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De quelques présupposés des politiques publiques dans le domaine des industries et économies créatives

Article inédit, mis en ligne le 22 Mars, 2018

Résumé

Les experts et responsables des politiques publiques dans le domaine des industries et économies créatives ne s’entendent pas sur les notions et concepts. L’hypothèse défendue dans cet article est que leurs malentendus reflètent la virulence des conflits entre de puissants intérêts socio-économiques. Identifier quelques-uns de ces intérêts et leurs idéologies sous-jacentes, tel est notre objectif. Nous nous attachons successivement à la modélisation australienne des industries créatives en cercles concentriques, à la modélisation britannique, fondée sur le critère des droits de propriété, et, enfin, à la modélisation selon les classes et territoires créatifs. En conclusion, nous insistons sur l’utilité d’un autre type de modélisation qui, sans gommer ces conflits, mettrait au contraire l’accent sur leurs effets structurants.

Mots clés

Industries créatives, économies créatives, industries culturelles, biens symboliques.

In English

Title

Deconstructing some false assumptions in creative industries and economics public policies

Abstract

Experts and politicians in charge of public policies concerning creative industries and creative economies do not understand these notions the same way. The hypothesis of this paper is that their misunderstandings reflect the violence of conflicts between powerful socioeconomic interests. My aim is to identify some of these interests and their underlying ideologies. I successively take in account the Australian modelling of creative industries in concentric circles, the British one, based on the criterion of property rights, and, finally, the modelling by creative class and creative territories. In conclusion, I insist on the utility of an alternative way of modelling that would not erase these conflicts, but, on the contrary, could emphasize their effects.

Keywords

Creative industries, creative economies, cultural industries, symbolic goods.

En Español

Título

Algunas evidencias falsas en políticas públicas de las industrias y las economías creativas

Resumen

Los expertos y responsables de las políticas públicas que conciernen a las industrias y economías creativas no se ponen de acuerdo sobre las nociones y los conceptos. La hipótesis defendida en este artículo es que sus malentendidos reflejan la virulencia de los conflictos que oponen intereses poderosos socioeconómicos y ideológicos. Identificar a algunos de estos intereses y sus ideologías subyacentes, tal es el objetivo de este artículo. Se ata sucesivamente la modelización australiana de las industrias creativas en círculos concéntricos, la modelización británica, fundada sobre el criterio de los derechos de propiedad, y, por fin, a la modelización según las clases y los territorios creativos. En conclusión, insiste en la pertinencia de otro tipo de representación que, sin borrar con goma estos conflictos, pone el énfasis en los efectos estructurantes de estos conflictos.

Palabras clave

Industrias creativas, economías creativas, industrias culturales, bienes simbólicos

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Moeglin Pierre, « De quelques présupposés des politiques publiques dans le domaine des industries et économies créatives », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°18/3A, 2017, p.103 à 113, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2017/supplement-a/08-de-quelques-presupposes-des-politiques-publiques-dans-le-domaine-des-industries-et-economies-creatives/

Introduction

À l’heure où chaque État met en œuvre sa politique créative, où chaque collectivité développe son territoire créatif, où chaque entreprise se vante de son plan créatif, l’on est frappé par les très grandes divergences d’interprétation auxquelles se prêtent les notions de création et créativité appliquées aux industries et économies dites « créatives ». Ainsi y a-t-il, par exemple, de profonds désaccords sur ces notions et leurs acceptions entre l’Unesco et la Cnuced, alors que les deux organisations dépendent, l’une et l’autre, de l’Onu. De cette confusion témoigne plus généralement la concurrence de formules telles que « industries créatives », « industries culturelles et industries créatives », « industries culturelles et créatives » (qui revient le plus souvent), « industries culturelles créatives », « industries de la création culturelle et de la création artistique », « industries de contenus », « industries du copyright », etc.

Faut-il que les théories s’affermissent pour que les terminologies finissent par s’accorder ? Notre hypothèse est que cette cacophonie dure depuis trop longtemps – près de vingt ans, en l’occurrence – pour être imputable à une indétermination conceptuelle provisoire. Ces divergences reflètent donc, selon nous, des clivages et antagonismes profonds, mettant aux prises des intérêts contradictoires. Les dissonances discursives reflèteraient la confrontation de puissants intérêts socio-économiques et de leurs idéologies respectives. Et leur confrontation serait elle-même à rapporter aux crises et mutations des modes de production dominants, dans un contexte marqué par la conversion du capitalisme mondialisé à des schémas de formation et de répartition de la richesse privilégiant la valeur-création.

Sans pouvoir proposer ici une vue d’ensemble des enjeux socio-économiques et idéologiques en lice, nous voudrions du moins alerter le lecteur sur trois présupposés, prenant la forme des trois fausses évidences qui alimentent, chacune respectivement, l’une des trois grandes modélisations actuelles. La première indexe les notions de création et de créativité (celle-ci étant définie comme la fonction de celle-là) sur le couple liberté – originalité, lequel devient alors la clé de voûte de la modélisation australienne des industries créatives. Une deuxième fausse évidence fait reposer l’idée de création sur le critère de la propriété. Ce qui conduit la modélisation britannique à préconiser l’alignement des industries de la culture et de la création sur le régime de la propriété intellectuelle des industries « ordinaires ». Troisième évidence discutable, enfin : la puissance créatrice serait à imputer à certains acteurs, que rapprocheraient leur goût pour la nouveauté et un penchant prononcé en faveur de ce qu’ils nomment « disruption ». Héritière du diffusionnisme de l’immédiat après-guerre, cette troisième modélisation alimente, comme nous le verrons, les thématiques de la « classe créative » et du « territoire créatif », mais nous suggèrerons qu’elle n’a pas plus d’efficacité que les deux précédentes.

Liberté et originalité

L’Australien D. Throsby (2001) n’est pas le premier théoricien à s’intéresser aux enjeux de l’industrialisation de la création. Avant lui, beaucoup d’autres le font, à commencer par les membres de l’École de Francfort (Horkheimer et Adorno, [1944] 1983). Si ceux-ci inscrivent au cœur de leurs travaux la question de la production industrielle des biens culturels, c’est parce qu’ils voient dans sa massification la cause de ce qu’ils tiennent pour l’autodestruction de la culture. D. Throsby redoute, lui aussi, cette autodestruction, mais il estime que certains secteurs de la culture y échappent peu ou prou, à la condition de se soustraire à la pression et aux exigences de la rentabilité financière. En dépit de ce qui les oppose, un même principe réunit donc ces deux pensées : il n’y aurait de création originale que dans l’exercice de la liberté. Réciproquement, toute liberté déboucherait nécessairement sur une création originale.

Cercles concentriques

À l’origine de cette approche de la création, l’on discerne sans mal l’influence de la philosophie classique. Selon Kant ([1790] 1993, p. 209), en effet, deux traits valent à une œuvre le qualificatif d’œuvre de création. Il lui faut résulter, d’une part, d’un travail spécifique, libre et non contingent. Kant distingue à cet égard la beauté naturelle, qui désigne une « belle chose », mais qui est le résultat aléatoire d’une création sans finalité, et la beauté artistique – moins belle, selon lui – qui désigne la « belle représentation d’une chose » et qui est le fait d’un projet conçu et mené jusqu’à son terme par un artiste. Cette œuvre doit, d’autre part, avoir en vue l’originalité. Car le créateur est censé ne pas se répéter ni répéter les autres. En quoi il se distingue de l’artisan, dont la production relève des « arts mécaniques ». Mettant l’accent sur le couple liberté – originalité, cette approche porte, selon P. Bourdieu (1979, p. 576), la marque de l’esthétique bourgeoise, laquelle « s’oppose aussi bien à la jouissance raffinée et altruiste de l’homme de cour qu’à la jouissance brute et grossière du peuple ». Autrement dit, cette esthétique promeut l’intérêt désintéressé à la fois contre la gratuité aristocratique et contre l’avidité populaire.

De la conjonction des deux traits, liberté et originalité, résulte la définition idéale de la création selon D. Throsby. Ou, pour mieux dire, sa définition idéalisée et normative : plus grande serait la liberté, c’est-à-dire moins il y aurait de contraintes exogènes pour peser sur le créateur, plus son activité serait créatrice. Le libre-arbitre serait, par conséquent, la condition nécessaire et suffisante de l’originalité. C’est ce qu’en employant d’autres termes, les théoriciens de l’École de Francfort soutenaient déjà. Et D. Throsby (2008) de tirer la conséquence de cette définition en traçant une série de cercles concentriques, selon le degré de liberté dont les créateurs sont supposés disposer et selon l’originalité corrélative de leurs productions.

C’est ainsi qu’au centre de la cible figurent arts vivants et beaux-arts, censés échapper entièrement aux contraintes matérielles et injonctions pratiques. Suivent design et autres arts appliqués, dont les créateurs sont crédités d’une certaine liberté, en dépit de leur penchant à être « enlisés dans la copie, le pastiche et l’éclectisme », selon ce qu’en disent E. et M. Hoog (1995, p. 31). En troisième position, médias et industries culturelles sont conditionnés par les exigences de la reproduction à grande échelle, mais les créateurs y conservent un peu de la liberté sans laquelle l’indispensable renouvellement des idées et talents ne se produirait plus. Plus limitée encore est la liberté dont jouissent les créateurs en architecture et publicité. Certes, leurs produits sont fortement liés à des exigences fonctionnelles et à des impératifs utilitaires, mais ils conservent néanmoins une dimension créative, si réduite soit-elle. En dernier lieu, viennent le luxe, la mode et ce que nous appelons les « industries de la distinction ». Ces secteurs ne se prévalent de leur originalité créative que pour faire échapper leurs produits à la loi de la substituabilité. L’industrialisation de la culture cède alors la place à la culturisation de l’industrie.

Comme on le sait, cette hiérarchisation connaît un grand succès, y compris hors des milieux des économistes de la culture. Il est significatif, par exemple, qu’elle soit reprise, telle quelle, par la Cnuced (2008). À quoi son succès est-il dû ? Premièrement, les cercles concentriques ménagent à chaque secteur sa part d’aura – maximale au centre, diluée à la périphérie. Ainsi cette représentation reproduit-elle, en la réactualisant, la division traditionnelle entre arts purs et arts appliqués. Deuxièmement, la modélisation de Throsby et celles qui s’en inspirent ont l’avantage d’offrir un tableau cohérent du système des activités créatrices. Sa cohérence vient en effet de ce que deux ordres de légitimité s’y croisent, dont l’importance respective est inversement proportionnelle : le premier est celui de la légitimité artistique, propre à une création exigeante, gratuite et désintéressée ; le second est celui de la légitimité économique, caractéristique d’une création visant la rentabilité. La complémentarité du centre et de la périphérie provient de ce qu’il faut un minimum d’économie au grand art et un minimum d’art aux secteurs culturisés.

Défauts

Ces atouts n’évitent toutefois pas à cette modélisation d’être affectée par plusieurs défauts. Lesquels apparaissent au grand jour dès qu’elle est mise en pratique et qu’en son nom, sont lancés des politiques et programmes d’action.

• Le premier défaut est d’ordre méthodologique. La hiérarchisation repose en effet sur une appréciation du degré de liberté dont D. Throsby (2008, p. 149) lui-même reconnaît la subjectivité et, par conséquent, la relativité.

Pourquoi, par exemple, les artistes-peintres seraient-ils tenus pour plus libres que les designers ou les cinéastes ? Et les créatifs de la publicité, pour plus libres que les créateurs de mode ? Tout dépend, à dire vrai, des critères servant à caractériser leur liberté, des experts qui établissent ces critères et des juges qui les appliquent. À quelle aune, donc, évaluer la liberté d’un créateur ? À son sentiment ou à sa volonté d’être libre ? À son aisance matérielle et financière ? À son indépendance professionnelle ? Mais comment, en l’espèce, définir l’indépendance au cinéma ou dans l’édition, quand les producteurs et éditeurs se disant indépendants s’allient aux grands groupes pour en obtenir les ressources qui leur font défaut ? Autre question : qui est le mieux placé pour évaluer la liberté du créateur ? Le créateur lui-même ? Des experts extérieurs ? Des observateurs après coup ? Aucune réponse simple ne peut, on le voit, être apportée à ces problèmes.

• Le deuxième défaut de la modélisation selon les cercles concentriques tient à un problème de distance critique. De fait, D. Throsby et ceux qui s’en autorisent ne peuvent ignorer que la distinction entre grand art et arts mineurs et que l’idée même d’artiste résultent d’une construction sociale relativement récente. Plus exactement, elles remontent à la fin de la Renaissance et à la satisfaction apportée par les Princes aux revendications de poètes d’abord, puis de plasticiens, en quête d’un statut d’artiste. L’invention du mot « artiste » ne date d’ailleurs que de la fin du XVIe siècle.

Longtemps, l’humanité s’est donc passée de cette distinction et des artistes. Caractéristique est, à cet égard, le cas de la création poétique. Comme le rappelle, à cet égard, G. Mounin ([1962] 1968, p. 77), ce qu’aujourd’hui, nous nommons « poésie » ne répondait autrefois à aucun objectif artistique ; sa fonction était utilitaire et la production du poème, strictement déterminée par des finalités fonctionnelles : « conservation des rites, des généalogies, des connaissances agricoles, nautiques, juridiques, etc. par le moyen de techniques très apparentes, techniques de la mémoire orale ». Autrement dit, pendant des millénaires, le poète n’a été crédité d’aucune puissance créatrice. Il n’est pas exclu, par conséquent, qu’une fois refermée la parenthèse ouverte par la Renaissance et l’Humanisme, l’on se refusera de nouveau à attribuer à un individu ou à un groupe d’individus une puissance créatrice quelconque. Ou bien cette puissance spécifique sera imputée à des forces divines, sur le modèle de ce que faisaient les Anciens, ou à certains êtres surnaturels, comme le fait aujourd’hui le storytelling des discours enchanteurs sur les héros de la « nouvelle économie ».

• Du troisième défaut D. Throsby est exonéré. La critique porte, en effet, sur les parties périphériques, culturisées, auxquelles lui-même ne s’intéresse que pour mieux distinguer la partie centrale. En revanche, d’autres spécialistes reprennent le principe de cette culturisation, sans forcément employer ce vocable, mais en le sortant de son contexte et en l’appliquant à l’analyse des transformations des systèmes productifs en général.

Tel est le cas d’auteurs, très différents les uns des autres par ailleurs, tels que S. Lash et C. Lurry (2007), avec leur notion de « global culture industry », B. Stiegler (2016), avec son projet d’un « nouveau plan comptable national » intégrant les externalités positives du travail collaboratif, et J. Rifkin ([2014] 2016), avec son idée – très discutable, par ailleurs – d’un âge postindustriel reposant sur la généralisation du coût marginal zéro. Le fait est que ces trois hérauts d’un capitalisme « créatif » se retrouvent sur le postulat selon lequel, dans tout travail producteur, il y aurait une part de liberté et de créativité. À la suite de quoi il ne serait pas anormal, selon eux, que cette créativité, dite « sociale » et qui, en règle générale, échappe au marché du travail, soit spécifiquement reconnue et valorisée en conséquence.

Idéologie de l’empowerment

L’on aboutit alors à la conséquence selon laquelle le maximum de liberté – et de créativité – serait concentré chez le travailleur indépendant. De fait, son indépendance tiendrait à son empowerment, c’est-à-dire à la manière dont il acquiert la capacité d’orienter sa vie selon ses valeurs.

L’empowerment vu par le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale n’a toutefois rien de commun avec celui du féminisme radical des années 1970, par exemple, ou celui de l’économiste A. Sen. En réalité, deux registres antinomiques sont face à face : d’un côté, la responsabilisation d’un sujet autonome et émancipé ; de l’autre, la culpabilisation d’un individu vulnérable et en compétition permanente avec ses pairs. Là, la création d’« objets, idées et relations ajoutant de la valeur à la vie » (Csikszentmihalyi , 2006, p.xx), souvent contre l’ordre établi ; ici, une tentative pour s’adapter à un environnement hostile presque inévitablement vouée à l’échec. Or, c’est ce second registre qui prévaut en ces circonstances.

Que possède, en effet, le travailleur indépendant, sinon un minimum de capital et un maximum de travail, continuellement reproduit, modernisé, élargi, valorisé (Gorz, 2003) ? C’en est assez pour pousser P. – M. Menger à s’interroger : « loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste, ne faudrait-il pas regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau travailleur » (Menger, 2002, p. 8) ? Le voici, en effet, ce créateur, privé de revenu régulier, obligé de réactualiser en permanence ses relations contractuelles avec des donneurs d’ordres, obsédé par l’idée d’avoir à maximiser la valeur de sa contribution et se pliant, ce faisant, à la brutalité d’un « capitalisme de plate-forme » appuyé sur les big data et les algorithmes. Probablement retrouve-t-il aussi, mutatis mutandis, quelque chose du « domestic system » propre à l’organisation industrielle d’avant le XIXe siècle, fait de travail à façon et d’occupations occasionnelles.

Telle est la condition régressive de nombre de praticiens du « précariat » : sous-traitants indépendants, recourant à l’intermittence faute de mieux. Telle est surtout la réalité d’une économie créative masquée par l’idéologie de la créativité généralisée.

Création et propriété

Fondé sur le critère des droits de propriété, le mapping du gouvernement britannique (Department for Culture, Media and Sport, 2008, p. 5) se veut plus objectif et, donc, plus efficace que la modélisation australienne. Son présupposé est le suivant : il y a création quand un créateur peut être reconnu comme tel. C’est-à-dire quand un droit de propriété quelconque – droit d’auteur, copyright, brevet, franchise, appellation d’origine, label, ou autre – identifie un créateur en particulier et quand son identification vaut à celui-ci d’être spécialement rémunéré. Cette évidence est-elle si évidente qu’il y paraît ?

Elle repose sur deux impératifs. Le premier veut que tous ceux qui sont considérés comme auteurs aient effectivement droit à se voir reconnaître un droit de propriété. Toute la question étant alors de savoir qui sont les propriétaires de ce droit. Le second impératif est qu’une lutte efficace soit engagée contre les actions – piratage et contrefaçon – de contournement de ce droit de propriété et contre les stratégies visant à s’opposer à son exercice. Or, si nombreux qu’en soient les émules dans le monde entier, la doctrine britannique se heurte, du fait de ces impératifs, à quatre difficultés majeures qui, sans en compromettre forcément toute la validité, en réduisent fortement la viabilité.

L’impératif du droit de propriété

La première de ces difficultés a trait à l’impératif du droit de propriété, lequel doit composer avec le fait qu’il est souvent impossible d’affecter à telle création en particulier un lieu, une date et un auteur.

Qui, par exemple, a créé le cinéma ? Celui qui a eu l’idée de fixer des images sur un cylindre et de les faire défiler devant un miroir pour donner l’impression du mouvement ? Celui qui a asservi au moteur d’une machine à coudre le passage de ces images devant un rayon lumineux ? Celui qui a mis au point le film en celluloïd ? Celui qui a réalisé le premier champ/contre-champ ? L’inventeur du parlant ? La vérité est que le cinéma est une création collective et, qui plus est, une création sans début, ni fin.

A fortiori quel auteur désignons-nous lorsque nous parlons de l’auteur d’un livre ? À cette question R. Barthes ([1968] 1994, p. 491) apporte une réponse catégorique : « l’auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société ». Le fait est que, ni les grottes préhistoriques, ni les cathédrales ne sont signées. Et qu’aujourd’hui, la question se pose de savoir à qui reconnaître et verser des droits, lorsque Wattpad, la plate-forme aux trente millions d’usagers, fait collaborer à la rédaction d’un même texte écrivains confirmés et plumitifs en herbe, simples « écrivants », commentateurs faisant occasionnellement des suggestions et même « béta-lecteurs » auprès desquels le texte est testé et qui, par leur seule consultation sur le site, y laissent leur trace ? Ne serait-il pas plus simple de considérer que tous, d’une manière ou d’une autre, sont les auteurs ?

La même incertitude vaut pour l’attribution des découvertes scientifiques. Si l’histoire retient les noms de quelques savants, elle oublie ceux de beaucoup d’autres, sans lesquels les premiers ne seraient pourtant pas ce qu’ils sont. Force est donc d’admettre que le système des brevets, licences, droits d’auteur et copyrights privilégie artificiellement d’imparfaites paternités, sans égard pour ceux qui, incognito, prennent une part parfois décisive aux inventions techniques, industrielles, intellectuelles et artistiques en question.

Un droit de propriété universel ?

La deuxième difficulté inhérente à l’approche britannique des industries créatives a trait à l’alignement qu’elle préconise du droit des créateurs sur celui des inventeurs.

D’où vient la difficulté ? De ce que brevet et licence n’appartiennent pas à un individu, mais, sauf exception, sont la propriété de l’entreprise ou de l’organisation où cet individu exerce. Pour l’auteur, la différence est de taille. Pour en juger et pour juger des effets de l’éventuel déplacement d’un droit du créateur vers un droit du propriétaire, il suffit d’examiner ce qui distingue le droit d’auteur du copyright. Comme on le sait en effet (Mœglin et Tremblay, 2012), ce dernier relève du droit du travail et il amène l’auteur à céder la totalité des droits attachés à son œuvre à l’exploitant de cette œuvre et à ses exploitants successifs, s’il y en a plusieurs. Tout juste conserve-t-il un droit de reconnaissance de paternité, mais auquel n’est liée aucune rémunération particulière. A contrario le droit d’auteur concerne la personne de l’auteur et protège en outre des éléments tels que son droit moral. De plus, ce droit n’établit aucune différence entre œuvres de l’esprit – idée aussi bien que roman –, qu’elles soient ou non fixées sur un support, alors que le copyright s’applique exclusivement aux œuvres sur des supports. Un alignement des droits de propriété artistique sur le droit des brevets se traduirait donc par l’instauration d’un régime moins avantageux pour les créateurs et, plus grave encore, d’un dispositif moins incitatif pour la création en général.

Un ensemble hétéroclite

La troisième difficulté à laquelle se heurte la réduction des industries créatives aux industries du copyright tient à la nature de l’ensemble que, par leur agrégation, celles-ci sont censées formées.

Un exemple : en 2013, la plate-forme France Créative (2013) regroupe arts graphiques et plastiques, cinéma, jeux vidéo, livres, musique, presse, radio, spectacle vivant et télévision. Ainsi qu’assez imprudemment, le proclament à l’époque les services du ministère de la culture, qui est à l’origine de cette plate-forme, cette agrégation correspondrait à 5% de l’emploi en France et à un chiffre d’affaire de 74,6 milliards d’euro en 2011, égal à ceux de l’immobilier et de la restauration et supérieur à ceux des télécommunications, de la chimie et de l’automobile. Ces montants apparaissent suffisamment parlants pour justifier une action à Bruxelles en faveur de la défense du droit d’auteur, contre le lobbying des opérateurs de plates-formes. Le problème est cependant que les filières en question n’ont strictement rien à voir les uns avec les autres. Et que leur agrégation n’a aucune pertinence.

Ainsi, à chiffres d’affaires à peu près équivalents (respectivement 4,4 et 5 milliards d’euros en 2011), le cinéma emploie-t-il 106 000 personnes, quand le jeu vidéo n’en emploie que 24 000. Autre disparité, France Creative regroupe en une même ensemble (intitulé « arts graphiques et plastiques ») les galeries, musées et centres d’art, d’une part, et les agences de design et d’architecture, d’autre part. Or, les objets et fonctionnements respectifs de ces deux sous-ensembles sont aux antipodes. De surcroît, édition, musique et cinéma (qui sont des industries de stock), n’ont rien de commun avec radio et télévision (qui sont des industries de flux). Quant à leurs dynamiques, elles divergent du tout au tout : les dépenses des ménages en informatique et jeux vidéo sont multipliées par quatre en vingt ans, tandis que les ventes de disques baissent des deux tiers sur la même période. De même, les dépenses des ménages liées à la presse diminuent d’un tiers quand elles doublent pour le spectacle vivant (Morer, 2013).

Par ailleurs, la présence dans cet assemblage hétéroclite de filières comme ceux du logiciel et du jeu vidéo en gonfle d’autant plus artificiellement le poids économique (Garnham, 2005) que, ni la mode, ni le spectacle vivant, ni l’artisanat d’art (et sa nébuleuse de 217 métiers) ne privilégient le numérique. Au contraire, l’accent y est plus souvent mis sur le « goût pour le travail manuel d’un matériau » (Jourdain, 2014, p. 11) et sur le contact direct avec le public. Tous ces éléments confirment que les dénominateurs communs du copyright et du droit d’auteur n’ont aucune utilité pratique et ne servent qu’à justifier des regroupements factices.

Pluralité des modes de rémunération

La quatrième difficulté inhérente à cette modélisation tient à son inadaptation aux contextes d’aujourd’hui : fragilisation croissante des ayants-droits confrontés aux acteurs du Web et de l’intermédiation et, plus généralement, diversification et multiplication des modes de rémunération et de valorisation. Désormais, les défenseurs du financement par le copyright ont donc à composer, qu’ils le veuillent ou non, avec nombre d’autres acteurs, lesquels correspondent à beaucoup d’autres sources de financement.

Forts de ces raisons, les tenants des creative commons, tels l’avocat L. Lessig, M. Hart, à l’origine du Projet Gutenberg de bibliothèque gratuite, et J. Wales, fondateur de Wikipedia, proposent, tout en respectant les principes de l’originalité de l’œuvre et de la reconnaissance de sa paternité, d’adapter la nature des droits à ces nouvelles conditions. De fait, la circulation aussi large que possible des produits culturels a des avantages dont, selon eux, il ne faut pas se priver : elle encourage l’innovation coopérative, réduit les coûts de production et de transaction, aiguise le goût du public et profite donc indirectement à la création et aux marchés (Lessig, 2004). Aussi le nouveau régime des droits que ces spécialistes mettent au point présente-t-il une échelle graduée, entre restriction complète et copyleft intégral. Grâce à cette méthode, sept niveaux de licences sont identifiés, selon que l’œuvre concernée est commercialisable ou non, modifiable ou non, etc. Surtout, le copyright est remplacé par un author’s right, proche du droit d’auteur à la française.

Des considérations ci-dessus ressort un constat : pas plus que la modélisation australienne, son homologue britannique ne se montre assez efficace pour servir valablement de vade mecum aux politiques visant à organiser le champ des industries culturelles et créatives et en favoriser la vitalité. Dans ces conditions, les tenants d’un troisième type de modélisation pensent être en mesure de proposer un fondement plus viable aux politiques en matière d’économies et industries créatives.

Disruption et attitude créative

Le présupposé à l’origine des modélisations de la troisième famille est le suivant : la créativité d’une économie ou d’une société se jugerait moins aux performances de ses produits qu’aux attitudes créatives de ses acteurs. Ainsi que l’écrit le théoricien controversé de la « classe créative », R. Florida (2002), les trois « t » de « talent », « technologie » et « tolérance » définissent les qualités de ceux qui, par leur attitude créatrice, contribuent à la dynamique des villes et régions.

Une « classe créative » ?

La définition de la classe créative par R. Florida et le contenu qu’il donne à ces trois « t » n’ont toutefois rien de scientifique. Le fait est suffisamment établi pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir ici.

En revanche, le problème posé mérite assurément d’être repris et formulé à nouveaux frais : dans quelle mesure des territoires ou secteurs géographiques sont-ils revitalisés par la présence de membres de la catégorie désignée par la nomenclature de l’Insee : « cadres et professions intellectuelles supérieures » ? Il s’agit, en l’occurrence, de professionnels mobilisant une expérience et des connaissances approfondies dans les domaines des sciences, des techniques et des arts pour y pratiquer d’importantes innovations – qu’à tort ou à raison, ils nomment « disruptives » et qui sont censées être porteuses de nouvelles sources de richesses. À quelles conditions, donc, l’activité productrice et consommatrice de ces professionnels, enclins à la création, artistique ou non, en particulier, et à l’innovation en général, contribue-t-elle à l’enrichissement de ces territoires ?

À cette question la réponse la plus fréquente est que la seule présence de ces catégories socio-professionnelles se traduit par l’accroissement direct du niveau de prospérité des territoires en question. Quant à cet accroissement, il devrait normalement augmenter la prospérité générale conformément à des mécanismes de « ruissellement », des plus riches aux plus pauvres. Le problème est que cette réponse n’a guère de validité empirique. D’une part, en effet, les retombées du ruissellement et de la redistribution du travail et de la richesse n’opèrent jamais dans les proportions et selon l’intensité attendues. D’autre part, partout où des créateurs contribuent, par leur présence et leur implication dans des innovations, à revaloriser des territoires, cette revalorisation ouvre à la voie à des opérations immobilières lucratives. Celles-ci, et la hausse du foncier qui en résulte, se traduisent alors par un processus de gentrification qui provoque l’éloignement des laissés pour compte de la créativité et leur concentration en périphérie. Enfin, les créateurs eux aussi subissent le même sort, progressivement chassés des territoires qu’ils ont pourtant contribué à valoriser. Ce scénario se vérifie dans toutes les villes ayant adopté des politiques créatives, Amsterdam, Baltimore, Berlin, Chicago, Detroit, Lille, Londres, Lyon, Marseille, Milwaukee, Nantes, Québec, notamment (Scott, 2008).

Introuvables créateurs

Plus fondamentalement, la caractérisation de groupes sociaux ou catégories professionnelles spécialement intéressés par les activités créatives se heurte à une difficulté de taille : l’impossibilité d’identifier des créateurs, dont il est évident qu’ils ne sont pas en permanence impliqués dans des activités de création.

N’est-il pas exact, en effet, que, dans son activité créatrice même, un créateur – à supposer que cette étiquette puisse lui être accolée – est fréquemment amené à se livrer à des tâches ne relevant pas de la création ? Soutenir le contraire reviendrait à nier « la possibilité, pourtant attestée, de modes de création planificateurs et routiniers » (Chiapello, 1997, p.87). Attribuera-t-on alors, par exemple, le label créatif à un chercheur ou à une chercheure dans son laboratoire, pour le lui refuser durant ses périodes d’enseignement ou d’accomplissement de tâches administratives ? L’on mesure d’emblée l’absurdité de la proposition et, plus généralement, l’inefficacité du label créatif décerné dans ces conditions à certains individus.

De plus, dans les secteurs officiellement consacrés exclusivement à la création et à la production de produits, artistiques, culturels ou autres, il est un certain nombre de professionnels n’exerçant en réalité aucune activité créatrice. Par exemple, les métiers de costumier, de chauffeur ou de juriste ne sont pas, en tant que tels, des métiers créatifs. Pourtant, leurs titulaires voient fréquemment leur nom figurer au générique des films au motif qu’ils ou elles font partie de l’équipe de production de ces films et, accessoirement, qu’à ce titre, le statut de l’intermittence leur est accordé.

Ces quelques exemples – auxquels beaucoup d’autres pourraient être ajoutés – montrent assez quelles apories comportent les segmentations par classes et catégories créatives. Les politiques publiques qui s’en inspirent ne peuvent donc qu’être elles-mêmes fortement handicapées par des approximations si flagrantes.

Droit de suite

Au terme de ces trois séries d’analyses, une interrogation s’impose : comment en tirer les leçons pour les mettre au service d’une approche plus adéquate des phénomènes concernés ? L’une des conclusions résultant de ces analyses est, nous semble-t-il, qu’au lieu de gommer les antagonismes entre intérêts concurrents – ainsi que le font les trois modélisations que nous venons d’évoquer – il est impératif de mettre en évidence les enjeux et points de cristallisation des conflits qu’ils suscitent et qui, à tous les niveaux, opposent les acteurs engagés dans l’« industrialisation des biens symboliques » (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013). Cette appellation nous apparaît plus conforme, à la lumière de ce qui vient d’être dit, à ce que désigne improprement le syntagme « industries créatives ». Quels sont donc ces conflits ? Ce sont ceux qui opposent créateurs d’œuvres et producteurs de contenus, détenteurs de droits et acteurs de l’intermédiation, gestionnaires de réseaux et opérateurs de plates-formes, fabricants de matériels et prestataires de services, acteurs de la culture et bénéficiaires de ses externalités. La virulence de ces conflits, juxtaposés ou croisés, souligne déjà ce qu’il y a de profondément paradoxal dans le concours des acteurs qui y sont impliqués : leur agressive et inéluctable solidarité.

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Auteur

Pierre Moeglin

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