Approche systémique des concepts de médiation, de médiatisation et de dispositif : la circulation des savoirs à l’œuvre dans une classe inversée en information-documentation
Résumé
Cet article propose une analyse opérationnelle du tryptique conceptuel médiation, médiatisation et dispositif dans le champ de l’éducation. D’un point de vue théorique les trois concepts sont questionnés dans une approche systémique travaillant ensemble afin de faciliter la circulation des savoirs. La circulation des savoirs est quant à elle envisagée à travers la notion d’altération. D’un point de vue méthodologique, notre étude se consacre dans un premier temps à l’analyse d’une capsule vidéo réalisée dans le cadre d’un cours en classe inversée sur la notion de document. Il s’agit d’étudier dans le dispositif mis en place, le travail de l’enseignant pour écrire le savoir et le médiatiser. Nous étudions ensuite la circulation des savoirs à partir d’un lexique dont nous analysons l’altération dans les notes des étudiants prises à partir de cette même capsule vidéo.
Mots clés
Médiation, médiatisation, dispositif, circulation des savoirs, capsule vidéo
In English
Title
Systemic approach of the concepts of mediation, mediatization and device : the circulation ok knowledge at work in a flipped classroom in information-documentation
Abstract
This article offers an operational analysis of the conceptual triptych mediation, mediatization and device in the field of education. From a theoretical point of view the three concepts are questioned in a systemic approach working together to facilitate the circulation of knowledge. The circulation of knowledge is considered through the notion of alteration. From a methodological point of view, our study is initially devoted to the analysis of a video capsule produced within a lesson on the concept of document in a flipped classroom. The work of the teacher to write knowledge and mediate it is analyzed. Then we study the circulation of knowledge thanks to a lexicon whose alteration is explored in the students’ notes taken from the video capsule.
Keywords
Mediation, mediatization, device, circulation of knowledge, video capsule
En Español
Título
Enfoque sistémico de los conceptos de mediación, mediatización y dispositivo : la circulación del conocimiento en un aula invertida en información-documentación
Resumen
Este artículo ofrece un análisis operativo de los conceptos de mediación, mediatización y dispositivo en el campo educativo. Desde un punto de vista teórico, los tres conceptos se cuestionan en un enfoque sistémico trabajando juntos para facilitar la circulación del conocimiento. La circulación del conocimiento se considera a través de la noción de alteración. Desde un punto de vista metodológico, nuestro estudio se dedica inicialmente al análisis de una cápsula de video sobre el concepto de documento en un aula invertida. Tratamos del trabajo del profesor para escribir el conocimiento y mediarlo. Luego estudiamos la circulación del conocimiento en un léxico. Analizamos su alteración en las notas de los estudiantes a partir de la cápsula video.
Palabras clave
Mediación, mediatización, dispositivo, circulación del conocimiento, cápsula video
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Canizares Aurélie, Gardiès Cécile, « Approche systémique des concepts de médiation, de médiatisation et de dispositif : la circulation des savoirs à l’œuvre dans une classe inversée en information-documentation », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°21/1, 2020, p.21 à 40, consulté le jeudi 19 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2020/varia/02-approche-systemique-des-concepts-de-mediation-de-mediatisation-et-de-dispositif-la-circulation-des-savoirs-a-loeuvre-dans-une-classe-inversee-en-information-documentation/
Introduction
La circulation des savoirs couvre aujourd’hui un vaste champ de recherche qui engage de nombreuses disciplines avec des conceptions très diverses de cette notion de circulation (Quet, 2014). En sciences de l’information et de la communication (SIC), elle constitue un objet de recherche important et fournit à travers les concepts de médiation, médiatisation et dispositif un cadre d’analyse riche qu’il semble intéressant de mobiliser dans des situations d’enseignement-apprentissage car il permet de lever le voile sur tous les leviers de la communication. Or, alors qu’aujourd’hui les dispositifs de formation et de communication médiatisées sont habituels, peu de recherches en SIC s’intéressent à la manière dont les savoirs y circulent. Nous abordons donc cette thématique en nous appuyant sur l’exemple de la capsule vidéo. Qu’elle soit utilisée dans le cadre d’un Mooc, d’une pédagogie inversée ou même comme une ressource éducative autonome, cette dernière s’impose en effet comme une ressource pédagogique dominante (Peraya, 2017). Véritable phénomène de mode, elle s’est pleinement inscrite dans le paysage éducatif mondial jusqu’à participer à une industrialisation de la formation où concepteurs et « profs-en-ligne » doivent désormais rivaliser de créativité et d’ingéniosité face au « diktat de l’audience » (Boullier, 2015). Notre étude a pour ambition d’analyser la circulation des savoirs en mobilisant les concepts de médiation, de médiatisation et de dispositif, concepts clés pour les sciences de l’information et de la communication. En effet, nous avons, dans un précédent article (Canizares, Gardiès, 2020), défini ces trois concepts en proposant de les appréhender de manière systémique et d’un point de vue macro. Nous avons notamment mis en avant que ces derniers travaillent ensemble afin de faciliter la circulation des savoirs et souhaiterions maintenant, à travers cette recherche exploratoire, proposer une opérationnalisation de cette analyse dans le champ de l’éducation. Ainsi, pour explorer la manière dont l’approche systémique des concepts de médiation, de médiatisation et de dispositif permet d’appréhender la circulation des savoirs dans une situation d’enseignement-apprentissage, nous nous demandons comment les savoirs enseignés circulent et se transforment par la médiation d’une capsule vidéo. Il s’agit d’observer d’une part comment les savoirs sont mis en forme et apprêtés par l’enseignant et d’autre part comment ils évoluent et se transforment au sein du dispositif mis en place. Nous nous intéressons ainsi pour ce dernier point au pouvoir créatif de la communication (Jeanneret, 2008).
D’un point de vue théorique, nous analysons les trois concepts de médiation, de médiatisation et de dispositif tels qu’ils ont été définis par les SIC et en proposons une approche systémique. Nous nous préoccupons plus particulièrement de la médiation numérique des savoirs. Nous nous intéressons également à la circulation médiatique des savoirs et à leur pouvoir de transformation en mobilisant la notion d’altération à laquelle fait référence Y. Jeanneret dans son analyse de la trivialité (Jeanneret, 2008).
D’un point de vue méthodologique, notre étude exploratoire se consacre dans un premier temps à l’analyse d’une capsule vidéo réalisée dans le cadre d’un cours en classe inversée sur la notion de document auprès d’étudiants de BTSA. En nous appuyant sur les dimensions langagière, logistique et symbolique de la médiation (Gardiès, 2012), nous étudions le travail de l’enseignant pour écrire le savoir, le médiatiser et « l’encapsuler ». Nous réalisons également une analyse épistémologique de la capsule vidéo à partir de laquelle est constitué un lexique. Nous analysons d’un point de vue quantitatif (occurrences) et qualitatif la manière dont ce lexique, indice d’une circulation des savoirs, évolue et se transforme dans les traces des étudiants. Il ne s’agit pas là d’aborder une description de l’acte cognitif d’apprendre mais bien d’observer de quelle manière des sujets échangent des savoirs dans un contexte précis.
1. Approche théorique
1.1 Qu’entendons-nous par « circulation des savoirs » ?
Notre travail porte plus particulièrement sur ce que B. Juanals nomme la circulation médiatique des savoirs, c’est-à-dire via des médias définis en tant que supports et moyens de communication (Juanals, 2008, p.7). La thématique générale de la circulation médiatique des savoirs recoupe des questions liées à leur production, à leur communication (dans des dimensions de médiation et de médiatisation), aux usages et aux pratiques y afférents (Ibid. p.25). Elle peut être appréhendée à travers trois paradigmes pensés en interaction : un paradigme centré sur la circulation des informations et des savoirs (la dimension communicationnelle) pensé en lien avec un paradigme technologique et enfin un paradigme social qui s’intéresse aux usages dans toute leur diversité (Ibid.). Nous nous intéressons ici plus précisément aux deux premiers paradigmes.
Le savoir désigne quant à lui toutes les branches de la connaissance comme « un ensemble d’éléments constitutifs d’une science » (Couzinet, 1999). Il s’agit d’une sorte de formalisation de la connaissance, pérenne et reconnue par la société. En cela, « il est la somme des connaissances socialement reconnues et constitue un tout objectivé » (Gardiès & Fabre, 2015). Ainsi, le savoir une fois objectivé peut à nouveau se transformer et être mis en circulation sous forme d’informations à échanger.
Une analyse sémantique du terme de circulation précise la manière dont la circulation des savoirs peut être appréhendée dans une situation d’apprentissage. Étymologiquement, le terme circulation désigne « le mouvement de ce qui revient à son point de départ ». Aujourd’hui, si le substantif conserve ce sens premier, il a évolué vers d’autres sens comme « l’action d’aller et venir en utilisant les voies de communication et selon un trajet bien défini » ou encore lorsqu’il s’agit de biens marchands, de « mouvement (de ces biens) entre plusieurs personnes ou entre plusieurs pays, (d’) ensemble des échanges des transactions ». La circulation implique ainsi un retour vers un point de départ et un trajet et sous-tend à travers son acception commerciale un accord ou un contrat entre deux parties distinctes[1]. Ainsi s’interroger sur la circulation des savoirs au sein de la classe amène à réfléchir à la manière dont les savoirs y voyagent, à la façon dont leur circulation peut aussi faire évoluer les dispositifs mis en place par l’enseignant. Elle peut être pensée « dans un circuit d’énonciation-réception » (Gardiès, 2012, p.130), entre un enseignant émetteur et un élève récepteur, l’énonciation désignant l’acte qui consiste à employer la langue dans une situation de communication. Le terme de contrat est par ailleurs intéressant à retenir. Nous évoquons ici les travaux de G. Brousseau et son célèbre contrat didactique qu’il définit comme « l’ensemble des comportements de l’enseignant qui sont attendus de l’élève, et de l’ensemble des comportements de l’élève qui sont attendus de l’enseignant. » (Brousseau, 1980, p.127). Analyser la circulation des savoirs c’est donc mettre en évidence tout ce qu’il y a de symbolique et d’implicite dans la relation enseignant/élève, un partage de normes et de valeurs communes qui fédèrent le sentiment d’appartenir à un même groupe, ici le groupe classe.
1.2 Approche systémique des concepts de médiation, de médiatisation et de dispositif
Parce qu’elle vise à faciliter la circulation entre deux univers distincts, la médiation peut être perçue à travers l’image d’un pont (Simmonot, 2014), d’un passage. Elle est donc, dans ce sens, relation, acte social. La médiation est également contenu car elle désigne « un processus créateur d’un nouveau message » (Gardiès, 2012, p.143). Elle possède ainsi une dimension langagière car elle permet d’établir une communication médiatisée (Ibid.), une dimension logistique car elle suppose un dispositif, « substrat technique » (Jeanneret, 2005, p.107) de cette communication et une dimension symbolique car elle fait référence à un système de représentations commun à toute une société qui correspond à une forme d’identification sociale et de sociabilité. Ainsi la médiatisation fait référence au processus de mise en place de cette communication par un média[2] donnant ainsi forme au processus de médiation (Canizares, Gardiès, 2020). A travers la médiatisation, nous nous intéressons à la production des traces médiatisées (Jeanneret, 2019). Ces dernières sont produites dans le cadre d’un dispositif info-communicationnel complexe qui sous-tend notamment un travail de textualisation et d’organisation des signes sur un support d’écriture et crée un format d’écriture particulier inhérent à l’écrit d’écran, une sorte de « matrice de textualisation » (Ibid. p.93). Par ailleurs, le dispositif apparaît comme un véritable chef d’orchestre. Il organise la communication médiatisée faisant le lien entre les dimensions langagière et logistique de la médiation. Il renvoie à un agencement d’éléments et d’intentionnalités afin de faciliter la circulation des savoirs intégrant concepteurs et usagers qui dans leur manière de vivre le dispositif le font évoluer et permettent à cette dernière de s’exercer dans un espace symbolique à travers un partage de normes et de valeurs (Canizares, Gardiès, 2020).
Dans le domaine de l’éducation, le couple médiation-médiatisation prend un sens particulier. Il peut en effet être compris « comme une médiation de savoirs, mais aussi, au sens plus large, comme le lieu de développement de capacités et d’attitudes devant le monde qui sont à la fois celles de sujets, d’individus et de citoyens » (Jeanneret, 2019, p.167). La médiation des savoirs renvoie, quant à elle, « à l’ensemble des processus médiatiques et interactionnels qui concourent à la construction, au partage, à la diffusion voire à la confrontation de connaissances socialement institutionnalisées » (Bonnet, Galibert, 2016). Ainsi, mettre en place une médiation numérique des savoirs exige de réaliser un traitement de l’information adapté aux formes du numérique (Gardiès, Fabre in Galaup, 2012, p.57) et « de faire œuvre de réécriture de l’information, de produire de l’écrit en mobilisant de la logistique et des formes culturelles » : « il s’agit en effet de mettre en œuvre une représentation de l’information qui sera transformée au cours de sa circulation » (Gardiès, Fabre, 2015 ; Gardiès, 2018).
1.3 L’altération de l’information comme indice de circulation
Traiter de circulation des savoirs c’est envisager la communication d’un point de vue dynamique et fécond : « la communication suppose de la technique, mobilise des intentionnalités, mais crée un espace plus riche qu’une seule transmission de ce qui lui préexiste (représentation, intention, position, rapport au monde) » (Jeanneret, 2008, p.19). Ainsi, la réécriture du savoir en informations transmises que sous-tend la médiation des savoirs indique que celle-ci est porteuse d’une certaine matière informationnelle car « toute communication reproduit et transforme » (Leenhardt, 1994, p.7) et la médiation dans ce sens « augmente les significations à réception » (Gardiès, Fabre, 2015). Nous faisons à ce titre référence « au pouvoir créatif de la communication » (Jeanneret, 2008, p.13). Créer c’est « donner l’existence à », c’est « concevoir, imaginer quelque chose de nouveau ou donner une forme originale à quelque chose »[3]. Ainsi, parce que nous nous trouvons ici au carrefour de la vie sociale[4] que constitue une situation d’enseignement-apprentissage médiatisée, il nous semble pertinent de mobiliser le terme d’altération avec le sens que lui attribue Y. Jeanneret : « le processus qui veut qu’en se déplaçant dans la société les idées et les textes ne cessent de se transformer », aucune transmission n’étant possible sans divergence (Jeanneret, 2008, p.87). En effet « c’est par l’absence, la substitution, le détournement, l’erreur et l’accident que peuvent survivre et prospérer certaines formes d’idées. Parce qu’elles créent des opportunités de communication, de signification, de transmission » (Laigle, 2013). Mais analyser l’altération nous amène, dans notre cas, à mettre en évidence un autre concept, celui d’appropriation. Considérer ces deux concepts ensemble renforce la perspective dynamique dans laquelle nous nous situons.
L’appropriation qui désigne l’acte de se constituer un « soi » (Jouët, 2000, p.502) représente un enjeu important de la médiation des savoirs. Elle est entendue comme « un processus d’interprétation et d’adaptation » (Veyrac, Bos, Chaliès, 2018), elle est la marque de notre propre initiative et de notre créativité (Jeanneret, 2019, p.24) mais elle fait en plus référence à une construction du sens. En effet, s’approprier signifie « intégrer quelque chose dans son expérience (…) par sa compréhension, donc par le sens qui lui est donné, en le rapportant à ce qui nous concerne, à ce qui nous soucie » nous dit D. Paquelin reprenant ainsi les propos d’Honoré (Paquelin, 2004, p.163). Ainsi, « c’est bien l’activation du sens par le récepteur en fonction de son propre contexte qui va permettre d’appréhender cette information pour se l’approprier en connaissance signifiante » (Gardiès, 2014). Construire du sens c’est construire des connaissances. Il s’agit pour nous d’analyser comment à partir de savoirs mis en circulation sous forme d’informations transmises, les élèves transforment ces dernières et les intègrent à leur propre de stock de connaissances.
Ainsi, les formes d’altération que peuvent subir les informations transmises ne sont pas forcément des signes d’appropriation mais elles témoignent que les savoirs circulent. Les analyser nous conduit particulièrement à nous intéresser aux traces qui sont produites au sein du dispositif mis en place. La trace est un signe qui circule en société via des dispositifs info-communicationnels, elle renvoie à la fois à une inscription et à un processus interprétatif et peut avoir valeur d’indice (Jeanneret, 2019). Elle possède une valeur informationnelle pour celui qui la manipule. Dans le cas de notre étude, elle revêt un format particulier « un format typique de la médiation éducative et plus exactement une figure spécifique du couple de la médiation et de la médiatisation » (Ibid. p.158), elle permet de mettre en évidence l’altération, elle est en cela l’indice d’un savoir en circulation.
Les éléments théoriques développés dans cette partie précisent notre question de recherche. Nous la formulons ainsi : sachant que les dimensions langagière, logistique et symbolique de la médiation sont intrinsèquement liées aux concepts de médiatisation et de dispositif, en quoi nous permettent- elles de saisir la circulation des savoirs dans une situation d’enseignement-apprentissage ? Le schéma ci-après résume notre approche de la circulation des savoirs.
Figure 1. Approche systémique des concepts de médiation, de médiatisation et de dispositif dans une situation d’enseignement-apprentissage
2. Approche méthodologique
2.1 Contexte de l’étude
Le recueil de données intervient dans le cadre d’un cours d’information-documentation auprès de deux classes de BTSA (Brevet de technicien supérieur agricole) en Gestion et maîtrise et de l’eau et Aménagement paysager, soit un total de 57 étudiants (E1 à E57).
Ce cours, mené en classe inversée, porte sur la notion de document. Il intervient en tout début d’année scolaire. Il fonctionne selon le modèle de « la classe translatée » (Lebrun, Lecoq, 2015). Les étudiants doivent visionner une courte capsule vidéo sur la notion à la maison. L’enseignant leur demande de prendre des notes à partir de la vidéo et de lister les questions sur des points qui nécessitent des éclaircissements ou de précisions. En classe, ce dernier reprend les éléments principaux de la vidéo, répond aux questions des étudiants et les met en situation de construire des connaissances à travers des exercices réalisés en groupe. Notre recherche, d’une part se concentre sur ce que G. Gueudet et L. Trouche nomment « le travail documentaire » mené par l’enseignant, pour aboutir à la création de la capsule vidéo. Ce travail de création de contenu vidéo peut en effet être considéré comme le moteur d’une genèse documentaire au cours de laquelle l’enseignant « mobilise, sélectionne, combine » différentes ressources pour développer une nouvelle ressource et les schèmes d’utilisation de cette dernière (Gueudet, Trouche, 2008). D’autre part, elle se focalise sur les activités qui se déroulent « à la maison » pour l’apprenant. Nous avons donc deux pôles à travers lesquels les savoirs circulent, le pôle enseignant-émetteur où les savoirs sont apprêtés et médiatisés sous forme d’informations et le pôle de l’étudiant-récepteur avec des formes d’appropriation et de transformation. Pour répondre à notre question de recherche, nous proposons une analyse épistémologique de la capsule vidéo.
2.2 Analyse épistémologique de la capsule vidéo
Des travaux précédents (Gardiès, Venturini, 2015) se sont intéressés à l’enseignement de la notion de document dans un contexte de transposition didactique. Ils ont mis en avant, dans la définition scientifique, « sa fonction d’objet sur lequel est inscrite une information en vue d’être conservée et diffusée, ce qui le situe dans une instance intentionnelle et qui l’insère dans une situation de communication asynchrone » donnant ainsi « une importance fondamentale à l’usage, c’est-à-dire à l’instance réceptrice » (Ibid.). Par ailleurs, ces derniers ont insisté sur les différentes dimensions du document : une dimension intellectuelle de relation, une dimension matérielle relative à l’inscription de l’information, et une dimension sociale de construction liée aux acteurs qui le manipulent permettant ainsi de redonner sa valeur informationnelle au support (Ibid.). Nous retrouvons dans l’analyse épistémologique de la capsule qui va suivre différents éléments du savoir scientifique qui ont été traduits et transformés afin d’en faciliter l’appropriation. Dans cette perspective, nous proposons d’étayer cette analyse en nous appuyant sur les auteurs en SIC ayant travaillé la notion.
La capsule vidéo fait d’abord référence à la dimension matérielle du document en tant qu’objet support d’une information (Meyriat, 1981 ; Escarpit, 1991). Ce dernier permet à ce titre d’accéder à l’information en réponse à un besoin d’information ou un usage. Des exemples de documents sont ensuite mis en avant : le livre, la vidéo, la carte ou encore l’article de revue. Cette première définition de la notion est ensuite élargie à l’extensivité du document développée notamment par P. Otlet (Otlet, 1934) et reprise par S. Briet (Briet, 1951). Il est dans ce sens mis en avant qu’un document est un objet d’étude et que c’est la volonté d’obtenir une information qui peut conférer à un objet le statut du document. Il s’en suit trois exemples pour illustrer la propriété d’extensivité : une vache qui peut devenir un document dans le cadre d’un concours de jugement de bétail car elle constitue un objet d’étude pour celui qui veut en étudier les propriétés physiques, une fleur ou une plante dans le cadre d’un cours de reconnaissance des végétaux ou encore des hiéroglyphes qui sont des documents pour l’historien parce qu’il fait d’elles un objet d’étude pour en savoir plus sur les civilisations antiques. La capsule vidéo aborde ensuite la notion d’inscription de l’information qui lui permet d’être conservée dans le temps et d’être consultée à un autre moment et dans un autre lieu que celui de sa création ce qui l’insère dans une situation de communication asynchrone (Gardiès, 2014). Cette inscription lui permet d’ailleurs de remplir différentes fonctions, une fonction de preuve illustrée par la photographie d’un ticket de caisse, une fonction de duplication de l’information illustrée par la photographie d’une imprimante et une fonction de diffusion des savoirs illustrée par une photographie d’encyclopédies.
La deuxième partie de la vidéo propose une caractérisation de la notion en mettant en avant deux exemples de typologies. Elle distingue le document primaire « original » et le « document secondaire » qui permet d’accéder au document primaire. Les exemples du livre, de la vidéo et l’article de presse utilisés précédemment sont repris pour expliquer la notion de document primaire. La notice que l’usager trouve dans la base du CDI, la critique du film ou encore la revue de presse sont présentées comme des documents secondaires.
Enfin, il est mis en avant la distinction entre le document par intention où l’information est reçue dans le même sens que l’intention initiale de son auteur et le document par attribution où le récepteur y attribue un sens différent (Meyriat, 1981) mettant ainsi en avant l’importance accordée à l’usage : « l’émetteur devient secondaire par rapport au récepteur et le document se situe dans un processus de communication allant de l’intention à l’attribution » (Gardiès, 2018). Pour mettre en avant cette distinction les exemples de la vache et de la plante évoqués en tout début de vidéo sont repris pour montrer qu’à partir du moment où ces derniers sont considérés comme des objets d’étude par le récepteur, ils deviennent des documents par attribution.
2.3 Protocole de recherche
Pour répondre à notre question de recherche nous nous appuyons sur les dimensions de la médiation afin de mieux comprendre comment les concepts de médiation, médiatisation et dispositif s’enchâssent pour favoriser la circulation des savoirs. Nous nous intéressons d’abord au travail réalisé par l’enseignant pour mettre en place cette médiation des savoirs. Nous nous basons pour cela sur le contenu même de la capsule vidéo mais aussi sur les supports fournis aux étudiants pour accéder à cette dernière. L’analyse épistémologique de la capsule vidéo nous permet notamment de dégager des éléments de savoir sous la forme d’un lexique. La définition d’un lexique telle qu’elle nous est présentée dans le Dictionnaire Larousse[5] fait référence à un dictionnaire ou un ensemble ordonné de mots. Nous proposons donc de constituer ce lexique en élaborant différentes catégories sémantiques issues des éléments de savoir constitutifs de la notion et y ajoutons les exemples pris dans la vidéo.
Ce lexique nous sert de base pour analyser la médiation des savoirs effectuée par l’enseignant. D’un point de vue langagier, il va nous permettre d’analyser la mise en place de la communication médiatisée et le travail de textualisation, de mise en capsule du savoir réalisé dans un dispositif de classe inversée (dimension logistique). Nous étudions également comment ce lexique et l’établissement de cette communication médiatisée peuvent révéler la dimension symbolique de la médiation aussi bien chez l’enseignant que chez l’étudiant.
Dans un second temps, nous nous intéressons au pôle étudiant-récepteur. Pour appréhender la circulation des savoirs nous utilisons ce même lexique comme indice de circulation. Nous référençons sa présence dans les traces des étudiants et analysons son altération d’un point de vue quantitatif en relevant les occurrences des termes et en les comparant au lexique de la capsule. Nous proposons également une analyse qualitative en observant comment l’élève reconstruit l’univers sémantique de la notion. Nous relevons les cas d’altération (changement de termes, reformulation, création d’un nouveau lexique, détournement, erreur) et parmi eux ceux qui témoignent d’une appropriation (construction du sens).
3. Présentation et analyse des résultats
3.1 Mettre en place une médiation numérique des savoirs : le travail « illisible » réalisé par l’enseignant
Mettre en place une médiation numérique des savoirs dans le cadre d’une classe inversée suppose tout un travail d’organisation technique et matérielle. D’un point de vue logistique, il s’agit d’organiser cette médiation ce qui fait référence au travail « illisible » réalisé par l’enseignant pour mettre en place ce dispositif. Il semble d’abord important de mentionner que l’enseignant concerné a une expérience de quatre années dans la conduite de classes inversées et dans la création de contenus vidéo dont il a acquis la maîtrise en autodidacte. Nous pouvons à cet égard relever une volonté de démultiplier les différentes modalités d’accès à cette vidéo via différents supports (QR Code, espace de travail partagé, mise à disposition sur un padlet, enregistrement sur clé USB) afin de libérer les étudiants des différentes contraintes matérielles et de préserver ce lien enseignant/apprenant que la médiation permet d’établir à distance, lors des activités réalisées à la maison.
La création de la ressource « capsule vidéo » implique par ailleurs un travail de scénarisation des contenus et une organisation des savoirs qui convoque en plus la dimension logistique (équipement, choix du logiciel de montage vidéo, modalités matérielles du tournage), la dimension langagière de la médiation toutes deux inhérentes au concept de médiatisation. La capsule vidéo répond également à un format particulier qui comme l’indique son étymologie (du latin « capsa », (petite caisse) et « vidéo », (je regarde)) exige une durée courte (dans notre cas 4 min 58 secondes) et une dimension visuelle. Ainsi, d’un point de vue visuel, la capsule vidéo étudiée alterne entre différents registres sémiotiques : du texte, des images fixes et des images animées (enregistrements d’écran) accompagnés d’une voix off qui fait le lien entre ces différents registres. Les différentes images concernent des illustrations de la notion. Nous pouvons par ailleurs constater deux types de discours : celui de la bande-son et celui inscrit à l’écran ce qui, nous le verrons, peut avoir un impact sur la circulation des savoirs. La capsule vidéo débute et s’achève par un court générique musical. Elle organise les savoirs de manière progressive en commençant par une définition de la notion et en finissant par des éléments plus complexes qui concernent la caractérisation du document. Les exemples apparaissent par ailleurs comme un fil rouge entre les différents éléments de savoir puisque certains (livre, vidéo, vache, fleur) sont repris tout au long de la vidéo donnant ainsi une cohérence à l’ensemble.
Enfin, l’analyse du contenu de la capsule vidéo laisse également apparaître de manière sous-jacente la dimension symbolique de la médiation. Par les exemples pris tout d’abord (vache, fleur) qui sont en lien avec les filières d’étude (secteur de l’environnement), dans lesquels les apprenants peuvent se reconnaître, par l’utilisation à plusieurs reprises d’embrayeurs verbaux (recours de la première personne du pluriel, à l’impératif) et caractéristiques de la fonction phatique du langage qui font implicitement référence à la situation d’enseignement-apprentissage et au rôle « attendu » des différents acteurs dans cette situation.
Ce regard sur le travail de l’enseignant nous a permis d’analyser notre tryptique conceptuel à l’œuvre : nous avons mis en évidence comment la médiation numérique des savoirs s’opérationnalisait à travers le travail de médiatisation réalisé par l’enseignant, travail supporté par la dimension logistique de la médiation, sa dimension langagière (l’établissement d’une communication médiatisée) et de manière plus latente sa dimension symbolique. Observons maintenant comment la médiation ainsi établie nous permet d’appréhender la circulation des savoirs chez l’élève.
3.2 Les traces des apprenants comme espace de médiation
Les traces des apprenants peuvent être considérées comme un espace de médiation. En effet, l’étudiant y effectue tout un travail sur l’information issue de la capsule vidéo en vue de se l’approprier. Au travail de médiation et de médiatisation réalisé par l’enseignant s’ajoute donc celui réalisé par l’étudiant. Nous pourrions, dans le cas de la séance analysée, évoquer le terme de médiation au carré par qualifier cet espace au sein duquel nous retrouvons une dimension langagière qui consiste à réécrire la parole de l’enseignant ainsi qu’une une dimension logistique liée aux ressources mobilisées c’est-à-dire un support pour lire la vidéo (ordinateur, tablette, smartphone) et un support et moyen de diffusion pour la retranscrire et la médiatiser (feuille de papier). Nous retrouvons enfin une dimension symbolique. Symbolique d’une part, car la prise de notes fait implicitement partie du « métier d’étudiant ». En effet, au fil de la scolarité, des habitudes se sont créées dans la prise de notes comme nous le montrent la présence d’abréviations, le recours à des formes de schématisation ou même à un style télégraphique qui sont unanimement présents dans les différentes traces. L’exemple suivant (figure 2) est à ce titre significatif : absence de déterminants, abréviations (« doc », « info », « ex », « ds »…), présence de flèches et de tirets.
Figure 2 : Trace de l’étudiant (E39)
Symbolique d’autre part, car pour effectuer cette prise de notes, l’étudiant mobilise un « déjà-là », des aptitudes cognitives mais aussi des manières différentes d’organiser et de structurer sa pensée. C’est ainsi que ces prises de notes sont extrêmement diverses, révélant ce « pouvoir créatif de la communication » (Jeanneret, 2008) comme nous le montrent les figures 2 et 3 : hiérarchisation de l’information sous forme de carte mentale (E56), codage de l’information avec emprunt à d’autres registres sémiotiques (panneaux de signalisation) ou création d’un lexique propre à l’étudiant (E22).
Figure 3. Trace de l’étudiant (E56) et Figure 4. Trace de l’étudiant (E22)
Nous venons de définir un nouvel espace de médiation. Notre tryptique conceptuel apparaît comme dédoublé mais toujours à l’œuvre. Nous nous situons ici dans un méta-espace de médiation où les traces des étudiants témoignent d’une « remédiatisation » des informations transmises. Du format vidéo initial au format papier de leurs notes, ces derniers créent et organisent leur propre dispositif. La dimension symbolique de la médiation y apparaît là encore de manière sous-jacente mais toujours aussi prégnante. Cet espace de médiation est aussi un espace de circulation des savoirs. Analysons maintenant comment se manifeste cette dernière.
3.3 Analyse de la circulation des savoirs
Apport de l’analyse quantitative
Une circulation sélective de l’information
Une analyse générale des résultats quantitatifs (figure 5) nous fournit, dans un premier temps, des indices de circulation. Les apprenants sont très sélectifs dans leur manière de traiter les informations transmises. Il semble en effet d’emblée s’établir une hiérarchie entre deux types d’informations, l’une relative aux savoirs enseignés et l’autre plus anecdotique, qui relève de l’illustration de ces derniers (seulement 26 % des traces).
Figure 5. Pourcentage de présence des termes du lexique dans les traces des apprenants selon les catégories établies
Une analyse plus poussée des éléments structurants de la notion (figures 6, 7, 8) indique que leur présence n’est toutefois pas répartie de manière homogène. A ce titre, le terme d’« objet d’étude » pourtant évoqué à deux reprises en début et en fin de vidéo est seulement présent dans 23 % des traces explorées ce qui est largement en deçà des autres termes du lexique. En revanche, les catégories concernant les fonctions du document et sa caractérisation sont quant à elles globalement bien représentées (figures 7 et 8).
Figure 6. Éléments de définition de la notion de document – Pourcentage de présence des termes du lexique dans les traces des apprenants
Figure 7. Fonctions du document – Pourcentage des termes du lexique présent dans les traces des apprenants
Figure 8. Caractérisation du document – Pourcentage de présence des termes du lexique dans les traces des apprenants
Ces premiers résultats mettant en avant le traitement sélectif des informations transmises interrogent tout particulièrement la place de la médiatisation des savoirs. L’absence ou la présence de termes questionnent également la dimension langagière de la médiation. Ces premiers indices de circulation nous permettent considérer la médiation des savoirs comme un processus évolutif reposant sur la manière dont les différents acteurs vivent le dispositif mis en place et le font évoluer. L’analyse des exemples nous fournit des éléments d’analyse supplémentaires.
Le statut de l’exemple dans la circulation des savoirs
Si les exemples sont peu représentés dans les traces des étudiants, leur étude (figure 9) révèle une fois de plus la dimension symbolique de la médiation. Ainsi le livre, la vidéo, la carte et l’article totalisent les taux de présence les plus élevés (entre 41 % et 63%). Ce sont en effet d’un point de vue symbolique des objets que les étudiants manipulent au quotidien et dans lesquels ils se reconnaissent. Il en est de même pour « la vache » et « la fleur » qui, comme nous l’avons déjà évoqué, font référence à leur filière de formation. La mention de la notice dans la base de recherche du centre de documentation et d’information peut référer à une expérience de recherche antérieure vécue au cours de la scolarité des apprenants. Dans ce sens, les connaissances antérieures constituent un socle sur lequel ils s’appuient pour construire de nouvelles connaissances (Tardif, 1996).
Enfin, une distinction peut être émise entre les exemples qui sont mentionnés dans la bande-son écrits et illustrés à l’écran et ceux seulement illustrés à l’écran (« encyclopédie », « ticket » et « imprimante »), ce qui nous amène à penser les liens entre les différents registres sémiotiques et la circulation des savoirs. De la même manière, une meilleure représentation dans les traces, des exemples qui sont traités en début de vidéo (livre, vidéo, carte, article) ou répétés (vache, fleur) interrogent une fois encore la médiatisation des savoirs.
Figure 9 : Exemples pris dans la vidéo – Présence des termes du lexique dans les traces des apprenants
Si la présence ou l’absence de termes du lexique nous fournissent des indices de circulation du savoir en termes de présence/d’absence, elles ne peuvent suffire à qualifier cette circulation d’où l’intérêt d’une analyse qualitative des traces. Observons donc comment nous retrouvons dans cette analyse notre tryptique à l’œuvre.
Apport de l’analyse qualitative
L’étude des verbatims (Annexe 1) révèle que les cas d’altération de l’information touchent, de manière très différente, nos quatre catégories sémantiques avec des taux d’altération faibles pour les fonctions du document et les exemples, et des taux bien plus élevés pour les éléments de définition et leur caractérisation (figure 10).
Figure 10. Analyse qualitative – Pourcentage des copies concernées par des cas d’altération
Nous pouvons mettre en évidence trois types d’altération (Annexe 1) :
La première catégorie est celle relevant de la création d’un nouveau lexique. Il s’agit des cas de reformulation de l’information. Nous distinguons différents types de reformulation.
- Une reformulation globale à l’échelle d’une phrase
La phrase « Une vache n’est pas un document mais si on s’y intéresse, elle devient un objet d’étude et donc un document par attribution » (E1) reformulée par l’exemple montre un réel travail d’appropriation de la notion. La notion d’extensivité du document se retrouve, quant à elle, dans des verbatims tels que « être compréhensible au sens large » (E1), « c’est un document lorsqu’une personne veut obtenir une information même un quelconque objet » (E33), « tout objet est document s’il y a la volonté de s’instruire » (E41). En ce qui concerne la caractérisation du document, elle se manifeste par une opposition marquée entre auteur et récepteur : « Doc par intention : c’est l’auteur qui le fait » /« Doc par attribution c’est le récepteur qui le fait » (E6), « Doc par intention : de l’auteur » (E7) (E13), « doc par attribution lecteur » (E13). - Une reformulation plus ciblée qui consiste en l’utilisation ponctuelle d’un synonyme. Ainsi, la notion de support et de conservation de l’information est présente dans le terme «transporte » qui suggère un voyage dans le temps. Il en est de même pour la fonction de « diffusion des savoirs » qui est mise en avant par le recours au terme « partager » (E46) ou encore pour la distinction entre le document primaire et secondaire à travers le verbe « se baser » (E15).
- L’apparition de termes nouveaux: « la lettre », « la photographie », « le texte » (E19), « la revue » (E21), ou encore « le résumé d’actu » (E22) qui ne sont pas des synonymes de termes issus de la capsule mais des exemples créés par l’étudiant lui-même dans lesquels il peut symboliquement se reconnaître.
La deuxième catégorie relève du détournement voire de l’extrapolation du lexique. Un exemple de détournement concerne le terme « objet d’étude » tantôt nommé « sujet d’étude (E55) ou « étude de document » (E53). Cette analyse concernant « l’objet d’étude » corrobore ce que nous avons observé lors de l’analyse des résultats qualitatifs. La difficulté à mobiliser correctement ce terme et son faible taux de présence soulignent la difficulté pour les étudiants de se l’approprier. L’altération est aussi perceptible dans des abréviations abusives du lexique : « savoir » (E46) pour diffusion des savoirs, « revue » pour revue de presse (E47), « critique » (E46) (E47) pour critique de film, « analyse » et « synthèse » qui font référence à la fonction d’analyse et de synthèse de l’actualité d’une revue de presse (E56) (E51). Enfin ces abus ou détournements du lexique peuvent aller jusqu’à son extrapolation. Cette dernière se caractérise par exemple par l’emploi d’un vocabulaire presque tautologique « tout peut devenir un document » (E14), « si récepteur veut s’informer tout peut être un document » (E51), « toute chose donnant une information » (E20), « L’information peut être diffusée par le document n’importe où » (E32). Elle est également présente dans l’emploi maladroit et exagéré d’un synonyme à l’instar du mot « forme » à la place de « support, » (E26), (E32), (E28) ou encore dans le fait de lier presque abusivement différents éléments de savoir : récepteur, document par attribution et extensivité dans « Doc par attribution : analyse du récepteur » (E56), « Grâce au récepteur, le doc devient attribution » (E2), « Doc par attribution extensivité » (E48).
Ces deux premières catégories d’altération montrent qu’un travail sur le sens est effectué par les étudiants. Elles font état d’une démarche d’appropriation. La dernière catégorie, en revanche, indique une altération relevant du contresens voire du non-sens. Elle concerne majoritairement deux termes du lexique. Le premier terme est (nous pourrions presque dire « sans surprise ») « l’objet d’étude » qui est soit littéralement transformé, « la vache est sujet (document) car si elle est sujet à une étude et donc c’est un document », soit utilisé de manière très inadaptée « dans le cadre d’un objet d’étude, une vache devient un document ». Le deuxième terme est celui de document secondaire dont les liens avec le document primaire ne semblent pas avoir été compris : « reprend des passages de l’original » (E20), « reprend le premier en modifiant quelques passages » (E24), « complète le document primaire » (E42). On note par ailleurs qu’un amalgame récurrent entre la recherche d’information et le document secondaire : « Les documents sont des informations complémentaires qui permettent de répondre à des recherches d’information » (E27), « c’est un système pour extraire des informations » (E19). L’emploi de termes « BCDI » (E51), « outils du CDI » (E3), « base du CDI » (E40), « barre de recherche » (E6) pour qualifier le document secondaire s’inscrit dans cette perspective.
Les résultats obtenus par notre analyse qualitative corroborent ceux de notre analyse quantitative. Questionner l’altération permet de révéler le travail créatif réalisé par les étudiants à partir des informations transmises jusqu’à dans certains cas se les approprier. Ils médiatisent ces dernières à leur tour au sein de l’espace de médiation qu’ils ont eux-mêmes créé. L’espace de prise de notes où nous retrouvons les trois dimensions de la médiation apparaît comme le témoin de la manière dont notre tryptique conceptuel peut fonctionner dans une situation d’enseignement-apprentissage. Il questionne aussi plus largement la médiation des savoirs mise en place par l’enseignant d’un point de langagier, logistique et symbolique.
Conclusion
Notre article fait suite à une recherche précédente (Canizares, Gardiès, 2020) questionnant les concepts de médiation, médiatisation et dispositif dans une approche systémique. L’analyse de ces trois concepts, a permis de lever le voile sur la manière dont ils travaillent ensemble afin de faciliter la circulation des savoirs dans une situation d’enseignement-apprentissage en classe inversée. Nous nous sommes dans un premier temps intéressées au travail de médiatisation réalisé par l’enseignant. Nous avons questionné la dimension logistique de la médiation et expliqué le travail de l’enseignant pour mettre en place le dispositif concerné. L’analyse du contenu de la capsule vidéo a porté sur la mise en place de la communication médiatisée. Dans un deuxième temps, nos choix méthodologiques fondés sur une analyse lexicale ont permis de qualifier les traces des apprenants à la fois comme espace de circulation mais également comme espace de médiation au sein duquel nous retrouvons notre tryptique conceptuel en train d’opérer. Nous avons par ailleurs soulevé les cas d’altération, indices d’une circulation des savoirs et relevé parmi eux ceux qui faisaient état d’un réel travail d’appropriation. Que ce soit dans l’analyse du travail de l’enseignant ou dans celle de l’apprenant, nous avons relevé l’importance de la dimension symbolique de la médiation qui relie de manière ténue mais extrêmement constante nos deux pôles autour la préoccupation d’enseigner et d’apprendre. Nous proposons de remobiliser le schéma initial et de le compléter au vu de notre analyse :
Figure 11. Approche systémique des concepts de médiation – médiatisation et dispositif dans une situation d’enseignement – apprentissage. Schéma complété au vu des résultats de l’analyse
Toutefois, si nos résultats quantitatifs couplés à une analyse qualitative ont certes permis d’obtenir des indices de circulation, ici sur le document, la réponse que nous apportons à notre question de recherche reste partielle. Partielle tout d’abord, car les traces relatives à une transcription littérale de la vidéo n’ont pas été identifiées comme indices de circulation. Partielle ensuite, en raison du caractère exploratoire de cette recherche et du faible échantillon d’apprenants concerné. Elle gagnerait à être approfondie par des travaux supplémentaires qui pourraient, par exemple, être construits à partir d’un matériau spécifique conçu à des fins de recherche, ce qui n’était pas le cas de notre analyse. Par ailleurs, nos données provenant d’une seule séance, la circulation des savoirs n’a pu être appréhendée de manière globale mais seulement au travers de la transformation successive des savoirs en informations et connaissances. En effet, « le fait de viser des processus de circulation, d’appropriation, d’interprétation et de transformation exige qu’une certaine dynamique d’altération sociale soit observable. Pour cette raison, la constitution de corpus homogènes, circonscrits et exhaustifs, qui peut être occasionnellement utilisée, ne constitue pas la méthode de référence pour ces analyses de la médiation » (Jeanneret, 2008 cité par Laigle, 2013). Il serait donc intéressant de poursuivre cette étude sur une année scolaire entière pour pouvoir observer comment les connaissances acquises sur le concept forment in fine un savoir pour l’étudiant sur le document ou de pouvoir observer cette évolution sur tout un cursus scolaire en information-documentation.
Cependant, malgré les réserves énoncées, cet article montre la portée que recouvre une appréhension systémique de nos trois concepts dans une situation d’enseignement-apprentissage : il nous amène à questionner le statut de la trace médiatisée dans un domaine où la trace écrite possède elle aussi un statut particulier. Elle peut elle-même être envisagée comme un dispositif info-communicationnel complexe (Jeanneret, 2019, p.76) pouvant être aussi bien appréhendée à travers le processus de textualisation qui la caractérise, sa représentation car elle nous implique dans une manière de voir les choses, la compétence médiatique qu’elle requiert pour pouvoir être lue et comprise et le format d’inscription dans lequel elle est produite (Ibid.). Autant de limites mais aussi de perspectives qui ouvrent la voie à de nouvelles recherches dans un contexte où les dispositifs de formation médiatisée à l’instar de la classe inversée sont en plein essor et bénéficient d’un soutien institutionnel important.
Notes
[1] Les définitions citées ici sont issues du Trésor de la langue Française informatisé (TLFI).
[2] Le mot média est ici utilisé au sens générique du terme : à la fois support et moyen de diffusion.
[3] Les définitions citées ici sont issues du Trésor de la langue française informatisé (TLFI).
[4] Nous faisons ici référence à la définition de la trivialité : Y. Jeanneret regroupe sous ce terme (issu du latin trivium, carrefour) l’étude de la circulation des êtres culturels qui sont au travers des carrefours de la vie sociale et la manière dont ils s’y transforment.
[5] Selon le Dictionnaire Larousse en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/lexique/46921
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Auteures
Aurélie Canizares
.: Aurélie Canizares est professeure-documentaliste formatrice à l’École Nationale Supérieure de Formation de l’Enseignement Agricole (ENSFEA). Après un mémoire de Master 2 sur le rôle de la classe inversée dans la construction des connaissances et du sens des apprentissages en information-documentation, elle poursuit cette réflexion dans le cadre d’un doctorat. Son projet est notamment de questionner la capsule vidéo d’un point de vue didactique et informationnel.
aurelie.canizares@ensfea.fr
Cécile Gardiès
.: Cécile Gardiès est professeure de l’enseignement supérieur agricole en sciences de l’information et de la communication, à l’École Nationale Supérieure de Formation de l’Enseignement Agricole (ENSFEA). Ses travaux de recherche interrogent les enjeux du partage des savoirs dans une approche théorique et épistémologique autour des concepts information-connaissance-savoir, médiation et dispositif.
cecile.gardies@ensfea.fr