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Histoire de la communication scientifique en Chine : un instrument politique de modernisation et de compétitivité économique

10 Oct, 2016

Résumé

La Chine, dès 1949, s’est dotée d’une politique de développement de la culture scientifique, alors que les pays occidentaux stimulés par l’OCDE ne la valoriseront qu’à partir des années 1980. Tout comme en Europe, la nécessité de promouvoir une culture scientifique s’est imposée en Chine au cours du 19e siècle. Car les Chinois ont compris que pour émuler les puissances coloniales, il leur fallait maîtriser les sciences et les techniques. Mais les initiatives étaient restées largement privées. Avec l’arrivée de Mao Zedong au pouvoir, la culture scientifique s’arrime au projet de développement voulu par le Parti. Toutefois, ce n’est qu’avec les réformes de Deng Xiaoping, à partir de 1978, qu’elle est totalement intégrée dans un plan d’ensemble de développement économique.

In English

Title

History of Science Communications in China: a Political Instrument for Modernization and Economic Competitiveness

Abstract

As early as 1949, China adopted a policy geared towards the development of scientific literacy, whereas Western countries will only adopt similar measures in the 1980s at the impetus of the OECD. During the 19th century, in China as in Europe the promotion of scientific literacy became imperious. Chinese understood that if they wished to rival colonial powers, they had to master science and technology. However, the promotion of scientific literacy remained a private initiative. After Mao Zedong took power in China, scientific literacy is subordinated to the Party’s development project. And yet, it is only with the Reforms of Deng Xiaoping from 1978 on, that scientific literacy was fully integrated in the economic development plan.

En Español

Resumen

La China, desde 1949, se ha dotado de una política de desarrollo de la cultura científica, mientras que los países occidentales, estimulados por la Organización de Cooperación y Desarrollo Económico (OCDE), no la valoraron sino a partir de la década de 1980. Al igual que en Europa, la necesidad de promover una cultura científica se impuso en china durante el siglo XIX. Debido a que los chinos comprendieron que, para emular las potencias coloniales, tenían que dominar la ciencia y la tecnología. Sin embargo, las iniciativas se mantuvieron en gran medida privadas. Con la llegada de Mao Zedong al poder, la cultura científica se incrusta en el proyecto de desarrollo deseado por el partido. No obstante, es sólo con las reformas de Deng Xiaoping, a partir de 1978, que ella se integra totalmente en un plan de desarrollo económico integral.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Schiele Bernard, «Histoire de la communication scientifique en Chine : un instrument politique de modernisation et de compétitivité économique», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/2, , p.173 à 186, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/dossier/12-histoire-de-communication-scientifique-chine-instrument-politique-de-modernisation-de-competitivite-economique/

Introduction

Les chercheurs chinois ne s’entendent pas sur les étapes du développement de la communication scientifique en Chine. Certains le découpent en trois périodes : a) la première débuterait avec l’arrivée de Matteo Ricci en Chine en 1582 et se terminerait avec la fondation de l’Académie centrale de Chine en 1928 ; b) la seconde, dite de « formation » s’étalerait de 1928 à 1956, et la troisième, qualifiée de « période de développement », toujours  encore en cours, aurait débuté avec l’adoption du plan de développement des sciences (Perspective Plan of Sciences in 12 Years) (Dong 2007). D’autres, comme Shen (2003), voyant dans la communication scientifique un moyen de répondre aux besoins de la population, associent à l’histoire de la communication scientifique, d’autres périodes : a) celle du « Mouvement de la Nouvelle culture », b) celle des « territoires libérés durant la guerre », c) celle de la « fondation de la RPC à la Révolution culturelle », et d) la période dite de « Réformes et ouverture » (Shen 2003, Yin 2013).

Les découpages soulèvent plus de questions qu’ils n’en résolvent, car ils semblent épouser la version officielle de l’histoire, laquelle, aujourd’hui en rupture avec la vision maoïste, met l’accent depuis les années 1990 sur le caractère unique de l’histoire, de la culture et du territoire chinois. De plus, on assiste à un renouveau du confucianisme, toléré par l’État. Il y voit un facteur d’ « harmonie » couplé à l’affirmation d’un nationalisme d’État qui met l’accent sur la singularité et la continuité de l’histoire chinoise. Il n’est pas question d’entrer ici dans ce débat, si ce n’est pour dire qu’il est extrêmement difficile en Chine d’élaborer des problématiques qui ne s’inscrivent pas dans les paramètres fixés par le discours officiel. À ce sujet, rappelons que, dans la foulée de la prise de pouvoir par Deng Xiaoping, le gouvernement chinois avait créé une commission chargée de rédiger une version officielle de l’histoire du Parti communiste, pour mettre un terme aux débats sur l’histoire chinoise, et clore le chapitre sur la Révolution culturelle (1966-1976). Approuvée en 1981, elle fixe désormais le cadre de toute réflexion sur l’histoire de la Chine et sur celle du Parti, comme vient d’en faire les frais le magazine d’histoire Yanhuang Chunqiu qui se permettait une « mild critique of the Official Communist version of history. »(Sudworth 2016).

Ce qui caractérise la Chine par rapport aux sociétés occidentales est la rapidité des transformations de la société. La Chine vit simultanément trois « mutations » : une révolution urbaine, une révolution industrielle et une révolution des communications (Izraelewicz, 2005). Trois mutations qui se sont étalées sur près de deux siècles en Occident, laissant en quelque sorte le temps à la population et à la société de s’adapter à chacune des étapes de cette évolution, alors qu’en Chine l’adaptation doit être immédiate pour les individus et les institutions. De plus, en Chine, coïncident en même temps, l’arrivée de la voiture – au sens de bien de consommation de masse –, de la télévision – au sens de consommation culturelle de masse – et du « tech savvy » – au sens d’acculturation aux nouveaux modes de communication et d’interaction sociales. C’est pourquoi le principal défi de la communication scientifique consiste à faciliter cette adaptation puisqu’elle présuppose l’acquisition de nouveaux savoirs et de nouvelles compétences en rupture avec ce qu’il était nécessaire de maîtriser dans une société rurale.

Pour faire simple, nous considérerons trois grandes phases de développement de la communication scientifique : a) une qui va du 19e siècle jusqu’à la proclamation de la République populaire de Chine le 1er octobre 1949 ; b) une seconde qui débute avec la période maoïste et se poursuit jusqu’à la mort de Mao Zedong ; et c) une troisième qui débute avec le discours de Deng Xiaoping en 1978. Toutefois, avant de présenter le développement de la communication scientifique en Chine et pour contraster l’approche avec celle des pays occidentaux, il est utile rappeler à larges traits les principales étapes du développement de la communication scientifique et technique en France et en Europe.

I. Les grandes étapes de la communication scientifique et technique en France

Dans les pays occidentaux, le mouvement de la culture scientifique et technologique évolue progressivement au rythme des transformations technoscientifiques, sociales et culturelles. Les changements ont donc été graduels.

L’intervention tardive d’une volonté politique de diffusion scientifique : le rôle des initiatives individuelles

Pour dire les choses simplement, la nécessité de stimuler l’éclosion d’une communication scientifique et technique, partagée par l’ensemble de la population, s’est imposée à la plupart des États au cours des années 1980. Certes des mesures de valorisation étaient réclamées depuis longtemps. Pour les tenants de la promotion de la culture scientifique, les scientifiques étaient peut-être ceux qui étaient les mieux placés pour constater l’effet structurant des sciences et des technologies sur le devenir des sociétés. Selon eux, les changements impulsés par les avancées scientifiques et techniques étaient manifestes pour quiconque se montrait le moindrement attentif aux transformations du monde du travail et à l’évolution des modes de vie. Aussi, en France comme à l’étranger, des voix s’étaient élevées pour dénoncer l’inertie des autorités. Par exemple, l’Association des écrivains scientifiques de France, dès 1958, posait le développement des sciences et l’acquisition d’un esprit scientifique comme nécessaires au maintien de l’indépendance nationale ; Snow (1959) en Angleterre – dans une conférence restée célèbre – dénonçait l’écart entre la culture littéraire, qualifiée de passéiste, et la culture scientifique, porteuse de progrès. Les deux engageaient l’État à valoriser ouvertement la culture scientifique (Schiele 2005).

On objectera, que la vulgarisation s’était développée tout au long du 19e siècle et qu’elle avait accompagné un essor des sciences, dynamisé par l’idée de progrès qui infusait alors la société, sans que l’État n’ai été appelé à la rescousse. Les grandes expositions internationales, dont la première The Great Exhibition, tenue à Londres en 1851, n’avaient-elles pas donné le ton en montrant au grand public les machines qui désormais révolutionnaient les transports et le travail dans les manufactures ? Sur un autre plan, le mouvement de popularisation des sciences, porté tant par les « savants » que par les écrivains, ne visait-il pas à intéresser le public aux sciences et à l’instruire ? Des conférences, des journaux, des revues et des livres célébraient ce que la société était en droit d’espérer du progrès scientifique, car à l’époque progrès des connaissances et progrès social allaient de pair. Et l’ouverture du Palais de la découverte en 1937 à Paris, n’avait-elle pas été le point d’orgue d’un mouvement qui, sans renoncer à une participation de l’État, s’en était très bien passé ?

La naissance de la publicisation des sciences et techniques comme outil de développement économique

Toujours est-il que l’État va entrer en scène lorsque l’OCDE, dans trois rapports successifs, pose le développement des connaissances en science et en technologie comme la condition préalable à la poursuite du développement économique, liant du même coup le projet scientifique et technologique au projet économique, les deux ayant été jusqu’alors distingués l’un de l’autre (Pitre 1994). Le tournant se produit en France avec  le colloque national sur la Recherche et la Technologie quand Jean-Pierre Chevènement, Ministre de la Recherche et de la Technologie, déclare que « la recherche scientifique et le développement technologique [sont] considérés […] comme une ambition nationale (Chevènement 1982 : 55). La France ne sera pas la seule à adopter une telle politique et à y affecter des ressources. La majorité des pays membres de l’OCDE vont créer des ministères pour soutenir le développement des sciences et des technologies, et se doter de moyens pour les publiciser et les valoriser. C’est pourquoi, en France, l’ouverture de la Cité des sciences et des techniques, en 1986, met en scène une science au service de l’industrie selon les préconisations de l’État, désormais décidé à jouer un rôle.

Si l’on avait jusqu’alors conçu les sciences et la société comme deux entités distinctes – que la communication scientifique prétendait pouvoir rapprocher – à partir des années 1980, on prend conscience que l’intégration de la science et de la société est telle que le devenir de l’une ne se conçoit plus sans l’évolution de l’autre, et ce de manière telle que la société actuelle se présente comme son aboutissement naturel et homogène de cette intégration. Ainsi, on sait maintenant que « la science a partie liée avec la modernité, avec l’émergence des sociétés dites modernes », et avec leur évolution. Et le « progrès apparaît dès lors comme le produit de ce qu’on peut appeler l’effet de la science, c’est-à-dire de l’imposition d’une représentation de la nature et de la société qui doit de plus en plus à la connaissance scientifique » (Fournier 1995 : 7).

Ce changement de paradigme coïncide, toujours au cours des années 1980, avec d’une part, une autre évolution, liée cette fois aux crises économiques auxquelles sont confrontées les sociétés. Il s’ensuit que la prégnance du contexte économique va dorénavant marquer tout débat sur le rôle des sciences et des technologies dans la société. L’idée même de finalité de la recherche sera transformée puisque, dans un contexte de rivalités entre les États, la production des connaissances va devoir s’inféoder de plus en plus au développement économique. C’est pourquoi les enjeux se recentrent autour de l’innovation, c’est-à-dire des connaissances produites en vue d’une finalité économique. D’autre part, la question des risques associés au développement des sciences et des technologies va aussi s’inviter dans le débat. À l’idée de progrès, se jouxte maintenant celle de nuisances et de risques. La prise de conscience de ces enjeux va alimenter nombre de débats qui vont conduire à un questionnement du modèle dominant de développement économique.

En substance, on peut caractériser le mouvement de la communication scientifique et technique en France et dans la plupart des pays membres de l’OCDE à partir de quatre dynamiques spécifiques, mais interdépendantes. Sur le plan des initiatives : a) des actions spontanées, multiples et diverses, entreprises par des acteurs de la société civile, en vue de valoriser, promouvoir ou diffuser auprès de différents publics les sciences et les technologies ; non concertés, les objectifs poursuivis peuvent se renforcer les uns les autres ou se neutraliser ; cette dynamique est constante depuis le 19e siècle ; l’appui ou le soutien de l’État ou celui d’autres instances peut être sollicité au besoin. b) Des actions voulues et coordonnées par l’État ou d’autres instances de son ressort en vue de mettre en œuvre une politique ; ce rôle directif de l’État s’est affirmé au cours des années 1980 sous l’influence de l’OCDE ; il peut s’agir d’actions directement lancées par l’État ou entreprises par des acteurs dans le cadre de programmes spécifiques promus par l’État. Sur le plan des schèmes d’action : c) la prégnance d’un discours économique, dominant dans toutes les sphères d’activité, qui tend à assujettir les actions de publicisation des sciences et des technologies à sa finalité. d) Des contre-discours – dont certains se veulent des contre-projets de société – qui tiennent compte de dimensions plus ou moins occultées, comme les risques, les problèmes d’éthique ou les questions environnementales, ou qui se font l’écho des tensions qui traversent la société actuelle. Il faut ajouter que les acteurs, les gestes qu’ils posent et les discours qu’ils mobilisent se déploient dans une société qui se perçoit et se veut plurielle, et par-là même admet l’incomplétude de chaque projet.

II. L’évolution de la communication scientifique en Chine du XIXe siècle à nos jours

L’État chinois se distingue par un volontarisme que ne manifestent pas les autres pays. Dès les années 1920, avec le Mouvement pour la Nouvelle culture, l’idée que la modernisation de la Chine passait par une diffusion et une assimilation de la pensée scientifique s’est imposée à l’élite intellectuelle. Cette conception s’est perpétuée sous Mao Zedong.

Phase 1 : Une diversité d’initiatives privées (XIXe siècle- 1949)

Dans la Chine ancienne : pays rural, population analphabète, et société traditionaliste administrée par une bureaucratie composée de lettrés, la diffusion des connaissances n’était pas à l’ordre du jour – Mao Zedong, en passant, conscient des limitations qui se perpétuaient dans la Chine prérévolutionnaire, va s’attaquer à l’illettrisme bien avant 1949 –. Pourtant, la Chine avait exercé une hégémonie incontestée sur une grande partie de l’Asie tout au long de son histoire. Ce qui l’avait confortée dans un sentiment de puissance et d’invincibilité. Elle va brutalement prendre conscience de son retard scientifique et technique, donc de sa faiblesse, à la suite d’une série de défaites militaires subies entre 1838 et 1901. En réaction, un mouvement de modernisation de la société et de la culture chinoises va préconiser un train de réformes éducatives, économiques, militaires et administratives. Cette mobilisation conduira les « réformistes », outre leur aspiration à la démocratie, à préconiser un enseignement des sciences et des techniques occidentales, et l’adoption de méthodes modernes d’enseignement pour contrer les effets délétères des programmes traditionnels qui ne formaient que des clercs destinés à gérer l’empire. Il faut se rappeler que les examens mandarinaux institués en 605 n’ont été abolis qu’en 1905, soit 1300 ans plus tard. Ce qui donne une idée du poids de la tradition dans la Chine ancienne. Par ailleurs, certains chinois qui avaient étudié à l’étranger entreprennent en parallèle de doter la Chine d’un réseau muséal pour émuler ce qui se fait en Europe, aux États-Unis, et même au Japon – le Japon étant l’exemple asiatique à suivre, car il avait réussi à se moderniser en un temps record et ainsi à se hisser au niveau de développement des sociétés occidentales. Pour Ren et Zhai (2014 : 23), cette « occidentalisation » a jeté les bases de la communication scientifique en Chine. Le Mouvement du 4-mai (1919) catalyse les aspirations de la jeunesse chinoise. La plupart des sociétés savantes chinoises, fondées dans l’effervescence intellectuelle du début du 20e siècle, promeuvent la recherche scientifique et la popularisation des sciences. Ainsi la poussée des sciences en Occident au 19e siècle qui s’accompagne d’un vaste mouvement de popularisation – considéré comme l’âge d’or de la vulgarisation – éveille un écho en Chine. « Just as China’s modern science academy began to emerge in the early 20th century, the country witnessed a major expansion in the publication of scientific newspapers and magazines, and the subsequent incorporation of science education into schools. » (Ren 2013 : 283). De plus, des revues sont crées et des ouvrages de vulgarisation publiés. Nombre de ces ouvrages sont des traductions, car un des problèmes – auquel la Chine contemporaine est toujours confrontée – était l’accès à l’information, puisque seule, une infime minorité maîtrisait une langue étrangère (Ren et Zhai : 24). Enfin, de la chute de la dynastie Qing à la proclamation de la République Populaire de Chine, ce fourmillement d’activités, tout comme en Europe à l’époque résulte surtout d’initiatives privées, entreprises sans que des politiques ou des directives les canalisent.

Phase 2 : la communication scientifique comme projet national (1949-1978)

S’il a fallu attendre les années 1980 en Occident pour que l’État s’implique dans la communication scientifique, en 1950, l’État était déjà aux commandes en Chine. Une fois installé au pouvoir le PCC va adopter une politique de modernisation, laquelle, pour ainsi dire, entend réaliser dans la Chine postrévolutionnaire les idéaux du Mouvement du 4-mai et du Mouvement de la Nouvelle culture. Pour la mettre en œuvre, les dirigeants dans un premier temps s’inspirent de l’URSS, qui avait réussi sa révolution et offrait un modèle de développement économique différent du capitalisme. Puis, après la mort de Mao Zedong, ils vont élaborer leurs propres stratégies pour soutenir le développement économique d’une Chine désormais intégrée dans le marché mondial.

Dès la fondation de la République Populaire de Chine, la communication scientifique devient un projet national. Un Bureau de la popularisation, rattaché au département de la culture, est créé. Il a pour mandat d’administrer la communication scientifique dans tout le pays (Yin 2010). En août 1950, l’Association pour la popularisation pour toute la Chine (All China Association for Science Popularization, CASP), est formée et  prend la relève du Bureau. Son objectif avec le Syndicat des sociétés des professionnels des sciences naturelles (All China Federation of Natural Science Societies, CFNSS) vise à populariser les sciences et à élever le niveau des connaissances de la population. Ce ne sont pas tant les objectifs poursuivis qui importent – ce sont les mêmes que ceux mis de l’avant par la plupart des projets de communication scientifique où que ce soit –, mais bien la mise en application systématique et méthodique du programme de promotion et valorisation de la communication scientifique et technique dans toutes les régions de Chine. Selon (Ren et Zhai : 28), en 1956 un « énorme (massive) » réseau avait été développé, lequel dans « vingt-sept provinces, villes et régions autonomes » regroupait plus de « 2000 associations ». Lors du premier congrès du All China Science Popularization Association et du All China Federation of Trade Unions, plus de 1000 délégués s’étaient réunis. Ce qui pouvait être considéré comme un succès, puisque la Chine d’alors, encore essentiellement rurale, n’avait pas encore surmonté le handicap de l’illettrisme. Il ne faut pas oublier qu’avant 1949 seule une minorité fréquentait l’école ni que les enfants des citadins étaient avantagés. De plus, obstacle supplémentaire pour les ruraux, dans une économie agricole de subsistance qui avait besoin de bras, il fallait compter plusieurs années d’apprentissage pour maîtriser la lecture et l’écriture du chinois – c’est toujours le cas aujourd’hui –. C’est pourquoi, avant que l’école primaire ne devienne obligatoire, la probabilité d’apprendre à lire et à écrire dans la Chine rurale jouait en faveur des enfants des propriétaires fortunés.

Quoi qu’il en soi, toujours selon Ren et Zhai, entre août 1950 et septembre 1958 les associations avaient organisé 27 millions de discours, de conférences ou d’exposés, 170 000 expositions et 150 000 projections de films ou de diapositives. Ces chiffres bien sûr ne prennent leur sens qu’en fonction de la taille de la population de la Chine : 560 millions environ en 1950 (Dumont 2001) ; ils donnent aussi toute la mesure de la planification du développement en Chine et de la mobilisation de la population pour atteindre les objectifs fixés. Certes, comme toujours en Chine, les statistiques officielles sont sujettes à caution, mais l’échelle de l’entreprise ne peut être mise en doute.

1958 est aussi l’année de la création de l’Association chinoise pour la science et la technologie (China association for science and technology, CAST) à la suite de la fusion de la CFNSS et de la CASP. La CAST fait le pont entre la communauté scientifique et le Parti communiste chinois et le gouvernement. Se présentant comme une organisation non gouvernementale, elle entretient aujourd’hui des liens étroits avec les 207 sociétés et associations scientifiques de Chine. Dès sa fondation, les opérations de diffusion et de valorisation de la culture scientifique et technologique, déjà conduites systématiquement, vont être intégrées dans une stratégie d’ensemble et s’interconnecter les unes aux autres. Jusqu’à la Révolution culturelle, la CAST va consacrer des efforts au relèvement des compétences du milieu rural en matière (exploitation agricole et forestière, élevage, production agricole et pêche) (Ren et Zhai : 29). Ce rattrapage, pour ainsi dire, se comprend aisément puisqu’un des premiers objectifs du gouvernement chinois visait une modernisation de l’agriculture pour en augmenter le rendement. D’ailleurs aujourd’hui encore, les programmes de communication scientifique visent fréquemment un apprentissage de savoirs et de savoir-faire utiles dans la vie courante comme au travail. En fait, la plupart du temps, il s’agit plus de programme d’éducation populaire que de communication scientifique au sens où on la définit en Occident. Cette centration sur les retombées pratiques des sciences s’observe dans les science centers : ils présentent moins des expositions conçues autour d’un questionnement ou d’un état des lieux des connaissances pour permettre aux visiteurs de comprendre ce qui les entoure et de s’y resituer – comme le sont les expositions Mental désordre, Mutations urbaines ou L’homme et les gènes actuellement présentées à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris – que des modules illustrant chacun un phénomène, un processus, un procédé, une application… regroupés sous divers thèmes génériques. Bref, les retombées du développement des technosciences sont là, bien présentes et visibles, le passé et le futur étant plus rarement évoqués. Ainsi, le Musée de science et technologie de Shanghai (SSTM), par exemple, a consacré une salle aux performances des robots (World of Robots), une autre à la navigation spatiale (Space Navigation), une autre à l’âge de l’information (Information Era). Dans ces salles, les débats, les controverses, les conséquences du développement ne sont que rarement évoqués, car les solutions aux problèmes, quels qu’ils soient, sont et seront dans le consensus politique ambiant essentiellement techno-scientifiques. Ainsi, les problèmes environnementaux ne sont abordés que par les solutions techno-scientifiques qui peuvent y être apportées. Il est évident que la réflexion sur les changements technologiques qu’appelait de tous ses vœux Ellul (1988) n’a pas encore d’écho en Chine. Dans le même esprit, on comprend pourquoi, le gouvernement chinois a aussi engagé un combat contre les « croyances » et les « superstitions », et qu’il a fait du succès de cette lutte un objectif auquel doit se consacrer la CAST.

L’échec du Grand Bond en avant (1958-1961), auquel les campagnes d’éducation de la CAST devaient contribuer, débouche sur la Révolution culturelle lancée par Mao Zedong en 1966.  En stigmatisant les universitaires, les intellectuels et les chercheurs, amalgamés avec les « quatre vieilleries », la Révolution culturelle met un frein à la communication scientifique en Chine. Il faudra attendre les Réformes de Deng Xiaoping pour que le mouvement soit relancé.

Phase 3 : Généraliser la politique de communication scientifique dans un objectif de développement économique (1978 à nos jours)

Deng Xiaoping, convaincu que le succès des Réformes qu’il promeut en Chine repose sur la maîtrise des sciences et des technologies, va, dès son arrivée au pouvoir, prôner leur développement, et, corollairement, accorder beaucoup d’importance à la formation scientifique et à la communication scientifique. Le ton avait été donné dès 1977 lorsqu’une directive du Parti avait enjoint aux associations de reprendre leurs activités de popularisation des sciences, laissées en suspens depuis les débuts de la Révolution culturelle. La Révolution culturelle pour le rappeler avait voulu éradiquer les Quatre vieilleries. Assimilés à des foyers de pensée « révisionniste », les universitaires avaient été ciblés.

La véritable rupture avec l’esprit de rattrapage des phases 1 et 2 se produit en mars 1978, lorsque Deng Xiaoping, qui prononce le discours d’ouverture du Congrès national des sciences (National Science Conference), déclare que les sciences et les technologies sont des « forces productives » (Deng 1992 : 99). Voulu pour rompre définitivement avec l’idéologie de la Révolution culturelle, cet événement avait été décidé par le Parti pour rappeler l’importance des sciences, élaborer un programme de développement scientifique, féliciter les plus méritants, et débattre des mesures pour accélérer le développement des sciences et des technologies en Chine. Ce discours amorçait un tournant radical, car, le succès des Quatre modernisations (de l’agriculture, de l’industrie, de la science et de la technologie, et de la défense nationale), lancées par Deng Xiaoping, reposait sur la modernisation des sciences et des technologies, c’est-à-dire sur le développement de la recherche, l’amélioration de la formation, et la valorisation et la promotion des sciences et des technologies.

L’association chinoise pour la science et la technologie (Chinese Association for Science and Technology) sort renforcée de ce congrès. Elle a désormais pour mission de promouvoir la popularisation des sciences, d’élever le niveau de culture scientifique de la population (science literacy) et d’organiser des activités dans tout le pays grâce à ses antennes locales et aux organisations affiliées. En 1980, elle se dote de l’institut de recherche sur la popularisation de la science de Chine (China Research Institute for Science Popularization, CRISP), lequel a pour mandat de mesurer la progression du niveau de culture scientifique de la population. Il conduit donc des enquêtes nationales et des travaux sur la communication des sciences. Dans la foulée, à partir de 1994, le Parti et le gouvernement vont donner une série de directives pour intensifier et renforcer les actions de communication scientifique (CCPC-SC 1994). Cette implication de l’État culmine en juin 2002 lorsqu’il adopte la loi sur la popularisation des sciences (Law on Popularization of Science and Technology). Avec cette loi, toutes les organisations, quelles qu’elles soient ont la responsabilité d’entreprendre des actions de popularisation(1). Bref, populariser est désormais le devoir de tout un chacun. Cette loi sera mise en œuvre par un plan-cadre élaboré par le Conseil d’État : The Outline of the National Scheme for Scientific Literacy (2006-2010-2020). Plusieurs ministères et autres instances gouvernementales emboîtant le pas vont à leur tour concevoir des programmes.

Tout ceci montre que la communication scientifique s’intègre dans le plan d’ensemble de développement économique de la Chine. Les actions de communication scientifique ne résultent pas d’initiatives individuelles, voulues pour partager une passion ou stimuler une réflexion. La communication scientifique ne joue pas non plus le rôle d’adjuvant idéologique de choix politiques souvent dénoncés au cours des années 1980 en Occident (Duchesne 1981). Comme l’écrit Ren (2013 : 284-285), en Chine, les politiques de communication sont « cohérentes et imbriquées les unes dans les autres  ». Aussi les projets sont-ils élaborés « sous l’autorité du gouvernement », et réalisés selon les « réglementations » en vigueur.
Il serait fastidieux de décrire les actions entreprises depuis. Qu’il suffise de mentionner qu’elles se veulent utiles et qu’elles visent cinq grands objectifs : améliorer les contenus et les méthodes d’enseignement ; évaluer les meilleurs produits et ressources et les mettre en commun ; développer des ressources médiatiques ; créer ou améliorer des infrastructures ; et cultiver les talents scientifiques. De plus, elles ciblent en priorité cinq groupes sociaux : les paysans, la main-d’œuvre urbaine, les jeunes, les responsables administratifs et les fonctionnaires, et les communautés locales.

L’exemple des musées de sciences dans les années 2000

Un seul exemple et quelques chiffres suffiront pour illustrer l’effort consenti par la Chine pour soutenir le développement de la communication scientifique et technique. En 2014, le rapport statistique sur le développement de la culture scientifique en Chine (Scientific and Technical Documentation Press 2015) dénombrait 409 musées de sciences et techniques (MST) alors qu’en 2008 on en comptait 285. En 6 ans le parc muséal a donc crû de 124 nouveaux établissements, soit en moyenne une vingtaine de plus par année. De même le nombre de visiteurs a crû au rythme ou de nouveaux musées s’ouvraient : de 22 millions en 2008, ils sont maintenant tout près de 42 millions à se rendre au musée, soit une augmentation moyenne de plus de 3 millions de nouveaux visiteurs par année. Si l’on élargit la définition de MST, pour inclure, les établissements qui ont une mission plus spécifique, comme, par exemple, le Musée du chemin de fer de Beijing, lequel ne conserve et n’expose que le matériel roulant construit en Chine, l’ancien observatoire de Beijing, fondé en 1442 durant la dynastie Ming, puis agrandi et enrichi d’instruments d’observations plus précis ou cours des siècles, le nouveau planétarium ouvert en 2004 qui jouxte le précédent ouvert en 1957, ou encore le Musée industriel de Chine à Shenyang, construit autour d’une fonderie désaffectée, pour mettre en valeur le travail ouvrier, on ajoute alors 724 établissements, alors qu’en 2008 on en recensait que 380. De même, le nombre de visiteurs de ces établissements est passé de 39 millions à près de 100 millions. Ce développement massif du parc muséal affiche la volonté du gouvernement chinois de faire des sciences et des technologies le moteur du développement futur de la Chine.

Evolution du parc de MST en Chine entre 2008 et 2014

Année

MST

Visiteurs (an)

Bâti (m2)

Surf. Expo (m2)

MST assimilés

Visiteurs (an)

Bâti (m2)

Surf. Expo (m2)

2014

409

41923115

3042399

1446056

724

99146163

5178451

2398749

2013

380

37341974

2631360

1238406

678

98210213

4661871

2328436

2012

364

34224490

2354637

1094449

632

87868708

4246996

2040901

2011

357

33743663

2343688

1020953

619

73181037

4070430

1929707

2010

335

30441894

2199807

966780

555

63920163

3457747

1770639

2009

309

25659632

2060124

918135

505

53522862

2923827

1546111

2008

285

22821901

1799175

832622

380

38752463

2281352

1186060

Les données sont tirées des statistiques de la popularisation en Chine (2015).

Toutefois, un examen plus attentif des données montre que la distribution de ce parc n’est pas uniforme, tant s’en faut. L’Est de la Chine, où se concentre l’activité économique et industrielle, et où sont regroupées les grandes agglomérations urbaines, avec 212 MST, c’est-à-dire plus de la moitié des équipements répartis sur le territoire chinois, est de loin la région la plus avantagée. C’est aussi la plus peuplée et la plus économiquement développée. Le centre de la Chine ne compte que 130 MST, et l’Ouest seulement 67. Beijing (municipalité) compte 31 MST pour une population de 20 millions d’habitants (recensement de 2010), et Shanghai (municipalité) 30 MST, pour 23 millions d’habitants (recensement de 2010). La province du Hubei, avec une population de 58 millions (approximativement celle de l’Italie) en totalise 66,  le Guangdong (105 millions d’habitants, la population des Philippines) 29, le Shandong et le Henan (94 millions d’habitants chacun, la population du Vietnam) respectivement 24 et 10. Le Hebei n’en compte que 11, pour 72 millions d’habitants (approximativement la population de la Turquie), et le Hunan (la population de la France) 8. Parmi les provinces les moins équipées : le Xinjiang : 9, le Shanxi : 4, le Qinghai : 3, le Guizhou : 2, et le Tibet : 0. Pour résumer, plus on s’éloigne des régions côtières de l’est, plus les provinces sont sous-équipées, alors que l’étendue du territoire s’accroît. Les équipements, tout comme la richesse et la capacité industrielle, se concentrent dans l’Est, alors que leur répartition se disperse au fur et à mesure que l’on se déplace vers l’Ouest.  C’est aussi dans l’Est que se concentre le pouvoir.

Ajoutons que le financement de l’ensemble des activités de promotion de la communication scientifique et technique émarge pour l’essentiel, directement ou indirectement, au budget de l’État, sous la forme de dotations récurrentes ou par le financement de projets spéciaux. De plus, comme partout ailleurs, il est relativement rare qu’un ancien musée de sciences et techniques soit modernisé. On préférera construire un nouvel édifice, sans pour autant que l’ancien ne soit déclassé et fermé. Ainsi Beijing s’est doté d’un nouveau musée de sciences et techniques ouvert en 2009 (le Musée de science et de technologie de Chine), alors que le précédent, inauguré en 1988, administré par la municipalité de Beijing et en cours de rénovation, sera prochainement rouvert au public.

III. La communication scientifique actuelle en Chine : miser sur la créativité et l’innovation, mobiliser les esprits

Avec le nouveau plan quinquennal (13e plan : 2016-2020), qui vise à faire de la Chine une « puissance mondiale de l’innovation » (Zhang et Hu 2016), la Chine accentue encore plus la mobilisation du public, car elle entend susciter un large consensus autour du développement scientifique et technologique, vu comme une des conditions nécessaires pour réussir la conversion d’une économie « entraînée par l’investissement et la production » à une économie « fondée sur la consommation et les services » (Zhang et Hu 2016).

Les dirigeants chinois ont su tirer parti de la conjoncture particulière de Chine au cours des trois dernières décennies comme, par exemple, miser sur ce que Bergère appelle le « bonus démographique », lequel a permis « l’exploitation d’une très abondante main-d’œuvre à bas salaire ». Cette dynamique a joué en faveur d’une stratégie de « croissance extravertie ». Préconisée par Deng Xiaoping, elle a hissé la Chine au rang des premiers exportateurs mondiaux. Devenue une puissance économique, elle s’est affirmée comme un acteur politique incontournable sur la scène internationale. Or, la stratégie qui a favorisé son développement le freine aujourd’hui, car les transformations qui se sont produites dans le monde minent sa compétitivité. Bergère retient quatre principaux facteurs de ralentissement économique : « [l]a crise occidentale qui affaiblit la demande, la concurrence de nouveaux pays émergents, une démographie moins favorable et le rendement déclinant des investissements » (Bergère 2011 : 251).

Les dirigeants ont pris acte de la nouvelle conjoncture, et ont entrepris de réorienter l’économie chinoise. Pour contrer le ralentissement économique,  provoqué par une chute de ses exportations, et minimiser les risques de déstabilisation, la Chine se doit de relancer sa compétitivité sur le marché mondial et de soutenir la consommation intérieure. Pour réussir cette conversion, deux grands objectifs : stimuler la « créativité » et favoriser l’ « innovation » dans tous les domaines d’activité : de la production de connaissances nouvelles à la conception de nouveaux produits et services offerts aux consommateurs chinois et étrangers.

Vouloir innover pour maintenir une marge de compétitivité est la stratégie de prédilection des entreprises. En fait, le capitalisme contemporain se soutient d’un afflux constant d’innovations sur le marché. Ainsi, innover prime sur toute autre considération, y compris dans le champ de la recherche, car la production des connaissances tend maintenant à s’intégrer au processus économique. Ce renversement de perspective s’est produit au tournant des années 1980 en Occident avec la montée du néolibéralisme (Harvey 2005). Pour le rappeler, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont appliqué les recommandations du rapport Bush (1945), Science – The Endless Frontier : ils ont privilégié le développement de la recherche fondamentale dans les universités et les laboratoires, et ont laissé à l’industrie le soin d’en tirer parti et profit. Depuis la crise des années 1980, la dynamique s’est inversée, il faut d’abord innover, et pour innover chercher, car la concurrence se joue sur un renouvellement constant de l’offre pour soutenir la consommation.

C’est pourquoi en Chine, comme ailleurs dans le monde, la recherche se conçoit désormais en fonction du potentiel économique qu’elle peut libérer. Au classement des institutions montantes (rising stars) du Nature Index de 2016, sur les 100 universités jugées les plus performantes, c’est-à-dire celles qui ont augmenté leur rendement de haut niveau, 40 sont chinoises, et sur les 40, les 9 premières sont aussi chinoises(2). Il est utile de rappeler à ce sujet que la Chine, comme elle l’avait fait au début du 20e siècle, envoie depuis plusieurs années des chercheurs se former à l’étranger, et, corollairement, qu’elle incite les meilleurs chercheurs chinois installés à l’étranger à rentrer au pays en leur offrant un cadre de travail avantageux pour poursuivre leurs travaux dans des conditions optimales (Zhao 2016). C’est pourquoi selon Swinbanks (2016, cité par Zhao).

Toutefois, si le renforcement et la réorientation de l’appareil de recherche sont jugés nécessaires pour reconfigurer le système économique, ces mesures restent insuffisantes pour impulser le rythme voulu aux changements anticipés. C’est pourquoi, parallèlement à l’effort consacré au développement de la recherche, l’État chinois, avec le 13e plan, vise aussi à accélérer la conversion industrielle.

À cette poussée en direction des entreprises, il faut ajouter les actions qui visent le public; elles poursuivent trois objectifs au moins : a) susciter des vocations pour renouveler le vivier des chercheurs et des entrepreneurs potentiels ; b) promouvoir un projet national ; et c) hausser les compétences de la population, car cette transition implique l’élaboration de nouveaux de schèmes de pensée et l’acquisition de nouvelles compétences, en phase avec les caractéristiques de la « nouvelle économie » . Cette « nouvelle économie », pour le rappeler, est à la fois « informationnelle » et « globale » (Castells 1996 : 66). La transformation de l’économie voulue par la Chine pour rester concurrentielle, exige donc une conversion des esprits pour réussir, une acculturation de la population dans un effort d’adaptation à un nouvel environnement sociotechnique de production et de consommation.

Une telle entreprise de mobilisation des esprits n’est pas propre à la Chine. Bauer (2012), analysant la distribution des nouvelles scientifiques dans la presse entre 1822 et 2006, a montré qu’un processus d’ajustement des représentations de la population avait accompagné chaque nouveau cycle de mutations technologiques. Selon lui, ces cycles d’accommodation suivent les cycles d’innovation et précèdent ceux de développement économique. Ils jouent en quelque sorte un rôle d’interface qui permet la diffusion généralisée des nouveaux savoirs et ainsi contribue à l’élévation du niveau des compétences requises pour s’insérer dans la configuration sociotechnique qui se met en place. La couverture presse (et plus généralement la couverture médiatique) attire l’attention du public sur les avancées des sciences et des technologies, crée des attentes, prépare les esprits à accepter les innovations, et ainsi pave la voie à un nouveau cycle de croissance économique (Bauer 2012 : 50).

Conclusion

Comme l’avait anticipé Deng Xiaoping, en Chine, le maintien du développement économique et du progrès matériel est la condition sine qua non de la « paix sociale » et de « l’abstention politique » : une stabilité dont le Parti communiste au pouvoir tire toute sa légitimité et qu’il lui faut impérativement préserver. Or, comme le souligne Bergère (2011 : 244), « [d]ans le cadre d’une économie mondialisée, les avantages acquis sont fragiles, et les situations, changeantes. » C’est pourquoi Deng Xiaoping préconisait une adaptation constante aux changements technologiques et à l’évolution économique.

Aujourd’hui cette adaptation, pour les dirigeants, passe par une transformation radicale du mode de production. Ils comptent sur le développement de la « smart industry », appelée aussi « Industry 4.0 », c’est-à-dire une reconversion qui fait la part belle à l’interopérabilité, l’automation et la connectivité (Internet of Things, IoT et Internet of People, IoP) pour stimuler une production à haute valeur ajoutée. Il s’agit, tant de diminuer les coûts de production, notamment par la robotisation et la réduction du personnel peu qualifié, que d’offrir des produits ou des services d’excellente qualité pour concurrencer les économies développées et soutenir la consommation intérieure. L’adaptation constante des esprits est désormais une des conditions de la poursuite du développement.

On se souviendra les Chinois avaient été mortifiés que le Traité de Versailles (1919) cédât aux Japonais les colonies allemandes du Shandong, sans même avoir été consultés. En réaction, les étudiants se révoltèrent, donnant naissance au Mouvement du quatre mai. Ils étaient animés d’une volonté ferme de moderniser la Chine pour qu’elle puisse enfin résister aux empiétements des puissances étrangères et ainsi reprendre la place qui était la sienne. Le Parti communiste chinois est issu de ce mouvement (Fairbank 1989 ; Spence 2013 : 286-295 ). Et Mao Zedong, du haut des remparts de la Cité interdite, après des années de combats, a, pour ainsi dire, rendu la Chine à elle-même, et aux Chinois l’estime d’eux-mêmes, lorsqu’il a proclamé la République populaire de Chine le 1er octobre 1949. Après sa mort, Deng Xiaoping, à partir de 1978, va entreprendre des réformes économiques qui vont conduire la Chine à devenir la seconde puissance économique mondiale.

L’exposition universelle de Shanghai avec une superficie de 5,28 kilomètres carrés était démesurée ; avec les 73 millions de visiteurs qui y ont conflué, elle détient le record absolu de fréquentation. Et comme les autres expositions qui l’ont précédée, elle a célébré le progrès industriel et scientifique, et exalté le prestige national. Mais la Chine a voulu faire plus et mieux que tout ce qui avait été réalisé jusqu’alors. Le pavillon chinois, le plus imposant, tout de rouge chinois, haut de 63 mètres, trois fois la hauteur des autres pavillons, et couvrant 160 000 mètres carrés, visible de tous les points du site, symbolisait la puissance retrouvée de la Chine et le rôle qu’elle entend maintenant jouer sur la scène internationale. Toutefois, cette affirmation d’une présence chinoise désormais incontournable a été faite à la manière chinoise, c’est-à-dire en se réclamant de la « sagesse » qui caractériserait la société chinoise et qui permettrait d’intégrer le passé au présent dans une « harmonie » réciproque. Le pavillon de la Chine se voulait à la fois une prouesse architecturale et l’expression manifeste de cette conviction. Ses concepteurs avaient souhaité qu’il incarne la sublimation de la tradition dans la modernité et par là même qu’il rende manifeste la singularité de la culture chinoise. Cette image d’une société harmonieuse où la modernité se conçoit dans la continuité d’une tradition transcendée est celle que se plaît à projeter et à perpétuer le discours officiel.

L’exposition universelle de Shanghai, parmi d’autres évènements, témoigne à la fois de la montée en puissance de la Chine, d’un sentiment de dignité reconquise, et d’une poussée nationaliste. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre l’expression « caractéristiques chinoises » convoquée pour se démarquer de ce qui se fait ailleurs. C’est pourquoi le modèle économique chinois est qualifié d’avancée du « socialisme avec des caractéristiques chinoises ». Dans la pensée chinoise, la matérialité d’un objet vaut moins que le dessein qu’il incarne. Ce sont les valeurs morales ou spirituelles qui priment, l’objet n’en est que le médiateur (Leys 1998 ; Schiele 2016). Alors que les occidentaux s’émerveillaient de la monumentalité du pavillon de la Chine, les Chinois, eux, y voyaient le dougong, emblème de l’unité et de la solidité, employé dans l’architecture traditionnelle, et le ding, attribut du pouvoir et de la domination, utilisé dans les rituels anciens. Ils y voyaient une Chine qui avait renoué avec son passé.

 

Notes

(1) L’article 3 de la loi stipule que : « States organs, the military, societal organizations, corporate enterprises, public institutions, rural grassroots organizations and other associations shall carry out the work of popularization of science and technology. »

(2) Les 9 premières institutions montantes du classement sont dans l’ordre : The Chinese Academy of Sciences, Peking University, Nanjing University, University of Science and Technology of China, Nankai University, Zheijiang University, Fudan University, Tsinghua University et Soochow University (<https://www.natureindex.com/supplements/nature-index-2016-rising-stars/tables/institutions>, consulté le 29 juillet 2016). Les top ten au classement des institutions sont : The Chinese Academy of Sciences (CAS) (Chine), Harvard University (USA), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (France), Max Planck Society (Allemagne), Stanford University (USA), The University of Tokyo (Japon), Massachusetts Institute (MIT) (USA), Helmotz Association of German Research (Allemagne), University of Oxford (UK), University of Cambridge (UK) (<https://www.natureindex.com/annual-tables/2016/institution/all/all> consulté le 29 juillet 2016). (Ne pas confondre ce classement avec celui de Shanghai.)

Références bibliographiques

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Auteur

Bernard Schiele

.: Bernard Schiele est professeur à la faculté de communication de l’Université du Québec à Montréal. Depuis plusieurs années, il s’attache tout particulièrement à l’étude de la culture scientifique et technologique et à la muséologie scientifique. Il a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ces questions. Il a fondé avec d’autres collègues le réseau PCST et est membre de son comité scientifique. Très présent en Chine, il a présidé le comité scientifique du Musée de science de Beijing jusqu’à son ouverture. ICOM Canada lui a décerné le prix du rayonnement international en 2012.