourager l’entreprenariat local et soutenir la croissance des petites et moyennes entreprises. La stratégie gouvernementale vise clairement à positionner le Rwanda comme un pays idéal pour initier et faire progresser son entreprise (Révillon, 2014). Par ailleurs, la politique de développement du pays mise largement sur le secteur des TIC. En 2000, le gouvernement a lancé la feuille de route « Vision 2020 », avec la perspective que le Rwanda devienne un pays à revenu intermédiaire d’ici 2020. Il en a découlé une série de quatre plans quinquennaux de développement des infrastructures nationales de l’information et de la communication (INIC) afin de faire du numérique un pilier de l’économie. L’investissement technologique du Rwanda passe désormais par le programme « Master Plan Smart Rwanda 2020 », qui met notamment l’accent sur le développement des démarches administratives en ligne et des méthodes de paiement électronique. A l’initiative de l’Alliance Smart Africa, qui fédère 30 États autour de la promotion de la transformation numérique du continent, le Rwanda entend clairement s’imposer comme un hub numérique en Afrique. Dans ce contexte, Alibaba constitue une ressource précieuse pour la distinction du pays et sa reconnaissance en tant que cœur de l’Alliance.

En Éthiopie, l’arrivée d’Alibaba s’inscrit dans un contexte de libéralisation économique depuis l’accès au pouvoir du Premier ministre Abiy Ahmed en 2018. A la tête du deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, celui-ci a engagé des réformes structurelles en vue d’attirer des investisseurs étrangers, de financer des projets d’infrastructure et de privatiser certains secteurs d’activité. L’ouverture de l’économie éthiopienne et son intégration récente à la « Zone de libre-échange continentale africaine » s’accompagne d’une croissance rapide, parmi les plus fortes au monde (9,2% en 2019), et d’un afflux tout aussi conséquent de capitaux étrangers (5 milliards de dollars en 2019), dont le premier pays pourvoyeur est la Chine. Au cœur de cette transition économique, la logistique constitue une priorité du programme gouvernemental « Growth and Transformation II (2015-2020) » pour sa contribution « à la croissance, à l’industrialisation et à la diversification des exportations » (Services économiques d’Addis Abeba, 2018, p.2). Le problème de l’Éthiopie est en effet celui d’un pays qui ne dispose pas d’un accès à la mer et dont 95% du commerce extérieur transite par Djidouti, pour un coût particulièrement élevé. Les initiatives des pouvoirs publics ces dernières années ont donc consisté à favoriser le renforcement des capacités logistiques du pays, notamment par la levée des restrictions sur les investissements étrangers dans ce secteur et par l’encouragement à créer des joint-venture entre des entreprises éthiopiennes et des compagnies étrangères. Une évolution du réseau d’infrastructures est également à l’œuvre, avec le lancement de nouvelles liaisons routières et ferroviaires vers Djibouti, mais aussi avec la diversification des voies maritimes, le rapprochement engagé avec l’Érythrée en 2018 autorisant l’accès à l’Éthiopie aux deux grands ports érythréens, Assab et Massawa (Jeangène Vilmer, 2019).

Outre le fait de développer les flux d’e-commerce qui transitent par ses plateformes et de promouvoir ses technologies sur le continent africain, les hubs d’Alibaba au Rwanda et en Éthiopie permettent d’assurer l’approvisionnement du marché intérieur chinois en produits et marchandises locales comme le café ou le piment. Si ces choix d’implantation sont cohérents avec la stratégie internationale d’Alibaba, les décideurs locaux se félicitent également des opportunités de développement économique que représentent les hubs eWPT, envisagées à la lumière d’une rhétorique « gagnant-gagnant », qui met en avant la réciprocité des gains attendus.

« Le partenariat entre le Rwanda et Alibaba améliorera la vie des gens. Nous nous engageons à tirer parti de l’économie numérique pour soutenir nos exportateurs, nos producteurs locaux et nos artisans. Nous avons déjà constaté une attention considérable de la part des consommateurs chinois sur les plateformes d’Alibaba pour les produits rwandais de haute qualité, tels que notre café unique et supérieur »[2], (Alibaba Group, 2018), Clare Akamanzi, directrice du Rwanda Development Board

« L’eWTP fait partie du développement technologique de l’Éthiopie et représente un pas en avant pour faire de l’Éthiopie l’un des cinq géants économiques de l’Afrique au cours de la prochaine décennie. Il élargit également l’horizon des petites et moyennes entreprises. »[3] (Fasil, 2019), Abiy Ahmed, Premier ministre d’Éthiopie

Les accords eWTP fournissent en effet aux territoires d’accueil l’infrastructure opérationnelle pour exporter leurs produits vers la Chine, mais aussi pour promouvoir leurs pays comme destination attractive auprès des touristes chinois. L’intérêt des territoires locaux tient, en outre, à la mise à disposition d’outils et de formations pour renforcer la compétitivité de leurs entreprises et l’efficacité de leur administration publique. Enfin, les technologies financières développées par Alibaba, notamment les systèmes de paiement mobile, sont présentées comme des solutions à la faible bancarisation de l’Afrique, en permettant de réaliser des transactions sur les plateformes d’e-commerce sans disposer de cartes bancaires.

Conclusion

A travers l’analyse du programme eWTP, cette recherche interroge donc la stratégie internationale d’Alibaba, fondée sur la structuration de chaines d’e-commerce à travers le monde et l’intégration d’écosystèmes économiques locaux. A la faveur d’un discours qui présente l’initiative comme « inclusive », le groupe chinois domine l’ensemble du système par une infrastructure numérique et logistique globale qui permet d’agencer et de coordonner les transactions et les flux de marchandises. Cette dimension inclusive est déclinée de manière spécifique à chaque territoire local concerné. Au sein d’un cadre de référence idéologique partagé (les industries du numérique et le e-commerce constituent des leviers essentiels du développement économique), l’ensemble relationnel des acteurs de chaque écosystème d’affaires se structure à partir des spécificités locales. De manière performative, l’évidence des ententes matérielles et symboliques promue dans les discours médiatiques et institutionnels tend ainsi à naturaliser en retour le cadre idéologique de l’économie créative. Une telle stratégie apparaît ainsi n’avoir plus pour objet le développement socio-économique des territoires locaux mais, via des discours consensuels au sein d’un cadre idéologique commun, intègre ces territoires en tant que ressources au sein de processus qui les dépassent et visent une expansion économique globale de l’industriel.

Selon les apparences, la stratégie d’Alibaba concorde avec les ambitions industrielles des territoires d’implantation, dont les conditions socioéconomiques et les politiques publiques présentent des caractéristiques favorables au développement de la logistique et des industries du numérique. C’est le « Win/Win » affiché et promu dans les discours. Cependant, cet apparent équilibre des rapports de force entre acteurs qui trouveraient au sein de cet écosystème des bénéfices réciproques tend à masquer et à invisibiliser, la domination du modèle déployé par le groupe industriel à l’échelle (quasi) planétaire. Ainsi, au-delà des effets bénéfiques et singuliers escomptés par les décideurs locaux, ces installations de hubs eWTP affectent les territoires tant du point de vue de leur dynamique d’aménagement que de leurs spécificités culturelles, économiques ou réglementaires, pourtant historiquement ancrées et constitutives de singularités distinctives. Un paradoxe, caractéristique de l’industrialisation culturelle et créative, apparaît alors : la quête de distinction et de singularisation des territoires s’appuie dans les faits sur un ensemble dominant et global de ressources matérielles et symboliques qui permettent une uniformisation de ces mêmes territoires. Cela constitue en effet l’objectif de l’eWTP et la condition du développement industriel d’Alibaba. En toute logique, face aux projets d’Alibaba (mais d’autres acteurs des industries du numérique sont concernés), des formes de protestations et de remises en cause d’un tel modèle créatif du développement émergent au sein des territoires. En Malaisie, la création du hub eWTP a suscité des inquiétudes relatives à la place centrale occupée par Alibaba dans le dispositif, mais aussi à la crainte, pour les entreprises malaisiennes, de devoir affronter la concurrence accrue des entreprises chinoises et de voir se développer des investissements étrangers pouvant court-circuiter l’activité des acteurs locaux – notamment le recours à une main d’œuvre, à des équipements et à des matières premières venant de Chine –, sans s’accompagner de retombées économiques positives pour le territoire (Chandran, 2018). En Belgique, la contestation est représentée par le collectif Watching Alibaba, qui lutte activement contre l’implantation du groupe chinois sur la base de préoccupations altermondialistes et environnementales. Ces manifestations d’opposition rendent visibles des questionnements et des problèmes sociétaux de fond, que soulève ici l’implantation des hubs d’Alibaba mais qui sont plus largement révélateurs du capitalisme mondialisé des plateformes numériques.

Notes

[1] Traduction des auteurs.

[2] Traduction des auteurs.

[3] Traduction des auteurs.

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Annexe

Communiqués de presse d’Alibaba

« The Government of Ethiopia and Alibaba Group Sign Agreements to Establish eWTP Ethiopia Hub », Alibaba Group, 25 novembre 2019, https://www.alibabagroup.com/en/news/article?news=p191125

« Introduction to eWTP, Updated June 19 2019 », Alibaba Group, 19 juin 2019,http://azcms31.alizila.com/wp-content/uploads/2019/06/Introduction-to-eWTP.pdf

« Government of Belgium and Alibaba Group to Jointly Promote Inclusive Global Trade under eWTP Initiative, Liege smart logistics hub a key element of the eWTP partnership », Alibaba Group, 5 décembre 2018, https://www.alibabagroup.com/en/news/article?news=p181205

« The Government of Rwanda and Alibaba Group Enter into Agreements to Promote Rwanda’s Economic Development », Alibaba Group, 31 octobre 2018, https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p181031.pdf

« Alibaba Turns eWTP into Reality with Creation of First Overseas E-hub The e-hub as part of Malaysia’s Digital Free Trade Zone will be established via public-private partnership », Alibaba Group, 22 mars 2017, https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p170322.pdf

« Alibaba Group’s First Overseas eWTP Hub Goes Live in Malaysia », Alibaba Group, 3 novembre 2017, https://www.alibabagroup.com/en/news/article?news=p171103

« Alibaba Group Opens Office in Malaysia », Alibaba Group, 18 juin 2018, https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p180618.pdf

« Alibaba Signs MoU with Malaysia’s MDEC and Hangzhou Municipal Government to Facilitate Global Trade for SMEs Under eWTP », Alibaba Group, 12 mai 2017, https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p170512.pdf

« Alibaba Group Launches Malaysia Week to Boost Opportunities for Malaysian SMEs in China », Alibaba Group, 6 juillet 2018, https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p180706.pdf

« Alibaba’s Jack Ma Promotes Free Trade for Small/Medium-Sized Businesses at G20 », 6 septembre 2016, Alibaba Group, https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p160906a.pdf

« Alibaba Cloud Supports Establishment of New Digital Hub in Malaysia », Alibaba Group, 20 juillet 2017, https://www.alibabagroup.com/en/news/article?news=p170720

« Alibaba Cloud Launches Malaysia City Brain to Enhance City Management », Alibaba Group, 29 janvier 2018, https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p180129.pdf

« Cainiao Launches New Sino-Europe Freight Train, New milestone to strengthen its global smart logistics network », Cainiao Network, 4 mars 2019, https://www.awex-export.be/fr/medias/premier-train-de-marchandises-cainiao-entre-l-europe-et-la-chine

« Alibaba Cloud to Establish Malaysia Data Center in Support of eWTP », Alibaba Group, 12 mai 2017, https://www.alibabagroup.com/en/news/article?news=p170512a

« Alibaba Cloud Malaysia Data Center Commences Operations », Alibaba Group, 30 octobre 2017, https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p171030.pdf

« Alibaba Group and Yiwu City Government to Establish eWTP Hub », Alibaba Group, 20 juin 2019, https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p190620.pdf

« Electronic World Trade Platform », Alibaba Group, septembre 2016, https://www.alizila.com/wp-content/uploads/2016/09/eWTP.pdf?x95431

Auteurs

Bruno Lefèvre

.: Bruno Lefèvre est Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, associé au LabSic (Université Sorbonne Paris Nord). Ses travaux de recherche interrogent les dimensions socio-économiques de la territorialisation d’acteurs relevant des industries culturelles, créatives et numériques. La recherche qu’il mène avec Louis Wiart sur Alibaba est soutenue par la MSH Paris Nord.
bruno.lefevre@univ-paris13.fr

Louis Wiart

.: Louis Wiart est titulaire d’une chaire en communication à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), où il fait partie du Centre de recherche en information et communication (ReSIC). Son travail de recherche est principalement consacré à l’étude des plateformes numériques au sein des industries de la culture et de la communication dans une perspective socioéconomique. La recherche qu’il mène avec Bruno Lefèvre sur Alibaba est soutenue par la MSH Paris Nord.
Louis.Wiart@ulb.be