L’archéologie des médias arrive en France – L’exemple de Friedrich Kittler
Résumé
L’« archéologie des médias » arrive en France avec une vingtaine d’années de retard et suscite l’étonnement des chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Dans ce contexte on découvre en France avec près de trente ans de retard l’oeuvre d’un des auteurs les plus cités du champ, même s’il avait pris ses distances avec le label : Friedrich Kittler. L’article explore quelques apports originaux et quelques faiblesses de certains de ses textes importants. En dépit de points très contestables, en particulier en histoire des techniques des médias, l’article présente comme stimulante pour les sciences de l’information et de la communication la confrontation de celles-ci à ses travaux et à ceux des archéologues des médias en ce qu’ils mettent à jour des traces oubliées et remettent en cause des visions classiques de l’histoire des médias.
Mots clés
Archéologie des médias, histoire technique de la télévision, sciences de l’information, Kittler.
In English
Title
Media archeology arrives in France – The example of Friedrich Kittler
Abstract
The « archeology of the media » (Media Archaeology) arrives in France with twenty years of delay and takes by surprise researchers in the sciences of information and communication. In this context we discover in France with nearly thirty years of delay the work of one of the most cited authors of the field, even if he had distanced himself from the label: Friedrich Kittler. The article explores original contributions and also weaknesses in some of his important texts. In spite of some very questionable points, especially in the history of media techniques, the article presents as a stimulus for the information and communication sciences their confrontation with its works and those of the media archaeologists that update forgotten traces and challenge classic visions of media history.
Keywords
Archeology of the media, technical history of television, information science, Kittler.
En Español
Título
La arqueología de los medios llega a Francia – El ejemplo de Friedrich Kittler
Resumen
La « arqueología de los medios » llega a Francia con veinte años de retraso y es una investigación
asombrosa en las ciencias de la información y la comunicación. En este contexto, descubrimos en
Francia con casi treinta años de retraso el trabajo de uno de los autores más citados del campo,
incluso si se hubiera distanciado de la etiqueta: Friedrich Kittler. El artículo explora algunas
contribuciones originales y algunas debilidades de algunos de sus textos importantes. A pesar de
algunos puntos muy cuestionables, especialmente en la historia de las técnicas de los medios de
comunicación, el artículo presenta como un estímulo para las ciencias de la información y la
comunicación la confrontación de estas con sus obras y las de los arqueólogos de los medios.
Actualizan las huellas olvidadas y desafían las visiones clásicas de la historia de los medios.
Palabras clave
Arqueología de los medios de comunicación, historia técnica de la televisión, ciencias de la
información, Kittler.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Lange-Médart André, « L’archéologie des médias arrive en France – L’exemple de Friedrich Kittler« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°20/1, 2019, p.25 à 37, consulté le mardi 15 octobre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2019/varia/02-larcheologie-des-medias-arrive-en-france-lexemple-de-friedrich-kittler/
Introduction
Le phénomène a de quoi intriguer les chercheurs en sciences de l’information et de la communication : l’archéologie des médias arrive en France avec une vingtaine d’années de retard, à travers diverses publications, conférences et séminaires. La terminologie « Archéologie des médias » est apparue à la fin des années 1990 et l’on peut créditer deux chercheurs finlandais Erkki Huhtamo et Jussi Parikka[1], tous deux docteurs en Philosophie (Histoire culturelle) de l’Université de Turku de l’avoir forgée et propagée, essentiellement à travers deux livres Media Archaelogy. Approches, Applications and Implications (Huhtamo, Parikka, 2011) et What is Media Archaelogy ? (Parikka, 2012-2017). Plus qu’une discipline, il s’agit d’un champ de recherche ouvert, dont la définition n’est pas aisée, comme le souligne volontiers Parikka :
L’archéologie des médias est un domaine où se croisent des méthodes théoriques, historiques et artistiques qui nous permettent de mieux saisir comment la culture technique des médias joue sur nos sens et influences nos manières de comprendre le monde. Certains travaux se sont employés à écrire autrement l’histoire des médias, en considérant notamment des objets tombés en déshérence ou qui se situent à la marge. Ces recherches, en forme d’opérations de sauvetage, se sont inscrites dans le sillage d’un Michel Foucault qui considérait ce qui avait été laissé à l’écart des discours historiques comme aussi importants que ce qu’ils avaient pris en compte. On a ainsi donc vu s’écrire des histoires des panoramas animés, des histoires des cultures visuelles pré-cinématographiques, des histoires des technologies militaires comme technologies médiatiques etc. Mais d’autres travaux mettent davantage l’accent sur la dimension philosophique de cette archéologie des médias, ne se contentant pas d’écrire ces histoires alternatives mais cherchant à comprendre ce qu’on peut appeler le « temps des médias ». C’est-à-dire la manière dont les médias, loin d’être seulement des acteurs historiques, formulent des notions du temps qui ne sont pas humainement perceptibles, comme par exemple le temps de calcul algorithmique des ordinateurs ou le trading à haute fréquence de la finance contemporaine.
Dans la diversité de leurs approches, les archéologues des médias aiment à trouver les racines de leur démarche dans des auteurs aussi divers que E.R. Curtius, Walter Benjamin, Aby Warburg, Marshall McLuhan, Michel Foucault et dans les travaux sur les origines du cinéma tels que ceux de Th. Elsasser, Tom Gunning, Anne Friedberg et en France Laurent Mannoni. L’ouvrage pionnier de Jacques Perriault, Mémoires de l’ombre et du son : une archéologie de l’audiovisuel (Flammarion, 1981) est assez curieusement oublié.
Le label « archéologie des médias » commence à trouver en France, depuis 2015, ses auteurs, promoteurs, éditeurs et, bien qu’encore restreint, son public. Alors que depuis les années 70 les sciences de l’information et de la communication (SIC) et l’histoire des médias se sont structurées dans les universités françaises, l’archéologie des médias est introduite en France par des acteurs venus d’autres disciplines : histoire littéraire, philosophie, histoire de l’art et enseignement artistique[2], histoire du cinéma (Turquety, 2017). Par ailleurs, quelques-uns des promoteurs français de l’archéologie des médias n’hésitent pas à quitter le domaine strictement scientifique pour se positionner dans le domaine de la théorie et de la pratique artistique, comme en témoigne le « Manifeste médiarchéologiste », signé par 13 auteurs, dont Yves Citton, Emmanuel Guez et Frédérique Vargoz, et qui « a pris concrescence au château de Cerisy-la-Salle, du 30 mai au 5 juin 2016, à partir d’une performance d’Emmanuel Guez, reprise, éditée, amendée, augmentée par des échanges multiples. Il est fait pour être diffusé, repris, réédité, amendé, échographié pour et par tous ses co-auteurs à venir. » (https://writingmachines.org/manifeste-mediarcheologiste/)
Cette arrivée tardive en France de l’archéologie des médias ne manque pas de susciter l’étonnement des chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Déjà Bernard Miège, un des fondateurs et doyens de la discipline, a livré une critique en règle de Médiarchie d’Yves Citton (Miège, 2018). Dans sa contribution, Miège met en évidence, à juste titre, les faiblesses du principal introducteur en France de l’archéologie des médias. Tout en reconnaissant à Citton le mérite d’avoir attiré l’attention sur des auteurs étrangers peu connus en France, Miège souligne le dédain de celui-ci pour les recherches des sciences de l’information et de la communication, le bricolage théorique et le caractère souvent a-historique de l’archéologie des médias qu’il propose. Ces critiques ne devraient pas empêcher la confrontation des chercheurs français (qu’il s’agisse des chercheurs en sciences de l’information et de la communication ou des historiens des médias) avec l’intérêt des problématiques proposées. Citton, d’une certaine manière, n’est qu’un épigone, cherchant à élaborer sa propre synthèse, non sans syncrétisme, plutôt qu’à décrire la complexité du nouveau champ. L’introduction par Emmanuel Guez à la traduction française de What is Media Archaelogy ?, en pointant justement la nécessité, rencontrée par Parikka, d’une cartographie du champ plutôt qu’une synthèse entre des théories parfois contradictoires, me paraît un meilleur point d’entrée. Plutôt que de récuser en bloc le nouveau champ proposé, mieux vaut examiner séparément l’apport des différents auteurs. Je me bornerai ici, et encore de manière très partielle, à présenter l’œuvre d’un des plus éminents représentants de l’archéologie des médias, que l’on commence à peine à découvrir en France, Friedrich Kittler.
La découverte tardive en France de l’œuvre de Friedrich Kittler
C’est en effet dans le contexte de cet essor français de l’archéologie des médias que l’on découvre avec près de trente ans de retard l’œuvre d’un des auteurs les plus cités du champ, même s’il avait pris ses distances avec le label : Friedrich Kittler (1943-2011). Le rayonnement de Kittler en Allemagne a été important tant dans le monde universitaire (l’Université Humboldt a créé pour lui en 1993 la chaire de Medienwissenschaften) que dans le monde de la création artistique inspirée par les technologies électroniques et informatiques. Son audience dans le monde anglo-saxon, où la traduction de ses œuvres a été plus rapide, est également importante. Sa thèse de doctorat, Aufschreibensysteme – 1800-1900, publiée en 1985, est traduite dès 1990 (Kittler 1990) alors qu’elle est toujours inédite en français ; Gramophone, Film, Typewriter, publié en 1986 est traduit dès 1999. En 2006, la revue Theory, Culture and Society lui consacre un de ses numéros, tandis qu’en 2011, son principal traducteur, Georgey Winthrop-Young, professeur d’allemand à University of British Columbia lui consacre une monographie, qui devient rapidement le principal guide à l’œuvre du théoricien allemand (Winthrop-Young, 2011). Le colloque d’hommage « The Sirens go Silent », organisé en mars 2013 par la philosophe et critique littéraire Avital Ronell à la Deutsches Haus de New York University, témoigne également de la place prépondérante de Kittler dans les études littéraires aux Etats-Unis et d’une forme de dévotion autour de la personne du théoricien allemand (Deutsches Haus, 2013)
L’œuvre la plus connue et la plus citée de Kittler, Grammophon, Film, Typewritter, publiée en 1986, paraît en 2018, soit 32 ans de décalage éditorial. Elle fait suite à la publication de diverses autres traductions, dont la parution avait été plus discrète[3]. Cette lenteur de l’édition française à publier certaines œuvres majeures de la philosophie allemande n’est pas nouvelle : Dialectique de la raison d’Horkheimer et Adorno n’avait été traduite qu’avec 27 ans de retard et L’Espace public de Habermas ne fut accessible en français que « seulement » 16 ans après sa parution. Rassurons-nous, les choses s’accélèrent malgré tout : la première traduction en français de la Phénoménologie de l’Esprit par le napolitain Vera ne fut publiée qu’en 1870, 63 ans après la publication initiale.
Le retard dans la découverte et surtout la traduction de l’œuvre de Kittler en France ne manque pas d’intriguer, d’autant que Kittler fut un correspondant et ami de Jacques Derrida dès 1979 (Schwerzmann 2017). Comme l’analyse Katia Schwerzmann, le problème de la traduction n’explique pas tout. L’absence de traduction est probablement le résultat d’une résistance française au « posthumanisme » de Kittler et à son approche transdisciplinaire. Il faut donc saluer l’initiative d’Emmanuel Alloa, Maître de conférences à l’Université de Saint-Gall et déjà éditeur de très pertinents recueils Penser l’image (Alloa, 2010, 2015, 2017) et d’un Metaxu.Figures de la médialité chez Aristote, ainsi que Les Presses du Réel, dynamique maison d’édition établie à Dijon, spécialisée dans les ouvrages sur les esthétiques et mouvements d’avant-garde, de nous fournir enfin une traduction en français de Gramophone, Film, Typewriter. Saluons aussi l’initiative d’Audrey Rieber et de Peter Berz, qui, il y a deux ans, avaient fourni une traduction de Médias optiques, Cours berlinois 1999 du même Friedrich Kittler, parue très modestement chez L’Harmattan, avec le soutien du Goethe Institut. Si l’on ajoute à cela la traduction plus ancienne de quelques textes de Kittler, dont des extraits de sa première œuvre importante, Aufschreibesysteme 1800-1900, dans le recueil 1900 Mode d’emploi (Kittler 2010), la livraison que lui a consacré l’an dernier la revue Appareils (Rieber, Waelti 2017), qui contient notamment la traduction d’un des premiers textes de Kittler, « Exorciser l’homme des sciences humaines : programmes du poststructuralisme », et les traductions, présentations et commentaires disponibles sur Internet en anglais, on peut considérer qu’une grande partie de l’œuvre du théoricien allemand nous devient enfin accessible.
Une philosophie de l’Histoire déterminée par les médias
L’œuvre de Kittler ne peut se résumer en quelques phrases. Pour une présentation plus complète et détaillée, nous renvoyons au livre de Winthrop-Young et aux introductions proposées par Emmanuel Alloa et Emmanuel Guez. Pour faire bref, écrivons qu’elle se nourrit de l’œuvre – en se permettant d’en souligner les limites – de quelques théoriciens « post-structuralistes » français (Derrida, Foucault, Lacan), de la pensée canadienne sur les médias (Innis, McLuhan), des auteurs phares de l’informatique et de théorie de l’information (von Neumann, Turing, Shannon), de littérature allemande (Goethe, Rilke, Kafka, Jünger,…) et américaine (Thomas Pynchon), le tout sur la musique des Pink Floyd et avec les épices de Nietzsche et de Heidegger. Cet ensemble composite, mixé avec brio, peut s’interpréter comme une réponse et opposition tacite à la Théorie critique de l’Ecole de Francfort dans sa version historique blessée (Adorno, Horkheimer) comme dans sa version néo-kantienne, procédurale et qui assume son adhésion à l’institutionnalisme social-démocrate européen (Habermas).
Les penseurs allemands aiment les philosophies de l’Histoire : celle qui s’écrit en phases successives d’externalisation de l’Esprit (Hegel), en successions de modes de production marqués par la lutte des classes (Marx) ou des civilisations (Spengler). L’Ecole de Francfort cependant nous avait appris à nous méfier des grandes synthèses totalisantes, valorisant le fragment contre la totalité (Adorno et Horkheimer), l’archive contre la synthèse finalisée (Benjamin) ou en pactisant avec les prudences interprétatives de l’herméneutique (Habermas). Kittler revient quant à lui à une sorte de philosophie déterministe et téléologique de l’Histoire, guidée cette fois par l’évolution des médias. « Médias » (comme chez McLuhan ou Régis Debray, mais avec d’autres prémisses) doit s’entendre dans un sens beaucoup plus large que les mass media. Il s’agit, pour Kittler – en référence au modèle proposé par la théorie de l’information de Claude Shannon – des modalités matérielles de stockage, de transmission et de traitement de l’information. Sont considérés comme médias non seulement le phonographe, le film, la machine à écrire, la télévision ou l’ordinateur, mais également l’alphabet grec, les réseaux routiers ou encore le carnet de notes d’Eckermann enregistrant la parole de Goethe. Kittler applique rétrospectivement aux médias historiques les critères d’analyse que Shannon avait définis dans ses travaux pour la Bell Telephone, mesurant l’information indépendamment de son contenu. Bien qu’elle ait marqué les débuts du structuralisme linguistique d’un Roman Jakobson ou les études sur la socio-dynamique de la culture d’un Abraham Moles, la théorie de l’information était tombée en désuétude dans la pensée française, mais une réédition de sa traduction (Shannon, Weaver 2018), l’effet Kittler et la théorisation des langages numériques devraient lui rendre un peu d’actualité. En s’appuyant sur cette théorie, Kittler peut à la fois reprendre l’axiome de McLuhan (« The medium is the message ») tout en écartant la conception des médias comme prothèse du corps humain.
La thèse forte de Kittler, affirmée dès la première ligne de l’avant-propos de Gramophone, Film, Typewriter, est que « les médias déterminent notre situation ». De cette conception radicale résulte que les hommes – ou plus exactement dans la terminologie de Kittler les «soi-disant hommes » – ne sont que le produit des médias qu’ils utilisent et que le sens des messages non pas véhiculés mais inscrits dans les médias n’a plus aucune importance, ou une importance secondaire nuancera sur le tard Kittler (Voir notamment ses déclarations dans son interview par Armitage, op.cit.). L’espoir qu’Adorno ou Habermas pouvaient encore placer dans un usage émancipé et démocratique des moyens de communication de masse – en particulier dans le cadre du service public – se trouve ici balayé par une vision déterministe où les médias imposent leur loi jusqu’à annihiler le sens des textes, et donc la pertinence de l’herméneutique, discipline intellectuelle de référence dans les sciences humaines allemandes (y compris chez Habermas). Pire, Kittler proclamait que son objectif était de chasser l’humain des Humanities, une formule qui pourrait bien annoncer l’abdication définitive face à l’intelligence artificielle. La vision de l’Histoire de Kittler, indiscutablement matérialiste, mais post-humaniste, est finalement bien plus désespérante que le pessimisme qu’il reprochait à Adorno et Horkheimer dans leur chapitre « Industries culturelles » de Dialectique de la Raison.
En dépit de ce pessimisme théorique qui ne s’exprime jamais en termes nostalgiques, la lecture de Gramophone, Film, Typewriter est pourtant assez joyeuse. En amont de cet horizon philosophique, le livre fourmille de propositions intéressantes, d’éléments de narrations souvent oubliés par les histoires des technologies. Très rapidement résumé (pour quatrième de couverture et communiqué de presse) la psychanalyse découle de l’invention du phonographe, le cinéma s’inscrit dans une logique d’art de la guerre, l’émancipation des femmes procède de la machine à écrire.
Même pour ceux qui – comme moi – ont quelques difficultés à comprendre ou à adhérer à toutes les thèses et propositions de Kittler, ses provocations intellectuelles (au sens éminemment stimulant que l’on peut donner au mot provocation), la richesse de sa culture et le brio de son style engendrent l’intérêt et la sympathie. Gramophone, Film, Typewriter séduit notamment par l’exhumation de textes littéraires cités in extenso tels que « Bruit premier » de Rainer Maria Rilke ou « Goethe parle dans le phonographe » de Salomo Friedlander. Comme les traducteurs l’expliquent, la pensée de Kittler emprunte des terminologies à diverses disciplines mais saisit souvent l’occasion de mixer le sens d’un terme commun à des champs sémantiques distincts. L’exemple le plus marquant étant sans doute l’équivalence posée entre les sens du mot Übertragung, transmission, dans le sens technique de la théorie de l’information, et transfert dans la psychanalyse freudienne.
Les livres de Kittler procèdent un peu comme les films de Godard : par collages sidérants de narrations de moments historiques et de propos théoriques ou littéraires qui provoquent la surprise, l’adhésion ou le refus. Comme chez Godard, il y a chez Kittler ce sourire malicieux de celui qui vous lance un défi : essayez donc de me réfuter, vous n’y arriverez pas, car il ne s’agit pas de réfuter puisque je ne suis là que pour rendre compte avec mon savoir, mes paradoxes et mes jeux de mots d’un mouvement de l’Histoire qui nous dépasse.
Les théories de Kittler et l’information historique – L’exemple des origines de la télévision
Je me garderai bien ici de porter un jugement d’ensemble sur Gramophone, Film, Typrewriter et encore moins sur l’ensemble de l’œuvre de Kittler, dont il me reste à découvrir des parties essentielles, y compris son œuvre inachevée Musik and Mathematiks, que l’on dit très heideggérienne, ce qui, par les temps qui courent, n’est pas le meilleur argument de vente.
L’adhésion du philosophe de Fribourg au nazisme et son antisémitisme – de plus en plus évidents – ne semblent pas avoir gêné Kittler, qui le considérait comme son philosophe de prédilection. Kittler – qui ne cachait pas son admiration pour Heidegger, Jünger ou Carl Schmitt – assumait dans son entretien avec Armitage son positionnement conservateur. Consciemment ou non, il donnait ainsi raison à Jürgen Habermas qui, en 1981, avait fait scandale à Paris avec son article « La modernité : un projet inachevé » (Critique, n°413) où il analysait la réception allemande de Bataille, Foucault et Derrida comme le fait des « jeunes conservateurs anarchisants », trop heureux de voir les intellectuels français réhabiliter Nietzsche, Heidegger, Schmitt, Gehlen. Voir l’avant-propos des traducteurs dans (Habermas 1988, p.V). Dans son intervention au colloque « The sirens go silent », Geoffrey Winthrop-Young, traducteur en anglais de Grammophon, Film, Typewriter et considéré comme un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Kittler propose une explication similaire telle que collectée auprès des témoins du début de la carrière universitaire de Kittler. Selon lui, la réception des « post-structuralistes » français aurait été favorisée par les conservateurs contre la gauche, à l’époque hégémonique dans les universités, mais les conservateurs n’auraient pas été à même de contrer l’évolution de ce jeune courant se retournant contre eux-mêmes. Signalons, pour lever toute ambiguïté sur la traduction française, que ce refus de prendre en considération ce silence de Kittler n’est pas du tout celui d’Emmanuel Alloa, dont la position sur cette question me paraît très claire. (Alloa, 2015)
La prise en considération de la matérialité des médias impliquait pour Kittler que l’on aborde la technicité de ceux-ci. Kittler avait dans sa jeunesse travaillé sur les circuits électroniques et était un passionné de langages informatiques, dont il intégra l’étude dans son enseignement. En conséquence, il se moquait volontiers des « cultural studies » dont les représentants universitaires, disait-il, ne connaissaient souvent les mathématiques que par ouï-dire. Avec de telles positions, on aurait pu espérer de Kittler qu’il fasse quant à lui œuvre de technicité – ce qui implique une certaine rigueur procédurale – dans son histoire des techniques. Or, dès qu’on y regarde de plus près, sa manière même de raconter l’histoire des techniques résiste mal à l’analyse et procède par sélection arbitraire des récits qui tendent à valoriser la thèse d’ensemble plutôt que par exploration prudente des matériaux historiques. Kittler, qui reproche notamment à Derrida de décontextualiser les textes des philosophes grecs n’hésite pas à décontextualiser la genèse des technologies de communication. La pratique de sélection de micro-récits au bénéfice de la démonstration d’ensemble a notamment été critiquée par Lisa Gitelman, une des spécialistes les plus qualifiées dans la connaissance et l’analyse des archives d’Edison, dont le Scripts, Grooves and Writing Machines (Gitelman, 1999) peut se lire comme une réponse historienne à la philosophie de l’Histoire proposée par Kittler. Gitelman ne nie évidemment pas l’importance soulignée par Kittler de l’invention du phonographe comme moment historique de l’inscription du réel, reconfigurant à terme le statut de l’écrit et de l’imprimé, mais elle le fait en contextualisant les travaux de l’inventeur, et en ironisant sur la dévotion néo-romantique de Kittler à Edison, qu’il qualifiait de « the marvelous One ».
Ce sont des critiques du même ordre que j’adresserai à Kittler en ce qui concerne la télévision. Il en est très peu question dans Grammophon, Film, Typewriter, comme si la problématique de la vision à distance par l’électricité, par le biais de projets d’appareils appelés téléscope électrique, téléphote, télectrosope, phoroscope ou autre diaphote n’avait pas été contemporaine des perfectionnements du phonographe et antérieure même à l’invention du cinéma ou de la machine à écrire. Pour les détails historiques, je renvoie à mon site Histoire de la télévision (https://www.histv.net) où les recherches et les récits d’anticipation de la télévision à la fin du 19ème siècle se trouvent amplement documentés. Edison lui-même en avait à plusieurs reprises évoqué la promesse, avant de livrer son kinétoscope. Pour connaître la lecture historique de la télévision par Kittler, il faut se reporter à l’avant dernier chapitre de Médias optiques (le dernier étant consacré à l’oméga historique que constitue selon Kittler l’ordinateur). Dans ce chapitre, Kittler affirme tout de go « Avant qu’elle ne soit mise au point, la télévision, contrairement au film, ne pouvait même pas être rêvée. Lorsque Punch, le journal britannique, édita en 1880 une caricature sur laquelle on pouvait voir l’homme du futur regarder la télévision, son principe technique était déjà au point. Et lorsque Liesegang publia en 1899 sa Contribution sur la question de la télévision électrique, donnant un nom au nouveau médium, son principe avait déjà pris la forme d’un schéma de principe. La télévision n’était et n’est pas le souhait du soi-disant homme, mais un effet civil secondaire, mais un effet civil secondaire d’une électronique en grande partie militaire. » (Kittler, 2015)
Il faut le dire clairement, ces quelques lignes, écrites et prononcées en 1999 sont un tissu d’inexactitudes et d’absurdités. Je m’en tiendrai à trois remarques.
Première remarque : le rêve oublié de voir à distance
Il est absurde de dire que la télévision ne pouvait pas être rêvée. Le rêve d’un appareil ou d’un dispositif permettant de voir à distance est très ancien : on en trouve des traces dans le mythe du miroir magique qui s’exprime dans Le Roman d’Alexandre du Pseudo-Calisthène, dans celui d’un Virgile magicien, dans les Histoires véritables de Lucien de Samosate, la Giphantie de Tiphaigne de La Roche, le théâtre élisabéthain, Shakespeare, les contes populaires, la littérature galante du 18ème, la littérature romantique et bien sûr dans le Faust de Goethe, qui est pourtant une œuvre que Kittler, au départ historien de la littérature allemande, mobilise volontiers, en particulier dans le premier chapitre de ses sa thèse Auschreibensysteme 1800/1900. L’exploration de cette thématique est ancienne. Raphael Eduatd Liesegang, auteur de la Beitrage zum elektischen Fernsehen que Kittler cite (à tort) comme l’auteur ayant introduit le terme « Fernsehen », faisait lui-même allusion à cette dimension rêvée dans les contes et épopées et au miroir magique du Faust de Goethe (Lange 2018). B. Laufer qui était curateur d’anthropologie au Musée des Sciences naturelles, explore également la récurrence du thème de la vision à distance dans les contes (Laufer, 1928, pp.455-459 ; Willaert, 2017).
Avant même que la découverte des propriétés photosensibles du sélénium (1873), l’invention du téléphone (1876) et la conception d’un œil électrique artificiel par les frères Siemens (1876) ne lancent le mouvement de recherche d’une solution électrique, des esprits aussi prospectifs que Gianbattista Della Porta ou Athanasius Kircher avaient examinés la possibilité de dispositifs à base de miroirs (dont Kittler semble ignorer que Freud en fit installer un dans son appartement de la Bergstrasse) (Baltrusaitis, 1978). Le rêve de la possibilité de voir à distance et le travail d’invention qu’il entraîne sont bien antérieurs à celui de capter le mouvement sur une pellicule photographique ou de se réunir dans une salle pour regarder une projection.
Deuxième remarque
Il est vrai que ce rêve de voir à distance était en partie d’origine militaire et la mise en évidence par Kittler, largement inspirée par Paul Virilio, de l’importance des guerres comme accélérateurs des innovations n’est pas contestable. Il n’est pas nécessaire d’avoir accès aux archives des services militaires pour démontrer cela : les premières théorisations de la codification numérique de l’image et la première transmission d’une photographie numérisée par des officiers britanniques datent de 1886 et sont menées avec l’objectif de la transmission des cartes militaires (Lange, 2018). En ce qui concerne les mythes littéraires de la vision à distance, il n’est pas anodin que la formulation la plus ancienne connue soit celle de Le Roman d’Alexandre du pseudo Callisthène (ou Pseudo- Callisthène), un grec alexandrin du IIème ou IIIème siècle. Cette œuvre pseudo-historique, traduite dans diverses langues au Moyen âge, narre comment le pharaon magicien Nectanebo utilisa un bassin d’eau pour observer les mouvements des forces ennemies de la coalition qui le menaçait et s’enfuit en temps utile vers la Macédoine. Mais, comme en atteste une abondante littérature postérieure, que je suis occupé à réunir, d’autres ressorts, bien humains, apparaissent dans le mythe du miroir magique : le désir de voir une personne aimée ou sa famille dont est éloigné ; la surveillance des rivaux ou rivales, des conjoints ou conjointes ; le souhait de voir d’autres lieux, d’assister à des événements lointains, y compris des spectacles de divertissement, de découvrir des populations nouvelles, terrestres ou lunaires. Les utilisations commerciales, comme la possibilité pour les marchands de faire voir leurs produits, ou encore la capacité policière de rechercher les délinquants ou les fauteurs de troubles font partie des usages du médium citées bien avant sa mise au point technique. Et comme Kittler – dont la famille avait quitté l’Allemagne de l’Est pour s’établir dans la République fédérale – fait systématiquement l’impasse sur le marxisme et le rôle de la lutte des classes dans l’Histoire, y compris dans les technologies, on ne pourra s’empêcher de signaler que la première téléphotographie publiée en France, avec le système Korn, est celle de Richard Bell, leader des cheminots britanniques, « le grand agitateur qui faillit provoquer (une) grève » (L’Illustration, 16 novembre 1907) : les potentialités du sélénium enfin maîtrisées sont immédiatement utilisées pour montrer à la bourgeoisie française le visage moustachu et sournois d’un syndicaliste anglais, tout en s’excusant du « bruit » dans l’image, en raison des imperfections dues à une transmission encore incertaine.
Troisième remarque : ne commençons pas par « écarter les faits »
Il est complètement absurde d’écrire que le principe technique de la télévision était déjà au point lorsque Punch a publié, le 9 décembre 1878 (et non en 1880…), le fameux dessin « Edison’s Telephonsocope » de George du Maurier. Je veux bien qu’on remette en question – comme le faisait Kittler dans son entretien avec Armitage – trop de linéarité dans le récit historique de l’évolution des technologies. Mais de là à défendre des thèses absurdes ! En 1878, la définition d’un système technique de vision à distance n’en était qu’à ses balbutiements. Les frères Siemens avaient présenté en 1876 leur concept d’œil électrique artificiel (Schubin, 2017), dont Kittler a certainement ignoré l’existence car on ne peut s’empêcher de penser qu’il aurait disserté sur la première application qu’en proposa un journaliste de Scientific American : rendre la vision aux aveugles. À cette date, seuls deux chercheurs, absolument marginaux, Adriano de Paiva et Constantin Senlecq, avaient émis publiquement l’idée que le recours aux propriétés du sélénium pourrait permettre de transmettre les images par l’électricité, hypothèse erronée qui allait égarer les recherches pendant près d’un demi-siècle. Quant au dessin de du Maurier, ce qu’il propose n’est pas la télévision de masse, mais une visiophonie à usage familial, qui ne deviendra une réalité sociale qu’avec le succès de Skype 2.0 en 2006. Le modèle de la visiophonie est le modèle dominant à la fin du 19ème siècle et la conception de la télévision s’adressant à un public multiple ne se précisera qu’après la mue de la T.S.F. en radio. L’affirmation de Kittler est d’autant plus navrante que les premiers chercheurs britanniques qui s’intéresseront à la possibilité de la transmission des images, les électriciens Ayrton et Perry, n’hésiteront pas à dire que c’est le dessin de Punch qui a suscité leur imagination. Affirmer que la télévision n’a donc pas été rêvée mais est une simple résultante de l’industrie électronique en grande partie militaire est non seulement faux historiquement, mais est également une insulte au labeur – souvent solitaire – de dizaines de chercheurs et expérimentateurs qui ont travaillé sur la question avant que des entreprises électroniques telles que Bell Telephone, EMI, Telefunken ou RCA ne s’emparent de la question. Que le travail des pionniers soit resté infructueux jusque dans les années 20 pourrait plus s’expliquer par le manque d’intérêt des militaires, de l’industrie électrique et des pouvoirs publics que par leur mainmise sur l’industrie électronique sur le projet d’accomplissement du rêve. Même un Lazare Weiller, inventeur avisé, enrichi dans l’industrie de la tréfilerie, investisseur ambitieux dans la T.S.F. à longue distance et homme politique conscient du rôle stratégique des télécommunications, n’a visiblement pas cherché à mobiliser les capitaux qui auraient été nécessaires pour développer son propre projet de phoroscope et son concept de roue à miroirs (Lange 2018), dont Kittler ignore complètement l’existence pour mieux célébrer le disque de Paul Nipkow, miraculeusement inventé le soir de Noël 1883 (Lange, 2017).
Le reste du chapitre est à l’avenant – il serait fastidieux et mesquin de relever toutes les erreurs de détail –- et témoigne de la superficialité de Kittler dans l’utilisation de sa documentation. Le plus navrant dans ce chapitre est qu’il se termine (en 1999 !) par l’éloge du système japonais de TVHD MUSE, qui avait été éliminé dès 1986 par l’opposition des diffuseurs et constructeurs européens, opposition qui devait conduire, en 1994 à l’adoption de la première norme européenne de télévision numérique opérationnelle, le MPEG-2, dont Kittler, cinq ans après son adoption, ne soufflait mot. En la matière, Kittler fait du badinage historique. De nouveau, cela devait être dit clairement.
Si je me suis attardé un peu longuement sur ce seul chapitre de la télévision, c’est uniquement parce que c’est celui sur lequel je dispose d’une relative compétence. Comme il ne m’apparaît pas fiable, ni dans la factualité ni dans la reconstruction historique, ni dans le diagnostic politique puis-je me fier aux autres écrits de Kittler relatifs à des domaines où mes connaissances et mes capacités critiques sont moindres ? Je me souviens que Jürgen Habermas déclina un jour l’invitation d’intervenir dans un colloque de l’UER, argumentant qu’il n’avait rien de précis et d’original à dire sur la télévision. C’était une réponse décevante de la part du grand théoricien de l’espace public et de l’agir communicationnel, mais c’était assurément une réponse plus sérieuse que les brillantes mais approximatives synthèses du fondateur des Medienwissenschaften.
Une confrontation stimulante
Kittler ne prétend pas fournir une histoire des technologies, mais ce qu’il nous propose est bien une philosophie de l’Histoire déterminée par les technologies, sans autre déterminant. Qui plus est, les technologies apparaissent comme définitivement signifiantes dès leur conception (le plus souvent militaire, selon Kittler), sans tenir compte de leurs détournements, appropriations, usages déviants. Une telle vision – aussi brillamment articulée et apparemment documentée soit-elle – résiste mal à l’analyse historienne. Sa prétention à écarter toute problématique sémantique dans la communication est aussi absurde que la position économiste qui consisterait à prétendre que l’histoire du 20ème siècle pourrait se réduire à l’évolution du degré de concentration et des marges bénéficiaires des industries culturelles sans tenir compte des œuvres créées/produites, distribuées et consommées/interprétées.
On pourra s’étonner de la contradiction entre ma satisfaction de voir l’œuvre de Kittler enfin traduite et mes critiques partielles. D’autres critiques, portées dans le champ même de la théorie, tendent elles-mêmes à réfuter les théories de Kittler, tout en reconnaissant leur richesse, leur originalité et le caractère stimulant de celles-ci. Dans son introduction à la traduction française de Gramophone, Film, Typewriter, Emmanuel Alloa ne manque pas de prendre certaines distances avec le théoricien dont il présente l’œuvre principale. La publication, quelques mois plus tard, dans la même collection qu’il dirige de la traduction française de Théorie des médias. Une introduction de Dieter Mersch (Mersch, 2018) confirme que le projet éditorial n’est pas simple acte de dévotion. Le philosophe, esthéticien et épistémologue Dieter Mersch, directeur de l’Institut de Théorie auprès de l’Université des arts de Zurich, consacre un chapitre de son livre à une critique en règle de l’œuvre de Kittler. Il lui reproche en particulier le rejet de l’herméneutique, l’absence de théorisation des conditions de son propre discours, l’impasse d’un recours aux modèles mathématiques et à la théorie de l’information qui ne peuvent prendre en compte la mémoire vivante, « opérateur de sens et de reconfiguration permanente, (qui) reste inaccessible aux machines parce que par définition, un appareil programmé enregistrera tout, sans faire de distinction : il a pour modèle le miroir ».
L’intérêt principal que je trouve dans divers travaux des archéologues des médias est de confronter les sciences de l’information et de la communication à un retour sur leurs origines, souvent oubliées, dans les études littéraires et la philosophie (qu’on pense aux origines de pionniers tels qu’Adorno, Marshall Mc Luhan, Raymond Williams, Umberto Eco, ou, en France, Robert Escarpit ou Roland Barthes). Comme le souligne Miège, il est assez vain de reprocher aux sciences de l’information et de la communication d’avoir négligé la matérialité des médias, cette critique peut néanmoins s’appliquer aux historiens des médias. En France, les historiens des médias ont souvent réduit l’objet de leur analyse à de simples textes ou institutions, enjeux de pouvoir, en oubliant souvent que les technologies en imprégnaient l’organisation et les effets. La redécouverte dans la recherche sur les médias d’un imaginaire oublié tel qu’il s’était déployé autour de l’essor des technologies (essentiellement celui de la fin du 19ème siècle) a le mérite de rendre à la réflexion sur les médias une dimension philosophique, voire poétique, que le positivisme des sciences de l’information et de la communication (y compris dans leur tendance post-marxiste) avait occultée. Les chercheurs en sciences de l’information auraient tort de se dérober à cette interpellation venue de collègues philosophes, historiens de la littérature, de l’art ou du cinéma. Encore faudrait-il que cette ouverture se fasse avec rigueur.
Les approximations conceptuelles d’un Citton critiquées par Bernard Miège, le téléologisme intransigeant d’un Kittler, qu’après d’autres, je critique ici, les inexactitudes et lacunes factuelles chez l’un et l’autre ne devraient pas conduire à un rejet immédiat des propositions venues du petit cercle des « archéologues des médias ». En mettant à jour des traces oubliées et en remettant en cause des visions classiques de l’histoire des médias, ceux-ci sont un peu des Winckelmann, des Schliemann ou des Mariette. Mais leurs prétentions théoriques paraissent fragiles dès lors qu’on les confronte aux nouveaux tessons disponibles. Les travaux de Kittler datent de la fin du 20ème siècle, c’est-à-dire d’un moment où la numérisation des archives et leur accès en ligne n’en étaient qu’à leurs débuts. Les textes exhumés par Kittler étaient le plus souvent des textes littéraires, négligeant les textes des inventeurs, des pionniers de la recherche en technologies électriques, de la presse de vulgarisation et encore plus de la presse généraliste. L’accès à ces archives numérisées permet et requiert plus de rigueur et de précision que celle manifestée par les premiers archéologues des médias, qui, comme émerveillés de redécouvrir un Athanasius Kircher ou un Thomas Edison, ont négligé tant d’auteurs de moindre éclat mais dont l’apport peut être tout aussi significatif. Peut-être faudrait-il avant tout leur rappeler, en préalable, que, comme en paléontologie, l’archéologie théorique – celle qui vise à proposer de nouvelles synthèses – ne peut ignorer les apports de l’archéologie de terrain, dont l’apport progressif, modeste parce que partiel, vaut bien celui des fulgurances.
Notes
[1] Erkki Huhtano, Professor of Design / Media Arts à l’UCLA, a obtenu une thèse de doctorat en histoire culturelle à l’Université de Turku. Il publie en 1996 un article intitulé “From Kaleidoscomaniac to Cybernerd. Towards an Archeology of the Media”, in: Electronic Culture, ed. Timothy Druckrey (New York: Aperture 1996), 296-303.
Jussi Parikka est professeur de cultures technologiques et d’esthétique à l’Université de Southampton, au sein de la Winchester School of Arts.
[2] Au départ historien de la littérature, Yves Citton, auteur de Médiarchie, Seuil, 2017, actuellement professeur de littérature et media à l’Université de Paris 8, semble être l’introducteur de la terminologie dans les publications francophones avec son article « Les Lumières de l’archéologie des media », Dix-huitième siècle, n°46, 2014, pp. 31-52. Citton n’hésite pas à parler de l’archéologie des médias comme d’une discipline (Voir notamment son introduction à Giphantie dans les Œuvres complètes de Charles-François Tiphaigne de la Roche, Classiques Garnier, 2019, p.715).
Emmanuel Alloa, directeur de la collection Médias/Théories aux Presses du Réel, qui a publié en 2018 les traductions françaises de Gramophone, Film, Typewiter de Friedrich Kittler et de Théorie des médias. Une introduction de Dieter Mersch est maître de conférences en philosophie à l’Université de Sankt Gallen. Sont également philosophes de formation les éditeurs (Jean-Louis Déotte, Audrey Rieber) du numéro de la revue Appareil, n.19, 2017,, « Friedrich A. Kittler : Esthétique et théorie des médias » et Frédérique Vargoz, traductrice de Gramophone, Film, Typewriter.
Emmanuel Guez, enseignant à l’Ecole supérieure d’art d’Avignon, co-signe avec Frédrérique Vargoz la préface à la traduction française de Mode protégé de Friedreich Kittler (Les Presses du réel, 2015) signe la préface de la traduction française de Qu’est-ce que l’archéologie des média ? de Jussi Parikka (UGA Editions, Grenoble, 2017) et la postface à la traduction de Gramophone, Film, Typewriter. Signalons également les conférences de Thomas Levin (Princeton University) « L’archéologie des médias comme pratique critique. Parole à l’histoire de l’art » organisées par le Centre Georges Pompidou en 2015 et les séminaires organisés en 2017-2018 par l’Association Imago au sein de l’Institut national d’Histoire de l’Art et qui s’inscrivent dans le courant de l’archéologie des médias.
[3] Quelques textes de Kittler avaient été rassemblés sous le titre 1900 Mode d’emploi, Théâtre typographique, 2010 par Bénédicte Vilgrain, orientaliste, imprimeur typographe, éditrice, traductrice, Ce recueil contient notamment la traduction d’un chapitre de Aufschreibensysteme – 1800-1900, thèse de doctorat et premier livre majeur de Kittler, dont la publication originale date de 1985. En 2015, Audrey Rieber, qui prépare une thèse de doctorat sur Kittler, publie chez L’Harmattan une traduction de Médias optiques. Cours berlinois 1999, tandis qu’en 2017 Emmanuel Guez et Frédérique Vargoz publient aux Presses du Réel, avec une solide introduction ainsi qu’une postface de Jusi Parrikka, Mode protégé, qui inclut la traduction de deux textes de Kittler sur l’informatique « Protected Mode » (1991) et « Es gibt keine Software » (1993).
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Auteur
André Lange-Médart
.: André Lange est Docteur en Information et Arts de Diffusion de l’Université de Liège. Spécialiste de l’analyse des marchés et des politiques audiovisuelles européennes, il a également enseigné l’Histoire de la télévision à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et est l’éditeur et responsable scientifique du site Histoire de la télévision (https://www.histv.net).