« L’économie créative » : une orthodoxie mondialisée
Version française mise en ligne le 18 Janv, 2020, établie par Vincent Bullich, MCF SIC, GRESEC, université Grenoble Alpes.
Philip Schlesinger
Résumé
Cet article s’attache à l’évolution continue de la manière d’envisager avant tout la culture comme une question économique identifiée comme « économie créative ». La progression d’idées couramment admises et le contexte de leur progression sont discutés. Les questions politiques pleinement élaborées au Royaume-Uni en premier lieu, ont eu un écho important : les exemples démonstratifs de l’Union européenne et des Nations unies sont aussi discutés. La pénétration de l’idée d’économie créative dans des institutions tels la BBC et d’autres organismes de support à la culture est mise en lumière. L’influence de l’orthodoxie actuelle sur les institutions académiques et sur la recherche est également abordée. Les tendances pour s’y opposer sont limitées. Une nouvelle manière de réfléchir est aujourd’hui indispensable.
Mots clés
BBC, économie créative, politique culturelle, discours, Union européenne, intermédiaires, Nations unies.
In English
Title
The creative economy: invention of a global orthodoxy
Abstract
This essay considers how policy thinking about culture has been steadily transformed into an overwhelmingly economic subject matter whose central trope is the “creative economy”. The development of current ideas and their background are discussed. Policy ideas first fully developed in the UK have had a global resonance: the illustrative examples of the European Union and the United Nations are discussed. The embedding of creative economy thinking in British cultural institutions such as the BBC and cultural support bodies is illustrated. The impact of current orthodoxy on academic institutions and research is also considered. Countervailing trends are weak. New thinking is now required.
Keywords
BBC, creative economy, cultural policy, discourse, European Union, intermediaries, United Nations.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Schlesinger Philip, « « L’économie créative » : une orthodoxie mondialisée », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/2, 2016, p.187 à 205, consulté le jeudi 19 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/dossier/fr/13-the-creative-economy-invention-of-a-global-orthodoxy/
Introduction
Dans ses réflexions sur les différentes formes d’écriture académique, le philosophe Vilém Flusser (2002, 194) a remarqué que « l’essai n’est pas seulement l’articulation d’une pensée, mais une pensée comme point de départ d’une existence engagée ». Les vertus de ce style d’expression m’interpellent tout particulièrement dans le cadre du propos exposé ici et relatif à la poursuite – un peu obstinée – d’un argument qui m’est cher. Flusser oppose ce style d’écriture à ce qu’il nomme « l’académicisme », qui revendique les qualités de rigueur et de détachement de l’écrit scientifique. S’il était l’un de nos contemporains et qu’il écrivait sur « l’économie créative », il s’élèverait sans doute contre le fétichisme de la « politique appuyée sur des données », qui a été au fondement du discours que je vais décrire ici.
Cet article présente moins le caractère de l’essai que je le voudrais. Il se conforme ainsi aux exigences de documentation et de référencement des sources propres à une revue scientifique, car tous les lecteurs ne seront peut-être pas familiers des détails ici exposés. Néanmoins, le ton légèrement polémique qui est emprunté est un antidote nécessaire à une approche trop scolastique et aux approbations polies mais sans convictions. J’ai en effet été de plus en plus frappé par la difficulté qu’il existe à ne pas parler des « industries créatives » et de « l’économie créative » en des termes positifs et exempts de toute critique. Ces tropes dominent actuellement largement le débat politique et la discussion médiatique sur la culture. Cette domination discursive est devenue un obstacle à la fois conceptuel et pratique au renouvellement d’une pensée exigeante sur la culture et la complexité du travail culturel à l’ère numérique. En résumé, je dirais que l’idée d’une « économie créative » a petit à petit effacé les conceptions de la culture qui ne sont pas liées, ou plutôt subordonnées, à des considérations économiques. Des hommes politiques, décideurs et conseillers brillants savent que les choses sont ainsi et que leurs arguments sont fondées sur des preuves pour le moins incertaines (c’est tout du moins ce qu’ils m’ont confié en privé). Ce qui est révélé dans de telles conversations n’intègre pas, dans l’ensemble, l’espace public parce que l’argument expéditif qui transforme la culture en valeur économique est considéré comme la seule formule vraiment compréhensible et « vendable » à notre époque. C’est l’une des conclusions tirées de ma recherche empirique et de mon investissement déjà long quant à ce sujet.
L’analyste culturel, George Yúdice, a décrit comment une version particulière de ce qu’il qualifie d’ « opportunité de la culture» a dominé les discours publics et les institutions clés, tant au niveau mondial que national. L’intérêt de l’État pour la culture, affirme-t-il, est actuellement légitimé par des arguments instrumentaux et utilitaires. Tout d’abord, soutient-il, cela s’explique par l’ampleur des migrations dans un monde globalisé : cela a rendu problématique « l’utilisation de la culture comme expédient national » par le truchement duquel un système de valeurs communes pour une population pouvait être construit. Deuxièmement, il suggère que, aux États-Unis, la fin de la concurrence idéologique en place lors de la guerre froide a entraîné la suppression d’une grande quantité de subventions publiques pour les arts. Un changement rapide s’est produit, marqué par l’affirmation « d’une conception élargie de la culture qui peut résoudre des problèmes, y compris la création d’emplois […] Parce que presque tous les acteurs de la sphère culturelle se sont accrochés à cette stratégie, la culture n’est plus éprouvée, appréciée ou comprise comme transcendante ». Cela signifie que « les artistes sont canalisés pour gérer le social » et sont devenus le centre d’une couche spécialisée de « professionnels de la gestion sociale » (Yúdice 2003, 11-12). Je reviendrai sur ce point plus tard lors de la discussion du rôle des « intermédiaires culturels ».
Ce groupe d’experts comprend non seulement des administrateurs culturels, mais également des universitaires, ce dont je peux tout particulièrement témoigner. Au cours des deux dernières décennies, j’ai été largement impliqué, et ce pendant de longues périodes, en tant que membre du conseil ou conseiller dans le cadre des missions menées par plusieurs organismes au Royaume-Uni en lien avec la culture et les médias (1). Cette expérience a renforcé mon point de vue selon lequel, dans le domaine de la politique culturelle, l’adaptation pragmatique aux idées dominantes – la conformité souvent sans conviction, si vous préférez – est l’équivalent purement fonctionnel mais hautement utile à une profession de foi.
Parce que cet article consiste en l’anatomie d’une idéologie résiliente, selon toute probabilité, il sera cité par des chercheurs adoptant un point de vue critique proche, mais, très vraisemblablement, il sera ignoré là où il compterait vraiment, c’est-à-dire dans les cercles formés de ceux qui ont le plus grand pouvoir pour encadrer les stratégies et les pratiques en matière de politique culturelle. Ce que je dis là est une observation et certainement pas une plainte, nous faisons des choix quant aux espaces que nous occupons dans le « champ intellectuel » – pour utiliser l’expression de Pierre Bourdieu – et ces décisions façonnent dûment les stratégies que nous poursuivons. Comme pour les pièces que j’ai écrites antérieurement sur ce thème (Schlesinger 2007, 2009, 2013), je sais que l’argument central rebondira sur la carapace du système de croyance des tenants de « l’économie créative ». Il en va de même pour des collègues qui adoptent également une position critique sur ce sujet à l’échelle internationale (Bustamante, 2011).
Il existe en effet un « contre-discours » (Vötsch et Weiskopf, 2009) qui critique les postulats et points aveugles des thuriféraires de « l’économie créative », mais bien qu’ils manifestent une réelle importance analytique, ils n’ont en aucun cas endigué l’étendue – qui apparait comme inexorable – de ces conceptions ultra-dominantes. Etre ignoré dans ce domaine confère, peut-être de façon perverse, une médaille honorifique au chercheur critique. L’enjeu n’est pas si crucial et les parties en opposition ont bien du mal à discuter, de façon polie ou consensuelle, de leurs différents points de vue. En matière de publicisation de l’argumentation et de l’analyse, la tendance n’est pas à la rencontre des esprits. Au contraire, il existe une tendance croissante à la divergence des points de vue, qui s’ignorent, s’auto-entretiennent et s’autonomisent.
Ce n’est ici pas le lieu pour une déconstruction détaillée des différentes formes de discours qui étayent ces affirmations. Dans un essai imparfait tel que celui-ci, on peut argumenter à partir d’illustrations plutôt que chercher à fournir une démonstration exhaustive. Si nous considérons les anthologies et compilations de textes universitaires récentes sur ce sujet comme ressources quant à l’existence de différents camps rassemblés sous des bannières conceptuelles distinctes, nous pouvons observer une dichotomie nette entre, par exemple, les défenseurs de « l’économie créative » et les partisans de « l’économie culturelle » (Jones, Lorenzen et Sapsed 2015; Oakley et O’Connor, 2015). Pour ces derniers, le ralliement à ce terme peut offrir un point de départ à une pensée alternative qui s’oppose à la transformation économique de la culture.
L’analyse politique des discours récents
Les origines des discours sur « l’économie créative » sont en effet politiques, stricto sensu, parce que ce sont les gouvernements qui ont, le plus souvent, fait office de promoteurs de ce type de perspective. En raison d’une haute capacité de dissémination, une grande partie de ces discours s’est retrouvée ensuite au cœur d’un autre domaine spécifique, subordonné au premier, celui des experts de la conception et de la mise en œuvre des politiques publiques (Maasen, Weingart 2005).
Les discours officiels comme ceux des experts que l’on trouve aussi bien dans les rapports, les débats parlementaires que les travaux universitaires dans le domaine culturel sont communément recyclés, repris sans pour autant être critiqués, par les médias, pris au sérieux par bon nombre d’universitaires en recherche de financement, et plus conséquemment, complétement intégrés par les corps intermédiaires agissant dans et sur le champ culturel. Cette intégration, dans les façons de penser comme dans les pratiques, s’est réalisée à différents niveaux interconnectés et constituant le système mondial : dans des organismes supranationaux tels que les Nations Unies (notamment l’UNESCO), au sein d’entités régionales telles que l’Union européenne (UE) et, bien sûr, au niveau des États-Nations.
Pour comprendre comment un type particulier de discours politiques est façonné et diffusé, nous devons expliquer ses conditions d’existence, en particulier, la capacité d’action de ses producteurs, les moyens symboliques et matériels dont ils disposent et les intérêts qu’ils poursuivent. Nous pouvons envisager de tels discours comme situés dans des champs intellectuels constitués en espaces de controverse : ce sont des lieux dans lesquels les stratégies de contestation sont menées par des groupes et des individus donnés, où s’affrontent les preuves dans l’argumentation et la production de représentations symboliques, et où se manifestent la féroce concurrence pour l’attention du public et la quête pour s’assurer des positions influentes au sein des gouvernements et des organismes publics.
Ce que Bourdieu (1993) appelle le « cycle de la consécration » – le développement de la réputation, si vous préférez – est tout à fait particulier en matière de promotion de mesures politiques. Le processus est bien différent, par exemple, lorsqu’il s’agit de créer une demande pour une œuvre d’art ou un artiste. Il s’agit ici en effet d’inonder le marché avec une idéologie afin d’écarter ou de marginaliser les alternatives. Installer et préserver un tel capital symbolique exige des efforts continus pour s’assurer de la domination d’un ensemble de définitions. C’est précisément le fait qu’une action continue soit nécessaire pour obtenir l’avantage définitionnel qui explique le caractère répétitif (même si incessamment modifié) de la production discursive dans le champ.
Si la lutte pour attirer l’attention et, avec elle, le désir d’occuper les positions les plus en vue, est au cœur de la mobilisation proprement politique de l’argument, la répartition des ressources au fondement des stratégies discursives revêt une importance capitale quant au rapport de force des différentes positions dans l’espace public.
L’avantage structurel pour ce qui est du cadrage des mesures politiques réside la plupart du temps (mais pas invariablement) dans des sources officielles et rapports d’experts, qui tendent à proposer un scénario plutôt simple lorsqu’il s’agit de présenter aux médias une feuille de route chiffrée et budgétée. Typiquement, les estimations du service économique concerné par les industries créatives au sein du gouvernement du Royaume-Uni nous ont indiqué, en 2015, qu’un emploi sur douze au Royaume-Uni concernait « l’économie créative » et que les industries créatives représentaient 5,6% de l’emploi total et 5% du chiffre d’affaires global de l’économie britannique (DCMS 2015, 4). Cette annonce a fait les gros titres et, plus important encore, a intégré l’imaginaire commun.
Cependant, si nous nous limitons à considérer uniquement les résultats de la politique qui apparaissent dans l’espace public, nous échouons à reconnaître que, sub rosa, il y a déjà eu un travail important de lobbying ainsi que des manœuvres au sein du monde politique pour favoriser certaines options. Les déclarations publicisées sont généralement le résultat d’un processus caché de sélection et d’élaboration au sein du gouvernement et des élites politiques proches ; caché, car il est principalement mené dans les coulisses. Mais cela ne veut pas dire que c’est un secret et de telles manœuvres peuvent parfois être reconstruites dans le cadre de recherches (Schlesinger, 2009).
Le tournant créatif
Comment le soi-disant « tournant créatif » est-il devenu omniprésent ? Et qu’est censée être « l’économie créative » ?
La fable pourrait être racontée de plusieurs façons. Une première histoire se déroule comme suit. C’est la promotion du terme « industries créatives » en 1997-1998 par le premier gouvernement britannique du New Labour mené par le premier ministre Tony Blair, qui a inscrit ce trope dans l’agenda national. Puis, ces idées se sont mondialisées au fur et à mesure de leurs reprises hors du Royaume-Uni. Les discours sur les industries créatives ont initialement été développés dans le cadre d’un projet politico-économique du Département de la culture, des médias et du sport (DCMS) conduit par l’équipe de Chris Smith, alors secrétaire d’État du New Labour au sein de ce Département. L’expertise apportée par des Think Tanks ainsi que différents conseillers politiques et les chiffres fournis par les industriels eux-mêmes ont contribué de manière significative à la configuration des mesures politiques (Hesmondhalgh et al., 2015).
Le socio-linguiste Norman Fairclough (2000, 22-23) a montré comment « les hypothèses sur l’économie mondialisée ont mis l’accent sur la concurrence entre la Grande-Bretagne et d’autres pays », dans le cadre d’un « projet de restructuration destiné à améliorer la position concurrentielle de la Grande-Bretagne ». Au Royaume-Uni, cette conception est restée la même au gré des différents gouvernements.
Ainsi, contrairement à l’opinion selon laquelle les intellectuels sont au mieux une force marginale dans notre société – ils seraient devenus de simples « interprètes », plutôt que des « législateurs » selon les termes proposés par Bauman (1992) – il existe clairement une intelligentsia des politiques publiques désireuse de façonner le monde de la politique culturelle à travers ses discours et actions. La production de ces discours et des propositions politiques qui leur sont liées a ainsi perduré pendant deux décennies au Royaume-Uni, mais ailleurs aussi puisque ces idées ont circulé mondialement à travers les arènes politiques et les institutions supranationales, et se sont progressivement installées dans l’enseignement et la recherche universitaires au niveau international.
En rétrospective, l’ancien secrétaire britannique à la culture Chris Smith (2013) – figure majeure de cette intelligentsia politique – a expliqué :
« En 1998 – en tant que secrétaire d’État à la culture, aux médias et au sport dans le gouvernement du New Labour nouvellement élu – j’ai publié un livre intitulé Creative Britain. En l’espèce, j’ai soutenu que les arts étaient pour tous, pas seulement pour quelques privilégiés et que les industries créatives – dépendantes pour leur viabilité de la réussite artistique individuelle – étaient passées de la périphérie au centre de l’économie britannique, avec d’énormes avantages pour la santé sociale et économique de la nation. J’ai appelé à la promotion et à la célébration du talent créatif pour être au cœur de l’agenda politique. »
Cette citation – reflétant des pensées vieilles de 15 ans – synthétise l’essentiel du système de croyances de « l’économie créative ».
Ce n’était pas le livre de Smith, cependant, qui devint la pierre angulaire originale du discours. Il est frappant de constater l’influence décisive qu’a eu un rapport institutionnel écrit au préalable, et ce en dessinant le cadre général de la discussion. Ainsi, la définition des industries créatives telle que proposée dans le tout premier Creative Industries Mapping Document du DCMS a-t-elle non seulement été abondamment citée dans « l’Anglosphère », elle l’a également été partout ailleurs :
« Ces activités qui ont leur origine dans la créativité individuelle, la compétence et le talent et qui ont un potentiel de création de richesse et d’emploi en générant et exploitant des droits de propriété intellectuelle » (DCMS, 1998, 3).
Le tour de force du rapport fut d’agréger 13 champs distincts au sein du domaine culturel, de les désigner comme des « industries » et ainsi constituer un nouvel objet de politique dont le but central était – et reste – de « maximiser l’impact économique sur le marché intérieur et à l’étranger ». De plus, en faisant de l’exploitation de la propriété intellectuelle un enjeu crucial, la complexité de la valeur culturelle était réduite à la valeur économique.
Certains ont dénoncé cette approche comme l’acmé du néo-libéralisme – compris en l’occurrence comme la célébration de l’entrepreneuriat individuel sur des « marchés libres ». A l’inverse, dans leur nouveau livre sur la politique culturelle du New Labour, Hesmondhalgh et al. (2015) ont justement souligné les objectifs plus larges poursuivis par les tenants britanniques de la créativité : l’impulsion donnée aux dépenses artistiques, les tentatives de renforcement du lien social, les aspirations éducatives. La question, peut-être, est de savoir dans quelle mesure ces autres objectifs ont réellement agi comme contrepoids à la centralité des objectifs purement économiques.
Naturellement, le « tournant créatif » avait des antécédents. Une interprétation influente de l’histoire des idées pertinentes suggère que le parcours conceptuel a commencé avec « l’industrie culturelle » produite par la communication de masse telle que critiquée par Horkheimer et Adorno (1997 [1944]). Par la suite, cette approche a été reformulée par des auteurs comme Garnham (1990 [1984]) en Grande-Bretagne et Miège (2004 [1984]) en France, qui développèrent une économie politique marxiste des « industries culturelles » (au sein de laquelle le rôle des médias était central). Les politiques d’économisation de la culture sont devenues la base intellectuelle des mesures en direction des industries culturelles mises en place par les décideurs de gauche comme une réponse au déclin urbain et à la désindustrialisation, et aussi dans certains cas (notamment en France), dans le cadre de la lutte contre l’impérialisme culturel (Mattelart, Delcourt, Mattelart 1983). Plus tard, le New Labour a regroupé ces préoccupations dans leur trope sur les « industries créatives ». Depuis, cette formulation particulière a été utilisée sans cesse, quelle que soit la couleur politique des protagonistes ou, même, la nature de leur régime politique.
La pensée relative aux industries créatives est devenue une sorte de plan que l’on peut appliquer partout ou modifier à convenance. Lisez la littérature officielle ou universitaire et vous constaterez que le nombre et le type « d’industries » sont susceptibles de varier grandement d’un pays à l’autre. Parfois, les « industries culturelles» peuvent être soigneusement distinguées des « industries créatives », quand la culture est présentée comme étant plus fondamentale ou plus au cœur de la production symbolique d’une société (The Work Foundation, 2007). Cependant, ce qui reste commun et jamais remis en question est la stratégie globale poursuivie par de nombreux États, à savoir : construire un secteur des « industries créatives » et, plus tard, une « économie créative », comme un objet de politique qui peut être géré afin de s’assurer de résultats essentiellement économiques et parfois sociaux et afin d’accroître leur compétitivité sur le marché mondial.
Economiser la culture nationale est une proposition mondialement attrayante. Toute nation peut l’adopter et la transposition des mesures politiques d’une nation à une autre s’est avérée relativement simple. L’idée « d’industries créatives » est polymorphe et peut facilement être adaptée aux circonstances locales. Elle peut devenir la politique officielle du Parti communiste chinois ou un principe de développement économique adoptée par les Nations Unies (Keane 2007; Nations Unies 2013). Elle peut être utilisée au niveau supranational, au niveau de l’État-Nation ou à des niveaux sous-étatiques comme les régions ou des villes. Par conséquent, les « nations créatives », les « régions créatives » et les « villes créatives » font désormais tellement partie du paysage concurrentiel que tout le monde considère le phénomène comme allant de soi. Les organismes en charge de la culture définissent ainsi de nouveaux espaces institutionnels qu’ils s’occupent eux-mêmes de combler.
Par exemple, ce que l’on appelle « la créativité dans la configuration des lieux publics » (« creative place-making ») (Markusen 2014) est intrinsèquement insensé, consiste en un processus inachevable précisément parce que de nouveaux signes de différenciation doivent continuellement être trouvés et que de nouvelles mesures doivent continuellement être prises afin de se positionner au sein du jeu concurrentiel qui règne, par exemple, dans le cinéma, la télévision, les jeux d’argent, les méga-événements ou le spectacle vivant. De nouvelles incitations doivent être trouvées pour stimuler la quête mondiale de localisation et de relocalisation. Cela signifie que le marché des promesses culturelles pour ceux qui partagent cette vision, comme la demande pour les conseils des consultants en créativité, sont inépuisables. Il en va de même pour le flux continu des commentaires académiques ou la litanie sur l’enseignement en direction des générations à venir quant à la meilleure façon de se préparer à poursuivre la chimère de « l’entreprenariat créatif ».
Si le Royaume-Uni a initié la dynamique, c’est aux États-Unis que les premiers discours universitaires d’importance ont été façonnés. L’économiste Richard Caves (2000) a été le précurseur quant à l’analyse rigoureuse et de grande ampleur sur les industries créatives. Son travail a évité la fétichisation désormais devenue banale du terme. Il a écrit sur ce qu’avait en commun différents « produits créatifs », en affirmant, à juste titre, que les productions de films, de musique enregistrée, d’arts visuels, d’événements culturels et de spectacle vivant sont toutes des activités très risquées en termes de calcul de succès ou d’échec. Caves se concentre sur les spécificités des contrats et sur l’organisation industrielle des secteurs concernés. Il n’a toutefois pas créé un objet unifié de politique culturelle. Cela a été laissé à d’autres.
Lui emboitant le pas, un autre économiste américain, Richard Florida (2002), dont l’écriture est très différente et nettement plus grand public, a pris le devant de la scène en évoquant et encensant la montée de la « classe créative ». Il a essentiellement rendu attrayante la notion qu’il a vendue aux décideurs politiques en leur expliquant que près d’un tiers des américains pouvaient être catégorisés comme « créatifs » et qu’en s’assurant que les conditions locales soient favorables aux personnes menant une activité culturelle, un large éventail de lieux pouvait être transformés en villes ou régions « créatives ». Dans cette version revisitée de la théorie de la « nouvelle classe » de Gouldner (1979), les intellectuels d’autrefois, ceux qui manipulaient des symboles, ont été requalifiés en producteurs créatifs. Bien sûr, auparavant, les théoriciens postindustriels tels que Daniel Bell (1973), avaient exposé une pensée similaire mais pas avec une efficace politique si redoutable.
Place à l’économie créative
La transition fut courte entre la prolifération des discussions sur les industries créatives et le néologisme « l’économie créative » qui domine désormais la scène. Nous pouvons interpréter la création de ce syntagme comme une invitation à penser le fait que les industries désignées sont systématiquement interconnectées, qu’elles constituent un ensemble. Le consultant britannique John Howkins (2001) fut le premier à promouvoir cette notion. Comme le fit le DCMS au Royaume-Uni, il mit l’accent, pour ce faire, sur la valeur de la propriété intellectuelle et la cruciale « bataille mondiale pour un avantage comparatif ». Dans cette perspective, la créativité apparait comme décisive car elle participe du « capital humain » – une terminologie qui, par analogie, définit d’abord et avant tout l’être humain comme objet de divers types d’investissements – dont en premier lieu l’éducation, à même d’améliorer les qualités du travail (Becker 2008).
Pour l’essentiel, « l’économie créative » a été un slogan mobilisateur. Il a été déployé en parallèle d’une série d’idées proches et d’interventions concrètes associées. La parade conceptuelle incessante comprend dès lors les « villes créatives », « l’innovation créative », les « compétences créatives », « l’éducation créative » et « l’écologie créative ». En outre, comme la « révolution numérique » a partout reconfiguré la pensée politique au cours de la dernière décennie, le « tournant créatif » a engendré des néologismes qui tentent de capturer les transformations actuelles dans la production, la circulation et la consommation de la culture : « l’économie créative numérique » en est un parangon.
L’UE fournit un cas d’étude éclairant quant à la diffusion de la notion. Bien que tous les États membres ne se soient pas ralliés à la cause de « l’économie créative » avec le même d’enthousiasme, la Commission européenne (CE) a progressivement réussi à en faire un objet incontournable. Les industries culturelles et créatives (ICC) sont ainsi au cœur de l’Agenda européen pour la culture qui intègre la Stratégie de Lisbonne pour l’emploi et la croissance de l’UE, initialement rendue publique en mars 2000 (Schlesinger, Selfe et Munro, 2015a, 15). En mai 2007, le Conseil européen a approuvé le rôle que les ICC pourraient jouer dans le soutien de la Stratégie de Lisbonne et, en avril 2008, le Parlement européen (PE) se félicite de la reconnaissance par le Conseil et la Commission de l’importance de la culture et de la créativité pour le projet européen.
Le PE a souligné la contribution de l’économie de la culture en Europe dans un rapport éponyme commandé par la CE en 2006 auprès de KEA, un cabinet de consultants basé à Bruxelles (2006). Celui-ci a indéniablement joué le rôle de scénariste pour le « tournant créatif » de l’UE et son rapport a été suivi de pléthore d’autres. Nous pourrions indiquer ici une autre référence majeure qui a fait du « tournant créatif » un phénomène mondial : Le Rapport sur l’économie créative 2013 (Nations Unies 2013) et, en 2008 et 2010, ses versions précédentes qui ont fixé le cadre pour de nombreux débats et travaux de politique générale ultérieurs.
L’UE utilise la formulation d’ICC dans une perspective d’équilibre entre les États tenants des industries culturelles et ceux qui mettent l’accent sur les industries créatives mais, dans l’ensemble, la formulation marque l’actuel infléchissement vers l’économisation de la culture.
Dans le deuxième de ses principaux rapports pour la CE, L’impact de la culture sur la créativité, le cabinet KEA a encore retravaillé le paysage conceptuel et posé le problème de la façon suivante :
« L’objectif de l’étude est de mieux comprendre l’influence de la culture sur la créativité comme moteur de l’innovation économique et sociale. » (2009, 3, je souligne moi-même ici)
Étant donné que les « gains de productivité au niveau de la production industrielle ne suffisent plus à établir un avantage concurrentiel », il faut de « la créativité fondée sur la culture – le genre de façon de penser qui va au-delà de la production et qui a fait d’Apple une force mondiale dans le design, ou qui a conduit Virgin à ajouter à l’aviation longue distance une dimension « expérientielle »». D’un point de vue politique, l’argument était destiné à insérer l’idée de créativité dans les mesures concernant l’innovation, dont les objectifs étaient de « produire une « marque Europe » comme identifiant un lieu de création », par l’établissement de nouveaux programmes, institutions et cadres réglementaires pour soutenir « une collaboration créative et culturelle ». L’ambition clé, et qui transparait dans un travail toujours en cours impliquant différents collaborateurs, était « d’établir un indice de créativité (à partir d’un ensemble de 32 indicateurs) dont l’objectif est d’évaluer l’environnement créatif dans les États membres de l’UE et de permettre le développement d’une écologie créative en Europe à travers l’art et la culture » (KEA 2009, 9). L’agenda politique de « l’économie créative » a, depuis le début, été un argument pour les gouvernements partout dans le monde pour changer les orientations dans l’élaboration des politiques.
Un tournant clair a été visible au sein l’UE en 2010, date à laquelle « l’économie créative » est devenue une composante de la doxa de la CE. Son Livre vert (Commission européenne, 2010) était un pot-pourri de choses que les ICC pourraient faire pour le développement économique de n’importe quelle nation et une répétition de ce qui était devenu « l’allant de soi » quant à leur nature et leur rôle. Le Livre vert (CE, 2010, 5) visait à « saisir les diverses connotations attribuées aux termes « culturel » et « créatif » dans l’ensemble de l’UE, reflétant la diversité culturelle de l’Europe ». Les « industries culturelles » y sont définies comme produisant et distribuant des biens ou des services qui, au moment de leur élaboration, sont considérés comme ayant un attribut, une utilisation ou un but spécifique qui incorpore ou transmet des expressions culturelles, quelle que soit la valeur commerciale qu’ils peuvent avoir. Outre les secteurs artistiques traditionnels (arts du spectacle, arts visuels, patrimoine culturel – y compris le secteur public), elles comprennent les acteurs produisant des films, DVD et vidéos, la télévision et la radio, les jeux vidéo, les nouveaux médias, la musique, les livres et la presse. Pour leur part, les « industries créatives » utilisent la culture comme un facteur de production et ont donc une dimension culturelle, bien que leurs produits soient principalement fonctionnels. Les secteurs concernés sont l’architecture et le design, qui intègrent des éléments créatifs dans des processus productifs plus larges, ainsi que des sous-secteurs tels que la conception graphique, la conception de la mode ou la publicité.
La CE cherchait à mettre en place une stratégie économique dans un contexte de concurrence mondiale, ce que manifeste « Europe2020 », ainsi qu’à élaborer un agenda européen pour la culture. Le Livre vert a précisé ce qui est devenu une préoccupation stratégique avec l’économie numérique : la création d’un véritable marché unique pour les contenus et services en ligne ; une « Union de l’innovation » qui « renforcerait le rôle des ICC en tant que catalyseur de l’innovation et des changements structurels » ; et une stratégie de renforcement des droits de propriété intellectuelle, en particulier pour ce qui est de « l’utilisation et la gestion des droits » (Commission européenne 2010, 6, 8).
L’inégale diffusion du discours sur les industries créatives
Bien que le tournant de « l’économie créative » n’ait en aucune façon produit une uniformité de pensée à l’intérieur de l’UE, il ne fait aucun doute qu’il a eu des répercussions sur les termes dans lesquels la culture est pensée dans les milieux politiques. Deux aspects illustrent ce point. D’autres pourraient être cités.
En Italie, l’année européenne de la créativité et de l’innovation a été lancée en 2009 dans un objectif de sensibiliser localement « à la créativité et à l’innovation, comme compétences clés pour le développement personnel, social et économique » (Rolando 2009, 1). Il s’agissait d’une collaboration entre différents ministères dans le cadre de la publication du Libro bianco sulla creatività (Livre blanc sur la créativité) en 2007. Présentée par un économiste, Walter Santagata, le livre blanc s’est concentré sur les secteurs industriels plutôt que sur des catégories de travail « créatif ». Des distinctions ont été établies entre la culture matérielle, les industries du contenu et le patrimoine artistique et historique. Dans les termes de Stefano Rolando, il s’agissait de regrouper « il valore del bello e utile » (« la valeur du beau et de l’utile »). Le « tournant créatif » pris à Londres une décennie plus tôt, puis approuvé à Bruxelles, a provoqué une tentative de mesure de la valeur totale des secteurs créatifs en Italie, en particulier par le calcul de la part du PIB qu’elle représente et le volume en termes d’emploi que ces secteurs représentent.
Le rapport de Santagata visait à délimiter un « modèle de créativité » italien pour aider au développement national et établir une base statistique pour la comparaison internationale. Les 14 domaines d’activité concernés étaient proches, mais néanmoins légèrement différents, de ceux, traditionnels, identifiés par le DCMS du Royaume-Uni. Ces domaines étaient les villes créatives, le design, la mode, l’architecture, l’économie de la connaissance, la publicité, le cinéma, la télévision, la radio, l’édition, l’industrie alimentaire, l’art contemporain, la musique et le patrimoine culturel (Santagata 2007, XI).
Les différences nationales persistent quant à savoir quelles industries sont ou non créatives, en fonction des institutions développées au sein de chaque état. En Allemagne, le terme Kulturwirtschaft était le point de départ pour discuter des « industries créatives ». En 2007, sur la base de son rapport, Kultur in Deutschland, le Bundestag a accepté une définition fédérale officielle, visant à apporter une cohérence statistique à la recherche et à l’analyse.
« Le terme […] industries créatives est généralement et largement appliqué […] aux entreprises culturelles ou créatives […] qui opèrent principalement dans le commerce et se préoccupent de la création, de la production, de la distribution et / ou de la circulation médiatique de la culture ou des produits et services créatifs. Les secteurs culturels suivants sont inclus dans la définition des « industries culturelles » : l’industrie de la musique, le marché littéraire, le marché de l’art, l’industrie cinématographique, la radio, les arts du spectacle, l’industrie du design, l’architecture et la presse. Le terme « industries créatives » intègre des sous-segments supplémentaires qui comprennent l’industrie de la publicité, l’industrie du logiciel et du jeu ainsi qu’une catégorie dénommée «divers» » (traduit de l’allemand à partir de Projektzukunft, 2008, 5; cf. Reich 2013, 16)
C’est donc une autre variante de la classification, les industries créatives étant ici clairement subordonnées aux industries culturelles. Les exemples allemands et italiens relient le besoin de catégorisation au désir de mesure, une question d’importance croissante pour la gouvernance mondiale de « l’économie créative » et une question politique à part entière pour des organismes tels que l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI).
En 2012, la question de savoir comment mesurer l’impact des ICC était fermement à l’ordre du jour de l’UE. Parallèlement à des arguments plus généraux répétés ailleurs (Cooke et De Propris 2011, Cunningham 2014), la politique d’innovation a également été ajustée pour inclure des « stratégies de spécialisation intelligentes » définies en fonction de « l’économie créative » et le cabinet KEA a été une nouvelle fois sollicité « pour produire une matrice de benchmarking… ou un ensemble d’indicateurs, pour mesurer l’efficacité des politiques visant au développement économique local par le biais des ICC » (2012, 30). Ce nouveau cadre était destiné à aider les centres régionaux et urbains européens à accéder aux fonds structurels de l’UE, avec pour objectif principal de constituer une boîte à outils avec des « instruments politiques à même d’influer sur le développement économique et commercial local » (Ibid., 3). A cette occasion, et de façon inégale suivant les territoires, une manière de voir dominante s’est imposée au sein de l’UE.
L’approche décrite ci-dessus s’est étendue au PE. Dans un rapport pour sa commission de la culture et de l’éducation sur la manière dont la culture pourrait être utilisée dans une perspective de cohésion, un appel a été fait à la solidarité européenne au-delà de l’économie, avec une reconnaissance claire des contraintes et des tensions provoquées par la crise économique actuelle. Le rapport, qui parle d’un « changement de paradigme » en raison de la prise en compte des liens entre les « différentes dimensions de la culture », a relevé les principales mesures dans les politiques européennes mais a également souligné l’insuffisance de cette prise en compte, étant donné que la culture n’était pas simplement « un secteur mais aussi une ressource qui – envisagée plus globalement – pourrait renforcer le développement social et économique de l’UE de multiples façons et garder l’utopie européenne en vie » (Parlement européen, 2012, 10-15).
Bien que le terme « culture » ait été mobilisé conformément à la préférence de la majorité du PE, l’accent a été mis sur ses utilisations économiques et sociales, suivant une approche principalement instrumentale à l’heure actuelle, en raison précisément de l’influence de la pensée en termes « d’économie créative ». Il n’est donc pas étonnant que, à Bruxelles comme à Londres, la valeur économique de la culture européenne soit systématiquement résumée dans un énoncé désormais basique et familier : les secteurs créatifs représentent plus de 3% du PIB européen et emploient environ 3% de l’UE Main-d’œuvre (EC, 2016).
Parallèlement à ces changements régionaux, tels qu’ils se sont produits en Europe, la mondialisation de ces idées a été le mieux illustrée par la série de trois rapports sur « l’économie créative » de l’UNESCO dont le premier, publié en 2008, a qualifié « l’économie créative » de « nouveau paradigme de développement » regroupant toutes les formes de travail culturel. Les différences de régimes politiques et de niveaux de développement économique ont configuré spécifiquement l’adoption de ces idées initialement apparues à Londres. Celles-ci ont notamment été « endogénéisées » en Asie de l’Est, en Chine et en Australasie (Flew 2012).
Certains affirment maintenant que la version 2013 du trio de rapports des Nations Unies aurait représenté un défi pour le discours dominant et, en fait, l’aurait subverti de l’intérieur. De grands espoirs ont été placés en la réhabilitation de l’idée d’une « économie culturelle » qui mettrait l’accent sur la culture plutôt que sur l’économie, sur le social plutôt que sur l’individu (Isar 2015). Bien que de telles opinions ne constituent pas le courant dominant, elles font désormais partie d’un contre-discours international à « l’économie créative ».
La concrétisation des idées
La politique culturelle ne doit pas exclusivement s’apprécier à l’aune des retombées économiques. Cependant, l’accent mis sur l’évaluation comptable au travers de mesures quantitatives a configuré les paramètres d’intervention des organismes dans le domaine culturel – qu’il s’agisse de conseils artistiques, de musées et de galeries, des chaines audiovisuelles et radiophoniques de service public, des opéras et des orchestres ou des théâtres et des bibliothèques. Cela nous amène au royaume des « intermédiaires culturels », un terme diffusé de manière influente par Bourdieu (1984). Ce domaine peu étudié jusqu’à récemment connait désormais un intérêt universitaire croissant (Smith Maguire et Matthews 2014).
Un exemple édifiant de l’impact de l’orthodoxie de « l’économie créative » au Royaume-Uni peut être apporté par le cas de la BBC, toujours la principale institution culturelle et journalistique et une marque d’une importance énorme dans le jeu mondial de l’exercice du « soft power ».
L’orientation future de la BBC sera décidée après la conclusion d’une procédure connue sous le nom d’Examen de la Charte. La nouvelle Charte courra jusqu’en 2027. L’examen est censé être un moment de réflexion qui se déroule chaque décennie pour revoir les objectifs, la portée et l’envergure de la BBC et aboutir à un nouvel accord qui lie l’entreprise au public britannique (et par extension aux audiences du monde entier, qui accèdent toujours plus aux productions de la BBC).
Sous la pression politique, la BBC a cherché à redéfinir sa légitimité. Ainsi, dans le cadre de l’Examen de la Charte, la BBC s’est-elle positionnée clairement en intitulant son dossier soumis à la consultation du gouvernement du Royaume-Uni « L’audace créative britannique » (« British Bold Creative »). L’appartenance de l’entreprise au « club des créatifs » n’était pas seulement manifestée dans le titre. Dans le dossier, la société a en effet indiqué son ambition de devenir « le partenaire créatif de la Grande-Bretagne et une plate-forme pour développer le talent incroyable de ce pays ainsi que le travail accompli par ses grandes institutions publiques » (BBC, 2015, 6). Le gouvernement britannique a répondu sur le même ton et a demandé à la BBC de « de placer au cœur de ses missions le soutien aux industries créatives, tout en prenant soin de minimiser les impacts excessifs de son intervention sur le marché » (DCMS 2016b, 10).
Le cas de la BBC reflète la banalisation de l’idéologie liée aux industries créatives et à son caractère normatif. Les discours de patriotisme économique méticuleusement travaillés illustrent parfaitement le langage devenu courant, voire mécanique, quant au rôle de la culture dans la sphère publique, observable au sein des organismes artistiques, des organismes de soutien, du gouvernement et même de l’enseignement supérieur. Les « intermédiaires créatifs » sont toujours prompts à proclamer les bienfaits de leur action quant à l’économie nationale ou mondiale. L’étendue de cette idéologie peut facilement être appréciée à partir des publications produites régulièrement par les grandes institutions artistiques et culturelles britanniques. L’ampleur de sa diffusion peut être illustrée par quelques-unes de mes recherches les plus récentes sur les agences culturelles britanniques où, avec mes collègues, j’ai illustré la force idéologique de l’intervention politique du gouvernement dans l’élaboration des missions d’organismes officiellement désignés comme partie intégrante de « l’économie créative ». Bien que ce travail se concentre sur certaines caractéristiques propres à la situation actuelle au Royaume-Uni, il présente des implications beaucoup plus larges en termes de comparaison internationale.
Dans ce qui suit, je souhaite utiliser le terme « intermédiaires culturels » dans un sens particulier afin de décrire les organismes publics dont la mission est de rendre « l’économie créative » plus efficace en fonction des objectifs nationaux primordiaux suivis par chaque État. À cet égard, bien que les exemples présentés ici concernent les agences britanniques, les logiques organisationnelles et les finalités sont communes à de nombreux organismes dans le monde qui ont été mis en place dans le domaine culturel.
Tout d’abord, il convient de noter l’importance des environnements institutionnels distincts dans lesquels ces agences de soutien travaillent. Ils sont façonnés par différentes traditions politiques aussi bien que par les idées à la mode ou dans l’air du temps quant aux modalités d’intervention et d’élaboration d’une « économie créative » concurrentielle. Chaque agence associe des responsables et décideurs politiques, des bailleurs de fonds et toute une gamme d’entreprises d’envergures diverses. Le plus souvent, ces dernières sont de petites et moyennes entreprises voire même des micro-entreprises.
L’une de nos études, qui a pris la forme à la fois d’une histoire contemporaine et d’une analyse sociologique de la culture, a porté sur la création, la vie et la mort du UK Film Council (UKFC) (Doyle et al., 2015). Le UKFC était l’agence stratégique mise en place en 2000 pour favoriser la « pérennité » de l’industrie cinématographique en Grande-Bretagne. Basé à Londres, sa vie institutionnelle a duré un peu plus d’une décennie. La politique cinématographique, qui oscillait constamment entre les objectifs culturels et économiques, était la « matrice universelle » des politiques du Royaume-Uni quant aux industries créatives. Pourtant, et même à l’âge numérique, cette politique a gardé certains traits distinctifs – ce qui souligne l’importance toujours visible de la différenciation des secteurs qui persistent au sein de l’ensemble « industries créatives ».
Après une décennie d’existence et après la disparition de l’agence, rien de vraiment fondamental n’avait vraiment changé : l’industrie cinématographique britannique était encore fragmentée et non pérenne. Il y a tout de même eu des résultats positifs : la principale forme de soutien à l’industrie cinématographique britannique, soit l’investissement dans la production cinématographique au Royaume-Uni par les États-Unis, a augmenté ; les recettes des guichets britanniques ont également quelque peu augmenté ; la numérisation des projections a été accélérée ; le financement du cinéma par les régions a également augmenté. Ironiquement, le film qui remporta un Oscar, The King’s Speech (Le discours d’un roi), a été un succès post-mortem exceptionnel pour cette agence qui avait partiellement financé cette production.
Les instigateurs de la politique des industries créatives – le premier gouvernement du New Labour – ont créé le UKFC pour des raisons purement industrielles. The British Film Institute (BFI), jusqu’alors la première agence pour ce qui est du cinéma et chargée d’un rôle essentiellement culturel, devint une institution subordonnée. C’était là un signal fort quant au choix de la prééminence des fins industrielles par rapport à la politique culturelle. Une décennie plus tard, le UKFC a brutalement été fermé par les ministres conservateurs, au début du gouvernement de coalition conservateur-libéral démocrate de 2010-2015, pour des motifs d’inefficacité supposée. Cependant, et ironiquement, plus d’argent a été dépensé qu’économisé en réaffectant ses missions au BFI. Par la suite, cet institut a également été réagencé et repositionné comme un organisme s’inscrivant dans les politiques sur les industries créatives, et doit désormais composer avec des logiques industrielles et des logiques culturelles qui divergent pourtant souvent (BFI 2012). D’un point de vue historique, la politique cinématographique au Royaume-Uni a produit un cimetière d’agences défuntes – chacune pourtant initialement conçue pour rendre les choses plus efficaces. Ce qui n’a pas changé toutefois, c’est l’intérêt de l’État à gérer un secteur culturel considéré comme primordial.
Notre deuxième cas concerne l’étude ethnographique et sociologique d’une agence écossaise de soutien aux entreprises culturelles, le Cultural Enterprise Office (CEO), créée à Glasgow en 2001 à partir d’une coalition d’organismes du secteur public (Schlesinger, Selfe et Munro 2015a). Parfaite illustration du « tournant créatif », la création du CEO était typique des mesures prises à cette époque partout au Royaume-Uni.
Nous avons constaté que, tout au long de son exercice et quel que soit le bord politique au pouvoir, l’intervention du CEO dans « l’économie créative » écossaise était inspirée de préceptes produits par les décideurs politiques, les think tanks et universitaires londoniens – Londres étant le centre de production de cette pensée en Europe. Dans le cadre de cette politique importée, le CEO a ainsi aidé les micro-entreprises culturelles en Ecosse à devenir plus « commerciales », offrant à cet effet un soutien en termes de conseils et de formation. Ce type d’intervention est l’un des instruments que les décideurs utilisent lorsqu’ils tentent d’accroître l’ampleur et la solidité des entreprises créatives, bien qu’il soit vraiment difficile pour les organismes de ce type de démontrer l’efficacité de leurs interventions auprès des bailleurs de fonds.
Les deux études discutées ci-dessus ont porté sur la médiation de la politique – la mise en œuvre quotidienne des pratiques influencées par les mesures politiques dans le domaine culturel qui apparaissent comme des manifestations concrètes de grandes idées, comme celle de la construction d’une « économie créative » concurrentielle à l’échelle mondiale. Réalisées récemment, elles ont démontré la ténacité des idées dominantes et ont permis d’apprécier la mesure dans laquelle l’intervention des « intermédiaires culturels » est profondément influencée par les cadres politiques et les discours d’accompagnement qui les justifient et amplifient leur action. Bien sûr, sur le terrain, les initiatives de politique publique peuvent être sélectionnées par les acteurs de « l’économie créative » et celles qui apparaissent comme non pertinentes sont simplement ignorées. Ce type d’attitude, cependant, ne change pas l’image globale : les différentes approches de l’économie créative ont établi les termes de référence qui s’imposent à tous ceux qui veulent participer à la conversation et aux pratiques dans le domaine culturel.
Configurer l’agenda universitaire
Une intermédiation culturelle d’une nature analogue se produit également dans l’enseignement supérieur. Au moins 30 universités au Royaume-Uni – la mienne incluse – offrent actuellement des cours de premier cycle et de master consacrés aux industries créatives et/ou culturelles, à l’économie créative, avec ou sans un mélange explicite avec la dimension numérique –ce type de mélange étant favorisé par ailleurs. Ce qui s’applique à l’enseignement s’applique également à la recherche. À l’instar de leurs homologues dans d’autres pays, les Conseils de la recherche du Royaume-Uni ont fortement investi dans la recherche sur les économies créatives et numériques. Cet agenda s’est développé de concert avec celui de la politique gouvernementale, auquel les Conseils de la recherche sont très attentifs. Bien que leurs priorités ne déterminent pas le périmètre précis de la recherche, les thèmes définis par les organismes de financement influents et les termes qui les décrivent nous indiquent les sujets du moment, à quoi penser et comment le penser, que cela nous plaise ou non.
Parallèlement aux organismes culturels publics, l’institutionnalisation du programme « d’économie créative » dans les universités britanniques s’est donc développée rapidement. Les nombreux cours déjà mentionnés fournissent des talents pour un marché cependant saturé et pour des emplois largement sous-payés, où les relations personnelles comptent énormément, où les stages non rémunérés sont fréquents et où le travail précaire est la norme – bien que ces conditions difficiles ne diminuent pas l’attractivité pour ces emplois, ainsi que McRobbie (2016) l’a montré dans ses études éclairantes. Consciente de la fragilité de ces formes de travail culturel, elle affirme qu’une pédagogie réfléchie « permet […] de déceler des pépites qui apparaissent comme des formes de préfiguration de compréhension du social ainsi que de prise de conscience politique» (McRobbie 2016, 9-10). Au regard des apports de ces travaux, cependant, cette prise de conscience progressive semble être plus une croyance consolatrice qu’une conclusion sans équivoque. À bien des égards, les conditions de travail observables dans les secteurs créatifs est archétypale de la situation que connaissent les générations qui entrent actuellement sur le marché du travail, c’est-à-dire en tant que membres du « précariat » pour la plupart des individus (Standing, 2011).
En parallèle au développement des cursus universitaires ces dernières années, les Conseils de recherche du Royaume-Uni se sont engagés à travailler sur « l’économie créative » et l’économie numérique, les deux se chevauchant, et à favoriser la jonction entre les secteurs de l’enseignement supérieur et de la création. De telles mesures et investissements sont également visibles dans d’autres pays.
Un parangon du phénomène au Royaume-Uni a été la création de cinq grands consortia universitaires, dont quatre ont été désignés « centres d’échanges de connaissances pour l’économie créative ». Financé jusqu’en avril 2016, ces centres sont : The Creative Exchange ; Design in Action ; Creative Works London ; REACT. Le cinquième groupe, CREaTe, a été mis en place en tant que centre de recherche, avec pour mission les recherches autour du droit d’auteur et les nouveaux modèles d’affaires dans l’économie créative (2). À la fin de 2016, tous ces centres sont arrivés à la fin de leur durée de vie financière de quatre ans, bien qu’il semble très probable que la recherche sur l’économie créative perdure. En juin 2016, le Arts and Humanities Research Council (AHRC) a lancé un appel à candidature pour désigner le « Champion de l’économie créative » dans la perspective de consolider les travaux existants et de concevoir la stratégie et les partenariats futurs sur le terrain.
De telles initiatives mobilisent un nombre important de chercheurs universitaires et organisent leurs liens avec toute une série d’entreprises, d’artistes et d’interprètes, d’organismes publics et d’agences gouvernementales et, donc, de manière compréhensible, deviennent un enjeu en termes de dépense publique (AHRC 2015). Ce type d’engagement peut sans doute être profitable car les universitaires sont également des citoyens et que la société dans son ensemble peut bénéficier de leur implication et de leurs compétences au-delà du domaine académique. Nous devrions en effet peut être utiliser notre expertise pour participer au débat politique et pour conseiller la société civile. Cela dit, comment, et dans quel objectif le faire, reste une question essentielle à laquelle apporter une réponse. Ma propre participation au travail de plusieurs organismes concernés par « l’économie créative » m’a assurément donné une idée assez précise des pressions produites lors de ces rencontres, notamment de la part du gouvernement et des grands intérêts commerciaux déterminés à poursuivre leurs propres objectifs. Cela a également considérablement contribué à ma propre connaissance sur la façon dont les choses fonctionnent réellement.
En substance, les termes de l’échange pour les chercheurs universitaires sur « l’économie créative » sont ambigus, notamment dans la très vantée recherche sur « l’échange de connaissances » avec les professionnels, ce qui est dans les faits extrêmement compliqué (Schlesinger, Selfe et Munro 2015b). Bien que l’approche programmatique actuellement adoptée par les Conseils de recherche du Royaume-Uni n’exclut pas nécessairement un projet particulier ni la possibilité de la critique, le cadre a été façonné par la demande continue de démontrer la pertinence de la recherche ou de l’engagement en question en fonction du but primordial de consolider certains secteurs spécifiques de l’économie nationale afin qu’ils fonctionnent plus efficacement dans des conditions de concurrence mondialisée.
Des dynamiques contraires ?
Bien sûr, le tournant créatif n’a pas été un objectif exclusif mais bien plutôt un élément dominant. Dans cette section, je conserverai un focus sur les tendances actuelles observables dans le cas britannique qui, compte tenu de sa large influence, peut préfigurer de changements plus globaux. Considérons donc ici deux évolutions récentes qui annoncent un changement de positionnement quant à « l’économie créative » par rapport à des conceptions plus larges de, premièrement, la politique culturelle et, secondement, des valeurs attribuées à la culture.
En premier lieu, le gouvernement du Royaume-Uni a publié un Livre blanc sur la culture en mars 2016. Il a fièrement été présenté comme le premier document de ce genre depuis 1965 et a souligné l’importance de la culture pour la société britannique, en distinguant trois types de valeurs culturelles :
- La valeur intrinsèque : l’enrichissement propre à la culture en elle-même ;
- La valeur sociale : l’amélioration du niveau scolaire ou sanitaire d’une population liée à la diffusion d’éléments culturels ;
- La valeur économique : la contribution de la culture à la croissance économique et à la création d’emplois (DCMS 2016a, 15).
La « valeur intrinsèque » a rarement été prise au sérieux par les gouvernements ces dernières années. La « valeur sociale », qui correspond à un calcul largement utilitaire, a certainement été intégrée par tous les gouvernements, mais n’a cependant pas reçu l’attention portée à la « valeur économique », comme cela ressort clairement des discours jusqu’à présent.
Peut-être le nouveau tournant, expressément culturel cette fois-ci, n’est pas si surprenant, car le Royaume-Uni a été secoué par un certain nombre de crises d’ordre culturel. Celles-ci incluent des angoisses visibles dans la plupart des segments de la population sur l’accroissement des migrations en provenance de l’UE et sur l’immigration de manière plus générale ; la relation ambivalente du Royaume-Uni avec l’UE, mise en évidence par le référendum « Brexit » du 23 juin 2016 ; l’existence du djihadisme sur le sol domestique et les préoccupations officielles et publiques concernant l’intégration sociale de certains éléments de la communauté musulmane britannique ; le défi continu à l’unité du Royaume que pose la quête d’indépendance de l’Ecosse. Les appels à « l’économie créative » ne peuvent vraiment pas offrir une nouvelle feuille de route pour solutionner ces problèmes dans le cadre d’une culture britannique. Ce n’est pas un hasard si l’agenda officiel de la politique culturelle s’est élargi précisément pour s’intéresser désormais à l’inclusion sociale, à la création d’emploi pour les minorités ethniques ou pour les jeunes économiquement défavorisés et sur la façon d’aborder et de capitaliser la diversité croissante du Royaume-Uni. Alors que la crise culturelle actuelle est aussi une crise de l’État britannique, est-il surprenant que la façon dont le Royaume-Uni se projette à l’international – la question de son « soft power » et de sa « marque nationale » – et comment il attire les visiteurs et les touristes, soit pensée dans la cadre d’une réflexion culturelle plus large ?
Tout cela, cependant, joue dans le Livre blanc contre le plaidoyer enthousiaste du gouvernement conservateur pour la réduction du soutien public aux secteurs culturels et pour les encouragements en direction de ceux qui travaillent dans ces domaines à combler les déficits par l’augmentation des fonds en provenance du privé. En fin de compte, pour ce qui est des politiques culturelles il faut conclure qu’il n’est pas si facile d’abolir la perspective en termes « d’économie créative ». En fournissant des chiffres sur la valeur économique de la culture, le Livre blanc a eu recours aux statistiques gouvernementales sur « l’économie créative » (DCMS 2016a, 16). En outre, en discutant des utilisations d’un « cadre de mesures et d’évaluations » qui « cherche à consolider les données sur la valeur de la culture », le Livre blanc a, sans surprise, indiqué que l’appréciation de l’impact de la politique culturelle était « la plus robuste quand elle porte sur le développement économique. Pour ce qui est du bien-être personnel, du niveau de scolarité, des conditions sanitaires et de la diplomatie culturelle, il faut plus de travail pour affiner la façon dont nous mesurons l’impact spécifiquement lié à la culture » (DCMS 2016a, 58). Il reste à voir, par conséquent, s’il s’agit d’une première étape sur une nouvelle route ou – plus probablement – simplement un changement de voie sur une route déjà bien connue.
Le second exemple concerne un rapport publié par l’AHRC en avril 2016. Celui-ci synthétise les résultats du « projet sur la valeur culturelle », une initiative mise en œuvre par le Conseil à la suite d’une prise en compte de « l’impératif de replacer au cœur de l’enquête les récits de première main sur l’expérience individuelle des arts et de la culture comme voie de compréhension des valeurs qui leur sont associées » (Crossick et Kaszynska, 2016). Cette recherche visait, entre autres, à remettre en question la primauté de la valeur économique et a cherché à repenser les modes de cadrage et d’évaluation qui prévalent dans les discours d’acteurs ainsi que dans les politiques mises en œuvre (3). Bien que cette initiative ait cherché à étendre l’agenda du Conseil de la recherche dans le domaine de la recherche culturelle, il a été reconnu que le concept même de la valeur culturelle « peut être considéré comme une construction sociale et politique » et que, par conséquent, la recherche a « tendance à être motivée par des objectifs liés au financement public, ce qui l’a conduit à se concentrer sur les domaines exclusivement financés par les fonds publics » (Crossick et Kaszynska 2016, 24). En bref, le projet lui-même était inévitablement cadré par l’idéologie de « l’économie créative » auquel il était pourtant une riposte et il fut donc contraint d’élargir le débat sans toutefois surmonter l’obstacle épistémologique originel.
Cet effort visant à élargir la portée de ce qui est pertinent pour la recherche universitaire est également passé par la mobilisation du concept « d’écologie de la culture», destiné à souligner les interconnexions de différentes pratiques participatives, subventionnées ou commerciales, relatives au secteur tertiaire et menées par des amateurs. Bien qu’il soit important de considérer la complexité de cette réalité, le concept « d’écologie culturelle » est lui-même chargé d’une signification inexplorée. Sans que cela soit forcément noté par les tenants de cette approche, l’utilisation de métaphores écologiques, dans le contexte du Royaume-Uni où le caractère multiculturel du pays est actuellement largement critiqué, peut être interprétée non seulement comme un moyen de combiner vertueusement divers régimes de financement et de pratiques culturelles mais également – et plus significativement – comme une façon d’ériger une barrière protégeant l’une des composantes strictement nationales des multiples cultures qui coexistent dans le pays. Dans un contexte de revendications pour l’indépendance écossaise, il s’agit ainsi de considérer les utilisations politiques potentiellement liées à la définition d’une écologie culturelle anglaise ou écossaise qu’il s’agirait de sauvegarder. Dans un document non encore publié sur le thème « Politique culturelle et écologie », j’ai soutenu que le holisme sous-jacent présentait les qualités agonistes de la culture et que le concept de « l’écosystème culturel » biologise la culture, transformant l’analyste en un « médecin » qui s’occupe de sa santé et de ses maux. Pour des exemples d’une telle approche « curative », voir Holden (2015) et The Warwick Commission (2015). Les « écologies culturelles » peuvent facilement être reformulées comme des « écologies nationales », avec des conséquences potentiellement profondes quant à la définition des identités. Un point similaire a d’ailleurs été souligné par Thomas (2016, 73) à propos de l’élaboration d’une histoire de l’Angleterre qui ignorerait les autres pays du Royaume-Uni.
Conclusion
Depuis que « l’économie créative » est devenue un objet politique, a progressivement émergé tout un secteur destiné à soutenir cette économie, au niveau non seulement national mais aussi international. La recherche et l’édition universitaires ont largement contribué au phénomène, parallèlement au flux incessant de rapports de conseillers politiques, de consultants « créatifs » et de conférences organisées par des « vendeurs d’idées » tout comme des groupes d’intérêt appâtés par le gain.
L’adoption de l’idéologie de « l’économie créative » signifie que la culture est considérée principalement sous l’angle de la valeur économique échangeable sur un marché. A partir de là, un cadre de pensée autonome et autoréférentiel s’est développé et est devenu largement imperméable à la critique. Or, l’omniprésence de cette idéologie soulève des enjeux majeurs quant à la formulation des programmes de recherche et le positionnement des universitaires dans le débat.
Il s’agit toutefois de noter que la prévalence de la dimension économique ne signifie pas que d’autres évaluations de la culture aient été éclipsées. Il existe des contre-discours et, comme cela a été montré, la plasticité politique fait que des compromis peuvent être trouvés et des registres différents adoptés, selon les circonstances. Au-delà des imaginaires du monde politique, les gens continuent de s’engager dans des pratiques culturelles pour leur satisfaction personnelle, la poursuite d’objectifs esthétiques, leur accomplissement individuel ou collectif et l’auto-développement. Les sensibilités artisanales – telles que celles qui façonnent la patiente acquisition de compétences artistiques de haut niveau ou telles que celles observables lors de la fabrication minutieuse d’objets, si bien décrites par Sennett (2008) – n’ont pas disparu. McRobbie (2016, 13-14 et Ch. 6) a des réserves quant à l’idéalisation de l’artisanat de Sennett, notamment en raison de son traitement des questions de genre. Mais son travail, néanmoins, offre un important contre-récit normatif à celui des « creativistas ».
Si nous cessions de parler de « l’économie créative », tout serait-il perdu ? Sûrement pas. Nous avons encore des moyens de discuter de l’inventivité humaine et de l’originalité. Rien ne nous empêche de parler de manière compréhensible de la diversité des pratiques culturelles qui continuent d’exister, mais qui ont longtemps été occultées par un label convaincant de commodité qui a placé l’économie en position cardinale et a façonné le discours public avec tant d’insistance. Assurément, voilà une invitation pour penser les choses à nouveau.
Notes
(1) J’ai ainsi été membre des conseils de la Scottish Screen (l’ancienne agence audiovisuelle nationale) de 1997 à 2004 et de TRCMedia (un organisme à but non lucratif de formation aux médias) de 1998 à 2008. J’ai également été membre du Comité de conseil pour l’Ecosse d’Ofcom (l’autorité de régulation de la communication du Royaume-Uni) depuis 2004 jusqu’à maintenant et, depuis 2014, membre de la commission sur les contenus de cette administration. Par souci de respect de ces institutions et missions, je tiens à préciser que cet article a été écrit dans une perspective strictement universitaire et que le point de vue exprimé ici est entièrement le mien.
(2) Je dois ici être transparent et indiquer que j’ai été directeur adjoint de ce centre dès sa création.
(3) La catégorie de « l’expérience » est considérée comme conceptuellement non problématique dans ce projet et elle est qualifiée de « fondamentale » et « irréductible » (Crossick et Kaszynska 2016, 21) – c’est là une hypothèse très discutable.
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Auteur
Philip Schlesinger
.: Centre for Cultural Policy Research, University of Glasgow, 13 Professor Square, Glasgow G12 8QQ, UK.
Remerciements : Cet article a vu le jour comme une leçon publique à la London School of Economics and Political Science, prononcée le 25 novembre 2015, avec la complicité très appréciée de Angela McRobbie et Jonothan Neelands. Il a ensuite été révisé pour être de nouveau prononcé le 3 February 2016 comme Major Lecture for the Network for Oratory and Politics, à l’university de Glasgow. Je remercie Nick Couldry de la LES, et Ernest Schonfield et Henriette Van Der Blom de Glasgow pour leurs invitations. Ceci est donc la troisième révision de ce point de vue.
Cet essai s’appuie sur des projets de recherché récents ou en cours. Je remercie le UK Arts and Humanities Research Council pour son support à “The UK Film Council: a study of film policy in transition” [AH/J000457X/1] et à “Supporting creative business: Cultural Enterprise Office and its clients” [AH/K002570/1]. De même, je remercie la Comission Européenne pour mon travail en cours sur la crétivité culturelle, dans le cadre du projet Horizon2020 “CulturalBase” [EC649454].