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Médias sociaux : l’extension du domaine médiatique par l’industrialisation du relationnel

27 Déc, 2017

Résumé

L’objet de cet article est d’analyser les transformations des médias dits « historiques », les médias de diffusion, ainsi que l’apparition des médias sociaux. Nous montrerons que médias de diffusion et médias sociaux présentent une homologie, en relevant également de la catégorie « médias ». Nous définirons en premier lieu les médias par un acronyme, MEDIATS, traduisant l’existence simultanée d’un Modèle Economique, de Discours, d’une Institution, d’Acteurs et de Techniques en Société. Ce faisant, les médias sociaux apparaîtront bien comme des médias, spécifiques par la mobilisation de consommateurs sous la forme de publics parfois contributeurs, organisés sous la forme de collectifs médiatés. Nous serons alors en mesure de caractériser les mutations en cours affectant le domaine médiatique comme une extension de ce domaine, les techniques numériques en réseau permettant de mettre en place une industrialisation du relationnel. C’est bien l’ensemble du domaine médiatique et des télécommunications qui se trouve alors redéfini, par la transformation des frontières précédemment établies et la création de nouveaux services en matière d’offres médiatiques et télécommunicationnelles. Nous tâcherons alors de construire – à l’aide de représentations synoptique et matricielle – une cartographie de ces nouveaux services, qui redessinent et étendent le territoire des médias, désormais conçus comme des agencements conjoncturels.

Mots clés

Industries culturelles, médias, médias sociaux, médias de diffusion, broadcast, réseaux.

In English

Title

Social media: the extension of the media field by industrialization of social relations

Abstract

The purpose of this article is to analyze the transformations of so-called « historical » media (diffusion media), as well as the emergence of social media. We will show that diffusion media and social media are characterized by their homology, both of which also fall under the « media » category. We will first define the media by an acronym, M.E.D.I.A.T.S, translating the simultaneous existence of an Economic model, Documents and contents, Institution, Agents and users, and Techniques in Society. In doing so, social media will be defined as media, specific by the mobilization of audiences taking the form of mediated collectives (sometimes contributors). We will then be able to characterize the current changes affecting the media field as an extension of this field, the digital networks implementing industrialized relation techniques in the media activities. The media and telecommunications fields are then both redefined, by the transformation of previously established borders and the creation of new services in terms of media and telecommunication offers. We will then try to construct – using synoptic and matrix representations – a cartography of these new services, which redraw and extend the territory of the media, now conceived as conjunctural (contextual) arrangements.

Keywords

Cultural industries, media, social media, diffusion media, broadcast, networks

En Español

Título

Medios sociales: la extensión del dominio de los medios por la industrialización de las relaciones.

Resumen

El propósito de este artículo es analizar las transformaciones de los llamados medios « históricos » (medios de difusión), así como el surgimiento de las redes sociales. Mostraremos que los medios de difusión y las redes sociales se caracterizan por su homología, que también caen dentro de la categoría de « medios ». Primero definiremos los medios por un acrónimo, ME.D.I.A.TS, que refleje la existencia simultánea de un Modelo Económico, Documentos y contenido, Institución, Agentes y usuarios, y Técnicas en la Sociedad. Al hacerlo, las redes sociales se definirán como medios, específicos por la movilización de públicos en forma de colectivos mediados (a veces contribuyentes). Luego, podremos caracterizar los cambios actuales que afectan al campo de los medios como una extensión de este campo, las redes digitales que implementan técnicas de relaciones industrializadas en las actividades de los medios. Los campos de los medios y las telecomunicaciones se redefinen, mediante la transformación de las fronteras establecidas previamente y la creación de nuevos servicios en términos de ofertas de medios y telecomunicaciones. Luego intentaremos construir, utilizando representaciones sinópticas y matriciales, un mapeo de estos nuevos servicios, que redibujará y extenderá el territorio de los medios, ahora concebido como arreglos cíclicos.

Palabras clave

Industrias culturales, medios, medios sociales, medios de difusión, broadcast, redes.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Lafon Benoit, « Médias sociaux : l’extension du domaine médiatique par l’industrialisation du relationnel », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°18/3A, 2017, p.53 à 64, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2017/supplement-a/04-medias-sociaux-lextension-du-domaine-mediatique-par-lindustrialisation-du-relationnel/

Introduction

Les médias « historiques » seraient aujourd’hui en difficulté, la notion même de médias aurait fait long feu. Pourtant, les syntagmes de « réseaux sociaux », ou de « médias sociaux », se sont imposés en plus d’une décennie d’existence. Il s’agit dans cet article de prendre acte d’une certaine maturation – à défaut de stabilisation – de ces techniques socio-symboliques, désormais incarnées par certains acteurs dominants (Facebook, Twitter, YouTube…), ainsi que par des modifications importantes affectant les médias dits « historiques » : social TV, désynchronisation des flux audiovisuels, pure players… Les mutations de la diffusion et de la consultation des médias, souvent imputées à une catégorie insaisissable, le « numérique », ne doivent pas décourager les tentatives de définition et de clarification. Pour ce faire, le présent article se propose de partir d’une définition raisonnée de la notion de « média », afin d’examiner en quoi les médias sociaux relèvent de cette catégorie, et en quoi l’émergence de ces médias dits « sociaux » permet de redéfinir de manière plus adéquate les médias dits « historiques ». Nous tacherons ainsi de caractériser les spécificités des médias sociaux, et de comprendre les mutations qu’ils induisent, notamment pour les médias « historiques » que nous qualifierons de médias de diffusion, c’est-à-dire fondés sur la diffusion auprès de publics de productions (modèle broadcast).

Nous serons alors en mesure de caractériser les mutations en cours affectant le domaine médiatique comme une extension de ce domaine, les techniques numériques en réseau permettant de mettre en place une industrialisation du relationnel. C’est bien l’ensemble des domaines médiatique et des télécommunications qui se trouvent alors redéfinis, par la transformation des frontières précédemment établies et la multiplication de la création de services en matière d’offres médiatiques et télé-communicationnelles. Nous tâcherons alors de construire une cartographie de ces nouveaux services, qui redessinent et étendent le territoire des médias.

Les médias : médias de diffusion et médias sociaux

La compréhension des médias sociaux nécessite une définition préalable de la notion de « média ». En sciences sociales et plus précisément en Sciences de l’Information et de la Communication, plusieurs définitions classiques ont été proposées depuis une vingtaine d’année, fondées sur les acquis des recherches dans ce domaine scientifique. Nous allons proposer notre propre définition fondée sur celles-ci et prolonger la réflexion sur la place actuelle des médias sociaux.

Médias : une définition générique

Les médias ont été principalement définis par les sciences de la communication comme des dispositifs sociotechniques et socio-symboliques, mêlant plusieurs dimensions. Ainsi R. Rieffel propose une définition à quatre dimensions : « ensemble de techniques de production et de transmission de messages », « produit proprement dit de cette technique », « organisation économique, sociale et symbolique » et, enfin, « usages variés » (Rieffel, 2005 : 30). Cette conception se rapproche de celle de Jérôme Bourdon (2009: 9), considérant les médias comme « technique, organisation, contenu et public ». Bernard Miège, pour sa part, soucieux de prendre en considération la dimension industrielle et marchande de médias largement intégrés dans des filières aux modes de valorisation spécifiques, insiste sur la notion d’ « économie de fonctionnement propre » (Miège, 2007 : 106), impliquant des « particularités économiques », c’est-à-dire des spécificités pour chaque média et sous-type de média. Sur la base de ces définitions somme toute convergentes, nous proposons une définition des médias prenant la forme d’un acronyme – moyen mnémotechnique commode – afin de prendre acte de la variété des dimensions mises en jeu dans l’analyse de ces derniers : ME.D.I.A.TS. Cet acronyme, traduit l’existence simultanée d’un Modèle Economique, de Discours, d’une Institution, d’Acteurs et de Techniques en Société.

Ainsi, un média repose en premier lieu sur un Modèle Economique, c’est-à-dire un modèle d’affaire visant à pérenniser l’organisation, qu’elle soit privée ou publique. Dans un cas comme dans l’autre, une consolidation des ressources est nécessaire pour garantir la production (programmes, publications) du média. Cette question est au cœur des réflexions de la théorie des industries culturelles, qui vise entre autres objectifs à modéliser les stratégies et le fonctionnement des acteurs de ce secteur au sein de filières plus ou moins organisées. Deuxième dimension, le Discours. Le choix du terme discours est assumé, il s’agit de prendre en considération des contenus – le plus souvent industriellement produits – en lien avec les pratiques sociales de consommation. Cette conception d’un discours médiatique doit amener à considérer les « contenus » ou « messages médiatiques » dans leur dimension pragmatique, c’est-à-dire dans leur contexte social de consommation. Ce qui renvoie à toute une série de notions connexes – productions médiatiques, récits médiatiques, narrations – que les Sciences de l’Information et de la Communication ont largement étudiées au cours des dernières décennies (cf. Odin, 2011 ; Lits, 2008). L’Institution fait référence à l’organisation professionnalisée du média à penser dans ses logiques politico-économiques, en lien avec l’industrialisation et le cadre légal de référence. Cette notion renvoie de même aux formes de professionnalisation au sein de la structure médiatique. Le terme d’Acteurs (ou usagers des médias) désigne les différentes catégories d’acteurs utilisant les médias, présentant un marché à double face : d’un côté les publics, et de l’autre les promoteurs d’informations visant à être médiatisées, annonceurs comme acteurs médiatisés. Le rôle-clé des relations publiques dans l’essor des stratégies d’accès aux médias doit être souligné – renforçant la marchandisation des espaces médiatiques –, ainsi que la problématique croissante de l’activation de collectifs visant à médiatiser leurs causes. Enfin, les Techniques en Société constituent la 5e dimension constitutive des médias : en essor continu et connaissant des mutations notables de par les investissements des industries de la communication, cette dimension apparaissant comme la plus visible est aussi déterminante que les précédentes. Une précaution cependant : ces techniques sont des techniques sociales, non autonomes des pratiques, et le récent essor des techniques de numérisation ne doit pas masquer leur dimension matérielle et industrielle. Miniaturisés, délocalisés dans des serveurs redondants, les contenus médiatiques technicisés perdurent dans leur dimension matérielle. Cette précision est d’importance pour la suite de notre propos, centré sur la problématique d’une homologie des médias et des médias sociaux.

Médias sociaux : quelles spécificités ?

Se pose désormais la question de qualifier les médias sociaux, afin de comprendre leurs spécificités, ainsi que les traits qui les différencieraient des médias dits historiques, bien que nous récusions cette notion, toute relative.

En premier lieu, nous pouvons noter que la dénomination des « nouveaux médias » dits « sociaux » n’est pas stabilisée : web social, web collaboratif, web 2.0, réseaux sociaux, réseaux socio-numériques, médias sociaux, médias participatifs… Les terminologies ne manquent toujours pas (Coutant & Stenger soulignaient déjà cette inflation lexicale en 2012) pour désigner ces nouveaux acteurs de la diffusion de contenus, dans une perspective réticulaire, autant de « discours d’accompagnement des réseaux socionumériques » (Rebillard, 2011) mettant en évidence leur nouveauté. La particularité de ces médias est de se fonder sur des groupes d’usagers interconnectés, d’où le qualificatif de « social » qui implique une diffusion de contenus dans un même réseau (narrowcast), ce qui s’opposerait à la diffusion indifférenciée du broadcast. De ce point de vue, si les médias traditionnels sont des médias de diffusion, les médias sociaux apparaissent davantage comme des médias de propagation.

Un élément relie ainsi ces notions : une mythologie communément partagée du collectif et du collaboratif. Ces croyances participant d’un « paradigme créatif », métadiscours défendant la contribution et le partage sur les réseaux numériques de données par les usagers. Si les promoteurs de ces nouveaux médias défendent la démarche créative c’est, nous expliquent P. Bouquillion et J. Matthews, pour mieux justifier « l’utilité des « petites mains » [qui] est entièrement mise au service du projet économique des firmes concernées, et [qui sur] ce point illustre, à notre sens, l’habileté idéologique du Web collaboratif : dessiner les contours d’un enrichissement et d’un épanouissement individuel qui profitent directement aux acteurs capitalistes » (Bouquillion, Matthews, 2010, p. 88).

Aussi laissons-nous de côté ces notions connotées de la collaboration, de la participation, de la contribution et de la création, pour nous centrer sur la dimension collective ou communautaire – en un mot : sociale – de ces médias, regroupant leurs usagers sous des configurations spécifiques, qualifiées par plusieurs auteurs de « communautés médiatées » (Gensollen, 2004 ; Rebillard, 2007). M. Gensollen propose de comprendre l’originalité des communautés qui se créent et se développent sur l’internet en les resituant dans une perspective historique remontant aux communautés rurales et ouvrières du XVIIIe siècle, et en démontrant la rupture opérée par la non-rivalité des biens symboliques échangés dans le cadre des réseaux numériques. La référence aux échanges Kula étudiés par Malinowski chez les peuplades du Pacifique, fondés sur le don et contre-don et produisant des formes de capitaux symboliques pour les participants à ces échanges, est mobilisée par M. Gensollen qui tâche de démontrer le caractère communautaire et non rival des échanges en ligne. Ce qui n’est pas contradictoire avec les tentatives des industries du contenu et de la communication de tâcher de recréer une rivalité, fondée sur la valorisation commerciale des produits de ces échanges : c’est là toute la question de l’industrialisation du relationnel que se propose de traiter cet article. Ainsi se dégagent selon M. Gensollen trois types de communautés : communautés d’échange d’expérience (visant à apparier la demande aux innovations), communautés d’échange de fichiers (utilisation collective des biens numérisés), communautés épistémiques (production collective de biens, par ex. logiciels libres ou contributions).

C’est bien sur la médiatisation de « communautés » que les médias sociaux induisent une évolution avec le modèle classique des médias fondés sur la diffusion-distribution auprès d’un public indifférencié ou ciblé. F. Rebillard, qui resserre la typologie de M. Gensollen à deux types, les communautés d’expérience (versant idéel) et les communautés d’échange (versant matériel), note ainsi que les communautés médiatées, et notamment au plan technique dans leur dimension matérielle, constituent une originalité marquante : « c’est bel et bien ce deuxième point – l’instrumentation de la relation – qui constitue la spécificité des communautés sur l’internet » (Rebillard, 2007, p. 25). Ce faisant, F. Rebillard s’oppose à M. Gensollen qui propose une vision trop disruptive de ce type de communauté. Il insiste en effet sur plusieurs caractéristiques de ces communautés les rendant assimilables aux sociabilités ordinaires (idem, 30) : perméabilité aux logiques commerciales du marketing, prégnance des stratifications sociales et sociodémographiques préexistantes. De fait, le caractère communautaire en est largement estompé, les usagers des médias sociaux relevant bien de la catégorie des « publics », comme l’indique M. Lecolle : « Dans des contextes liés aux usages de l’internet, on rapproche aussi public de communauté ou de réseau. Tous ces termes engagent la pluralité et le collectif, mais pas le même type de collectif, et pas de la même façon » (Lecolle, 2016). Nous proposons par conséquent de nommer ces groupements d’intérêts conjoncturels « collectifs médiatés » (regroupant des publics participant à la diffusion de contenus), terme plus général qui peut inclure – mais pas nécessairement – des pratiques communautaires (et aussi dans des cas particuliers identitaires).

Les médias sociaux en regard des médias de diffusion

Ce faisant, on perçoit mieux la spécificité introduite par les médias sociaux, à savoir la constitution de collectifs médiatés consommant des contenus diffusés par des réseaux numériques, produits à la fois par des acteurs issus du secteur des industries culturelles et médiatiques et par des participants à ces collectifs. L’irruption de nouveaux acteurs économiques et de nouveaux dispositifs de communication a produit ces « nouveaux médias », aujourd’hui qualifiés de « médias sociaux ». Depuis le début des années 2000, des publications issues de différentes sciences sociales ainsi que des acteurs professionnels du secteur de la communication ont tenté de les définir, le plus souvent en opérant un travail de classification. Les typologies combinent ainsi plusieurs critères, en fonction des centres d’intérêt des analystes. Dans un rapide travail de recension, nous avons identifié trois principales sortes de typologies visant à organiser dans une présentation cohérente – le plus souvent sous la forme de matrices – l’ensemble des médias/réseaux sociaux :

  • Typologies fonctionnelles : le plus fréquemment produites par des acteurs du conseil et des études en communication digitale (Voir www.harrisinteractive.fr/news/2015/12022015.asp, consulté le 22/11/2017 ; et fredcavazza.net/2017/04/18/panorama-des-medias-sociaux-2017/, consulté le 22/11/2017), ces présentations mettent en avant des fonctionnalités des réseaux et médias sociaux, dans une perspective d’utilisation stratégique de ces derniers : fonctions conversationnelles, de partage, de collaboration, etc.
  • Typologies socio-pragmatiques : les plus répandues au niveau académique de par les travaux de chercheurs en Sciences de l’Information et de la Communication et en sociologie (Coutant, Stenger, 2012, p. 78 ; Cardon, 2008, p. 124), ces classifications tâchent de croiser une description des dispositifs sociotechniques et les pratiques auxquels ils donnent lieu, à travers la construction de polarités d’usages (amitié/intérêt, contenu/soi, réel/projeté, être/faire) ; ces matrices peuvent en outre introduire des variables généalogiques et souligner les « structures originelles » de ces médias sociaux : forums, blogs et wikis, réseaux (Merra, 2013, p. 152).
  • Typologie langagière : fortement ancrée en sciences du langage, la typologie construite par D. Maingueneau (Maingueneau, 2014, p. 90) définit des genres de médias sociaux présentés sous une forme arborescente, déclinaisons de trois principales formes de textualité : conversationnelle, planifiée ou navigante.

L’apport de ces classifications est indéniable et permet de pointer la nouveauté des médias sociaux, fondés sur la constitution de collectifs et sur la médiatisation d’échanges. Ils apparaissent bien d’un point de vue sociotechnique comme la formalisation de dispositifs mêlant échanges interindividuels éditorialisés (Chantepie, Le Diberder, 2010, p. 64) et contenus diversifiés issus de contributions multiples, terme plus adapté que celui de « User Generated Content », portant un présupposé sur la figure d’un prétendu « lecteur-auteur » actif, alors que la production de contenus originaux reste une « activité socialement discriminée » (Rebillard, 2007, p. 47). Ainsi pointe une limite de ces typologies, centrées sur l’analyse des dispositifs, des pratiques et/ou ses contenus, une double absence :

  • celle des variables socio-économiques : quels modèles de financement permettent la pérennisation des services dispensés par les médias sociaux ? Sont-ils analogues à ceux des médias de diffusion ? Et qu’induisent dans les modèles économiques la constitution de collectifs médiatés comme nouvelles formes de publics, désormais contributeurs pour certains d’entre eux ?
  • celle des variables techno-industrielles : les techniques d’appariement et de curation (Mesguich et al., 2012) mises en place par les acteurs de l’info-médiation constituent désormais un arrière-plan techno-industriel déterminant pour les médias sociaux, qui orientent les usages à des fins de valorisation manifestes, que les chercheurs en information – communication tâchent de mettre à jour (Bullich, 2016)

Ainsi, les médias sociaux présentent une homologie avec les médias de diffusion, ces deux types de médias – et ces frontières sont mouvantes – relevant également de la catégorie « médias », et pas seulement sur la question de la diffusion de contenus éditorialisés. Leurs modèles d’affaires sont largement traversés de logiques similaires à celles affectant les médias de diffusion (voir partie suivante), ils reposent sur une organisation pérenne, des dispositifs sociotechniques propres et la mobilisation de consommateurs, des publics parfois contributeurs organisés sous la forme de collectifs médiatés. Médias de diffusion et médias sociaux participent également de l’émergence d’un « nouveau domaine médiatique » par lequel « les médias tendant le plus souvent à faire rentrer sous leur coupe ce qui se rattache à la communication interpersonnelle » (Miège, 2007 ; 2015, p. 124-127).

Un domaine médiatique en extension : le « numérique » comme industrialisation du relationnel

L’élargissement du domaine médiatique que nous nous proposons d’explorer repose sur une industrialisation du relationnel. Déjà identifiées en 2002 dans le cas de l’information sportive sur internet, les « industries de la relation » se fondent « sur des modes de production et de distribution/commercialisation de services relationnels entre internautes d’une part et entre internautes et offreurs de contenus informationnels, communicationnels et culturels d’autre part » (Collet et Papa, 2002, p. 10-11). Depuis lors, les services développés par ces industries de la relation n’ont eu de cesse de se développer, les stratégies marketing sur le web au début des années 2000 devenant les fondements d’un secteur industriel majeur produisant de nouveaux médias et affectant les médias de diffusion (presse et audiovisuel).

Pour une définition plastique des médias : des agencements conjoncturels

La rapide émergence des médias sociaux ne doit pas faire illusion. En leur temps, les mutations rapides induites par l’arrivée de la presse commerciale de masse ou de l’audiovisuel, radio puis télévision, ont modifié en profondeur les équilibres des systèmes de médias (Miège, 2007, p. 107) prévalant alors, et ce en raison des implications de ces mutations à chacun des cinq niveaux de notre définition des médias (ME.D.I.A.TS). Une approche socio-historique des médias nous enseigne qu’il s’agit là de processus récurrents que l’on doit observer à des échelles élargies, tant sociales que temporelles (Lafon, 2017).

A cette échelle d’observation élargie et pluri-décennale, il devient manifeste que nous assistons à un « élargissement du domaine médiatique » (Miège, 2007, p. 105 et s.). Situé au croisement des réseaux, des portails et des médias, cet élargissement serait aussi la conséquence selon B. Miège d’un « procès de médiatisation de la communication » en progression continue sur le temps long, qui dépasse largement les frontières des médias (idem, pp. 79 et s.). Sur ce point, nous souhaitons mettre en garde sur une nécessaire réduction des notions de « média » et de « médiatisation », afin de ne pas renforcer la polysémie de celles-ci. Il nous semble plus approprié de réserver la notion de médiatisation à la « mise en média » (médias de diffusion ou médias sociaux) et de désigner autrement que par médiatisation les échanges communicationnels autres que médiatiques, fussent-ils technicisés.

Au final, l’extension du domaine médiatique via l’industrialisation du relationnel nous paraît suivre un double mouvement :

  • du côté des médias de diffusion : adjonction de services relationnels aux médias de diffusion (création de comptes offrant des services exclusifs, premium ou complémentaires) et techniques numériques renouvelant leur offre (pure players, médias audiovisuels en ligne, services médiatiques des plateformes, ie chaînes Youtube, playlists Spotify…) ainsi que leurs modalités d’accès (services de consultation en ligne des médias de diffusion, via web ou applications dédiées, TV de rattrapage, podcasts, archives de presse en ligne, etc.) ;
  • du côté des réseaux de mise en relation (télécommunications élargies et réseaux socio-numériques) : diversification des messageries en ligne proposant des contenus médiatiques, ré-éditorialisés par les usagers assistés d’algorithmes (Facebook, Twitter), éditorialisation des échanges, commentaires et recommandations sous la forme canonique du forum (fils de discussions) ou sous des formes renouvelées de micro-médiatisations (profils, ie Facebook, Instagram ou Snapchat).

Le point commun de ces évolutions conjointes est la prise en compte de collectifs médiatés dans les stratégies d’industrialisation et de marchandisation des groupes industriels, issus des filières des médias et de la communication. Nous pouvons à présent proposer une définition unifiée des médias reposant sur l’homologie médias de diffusion – médias sociaux, avant de présenter un schéma analytique de l’extension du domaine médiatique vers le relationnel (domaine historiquement occupé par les industries des télécommunications). Une définition des médias doit ainsi se fonder sur une conception ouverte et plastique de la notion de média, adaptable au contexte de mutations en cours. Un média doit ainsi comme l’a indiqué F. Rebillard être pensé dans une perspective dynamique, on peut alors le rapprocher de la notion de configuration d’Elias (Rebillard, 2007 : 129). Nous définirons ainsi un média comme un agencement conjoncturel de cinq dimensions constitutives : Modèle Economique, Discours, Institution, Acteurs, Techniques en Sociétés. Sur cette base, nous proposons une version réactualisée du « tableau synoptique positionnant les Tic » conçu par B. Miège en 2007 (Miège, 2007, p. 230).


Figure 1 – Tableau synoptique du domaine médiatique

L’intérêt d’un tel schéma est de pouvoir visualiser l’ensemble des dimensions constitutives de médias (soulignées), tout en prenant acte des modifications induites par le rapide essor des médias sociaux dans le domaine médiatique. Le système des médias se trouve désormais élargi par de nouveaux contenus, issus d’acteurs plus variés que dans le système antérieur, centré sur les médias de diffusion. De nouveaux contributeurs professionnels agrègent des contenus (ferme de contenus par ex.), tandis que des usagers semi professionnels ou en voie de professionnalisation contribuent à la production. Les différents publics et collectifs médiatés prennent enfin une part active au système, de par leurs pratiques de consultation et de partage qui alimentent de nouvelles techniques d’éditorialisation. Les techniques elles-mêmes évoluent, les écrans faisant désormais à la fois office d’outils de consultation et de productions, originales (photographies, commentaires, articles, etc.) ou dérivées (copies, captures et screenings, etc.). Reste que les évolutions sont en cours et que les pratiques sont fortement évolutives et loin d’être stabilisées. Notons enfin que l’essor et les transformations des réseaux numériques de communication et des plateformes interfèrent fortement avec les médias de diffusion, qui développent des stratégies d’adaptation à ce nouveau contexte, dans une perspective à la fois de concurrence et de complémentarité. Le projet Modipic (Mobilisations Différenciées des Plateformes par les Industries Culturelles) co-porté par le GRESEC, le LabSIC et le Labex ICCA s’intéresse précisément à ces rapports.
Médias, médias sociaux : proposition pour une matrice

Le contexte de mutations socio-techniques et industrielles engagées depuis le début des années 2000 se traduit comme nous l’avons détaillé les parties précédentes par l’intégration de fonctions réticulaires aux médias de diffusion et la multiplication de formes de médiatisation liées aux réseaux de télécommunications. Ces changements traduisent les stratégies des acteurs industriels qui, dans ce domaine à la confluence des filières des industries culturelles et des groupes de communication, recherchent de nouveaux modes de captation de la « fonction centrale » (Bouquillion & Combès, 2007 p. 17). En d’autres termes, il s’agit pour les groupes industriels de maîtriser la diffusion-distribution des contenus afin d’en capter les formes de valorisation.

Les conséquences de ces évolutions de stratégies, couplées aux mutations des infrastructures désormais reposant sur des techniques de numérisation, sont multiples. Du côté des médias de diffusion, l’intégration de techniques numériques conduit à une pseudo-dématérialisation se traduisant par des industrialisations renforcées et de nouvelles offres : désynchronisation des médias de flux, médias en ligne, etc. Du côté des industries de la communication, la recherche de la fonction centrale se traduit par des stratégies techno-industrielles de maîtrise de la valorisation de nouveaux contenus : processus de mises en contenu (fixation de flux labiles), agrégations (rôle des plateformes), scénarisations communicationnelles ou dialogiques (forums, commentaires), micro-médiatisations (profils), etc.

Il semblerait que l’on assiste à une telle mutation des modalités des médias de diffusion et à une telle croissance des réseaux socio-numériques que l’on pourrait remettre en cause la notion même de « média » (Moeglin, 2012, p. 159). Il n’en est rien. Ces mutations traduisent en réalité l’élargissement du domaine médiatique au sein duquel se situent désormais les médias sociaux dont l’essence repose sur l’industrialisation du relationnel. Afin de penser l’ensemble des médias de manière synthétique, nous proposons à la suite de P. Moeglin (Moeglin, 2010, p. 11), d’organiser une classification de ces derniers sous la forme d’une matrice et non plus d’une typologie. Cette matrice croise d’une part les modes de rémunération dominants des médias (directs vs indirects), et d’autre part les choix techno-industriels de mise à disposition des contenus, allant d’une persistance organisée par l’édition ou le stockage sur des serveurs à une labilité elle aussi organisée, les messages transmis par les réseaux s’effaçant sitôt consultés (cas par exemple de Snapchat qui stocke vidéos et photographies sur ses serveurs, mais en supprime l’accès après consultation). Cette dernière distinction recoupe la classification des médias construite par H. Innis sans nécessairement en partager les conclusions et implications, la persistance renvoyant à des médias biaisés temporellement et la labilité renvoyant à des biais spatiaux (Innis, 1951).


Figure 2 – Matrice Médias / Réseaux, l’extension du domaine médiatique

Cette matrice permet de mieux caractériser le positionnement des médias sociaux, qui sont résolument des médias en raison de l’existence de contenu éditorialisés, mis à disposition dans le cadre d’un modèle d’affaires. Certes, cette mise à disposition ne repose plus nécessairement sur une programmation comme c’était le cas pour les médias audiovisuels, mais davantage sur une actualisation permanente rendue possible par des dispositifs techniques d’info-médiation. En outre, les productions de ces médias sociaux relèvent davantage de formats courts (à l’image du format bref des vidéos YouTube ou des tweets), personnalisés (exemple des profils, Facebook ou réseaux professionnels) ou de commentaires (figure prototypique du forum, décliné désormais sur l’ensemble des médias sociaux). Ce dernier exemple, celui des commentaires, est certainement l’une des innovations majeures (avec les micro-médiatisations) des médias sociaux, qui rejoignent en cela une tendance lourde de la télévision et de ses formats de téléréalité des années 2000, comme l’a montré Yves Jeanneret, indiquant qu’un axe de recherche concernant les industries culturelles « pourrait porter sur un effort pour comprendre la façon dont la productivité discursive et symbolique de la trivialité est aujourd’hui exploitée en tant que source de création de valeur » (Jeanneret, 2008, p. 240-241). Pour terminer, indiquons enfin qu’une telle matrice ne suppose pas une catégorisation exclusive, les groupes de communications et de médias œuvrant aujourd’hui stratégiquement à la mise en place de services relevant à la fois des médias, des médias sociaux et des réseaux socio-numériques.

Conclusion : pour une conception dynamique des médias

Nous nous proposions dans cet article de traiter d’une homologie entre médias de diffusion et médias sociaux. Cette homologie nous est apparue manifeste au fil de l’analyse, médias de diffusion et médias sociaux présentant des caractéristiques similaires fondées sur la coexistence des cinq dimensions constitutives évoquées précédemment dans le texte. Il n’en reste pas moins que l’extension du domaine médiatique vers le relationnel soulève de nouvelles questions pour l’analyse des médias, ainsi que de nouveaux enjeux socio-politiques et socio-économiques. Les possibilités désormais offertes par les réseaux de communication renouvellent en profondeur les formats et modes de diffusion médiatiques, tandis que les audiences restent au cœur des stratégies de captation mise en place par les industriels de la culture et de la communication, ces audiences fussent-elles des publics ou des collectifs médiatés. Renouvelés, transformés par leur extension vers les industries de la relation, les médias participent de ce fait tout autant de la construction collective et industrialisée des sociétés.

Références bibliographiques

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Bouquillion, Philippe et Matthews, Jacob T. (2010), Le web collaboratif : mutations des industries de la culture et de la communication, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.

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Cardon, Dominique (2008), Réseaux sociaux de l’internet, Paris : Hermès Science publications.

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Auteur

Benoit Lafon

.: Benoit Lafon est Professeur en sciences de la communication à l’Université Grenoble-Alpes, à l’Institut de la Communication et des Médias. Directeur-adjoint du GRESEC (Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication), ses travaux portent sur une économie politique des médias, en lien avec l’analyse des processus socio-politiques historicisés et des industries culturelles. Il est par ailleurs l’auteur d’une Histoire de la télévision régionale. De la RTF à la 3, 1950-2012, parue en 2012 à INA éditions.