La sphère publique sur les réseaux sociaux en Chine : enjeux et stratégies des acteurs
Résumé
Un éventuel espace public alternatif a commencé à prendre forme dans le contexte contemporain chinois avec l’émergence des réseaux sociaux chinois. On pourrait parler d’un compromis stratégique du parti au pouvoir en Chine : nécessité de censurer pour ne pas gêner le pouvoir tout en offrant une illusion de liberté, en permettant une relative liberté d’expression. Cet article s’intéresse aux engagements sociaux et débats publics soulevés par le numérique en Chine, ainsi que le réajustement des stratégies de la communication politique de l’autorité chinoise. L’intérêt est ici de nous attarder sur les contextes socio-politiques chinois, dans lesquels cet éventuel espace public démontre sa particularité.
Mots clés
Espace public, réseaux sociaux, réclamations/revendications sociales, Chine.
In English
Title
The public sphere on social networks in China: issues and strategies of actors.
Abstract
A possible alternative public space has begun to take shape in the contemporary Chinese context with Chinese social networks. We can notice a strategic compromise of the ruling party of China, the need to censor so as not to obstruct the power, while offering an illusion of freedom by allowing a relative freedom of expression. This article is interested in the social participation and public debates raised by the digital social media in China, as well as the readjustment of the political communication strategy of Chinese authority. The interest here amounts to the Chinese socio-political contexts, in which this possible public space demonstrates its particularity.
Keywords
Public space, social networks, social claims, China.
En Español
Título
La esfera pública en las redes sociales en China: cuestiones y estrategias of actores.
Resumen
Un posible espacio público alternativo ha comenzado a tomar forma en el contexto chino contemporáneo con el nacimiento de las redes sociales chinas. Se podría hablar de un compromiso estratégico del partido en el poder en China: la necesidad de censurar para no obstaculizar el poder mientras se ofrece una ilusión de libertad, permitiendo una relativa libertad de expresión. Este artículo trata sobre los compromisos sociales y los debates públicos planteados sobre los medios digitales en China, así como el reajuste de las estrategias de comunicación política de la autoridad china. El interés aquí reside en detenerse en los contextos sociopolíticos chinos, en los cuales este posible espacio público muestra su particularidad.
Palabras clave
Espacio público, redes sociales, reclamos sociales, China.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Tao Tingting, « La sphère publique sur les réseaux sociaux en Chine : enjeux et stratégies des acteurs« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/3, 2018, p.135 à 148, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/supplement-a/2018/10-la-sphere-publique-sur-les-reseaux-sociaux-en-chine-enjeux-et-strategies-des-acteurs/
Introduction
La définition restrictive d’» espace public » (Habermas, 1993), donnée initialement par Jürgen Habermas, ne cesse d’être critiquée car elle « rend compte d’une réalité sociale historique concrète, mais renvoie à une conception normative de la vie démocratique. Ensuite, il fait référence à un concept unique, mais s’incarne dans les réalités extraordinairement diverses » (Dacheux, 2008). Nous trouvons cependant un avantage à faire référence à ce concept, non pas pour nous cantonner à sa seule conception normative mais pour irriguer notre recherche sur les transformations de lastructure sociale en Chine apportées par les réseaux sociaux : pouvons-nous parler d’un éventuel « espace public numérique » en Chine, qui serait soutenu par les dispositifs numériques de notre époque ? L’hypothèse est d’autant plus envisageable que les auteurs européens contemporains en Sciences de l’Information et de la Communication, comme Bernard Miège, Peter Dahlgren, Marie-Gabrielle Suraud ou Bertrand Cabedoche plaident aujourd’hui pour une conception dynamique et plurielle de l’espace public, animée par l’interaction entre un espace public dominant et des espaces publics multiples, opposés et alternatifs, voire autonomes, « afin de ne pas marginaliser et supprimer la diversité de sociétés complexes » (Dahlgren, 2000)
Notre article porte sur les configurations possibles de l’espace public dans la société chinoise, avec le développement des réseaux sociaux chinois et par là-même, l’opportunité d’une éventuelle influence exercée sur le système social et politique. Plus précisément, notre objectif sera principalement d’identifier les stratégies des principaux acteurs sociaux impliqués : les intellectuels publics (journalistes, juristes, professeurs…), les ONG, les citoyens ordinaires politisés, le parti politique, les opérateurs de plateforme des réseaux sociaux, etc. L’interaction et les jeux stratégiques de ces derniers révèlent une tension entre, d’une part, les engagements sociaux et le débat émergent avec l’apparition des réseaux sociaux en Chine et, d’autre part, les modalités de contrôle de l’autorité chinoise.
Il nous semble utile de préciser d’abord les conditions dans lesquelles les réseaux sociaux numériques montent en puissance, ainsi qu’une représentation synthétique des préoccupations sociales en ligne. Nous examinerons ensuite les stratégies des acteurs sociaux impliqués, favorisant la participation sociale et le débat public en réseau ainsi que les facteurs qui empêchent la formation d’un éventuel espace public. Enfin, nous analyserons les stratégies du parti politique.
Notre analyse s’appuie sur une enquête de terrain, poursuivie dans le cadre de notre recherche doctorale. Nous avons suivi l’évolution de la plate-forme des réseaux sociaux chinois Sina Weibo durant la période 2009-2017. La collecte d’un million de données de base nous a ainsi permis de réaliser une étude plus approfondie sur les préoccupations sociales qui caractérisent la société chinoise. Enfin, la conduite de cinquante-quatre entretiens semi-directifs nous a été utile pour analyser les stratégies des différents acteurs sociaux impliqués.
Le développement des réseaux sociaux chinois et des formes de contestations en ligne
Depuis la mise en service du réseau NCFC (National Computing and Networking Facility of China) en 1994, considérée comme l’acte d’entrée de la Chine dans le réseau Internet mondial, la Chine d’aujourd’hui est un des pays qui compte le plus d’internautes, avec plus de 731 millions d’internautes recensés, soit 53,2% de la population chinoise (CNNIC, 2017).
Centrée sur les enjeux industriels et politiques, l’attitude qu’adoptent les cadres du parti communiste chinois sur les réseaux sociaux se manifeste paradoxalement, d’autant que « La fermeture de Facebook, Youtube ou Twitter relève en effet autant du protectionnisme économique que de la censure médiatique » (Renaud, 2014), nous voyons un grand succès de leurs « clones » en Chine. Conçu à l’origine comme un clone de Twitter, le service de microblogging chinois Sina Weibo « est sans doute un des exemples les plus parlants des bénéfices apportés par le protectionnisme économique aux Chinois » (Ibid.).
Lancé en 2009, un mois seulement après que l’accès à Twitter a été suspendu, le service Sina Weibo est devenu très rapidement le leader du microblogging en Chine en octobre 2010, « après seulement 14 mois d’existence. Sina Weibo compte plus de 50 millions d’utilisateurs et plus de 2 milliards de tweets publiés » (Sautedé, 2011).
La contribution des médias sociaux chinois est sans précédent car il n’y avait pas de véritable opinion publique jusque-là, sinon très rare, la soi-disant « opinion publique » étant généralement l’opinion consciemment façonnée par le parti politique dans les médias traditionnels. Grâce aux réseaux sociaux et surtout grâce à l’apparition de Sina Weibo, cette opinion publique a cru trouver un une nouvelle forme d’émancipation. (1)C’est ce que signale le professeur de communication ZHANG Zhi’an dans nos entretiens :
« Aujourd’hui, grâce à Weibo, tout le monde peut s’exprimer, elle reste à ce jour la seule plateforme de débat public accessible pour tous… On assiste à une re-structuration communautaire de l’expression. Les Chinois réapprennent à dialoguer sur un lieu virtuel d’espace public » (Entretien effectué le 6 avril 2016 à Pékin).
C’est une alternative que choisissent les Chinois pour contrebalancer le déficit démocratique de leur pays : pas d’élection libre, pas de pouvoir judiciaire indépendant, média indépendant quasi inexistant. En fait, nous sommes actuellement confrontés à un espace public « élargi », qui ne se limite plus aux affaires politiques mais se penche davantage vers des affaires sociales, comme le signale Bernard Miège : « On perçoit dès lors l’embarras : on a toujours affaire à un EP politique mais le politique est envisagé dans un sens large et l’activité citoyenne (ou le dialogue social, selon certains) porte désormais avant tout sur des problèmes de société, cette activité ou ce dialogue étant supposés renforcer ou conforter la démocratie » (Miège, 2010, p.175).
Les réseaux sociaux numériques chinois représentent un support d’expression permettant aux utilisateurs de rendre visibles leurs réclamations et revendications sociales. Nous choisissions ces deux termes (réclamation/revendication) pour englober dans leur totalité les différents niveaux d’engagements sociaux en ligne. Les auteurs anglophones William L.F. Felstiner, Richard L. Abel et Austin Sarat définissent la notion de réclamation en la synthétisant dans la formule « naming, blaming, claiming » (Felstiner, William L. F. ,1980/1981). Selon ces auteurs, l’injustice constitue l’une des causes majeures de la réclamation : « Les ennuis, les problèmes, les bouleversements personnels et sociaux sont des occurrences qui surviennent chaque jour. Pourtant les chercheurs en sciences sociales n’ont que rarement étudié la capacité des gens à tolérer la douleur et l’injustice. » (Ibid.). Les auteurs ont pris pour exemple le cas des ouvriers des chantiers navals souffrant d’asbestose en raison de leur travail. Une fois que la victime est consciente de cette injustice, c’est-à-dire après avoir vécu les deux étapes “réaliser (naming)” et “reprocher (blaming)”, elle entrera logiquement dans la troisième étape, celle de “réclamer (claiming)” : « La troisième transformation se produit lorsqu’une personne munie d’un grief l’exprime à la personne ou à l’entité supposée responsable et demande un remède, nous appelons cela réclamer à l’aide de la communication ».(Ibid.).
Nous nous référons donc ici à leur définition de la « réclamation » pour caractériser les protestations contre l’injustice en Chine. Il peut dès lors s’agir d’injustices personnelles telles que des procès judiciaires infondés ou des expériences offensantes pour lesquelles un autre acteur (industriel,gouvernemental, etc) est tenu responsable. On peut aussi citer les réclamations des mineurs de charbon atteints de pneumoconiose qui sont similaires au cas des ouvriers mentionné ci-dessus.
D’un autre côté, le régime politique chinois a incité de plus en plus de gens à revendiquer un système politique plus juste avec des revendications liées notamment à la vie démocratique (liberté d’expression, etc.). Des revendications de plus en plus marquées touchent aussi des domaines variés comme la protection de l’environnement ou encore la traçabilité alimentaire. Pour ces raisons, nous utilisons le terme de revendication pour évoquer les aspirations politiques et sociales du peuple.
Pour analyser les types de protestations sur les réseaux sociaux, nous avons étudié les discours des 100 comptes qui ont une très grande influence sociale sur la plate-forme de Sina Weibo, afin d’effectuer une classification thématique de ces discours. Cette classification, découlant de notre analyse sur un million de données(2), nous offre une représentation synthétique des préoccupations principales au sein de cette sphère publique en ligne.
Thème |
nombre de données classées |
Pourcentage |
Politique |
499,095 |
49,91 % |
Social |
164,097 |
16,41 % |
Droit |
110,629 |
11,06 % |
Economie |
93,346 |
9,33 % |
Réseau |
39,184 |
3,92 % |
Environnement |
34,057 |
3,41 % |
Sécurité publique |
14,910 |
1,49 % |
Sport |
7,355 |
0,74 % |
Sécurité alimentaire |
6,467 |
0,65 % |
Autres thèmes publics |
5,561 |
0,56 % |
Total des données concernant du débat public |
974,701 |
97,47 % |
Nombre des données d’analyse |
1,000,000 |
|
Classification thématique des données par la catégorisation de mots-clés
Dans ce tableau, nous voyons bien que les préoccupations principales sont disposées séquentiellement de la manière suivante : Politique, Social, Droit, Economie, Réseau, Environnement, Sécurité publique, Sport, ainsi que la Sécurité alimentaire entre autres. La plupart des requêtes se concentre sur les thèmes politiques (49,91 %), sociaux (16,41 %) et juridiques (11,06 %). Ces trois premiers occupent 77,38 % des discussions publiques en ligne. Nous pouvons également dégager les sujets les plus discutés dans chaque domaine. Les revendications politiques sont axées autour de sujets tels que la réforme et la démocratie, tandis que les revendications sociales sont toujours associées avec l’éducation, l’égalité de richesses, etc.
La participation sociale en réseau - Les stratégies des principaux acteurs sociaux impliqués
Les nouveaux médias sont perçus comme une alternative aux “agenda-setters”. Différents acteurs s’approprient les réseaux sociaux pour influer sur l’agenda médiatique. Le gouvernement a dû ainsi faire face à de nouveaux défis, qu’il n’avait jamais rencontrés auparavant. Qui sont les acteurs les plus impliqués dans ces participations sociales ? Nous avons identifié trois types des acteurs essentiels qui favorisent les engagements sociaux ainsi que les débats publics en ligne : les intellectuels publics, les ONG, ainsi que les citoyens ordinaires politisés.
Les intellectuels publics
D’après Jurgen Habermas, le courant de l’opinion publique « suit un canal plutôt vertical : des couches supérieures vers celles qui leur sont respectivement inférieures ; les “leaders d’opinion dans le domaine des affaires publiques” sont en général plus aisés et plus cultivés, jouissent d’un statut social meilleur que les membres des couches où s’exerce leur influence » (Habermas, 1993, p.221).
Le rôle de ces « leaders d’opinion » est joué aujourd’hui par les « intellectuels publics », dont la définition sociale peut varier mais est couramment reconnue par les Chinois comme des personnes hautement éduquées et socialement influentes. Ces « intellectuels publics » renvoient à différentes professions dans la société chinoise. Outre les intellectuels tels que les professeurs d’universités, les journalistes et les juristes représentent des catégories d’intellectuels qui n’ont jamais été aussi présents sur la scène médiatique.
Les journalistes
D’après le professeur de communication HU Yong, le rôle du journaliste a beaucoup évolué avec les médias sociaux : « un ensemble de facteurs concernant les journalistes doit être actualisé voire réécrit. On peut constater que de plus en plus de journalistes sont aujourd’hui des activistes » (Entretien effectué le 6 mai 2016 à Pékin). De nombreux événements sensibles, filtrés par les médias traditionnels, peuvent désormais être mis en lumière via l’exposition des journalistes sur les réseaux sociaux ; de plus, les compétences professionnelles inhérentes de ces derniers contribuent à alimenter la propagation des événements sociaux. Nous nous référons ici à l’affaire Bo Xilai comme exemple. La chute de cet homme politique a commencé avec l’inculpation de son épouse pour le meurtre d’un consultant britannique, Neil Heywood. Le journaliste Yang Haipeng a été le premier à dévoiler sur les réseaux sociaux ce scandale politique.
Les juristes
Au regard des enjeux de la société chinoise qui se trouvait dans une transition politico-économique, et au fur et à mesure des réformes économiques et d’ouverture du pays, un grand nombre d’obstacles judiciaires se sont faits jour. Cela a fait ressortir l’importance des engagements sociaux des avocats et des professeurs de droit. Grâce à l’Internet et surtout aux réseaux sociaux, ces derniers ont su trouver un moyen de « s’exprimer sur des thématiques qu’ils ne peuvent aborder de front au sein du système judiciaire ou dans les médias traditionnels» (Zyw , 2009). D’après Zyw, ces juristes sont plus habiles à emprunter le langage officiel – « gouverner le pays conformément à la loi (yi fa zhi guo) » qui a été initialement proposé par l’autorité chinoise pour revendiquer une légitimité politique et une légitimité des propres pratiques – afin « d’élargir le débat sur les droits et de défendre leurs causes» (Delmas Marty, 2007).
Nous voyons par conséquent que de nombreux avocats se rassemblent et forment des collectifs pour porter des revendications sociales liées à la protection des Droits de l’Homme. Comme l’indique le professeur de droit HE Weifang lors d’un entretien : « ils vont au-delà du rôle des avocats : la socialisation des avocats et des universitaires est devenue une tendance, ce qui est différent des époques précédentes » (Entretien effectué le 30 mars 2016 à Pékin). D’après lui, les avocats et les professeurs de droit jouent un rôle crucial dans la diffusion des cas judiciaires sur les réseaux sociaux, ce qui a entraîné une forte pression sociale : « Une fois que l’opinion publique se déclenchera, elle développera le cas dit sensible qui mène ensuite à une intervention politique. Pour résumer, l’opinion publique influence le pouvoir politique et celui-ci influence les tribunaux. »Un autre juriste bien connu, Xin Xu, a également confirmé qu’il exposait constamment les erreurs judiciaires sur les réseaux sociaux : « Il est plus difficile pour les médias traditionnels de prêter attention à un cas judiciaire tandis que les nouveaux médias sont plus enclins à se concentrer sur un cas pendant une longue période. Pour vous donner une idée, je lance quotidiennement des appels publics sur Sina Weibo» (Entretien effectué le 29 avril 2016 à Pékin). Un cas typique est celui de l’affaire Nie Shubin(3) dans laquelle la vérité a éclaté 22 ans plus tard, suite à une intervention judiciaire menée par d’énormes pressions sociales exercées en ligne. Cependant, nous pouvons émettre une réserve sur le fait que les opinions publiques affectent les jugements judiciaires. He Weifang signale également que les affaires judiciaires risquent d’être surexposées en réseau. Dans un pays où la primauté du droit n’a pas été garantie, certains leaders d’opinion et même des juristes se sont écartés de la règle de droit atteindre leurs objectifs. La pression de l’opinion publiques leur semble être une solution plus efficace que le processus judiciaire.
Les ONG
Les ONG représentent également un acteur indispensable dans la société civile. Les thèmes sont généralement centrés sur les droits de l’homme, l’aide humanitaire, la protection de l’environnement, etc. Nous signalons ici un nouveau modèle d’organisation qui apparaît avec la naissance des réseaux sociaux, à partir desquels se structurent les modalités organisationnelles et les modalités d’intervention. Les réseaux sociaux permettent en effet de récolter de nombreux micro-dons de la part d’internautes qui sont disséminés sur l’ensemble du territoire national. Cette nouvelle modalité offre pour une ONG une solution pratique et efficace d’organisation de l’aide humanitaire. Les associations, telles que “da’ai qing chen” – qui fournit une assistance humanitaire aux mineurs infectés par la pneumoconiose – et “ai xin wu can” – qui aide les enfants pauvres en leur offrant des déjeuners gratuits – font partie des exemples typiques.
De ce fait, nous supposons que ce nouveau type d’organisations à but non lucratif, apparaissant avec la naissance des réseaux sociaux, constitue une caractéristique distinctive du réseau social chinois, laquelle lui permet de se démarquer d’autres institutions de la sphère publique des pays occidentaux.
Les citoyens ordinaires politisés
Le troisième acteur essentiel concerne les citoyens ordinaires politisés, qui se veulent libres de participer uniquement aux causes de leurs choix. Cela renvoie à la définition du néo-militantisme donnée par Fabien Granjon. Selon l’auteur, les formes d’engagement militant sont passées « d’un militantisme « traditionnel » à un engagement distancié » (Granjon, 2003). Nous repérons donc ici trois niveaux d’engagements sociaux : les participations sociales non-conflictuelles, les protestations sociales au profit de l’intérêt général, ainsi que les protestations liées aux injustices.
Premièrement, les participations sociales non-conflictuelles impliquent une variété de tactiques subtiles développées par les citoyens ordinaires favorisant les débats publics en ligne. Bien que la censure s’avère être de plus en plus sévère, de nombreux moyens de contournement permettent aux citoyens contourner ces contraintes. Dans de nombreux cas, ces tactiques manifestent une créativité sarcastique : l’allusion, le jeu de mot ou le dessin coexistent sur Weibo. Par exemple, « Zhou Yongkang »(4) est devenu un mot sensible après avoir été impliqué dans un scandale politique. Les internautes ont pourtant vite emprunté « maitre kang (kang shi fu) » (une marque populaire de nouilles instantanées) pour se référer à cet ancien chef de la sécurité publique. Un autre cas typique est l’invention du mot « caonima», qui s’écrit « cheval de l’herbe et de boue » mais qui se prononce à peu près comme « nique ta mère » (Aesène, 2012). Ce terme est largement répandu pour ironiser sur la censure d’Internet.
En fait, la technologie existante ne permet pas encore de détecter tous les phénomènes linguistiques. Une fois que la surveillance repère les inventions du public et les incorpore dans le système de censure, les internautes peuvent aussitôt inventer un vocabulaire alternatif, commençant ainsi un nouveau cycle de détournement et de repérage. D’après Séverine Aesène, le discours critique et l’ironie s’imposent aujourd’hui « plus que jamais comme des éléments de la culture populaire de la jeunesse chinoise, qui a massivement adopté Internet» : « Les jeux de mots, au départ utilisés pour contourner les logiciels de blocage, donnent lieu à un véritable concours de créativité aux dépens de la crédibilité du discours officiel » (Ibid.).
Deuxièmement, les protestations sociales au profit de l’intérêt général couvre des revendications sociales de plus en plus diversifiées, telles que la protection de l’environnement ou la sécurité alimentaire. « Internet est devenu en Chine un répertoire de protestations privilégié » (Ibid.) qui occupent aujourd’hui les principales thématiques des discussions en ligne. Les événements qui y sont liés peuvent rapidement susciter des répercussions et stimuler des débats à grande échelle. Le scandale des vaccins périmés(5) en 2016 et la critique nationale contre la pollution de l’air en Chine, à la suite du documentaire « Sous le dôme – enquête sur le brouillard chinois » réalisé par une journaliste Chai Jing, en sont des représentations typiques.
Troisièmement, Séverine Aesene souligne l’importance des protestations liées aux injustices : « La protestation en ligne n’est plus l’apanage des dissidents. Elle est désormais considérée comme un élément légitime du répertoire d’action de tout citoyen ordinaire, dès lors qu’il est victime d’une injustice » (Ibid.). Il convient de noter que les réclamations individuelles sont susceptibles de se traduire par des revendications sociales ou encore des mouvements collectifs aussi longtemps que les gens se rendront compte que ce genre d’injustices est universel.
Les freins à l’émergence d’un éventuel espace public
En dépit de l’opportunité offerte par les réseaux sociaux pour l’émergence d’un espace public en Chine, il convient pourtant de déconstruire une approche trop « optimiste », qui réduirait la question de la revitalisation de l’espace public à une avancée technique. En fait, de nombreux facteurs socio-historiques dans la publicisation de questions sociales empêchent la constitution d’un éventuel espace public en Chine :
1. La fragmentation
L’hétérogénéité de la population chinoise est à l’image d’un « espace public morcelé » (Miège, 2007, p.109). Il n’y a quasiment pas de consensus dans la réalité de la société chinoise : tout le monde se fait entendre dans le “brouhaha » ; l’information de qualité est difficile à trouver. De fait, La transmission et la diffusion rapide des faits fragmentés ne leur permettent pas d’avoir un dialogue serein et apaisé.
2. L’irrationnalité
La tradition du débat public s’est enracinée sur une longue durée en Europe mais la plupart du public chinois a, pendant longtemps (depuis la prise de pouvoir du Parti communiste (1949) et surtout après la Révolution culturelle) pris l’habitude d’accepter une univocité du produit proposé par les médias classiques et n’est pas prêt à s’engager dans cette forme de communication. Cette hypothèse a également été confirmée par de nombreux chercheurs chinois lors de nos entretiens.
3. La vulnérabilité et la commercialisation de prestations intellectuelles
Les intellectuels évoqués supra sont devenus vulnérables, du fait de la stigmatisation dont ils font l’objet par l’autorité chinoise et de la pression politique en général. Ce constat est partagé par un professeur d’université dont nous avons dû garantir l’anonymat : « En plus de la pression de l’Université, il y a aussi des pressions venant d’autres organismes comme la Commission des Affaires Educatives, la Commission des Affaires politiques et juridiques, le Bureau de la sécurité publique, le Ministère de la Sécurité de l’État ainsi que l’Administration du cyberespace de Chine. » (Entretien effectué le 21 juin 2016 à Pékin).
Par ailleurs, il faut souligner que d’autres intellectuels profitent de leur visibilité sur Internet et de leur notoriété après avoir participé à des affaires publiques, pour proposer des activités plus lucratives privilégiant ainsi leurs intérêts personnels à l’intérêt général, par un effet de dissimulation, comme l’évoque Jürgen Habermas : « L’émetteur dissimule ses intentions commerciales en leur donnant la forme d’intérêts qui visent au bien commun » (Habermas, 1993). Un manager de Sina Weibo nous a confirmé l’existence de prestations offertes par des intellectuels « engagés » et de la mise en place de système de rétribution : « Certains leaders d’opinion font de la publicité. Ils peuvent être par ailleurs rémunérés ou récompensés par des fans notamment grâce à des articles. Ils ont également sur cette plateforme la possibilité de disposer de liens URL qui permettent d’aller sur leur site e-shop… ». Xu Xin, le juriste que nous avons mentionné précédemment, affirme ainsilors de notre entretien : « Je parle de moins en moins des sujets sensibles, et j’ai même commencé à vendre des choses en ligne, tout cela a pour objet de diluer les éléments politiques de mes remarques. »(Entretien effectué le 29 avril 2016 à Pékin).
4.
Enfin, nous constatons que d’autres facteurs existent, dotés de caractéristiques chinoises distinctives, tels que les « fans zombies » et le « Parti Wumao » (Parti aux 50 centimes). Les « fans zombies » se réfèrent aux faux fans, à savoir des titulaires de comptes frauduleux destinés à augmenter les chiffres des fans de contenus circulant sur les réseaux sociaux. Pour créer l’illusion d’une grande influence sociale afin de servir leurs propres intérêts, certains usagers prennent un raccourci par lequel ils achètent ces « faux fans » auprès d’entreprises spécialisées dans le marketing. Voici quelques prix en 2013: 0,60 € pour l’achat d’un millier de faux fans, 3,50 € pour un millier de faux fans de qualité (moins de 100 amis chacun) et 4,30 € pour un millier de faux fans de première classe (avec des centaines d’adeptes et plus d’une centaine de commentaires. En ce qui concerne le « Parti Wumao » , il désigne les étudiants universitaires ou les fonctionnaires gouvernementaux embauchés par le gouvernement. Ils sont responsables de la publication de commentaires en réseau favorisant le Parti, de sorte que nous les surnommons le «Parti aux 50 centimes », d’après le salaire proposé pour chaque contribution postée. L’existence de ces faux comptes et commentaires a largement perturbé notre analyse de corpus.
Réajustement des stratégies politiques de la communication de l’autorité chinoise et les modalités de contrôle
Avant d’aborder cette partie, il convient d’introduire d’abord l’environnement socio-politique dans lequel l’autorité chinoise se situe actuellement. L’autorité chinoise se trouve aujourd’hui dans une situation complexe entre la lutte politique interne et la crise de la représentation du Parti Communiste.
Depuis la fondation de la République populaire de Chine, les hauts dirigeants du Parti communiste chinois sont loin de former un ensemble monolithique. En fait, il y a toujours eu des luttes internes au sein du Parti communiste. Par exemple, la Révolution culturelle a été considérée comme un mouvement politique initié par Mao Zedong pour expulser ses opposants politiques. Après la Révolution culturelle, les luttes politiques internes se sont poursuivies sans interruption autour d’un nouveau modèle de leadership collectif établi par Deng Xiaoping à partir des années 1980. Dans ce modèle, autour d’un président, sept ou neuf membres du Comité permanent du bureau politique du Parti communiste chinois dirigent collectivement le PCC et la RPC, mais ces derniers doivent d’être choisis (ou sélectionnés de façon truquée) unanimement par les hauts fonctionnaires au sein du Parti, généralement les membres du précédent Comité central du Parti communiste. Les luttes politiques se sont ainsi déroulées autour des sièges du leadership. Les hauts fonctionnaires du Parti communiste chinois sont divisés en différentes factions aujourd’hui, dont « prince rouge » (Taizidang en chinois,les descendants des hauts dirigeants du Parti communiste chinois qui accèdent au pouvoir politique), la «faction de Jiang » (les alliés de Jiang Zemin), ainsi que « faction de la Ligue » (Tuanpai en chinois,dont les membres sont issus de la Ligue de la jeunesse communiste) constituent les trois forces principales qui se partagent les postes de secrétaire général et de membres du comité permanent du Politburo(6), dont chacune tente d’influencer ce consensus pour remporter le leadership.
De plus, le mécontentement social croissant, les critiques contre le régime politique, la nostalgie de Mao, la perte de confiance à l’égard du gouvernement, sont autant de caractéristiques emblématiques de la crise politique à laquelle le parti au pouvoir chinois doit faire face. Cette crise pousse le parti au pouvoir à repenser son modèle de communication politique : bien que le régime politique rigide ne révèle aucun signe de relâchement, le pouvoir doit faire preuve de créativité politique, de souplesse et d’adaptation, s’il veut conserver sa crédibilité et, à terme, sa légitimité. Par conséquent, la contradiction des stratégies politiques de l’autorité chinoise réside dans le fait qu’elle doit à la fois faire preuve de souplesse sur les mouvements liés aux réseaux sociaux et en même temps durcir le contrôle social de ces mêmes réseaux pour renforcer leur légitimité politique.
Les nouvelles communications politiques en réseau
La communication a « pris une place de premier ordre » dans le champ politique et ses formes « se sont sensiblement modifiées. » (Ibid.). Inspirés par les trois modèles de communication politique proposés par Gilles Achache, nous remarquons que la stratégie de communication politique du gouvernement chinois s’est progressivement déplacée du modèle « propagandiste » vers le modèle du « marketing » (Achache, 1989). De nombreuses initiatives ont été mises en œuvre par les pouvoirs publics sur les réseaux sociaux pour atteindre trois principaux objectifs : l’apaisement de la crise politique en répondant aux besoins sociaux ; l’instrumentalisation des médias sociaux résoudre les conflits internes et servir une opération de propagande au service du pouvoir en place.
L’apaisement de la crise politique
Selon le Rapport d’influence des comptes officiels gouvernementaux sur Sina Weibo, jusqu’en juin 2017, il y a au total 132 012 comptes officiels gouvernementaux sur cette plate-forme qui se chargent d’écouter et d’interagir avec le public(7). De plus, le Bureau de surveillance de l’opinion publique a été établi en Juillet 2009, ayant pour objectif de saisir quotidiennement les opinions publiques en réseau afin de fournir une référence aux dirigeants du Parti Communiste.
Certaines mesures ont été mises en œuvre pour répondre aux réclamations/revendications du public. Etant donné que la demande anti-corruption figure parmi les revendications sociales les plus pressantes du moment, les autorités chinoises ont organisé une « tempête anti-corruption » depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, dont Sina Weibo représente l’un des leviers les plus importants. Nous pouvons, à cet égard, citer une série d’exemples : Yang Dacai , un cadre local surnommé « l’oncle montre », a été limogé après que des internautes ont affiché sur Sina Weibo des photos de lui portant des montres de luxe qui ne correspondaient pas à son revenu ; Cai Bin, un fonctionnaire de la gestion urbaine à Guangdong, a été démis de ses fonctions après qu’il fut révélé en ligne qu’il possédait 22 maisons ; Lei Zhengfu, un chef de district de Chongqing, a été limogé seulement 63 heures après qu’une vidéo le mettant en vedette ayant des rapports sexuels avec une femme fut divulguée sur le réseau.
L’instrumentalisation des médias sociaux pour résoudre les conflits internes
Les médias sociaux sont largement instrumentalisés par le parti politique pour servir les luttes politiques et exclure les opposants illégitimes. Prenons par exemple le cas de Bo Xilai dont nous avons parlé : Les luttes politiques au sein du Parti se déroulent généralement en coulisses jusqu’à ce que l’affaire Bo Xilai les fasse connaître. Fils d’un compagnon de Mao, et l’un des rivaux les plus puissants de XI Jingping, cet homme politique a été arrêté en 2013, accusé d’avoir perçu des pots-de-vin. Son épouse a été, quant à elle, condamnée à mort avec sursis pour «le meurtre» d’un homme d’affaires britannique. Mais d’autres preuves ont montré qu’elle a été victime d’un complot politique. Bo doit être expulsé pour céder la place au nouveau Président. La diffusion de cette affaire sur les réseaux sociaux fut un cas typique d’instrumentalisation des médias sociaux par le pouvoir, pour laquelle la plate-forme du réseau social Sina Weibo a été largement instrumentalisée pour détruire cet opposant illégitime en mobilisant l’opinion des masses : Au cours du procès, le gouvernement a mené une diffusion en direct inédite sur Sina Weibo, qui a permis au public de masse de participer librement aux discussions du procès. La vie privée de cet homme politique a été continuellement rendue publique dans l’intention de dissiper l’aura charismatique de Bo.
L’opération de propagande au service du pouvoir en place
Le pouvoir tente toujours de façonner une image glorieuse du Parti et de ses dirigeants dans une logique d’acclamation, surtout après la prise du pouvoir par Xi Jinping. Par rapport à ses prédécesseurs, qui ne semblaient pas habiles aux conversations directes avec le public de masse à l’époque des médias classiques, le numéro un chinois – et son entourage – se sont rapidement rendu compte que ce nouveau dispositif numérique pouvait servir leur propre intérêt. Par l’intermédiaire des réseaux sociaux, une opération de propagande est orchestrée visant le simulacre de la proximité et de l’intimité du leader politique, tout en évitant une interactivité directe avec le public de masse. Le mystérieux « fan club » de Xi Jinping sur Sina Weibo fait partie de ces stratégies politiques. Créé après la désignation de Xi Jinping à la tête du pays et suivi par environ 2 millions d’internautes, ce microblog est censé être la source d’informations exclusives sur Xi avec des publications relatant en direct le parcours du dirigeant.(8)
Le contrôle social
Cette stratégie en apparence plus souple masque (mal) en fait un contrôle plus strict des réseaux sociaux par les pouvoirs publics dès lors qu’il s’agit de sujets politiques sensibles. Le contrôle social de l’autorité chinoise est en effet de plus en plus sévère en Chine, comme le démontre une série de décrets pris après l’arrivée au pouvoir du nouveau président et l’arrestation de nombreux militants en 2013. Les modalités de contrôle peuvent être divisées en deux catégories, le contrôle direct et indirect.
Le contrôle direct se manifeste par le fait que la liberté d’expression est toujours restreinte. Il existe diverses mesures punitives contre les militants, en fonction de la gravité de leurs actes : privation de parole ; avertissement par les services de la sécurité d’État ; interdiction de sortie ; arrestation, etc. Un tournant fut marqué par une vague d’arrestations importantes en 2013. Après que le gouvernement chinois eut annoncé le lancement d’un projet nommé lutte contre les rumeurs, de nombreux leaders d’opinion ont été opprimés et certains envoyés en prison. D’après HU Yong, cela a eu pour conséquence un effet « boule de neige »: même si le réseau social Sina Weibo était considéré comme un lieu de dialogue démocratique, il fallait noter que le dynamisme porté par les leaders d’opinion a été rompu. Par conséquent, les participants à ces discussions, ne voyant plus de mouvement et de dialogue sur la plateforme, ont cessé toute activité.
Le contrôle indirect se manifeste davantage par la pression des autorités sur les médias sociaux. La légitimité de ces derniers est toujours sous l’emprise de l’État. Ils doivent donc être ré-intégrés dans les systèmes idéologiques nationaux. Notre entretien avec l’opérateur du service Sina Weiboatteste que celui-ci a pris effectivement des mesures de censure, tels que le filtrage automatique de mots-clés, et des mesures spéciales pour certains utilisateurs clés (fermeture du compte, restriction du discours et des commentaires etc.).
De plus, la campagne Internet Water Army, dont le « Parti Wumao » fait partie des exécuteurs principaux, constitue ainsi l’une des outils privilégiés de la stratégie politique du pouvoir chinois : il s’agit des faux posts écrits par des prestataires du gouvernement, qui inondent aujourd’hui les médias sociaux. Il est à noter que de nombreux faux posts ciblent les intellectuels chinois, la calomnie à laquelle ces derniers sont soumis étant devenue l’une des principales raisons de leur stigmatisation.
Conclusion
Les réseaux sociaux chinois ont fait émerger de nombreux engagements sociaux et débats publics en Chine, mais ce processus repose avant tout sur la contribution des différents acteurs sociaux impliqués : les intellectuels publics (journalistes, juristes, professeurs), les ONG, les citoyens ordinaires politisés, etc. Le positionnement de ces réseaux sociaux dans la sphère publique est encadré par une variété d’intérêts stratégiques, qui doivent être pris en compte lors de l’analyse du rôle de ce média dans l’émergence d’un éventuel espace public.
Cette sphère publique en réseau présente des caractéristiques différentes de celles des pays occidentaux, tel que le rôle inédit que jouent les avocats en réseau dans un pays où l’état de droit n’est pas encore complet, ainsi que les nouvelles modalités d’intervention que développent les ONG en ligne. Il nous est néanmoins difficile d’affirmer l’existence d’un « espace public numérique » en Chine, vu les facteurs induits par le contexte socio- politique chinois : fragmentation, irrationalité, vulnérabilité et commercialisation des intellectuels chinois, ainsi que d’autres facteurs de perturbation.
Par ailleurs, l’attitude qu’adopte l’autorité chinoise sur les réseaux sociaux se manifeste toujours paradoxalement : d’un côté, la crise de la représentation du parti au pouvoir l’oblige à passer de la propagande traditionnelle aux nouvelles communications politiques, de sorte que de nombreuses initiatives sont mises en œuvre sur les réseaux : l’apaisement de la crise politique en répondant aux besoins sociaux ; l’instrumentalisation des médias sociaux pour régler les conflits internes et servir la propagande au service du pouvoir en place. D’un autre côté, le pouvoir renforce son contrôle social dès qu’il s’agit des sujets sensibles politiques.
Pour conclure, nous remettons en cause la vision « optimiste » qui réduit la question de la revitalisation de l’espace public à une avancée technique. La formation d’un « espace public numérique » est en fait limitée, à la fois par les faiblesses inhérentes de cette sphère publique et par l’environnement politique qui l’entoure. Il est à noter que les médias sociaux chinois sont en fait des médias contrôlés de façon sophistiquée, avec un algorithme s’effectuant en arrière-plan influencé par le pouvoir politique. Par rapport aux médias traditionnels qui assurent la « qualité » de l’information avec une intervention très brutale, l’algorithme de contrôle des médias sociaux est relativement, invisible, plus facile à accepter.
Notes
(1) Nous avons constitué notre échantillon d’une centaine de comptes tout en considérant des paramètres tels que le nombre de posts , le nombre de lecteurs et d’abonnés, l’activité du compte ainsi que le nombre de commentaires laissés, etc. Nous avons également consulté une liste d’analyse établie par un centre de recherche chinois (Qingbo) pour développer un échantillon assez fiable en termes de recherche académique.
(2) Pour effectuer cette étape, nous avons tiré avantage d’une interface de programmation proposée par l’opérateur de Weibo pour les téléchargements des contenus afin de recueillir un million de données sur cette plate-forme ; nous avons ensuite utilisé MATLAB, un dispositif informatique spécifique qui est chargé d’extraire et de classer les mots-clés parmi une masse textuelle de posts afin d’effectuer une répartition proportionnelle de différents thèmes (politique, social, etc.) dans l’ensemble de notre corpus. Cette répartition a été révélée par le calcul de la récurrence des mots-clés représentatifs.
(3) L’affaire Nie Shubin est le résultat d’une erreur judiciaire reconnue en Chine. Nie Shubin a été exécuté en 1995 à l’âge de 20 ans pour le meurtre et le viol d’une femme près de la ville de Shijiazhuang. Dix ans plus tard, le 18 janvier 2005, Wang Shujin, a reconnu être l’auteur de cette agression sexuelle et du meurtre. Cependant, Nie shubin n’avait pas été innocent, toutes les requêtes adressées au Tribunal populaire suprême du Hebei ayantt été rejetées. Cela a suscité des protestations sur les réseaux sociaux. Sous la pression des internautes et des avocats, l’affaire a été rouverte officiellement en 2014 et la Cour suprême chinoise a finalement innocent Nie Shubin en 2016.
(4) Zhou Yongkang (周永康)), né le 12 décembre 1942 à Wuxi, est un homme politique chinois. Ayant été membre du Comité permanent du bureau politique du Parti communiste chinois et ministre de la Sécurité publique de la République Populaire de 2002 à 2007, il a été « placé sous enquête » en août 2013, et condamné à la prison à perpétuité le 11 juin 2015, pour « recel de corruption, abus de pouvoir, et révélation intentionnelle de secrets d’État ». En tant que l’un des proches les plus importants de Bo Xilai, sa chute a été reconnue comme une conséquence d’être impliqué dans l’affaire Bo Xilai.
(5) Le scandale des vaccins périmés concerne une vente de vaccins périmés en 2016 qui a occasionné la mort de millions de personnes. Le 18 mars 2016, une pharmacienne a été accusée d’avoir vendu, pendant cinq ans, des vaccins périmés ou mal conservés pour 570 millions de yuans. Ce scandale a été accompagné d’une mise au jour de l’incapacité de l’autorité chinoise à réguler les secteurs agrolimentaire et pharmaceutique.
Source consultée en ligne le 20 mai 2016: http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/03/24/pekin-revele-un-vaste-trafic-de-vaccins-perimes_4888964_3244.html#q3SdmMHL47HPlvBz.99
(6) Source consultée le 20 mai 2016 :
http://www.liberation.fr/planete/2012/11/07/chine-prises-de-factions-au-congres-du-parti-communiste_858891
(7) Source consultée le 20 septembre: « Rapport d’influence des comptes officiels gouvernementaux sur Sina Weibo » publié par le « Bureau de surveillance de l’opinion publique » en ligne
http://yuqing.people.com.cn/NMediaFile/2017/0728/
MAIN201707281449000265555430659.pdf
(8) Source: http://www.france24.com/fr/20130205-chine-internet-fan-club-xi-jinping-weibo, consulté le 20 juillet 2013
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Auteur
Tingting Tao
.: Tingting Tao est doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication au sein du laboratoire Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication. Ses travaux de recherche étudient la sphère publique sur les réseaux sociaux en Chine. Ils portent en particulier sur l’analyse des stratégies des acteurs sociaux impliqués.