Prévention du VIH/Sida et réception : analyse des interactions au sein d’un groupe de discussion en ligne
Résumé
La prévention du VIH/sida est en mutation et de nouveaux outils sont mis au jour. Or, la communication publique de prévention reste centrée sur le message recommandant l’utilisation du préservatif. Dans ce contexte, cet article interroge la réception de ce message institutionnel par des participants à PrEP’Dial, un groupe de discussion Facebook dédié à la PrEP, une nouvelle stratégie de prévention du VIH. L’analyse des échanges dans une perspective interactionniste et la conception de la réception comme un processus temporel et social a conduit à identifier et caractériser les éléments significatifs d’une exposition au message de l’utilisation du préservatif. Cette recommandation peut devenir une injonction pour certains participants dans la mesure où elle est prédominante et répétitive dans les campagnes de prévention ainsi que lorsque la crainte d’une sanction se matérialise. Par ailleurs, les différents usages de l’énoncé « se protéger » montrent une appropriation linguistique du message de l’utilisation du préservatif.
Mots clés
Réception, message institutionnel de prévention, interactions en ligne, VIH/sida
In English
Title
Reception of the institutional message recommending the use of condoms : analysis of the interactions on an online focus group on HIV prevention
Abstract
HIV/AIDS prevention is changing : new tools have been developed. However, public communication on prevention stay focused on the message recommending the use of condoms. In this context, this article questions the reception of this institutional message by participants at PrEP’Dial, a Facebook focus group dedicated to PrEP, a new HIV prevention strategy. The analysis of the exchanges from an interactionist perspective and the conception of reception as a temporal and social process, led to the identification and characterization of significant elements of exposure to the message of condom use. This recommendation can become an injunction for some participants as it is predominant and repetitive in prevention campaigns as well as when they fear a sanction. In addition, the different uses of the statement “to protect oneself” show a linguistic appropriation of the message of condom use.
Keywords
Reception, institutional message of prevention, online interactions, HIV/AIDS
En Español
Título
Recepción del mensaje institucional sobre el uso del preservativo : análisis de las interacciones en un grupo de discusión en línea sobre la prevención del VIH/sida
Resumen
La prevención del VIH/sida está cambiando : nuevos instrumentos han estado desarrollados. Ahora bien, la comunicación publica de prevención se queda centrada en el mensaje que recomienda el uso del preservativo. En este contexto, este artículo cuestiona la recepción de este mensaje institucional por los participantes en PrEP’Dial, un grupo de discusión de Facebook dedicado a la PrEP, una nueva estrategia de prevención del VIH. El análisis de los intercambios desde una perspectiva interaccionista y la concepción de la recepción como un proceso temporal y social llevó a identificar y caracterizar los elementos significativos de una exposición al mensaje de la utilización del preservativo. Esta recomendación puede convertirse en un requerimiento para algunos participantes cuando es predominante y repetitiva en las campañas de prevención, así como cuando se materialice el temor a una sanción. Por otra parte, los diferentes usos del enunciado “protegerse” muestran una apropiación lingüística del mensaje de la utilización del preservativo.
Palabras clave
Recepción, mensaje institucional de prevención, interacciones en línea, VIH/sida
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Loriato Cécile, « Prévention du VIH/Sida et réception : analyse des interactions au sein d’un groupe de discussion en ligne », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°21/1, 2020, p.41 à 51, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2020/varia/03-prevention-du-vihsida-et-reception-analyse-des-interactions-au-sein-dun-groupe-de-discussion-en-ligne/
Introduction
Depuis 1987, la communication publique de prévention du VIH/Sida est principalement axée sur le préservatif : « VIH, chlamydia, syphilis… la meilleure défense, c’est le préservatif », « Il y a toujours un préservatif qui vous convient », « Nous sommes tous concernés à un moment ou à un autre par le préservatif », « Il faut se protéger », « Protégez-vous », « On met un préservatif », « Achetons des préservatifs », etc. Ces énoncés sont récurrents dans les campagnes de communication publique. Ce sont des slogans pouvant être répétés, copiés, scandés (Krieg-Planque, 2013, p.104). Or, la prévention du VIH/sida est en mutation depuis la fin de la première décennie des années 2000 : de nouvelles stratégies de prévention biomédicales ont été mises au jour, bouleversant des normes construites autour de l’utilisation du préservatif comme seul moyen de prévention connu efficace. En particulier, la prophylaxie pré-exposition [1] (PrEP), recommandée pour les personnes séronégatives présentant un risque élevé d’exposition au VIH, notamment les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH). Son introduction a été difficile à articuler avec le message institutionnel recommandant l’utilisation du préservatif. Par ailleurs, de nombreux travaux ont montré qu’avec le développement des techniques de l’information et de la communication (TIC) et plus particulièrement des réseaux sociaux numériques (RSN), les modes d’information, de débat et de socialisation des individus ont évolué (Jouët et Rieffel, 2013 ; Casilli, 2010 ; Millerand, Proulx et Rueff, 2010), permettant un accès à l’information et à la discussion sur la PrEP en-dehors des espaces traditionnels. Dans ce contexte, nous nous intéressons à la réception du message institutionnel recommandant l’utilisation du préservatif au sein des interactions entre des participants à PrEP’Dial, un groupe Facebook de discussion dédié à la PrEP, fondé, cadré et animé par l’association AIDES (Loriato, 2019A) et dont les participants sont principalement des HSH. Comment l’intériorisation du message institutionnel recommandant l’utilisation du préservatif se manifeste-t-elle dans le discours des participants à PrEP’Dial ? Dans un contexte de mutation de la prévention, comment se caractérise l’émancipation de ces derniers vis-à-vis de ce message ?
Dans une perspective interactionniste, nous considérons que l’acteur social soumet les messages de prévention à un processus d’attribution de sens, qui en fait une « réalité sociale signifiante » (Berger et Luckman, 2012 (1966), p.214) : il les intériorise. Toutefois, il évolue dans un environnement qui peut remettre en question sa réalité subjective. Notamment, les interactions au sein de PrEP’Dial permettent l’échange de significations entre des participants réflexifs qui peuvent s’éprouver « indirectement en se plaçant aux divers points de vue des autres membres du même groupe, ou au point de vue généralisé de tout le groupe auquel il(s) appartien(nen)t » (Mead, 1963, p.34). Ces échanges de sens permettent aux participants de mettre en œuvre les normes et les règles à travers leur interprétation d’une situation (Le Breton, 2016 (2004), p.58). La réception est un processus d’interactions entre un dispositif médiatique et un récepteur socialement contextualisé (Hall et al., 1994), évoluant dans une – ou plusieurs – « communauté d’interprétation » dont les membres partagent un certain nombre de codes qui vont déterminer la nature de la lecture (Dayan, 1992). L. Quéré propose de considérer celle-ci comme un phénomène temporel, social et pratique (Quéré, 1996, p.35). La réception est une « activité située » (dimension temporelle), qui fait appel à certaines compétences de la part du récepteur afin de lui permettre de se repérer par rapport à l’information. C’est aussi un « acte configurant » (dimension sociale), qui renvoie à la mise en intelligibilité de l’information par le récepteur, qui lui donne un sens et peut ainsi ajuster son comportement. De plus, la réception est une « appropriation » (dimension pratique), qui implique de s’intéresser aux « différentes manières dont le récepteur (…) investit sa compréhension dans ses pratiques » (Quéré, 1996, p.35). Nous nous intéressons ici aux deux premières dimensions, temporelle et sociale, qui sont liminaires à l’appropriation. Nous cherchons ainsi à repérer dans les interactions entre les participants à PrEP’Dial les éléments significatifs d’une exposition au message institutionnel de l’utilisation du préservatif, ainsi qu’à en caractériser les significations qui lui sont attribuées. Après quelques précisions méthodologiques, nous éclairons la nature du message : s’agit-il d’une recommandation ou bien d’une injonction ? Puis nous nous penchons sur son appropriation linguistique.
Nous avons analysé le groupe de discussion Facebook PrEP’Dial à partir d’une ethnographie empruntant aux méthodes d’analyse du web (Pastinelli, 2011 ; Jouët et Le Caroff, 2013 ; Hine, 2015). Une liste de mots clés établie après une phase exploratoire (notamment PrEP, préservatif, Truvada, pilule bleue, responsabilité, capote) a permis de sélectionner 349 publications et 6417 commentaires publiés par 755 participants entre septembre 2015, date de création du groupe, et novembre 2017, date de la clôture de l’échantillon. Toutefois, cette méthode de sélection met inévitablement à l’écart des données pouvant être intéressantes mais ne contenant pas les mots clés recherchés. En outre, nous avons mené 12 entretiens [2] avec des membres de PrEP’Dial s’étant portés volontaires.
Le message portant sur l’utilisation du préservatif : injonction ou recommandation ?
Les messages de prévention tels qu’ils sont émis par l’État sont des recommandations. Il s’agit de conseils devenant, dans le cas de l’utilisation du préservatif, une prescription et une règle de santé publique en l’absence d’autres moyens de prévention jugés aussi efficaces. La communication publique joue un rôle de régulateur du social (Ollivier-Yaniv, 2006) en élaborant des procédés de subjectivation de l’individu dans les campagnes de communication (Loriato, 2019B ; Berlivet, 2004). Ainsi, l’acteur social qui contourne ou rejette la recommandation s’expose à des risques et, partant, à une forme de sanction. Une recommandation peut donc se transformer en injonction. Trois éléments en attestent : la prédominance de la recommandation au détriment d’autres messages, la répétition du message et l’idée d’une sanction en cas de non-respect de la recommandation.
De nombreux participants parlent de « bourrage de crâne », de « martèlement » de la consigne de l’utilisation du préservatif, comme on peut le lire dans l’interaction suivante, qui fait suite à une publication concernant un cas de transmission du VIH sous PrEP. Cette perception de la prévention par ces participants conduit ici à parler d’injonction davantage que de recommandation, notamment du fait de son caractère répétitif et prédominant sur toutes les autres stratégies de réduction des risques.
Participant 1- Le préservatif n’est pas sûr à 100% ça nous a pas empêché de nous marteler le cerveau avec, jusqu’à l’insoutenable !
Participant 2- Je pense pas qu’on nous martèle avec la capote… au contraire quand je vois la baisse de vigilance chez les jeunes, j’ai le sentiment qu’on n’en fait plus assez.
Participant 3- Moi quand je vois l’évolution de l’épidémie à l’époque du « martèlement » et le peu d’effort des fabricants pour améliorer cette technologie (autrement qu’en le relayant au rang de gadget), je me dis qu’il était temps de changer de stratégie.
PrEP’Dial, juin 2016
La répétition du message dans l’espace public de même que la construction de sa prévalence sur d’autres stratégies de réduction des risques, ont contribué à développer un sentiment dichotomique chez des individus n’utilisant pas de préservatif. En effet, en accentuant leur crainte d’une transmission tout en soulignant leur inadaptation à la norme de prévention, ces phénomènes contribuent à les exclure. Lors de la même discussion que l’extrait présenté ci-dessus, un participant (Participant 3) met en avant le poids de l’injonction qui pèse sur les personnes ne trouvant pas dans le préservatif le moyen de prévention adéquat. Ce poids tend à les exclure de la prévention dans des conditions tout à fait marginales, au sens où ces personnes se retrouvent seules et contraintes d’élaborer des solutions momentanées, pouvant être dangereuses pour leur santé.
Participant 3- (…) J’ai toujours vécu ma sexualité avec la chape de plomb des IST qui a plané au-dessus de moi. Comme beaucoup de personnes de ma génération, on nous a d’abord parlé de risques et de maladies avant même de parler de plaisir dans notre éducation sexuelle. Et comme beaucoup j’ai mis scrupuleusement des capotes à chacun de mes rapports. Sauf qu’il s’avère que du jour où j’ai essayé de baiser sans, je me suis rendu compte que je ne prendrais jamais autant de plaisir avec une capote quelque soit sa qualité/matières. Ce qui était une norme établie est devenu une contrainte à mes yeux et bien pire encore, j’avais une honte absolue à accepter que je puisse avoir envie de baiser sans capote malgré les risques.
PrEP’Dial, juin 2016
Le sentiment de « honte » à éprouver du désir sexuel et à avoir des rapports sexuels sans préservatif ne peut pas résulter uniquement du martellement public de la recommandation sur l’utilisation du préservatif. En effet, cela peut être compris à la lumière de la « normalisation paradoxale » du VIH/sida (Setbon, 2000) avec la mise sur le marché de traitements efficaces à partir de 1996 et l’« éventuel relâchement préventif » (Pinell, 2002, p. 367) que cela aurait entrainé, notamment dans les communautés homosexuelles alors que la prévalence du VIH y restait élevée. Cette normalisation a contribué à remettre en question la communication publique de prévention, trop universaliste lorsqu’elle est diffusée de manière large, ainsi que les actions communautaires de prévention qui ne sont visibles que par un public plutôt urbain, fréquentant les lieux communautaires. Par ailleurs, les HSH ont été confrontés à des discours sur la réduction des risques sexuels (RdRs) parfois contradictoires entre les messages de l’État et ceux de certaines associations, notamment Act Up, pour qui le préservatif était le seul outil efficace, et AIDES, pour qui il était nécessaire de communiquer sur d’autres moyens de RdRs pour les personnes n’utilisant pas de préservatif (Girard, 2013). Bien qu’à la fin des années 2000, les acteurs de la lutte contre le VIH/sida se retrouvent autour du consensus que le message recommandant l’utilisation du préservatif comme unique moyen de prévention a atteint ses limites (Lert et Pialoux, 2009) et malgré l’arrivée des traitements en prévention (TPE, TasP [3], PrEP), les controverses sur la RdRs ont durablement marqué la prévention. La perspective de l’abandon du préservatif continue de susciter des craintes de la part des institutions et de certaines associations. On retrouve l’expression de ces craintes dans les discours des participants à PrEP’Dial, comme c’est le cas ci-dessous. Dans cet extrait, la peur est associée au changement de pratique, en l’occurrence le passage du préservatif à la PrEP.
Participant 1- Hello les Prepeurs. J’ai l’impression que la PrEP devrait me rendre apaisé mais suis en flipette à présent, ce qui peut paraître irrationnel… Du coup je flippe (même étant sous PrEP).. Ça vous est déjà arrivé un truc comme ça ? Je sais plus trop quoi penser et me sens en danger…
Participant 2- En danger de quoi ?
Participant 1- J’ai encore très très ancré en moi la culture du « sans capote, pas de salut »… et ça ressort dans ce contexte.
PrEP’Dial, avril 2017
Participant 1- Welcome to PREPLAND. Ma sexualité s’est construite depuis mes « débuts » sous la coupe et le discours ambiant de « la capote ou l’enfer » et ceci durant presque 30 ans. Je salue ta décision d’envisager la cohabitation de la PrEP et capote… J’ai commencé, il y a un an, la PrEP avec ces idéaux. Imperceptiblement, le temps, des examens trimestriels bons et une confiance grandissante ont fait que je délaisse de plus en plus la kpote. Je « vis » enfin sexuellement en compagnie de PrEP en continu. […]
PrEP’Dial, juin 2017
Dans le premier extrait d’une discussion recueillie sur PrEP’Dial, un participant usager de la PrEP (Participant 1) craint que son partenaire lui ait transmis le VIH, tout en reconnaissant, comme le montre l’interaction avec un autre participant (Participant 2), que sa crainte peut sembler irrationnelle étant donné qu’il utilise la PrEP. Quelques mois plus tard, le même participant (Participant 1) encourage un nouvel usager de la PrEP à prendre le temps de s’approprier cet outil. Il explique que lui-même a eu des difficultés à se sentir protégé avec la PrEP du fait que l’apprentissage de sa sexualité se soit réalisé avec le message de l’utilisation du préservatif comme unique solution pour éviter « l’enfer », que l’on comprend comme désignant le VIH/sida. Cette référence à « l’enfer » fait écho au commentaire du Participant 1 dans le premier extrait, dans lequel il mentionne « la culture du « sans capote, pas de salut » », soulignant ainsi la métaphore religieuse associant le sida à une mort méritée, puisque survenue par le péché. Dans ce même extrait, l’expérience rapportée par le Participant 1, placé contre son gré, par son partenaire, dans une situation à risque, renvoie à l’idée que le sida est un « châtiment », une « punition » encourue par les individus prenant délibérément des risques, mais également un « mal » qui peut aussi frapper les innocents, comme l’affirme S. Sontag : « Qu’il s’agisse de la punition d’un comportement déviant, et que la maladie menace aussi les innocents – ces deux points de vue sur le sida ne sont guère contradictoires. Car telles sont la force et l’efficacité extraordinaires de la métaphore de la peste : elle permet à une maladie d’être considérée à la fois comme le châtiment auquel s’exposent les « autres », et le mal qui risque de frapper chacun de « nous » » (Sontag, 1989, p.84).
Le message de l’utilisation du préservatif est donc profondément inscrit dans les pratiques de certains participants, qui rencontrent des difficultés à utiliser un autre moyen de prévention – même dans le cas où ils n’utilisaient pas ou peu le préservatif. Ainsi certains mentionnent-ils une difficulté « psychologique » à modifier leurs comportements de prévention puisque, pour eux, le préservatif est indissociable d’un comportement sans risque d’acquisition du VIH.
La recommandation de l’utilisation du préservatif peut donc être assimilée à une injonction au sens où elle est prédominante, répétitive et il peut en découler la crainte d’une sanction sociale (exclusion) ou physique (risque de transmission). Cependant, cette injonction ne peut pas être comprise en dehors de la temporalité de la lutte contre le VIH/sida et des controverses qui l’ont rythmée.
Appropriation des messages de prévention : les différents usages de l’énoncé « se protéger »
Dans les échanges recueillis au sein de PrEP’Dial, nous avons observé la reprise d’une référence aux campagnes de communication publique de prévention axée sur le préservatif avec l’énoncé « se protéger ». Le slogan « Protégez-vous » et ses variations, qui réfèrent à l’utilisation d’une protection contre le VIH, montrent une « appropriation linguistique » (Krieg-Planque, 2013, p.104) de la formule. Il faut ici distinguer deux types de reprise : l’une fait clairement référence aux campagnes de communication publique tandis que l’autre est significative d’une « implantation linguistique de la formule » (Berthelot-Guiet et Ollivier-Yaniv, 2001, p.159) dans le lexique des locuteurs. Plus précisément, dans le premier cas, le locuteur utilisera des guillemets ou ajoutera des indices pour faciliter l’association à la campagne de communication. Son usage n’aura pas forcément pour objectif un rappel normatif. De même, on ne saurait l’interpréter comme faisant partie des pratiques du locuteur. En revanche, dans le second cas, la référence à « se protéger » ne prend jamais la forme d’une reprise d’un slogan d’une campagne. Celui-ci s’est introduit dans le discours et a subi des transformations formelles. Mais la signification que lui attribuent ses usagers témoigne de l’intériorisation des normes véhiculées par les campagnes de prévention. Ainsi, « se protéger » signifie utiliser des préservatifs pour protéger ses rapports sexuels.
Participant- Donc c’est vrai qu’à l’heure actuelle, je me protège beaucoup moins qu’avant.
CL- Quand tu dis que tu te protèges beaucoup moins qu’avant, c’est-à-dire que tu utilises moins les préservatifs ?
Participant- Oui, c’est ça. […]
CL- Pour toi, qu’est-ce qu’avoir une conduite sexuelle responsable ?
Participant- Bonne question ! Je pense que ça voudrait dire prendre la PrEP mais quand même se protéger.
CL- Quand tu dis « se protéger », tu parles toujours de mettre des préservatifs ?
Participant- Voilà. Mais ça je pense que c’est en théorie. Mais en pratique, ce n’est pas ce qui se passe. […] Ce qui se passe, c’est que tout le monde dit que quand on prend la PrEP, on n’a plus besoin de mettre de préservatifs. Et au contraire, depuis qu’il y a la PrEP, il y a eu une croissance au niveau des MST…. Donc je pense qu’au niveau de la prévention il y a un mélange qui se fait, entre se protéger ou pas se protéger ou pourquoi prendre la PrEP si tu te protèges, etc. Je pense qu’on propose de prendre la PrEP parce que ça permet de bloquer le VIH, mais en fait il n’y a pas assez d’explications. Il faudrait plus expliquer en détails. À quoi servirait de prendre la PrEP s’il faut se protéger en fait ? C’est ça que je n’arrive pas à comprendre. S’il faut se protéger, ça ne sert à rien de prendre la PrEP. Donc c’est pour éviter les accidents. Mais quelqu’un qui prend la PrEP en continu, on sait tous pertinemment que c’est parce que cette personne ne se protège pas.
Entretien avec un participant, 6 décembre 2017
Cet extrait d’entretien avec un usager de la PrEP donne un exemple de l’emploi de « se protéger » pour désigner l’utilisation du préservatif. Bien que cet usager de la PrEP se sente tout à fait protégé par la PrEP, il continue d’associer l’action de « se protéger » à l’utilisation du préservatif. De manière implicite, il associe « ne pas se protéger » à l’utilisation de la PrEP : « Quelqu’un qui prend la PrEP en continu, on sait tous pertinemment que c’est parce que cette personne ne se protège pas ». Le discours de ce participant éclaire donc un paradoxe. L’expression « se protéger » est défaite de son sens initial. Dès lors, il semble qu’elle fonctionne moins comme une recommandation que comme une formule utilisée pour qualifier une pratique.
Au fil de l’évolution de l’accès à la PrEP, les discussions quant à l’utilisation de l’expression « se protéger » pour qualifier des rapports avec préservatif sont de plus en plus fréquentes. Elles questionnent la pertinence de l’association de cette action à l’utilisation du préservatif, alors qu’il a été démontré que la PrEP est aussi efficace en termes de protection contre le VIH. En cela, ces discussions sont significatives de l’évolution de la norme de prévention. Avant la mise en place de la RTU, ce sont surtout les militants pour l’accès à la PrEP qui interviennent pour déconstruire l’idée que seul le préservatif protège du VIH/sida, notamment des militants de l’association AIDES, dans la lignée des actions de l’association pour la RdRs. Cette tendance devient plus fréquente après la RTU.
Participant 1- La Prep m’a ôté toutes les craintes et peurs que j’avais auparavant pendant et surtout après un rapport non protégé.
Participant 2- Mais « un rapport non protégé » ce n’est pas un rapport avec PrEP ? Car avec la Truvada c’est un rapport protégé.
Participant 1- C’est exact. Lapsus révélateur au niveau du langage. La PrEP protège effectivement.
PrEP’Dial, mai 2016
Cet extrait d’interaction éclaire l’inadéquation de l’expression « se protéger » pour qualifier uniquement les rapports avec préservatif. Par ailleurs, le participant l’ayant employée le reconnaît puisqu’il mentionne un « lapsus révélateur au niveau du langage », significatif de l’intériorisation de la formule qui circule dans différents espaces depuis des décennies. D’autres interactions montrent que la notion de « protection » est remise en question lorsqu’elle définit uniquement les rapports avec préservatif, comme dans l’extrait de discussion suivant.
Participant 1- Bonjour, petite question de curiosité, la plupart de ceux qui prennent la Prep ici vous la prenez en complément de rapports protégés (préservatifs), pour avoir des rapports non protégés en amoindrissant les risques, ou pour des raisons autres ?
Participant 2- ça serait plus clair si tu parlais de « rapports avec latex » plutôt que de rapports protégés car la PrEP protège du VIH… […]
Participant 3- Ce n’est efficace qu’à 84%, donc non ça ne protège pas du vih, ça minimise les risques
Participant 2- La PrEP est au moins aussi efficace que la capote, en intention de traiter, contre le VIH. […]
Participant 4- Participant 3 Je pense que tu te trompes, la PrEP BIEN PRISE protège parfaitement bien, il y aurait bien plus de contamination sinon.
PrEP’Dial, juillet 2017
Le Participant 1 mentionne des « rapports protégés » qu’il précise comme désignant des rapports avec préservatif. On comprend que sa référence à des « rapports non protégés » concerne l’utilisation de la PrEP, dont il dit cependant que cela permet, selon lui, de réduire les risques. Le Participant 2 lui propose alors de parler de « rapports protégés avec latex » pour qualifier les rapports avec préservatif, puisque la PrEP est aussi un outil de prévention efficace. Le Participant 4 ajoute que « la PrEP BIEN PRISE protège parfaitement bien ». Ainsi, ce participant mentionne un critère d’efficacité de la PrEP, celui du respect de l’observance à la prise du comprimé. Cette remarque participe à la déconstruction de l’association de « protection » à la seule utilisation du préservatif, tout en contribuant à la construction de l’usage de la PrEP comme une pratique complexe dont l’effet protecteur dépend notamment de la capacité des usagers à en respecter le schéma de prise de comprimé. Au final, cela rappelle que le préservatif tout comme la PrEP sont efficaces s’ils sont utilisés correctement. Les interventions d’autres participants soulignent aussi une adhésion à l’idée de protection associée à la PrEP. Enfin, la réponse catégorique du Participant 1 quand on lui demande les raisons pour lesquelles il utilise la PrEP, peut expliquer qu’il emploie l’expression « se protéger » uniquement pour qualifier les rapports avec préservatif. Dans ce cas, cet emploi a pour fonction un rappel de la norme.
L’expression « se protéger » revêt donc différents usages. Elle peut être utilisée pour qualifier une pratique, qu’il s’agisse de l’utilisation du préservatif ou du recours à la PrEP, mais aussi de tout autre moyen jugé protecteur par l’usager. Elle peut également servir à rappeler la norme de l’utilisation du préservatif. Dans ce cas, elle prend souvent une forme impérative, comme dans les campagnes de prévention.
Conclusion
Cette contribution avait pour objectif d’éclairer la réception du message institutionnel recommandant l’utilisation du préservatif en analysant les interactions entre des HSH participants à un groupe Facebook de discussion sur la PrEP. Nous avons montré que la réception s’inscrit dans une dimension temporelle ainsi que dans une dimension sociale. La perception de la recommandation d’utilisation du préservatif comme une injonction, tout comme l’appropriation linguistique d’énoncés issus de campagnes de communication publique de prévention sont des éléments significatifs d’une exposition au message de l’utilisation du préservatif. La distinction entre recommandation et injonction a notamment permis d’éclairer le fait que le message est reçu différemment en fonction de l’expérience de chacun. Ainsi, dans un contexte de mutation de la prévention et de découverte de nouveaux outils, l’absence de communication sur ces évolutions et la prédominance de la recommandation du préservatif, contribuent à stigmatiser les individus ne suivant pas cette dernière recommandation. Par ailleurs, l’inscription de notre recherche dans les postulats de l’interactionnisme symbolique a permis d’identifier des échanges de significations entre les participants, contribuant à des transformations dans la réception du message. En effet, nous observons les prémices d’une co-construction de la recommandation d’utilisation de la PrEP par une emphase sur ses conditions d’usage, par exemple l’observance de la prise des comprimés. On peut alors s’interroger sur ce que la participation à un groupe de discussion en ligne sur la prévention du VIH fait aux messages de prévention ainsi qu’à leurs récepteurs.
Notes
[1] La PrEP est une bithérapie composée de deux antirétroviraux hautement actifs contre le VIH, le Ténofovir et l’Emtricitabine, contenue dans un unique comprimé de Truvada (laboratoire Gilead) puis sous forme générique. La PrEP est recommandée en continu ou à la demande pour les personnes séronégatives qui souhaitent réduire leur risque d’exposition au VIH.
[2] Pour une meilleure lisibilité, les citations extraites des entretiens ont été réécrites
[3] Le TPE est le traitement post-exposition, utilisé dans les 48h après une prise de risque. Le TasP est le « treatment as prevention », c’est-à-dire la réduction des risques de transmission d’une personne séropositive sous traitement à une autre personne.
Références bibliographiques
Berger, Peter ; Luckman, Thomas (2012 (1966)), La construction sociale de la réalité, Paris : Armand Colin.
Berlivet, Luc (2004), « Une biopolitique de l’éducation pour la santé. La fabrique des campagnes de prévention » (p.37-76), in Fassin, Didier ; Memmi, Dominique (dir.), Le gouvernement des corps, Paris : Ed. de l’EHESS.
Berthelot-Guiet, Karine ; Ollivier-Yaniv, Caroline (2001), « « Tu t’es vu quand t’écoutes l’État ? » Réception des campagnes de communication gouvernementale, appropriation et détournement linguistique des messages », Réseaux, vol.4, n°108, p.155-178.
Casilli, Antonio (2010), Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris : Seuil (collection « La couleur des idées »).
Dayan, Daniel (1992), « Les mystères de la réception », Le Débat, vol.4, n°71, p.141-157.
Girard, Gabriel (2013), Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention, Rennes : PUR (collection « Le sens social).
Hall, Stuart ; Albaret, Michèle ; Gamberini, Marie-Christine (1994), « Codage/décodage », Réseaux, vol.12, n°68, p.27-39.
Hine, Christine (2015), Ethnography for the Internet. Embedded, embodied and everyday, London : Bloomsbury.
Jouët, Josiane ; Le Caroff, Coralie (2013), « L’observation ethnographique en ligne » (p.147-165) in Barats, Christine (dir.), Manuel d’analyse du web, Paris : Armand Colin.
Jouët, Josiane ; Rieffel, Rémy (coord.) (2013), S’informer à l’ère numérique, Rennes : PUR.
Krieg-Planque, Alice (2013), Analyser les discours institutionnels, Paris : Armand Colin.
Le Breton, David (2016 (2004)), L’interactionnisme symbolique, Paris : PUF (collection « Quadrige Manuels »).
Lert, France ; Pialoux, Gilles (2010), Prévention et réduction des risques dans les groupes à haut risque vis-à-vis du VIH et des IST, Rapport mission RdRs.
Loriato, Cécile (2019A), « L’institutionnalisation d’un groupe Facebook de discussion dédié au partage et à l’échange d’informations et d’expériences sur un nouveau moyen de prévention du VIH/sida. Quels enjeux pour la participation ? », Interfaces numériques, vol.8, n°3, [en ligne], consulté le 10 avril 2020, https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/.
Loriato, Cécile (2019B), « La communication publique de prévention du VIH/sida dans le gouvernement des corps : analyse de la redéfinition des normes de prévention et des normes liées à la sexualité », COMMposite, vol.21, n°1, p.95-136.
Mead, George, Herbert (1963), L’esprit, le soi et la société, Paris : PUF.
Millerand, Florence ; Proulx, Serge ; Rueff, Julien (coord.) (2010), Le Web social : mutation de la communication ?, Québec : PUQ.
Ollivier-Yaniv, Caroline (2006), « La communication publique. Communication d’intérêt général et exercice du pouvoir » (p.103-118), in Olivesi, Stéphane (dir.), Sciences de l’Information et de la communication. Objets, savoirs, discipline, Grenoble : PUG.
Pastinelli, Madeleine (2011), « En finir avec l’ethnographie du virtuel ! Des enjeux méthodologiques de l’enquête de terrain en ligne », Anthropologie et Sociétés, vol.35, n°1-2, p.35-52.
Pinell, Patrice (dir.) (2002), Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France, 1981-1996, Paris : PUF (collection « Science, histoire et société »).
Quéré, Louis (1996), « Faut-il abandonner l’étude de la réception ? Point de vue », Réseaux, vol.14, n°79, p.31-37.
Setbon, Michel (2000), « La normalisation paradoxale du sida » (p.61-78), in Urfalino, Philippe (dir.), Sida et action publique. Etudes réunies et présentées par Philippe Urfalino, Revue française de sociologie, vol.1, n°41.
Sontag, Susan (1989), Le sida et ses métaphores, Christian Bourgeois Éditeur.
Auteure
Cécile Loriato
.: Docteure en sciences de l’information et de la communication, Cécile Loriato a réalisé sa thèse au sein du Céditec (UPEC). Ses recherches portent sur les discours institutionnels de prévention, notamment dans leur forme communicationnelle, ainsi que sur les discours individuels qui ont lieu au sein d’espaces numériques. Elle s’intéresse plus particulièrement à l’appropriation des recommandations de prévention du VIH.