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Les enjeux des industries créatives en Inde

3 Oct 2016.

Résumé

Les industries de la culture et de la communication ainsi que des activités incorporant de la création, tel l’artisanat, jouent un rôle très important dans l’économie indienne et dans la construction permanente de l’indianité. Ces activités se structurent autour de deux pôles, l’un très industrialisé, l’autre relevant de l’économie informelle. À défaut d’apparaître explicitement dans les débats publics indiens, les scenarii décrits par les promoteurs des industries créatives reposant sur des articulations entre diverses activités au sein de la création, des « fertilisations croisées » au bénéfice de l’ensemble de l’économie et un développement politique et humain grâce à la créativité ne s’observent guère qu’au sein des secteurs les moins industrialisés. La force de la dynamique des principales industries de la culture et de la communication explique pourquoi elles n’ont nul besoin de ces solutions.

Mots clés

Industries créatives, Industries de la culture et de la communication, Inde, Artisanat, Design.

In English

Title

Challenges in Creative Industries in India

Abstract

The cultural and communication industries and activities based on creating such craft, play a very important role in the Indian economy and the continuous construction of Indianness. These activities are structured around two poles, one highly industrialized, the other belonging to the informal economy. Failing to appear explicitly in Indian public debates, the scenarios described by the promoters of creative industries based on linkages between various activities in the creation, on “cross-fertilization” of the whole economy and political and human development through creativity are mostly observe within less industrialized areas. The dynamic force of the main cultural and communication industries explains why they have no need of these solutions.

Keywords

Creative Industries, Cultural and Communication Industries, India, Craft, Design.

En Español

Título

Los desafíos de las industrias creativas en India

Resumen

Las industrias de la cultura y la comunicación y la creación de actividades que incorporan este tipo de embarcaciones, juegan un papel muy importante en la economía de la India y la construcción continua de la indianidad. Estas actividades se estructuran en torno a dos polos, un altamente industrializados, la otra en la economía informal. De no aparecer de forma explícita en los debates públicos de la India, los escenarios descritos por los promotores de las industrias creativas en los vínculos entre diversas actividades en la creación de « fertilización cruzada » en beneficio de toda la economía y desarrollo político y humano a través de la creatividad se observa principalmente en las zonas menos industrializadas. La fuerza dinámica de las principales industrias de la cultura y la comunicación explica por qué no tienen necesidad de estas soluciones.

Palabras clave

Las industrias creativas, Las industrias culturales y la comunicación, India, oficio, diseño.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Bouquillion Philippe, «Les enjeux des industries créatives en Inde», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/2, , p.39 à 53, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/dossier/03-enjeux-industries-creatives-inde/

Introduction

La notion d’industries créatives a été construite au Royaume-Uni où elle a trouvé sa reconnaissance politique au plus niveau dans les années 1990. Dès le début de la décennie 2000, cette thématique s’est répandue à l’échelle internationale, conjointement avec celle d’économie créative, en particulier grâce à l’action d’organisations telles l’Unesco et la Cnuced ou de l’Union européenne. Ces notions ont été conçues comme des propositions à portée universelle. Les activités créatives sont décrites, notamment dans les rapports officiels, comme la solution pour résoudre les problèmes de développement économique, social, culturel, politique et même individuel sous toutes les latitudes, tant dans les anciens pays industriels que dans les pays émergents ou sous-développés. Dans les cinq continents, cette thématique a été intégrée dans diverses politiques publiques en direction de la culture mais aussi du développement économique. En Asie, par exemple, la Chine ou Hong Kong misent sur les industries créatives.

Dans quelle mesure ce mouvement international concerne-t-il l’Inde ? C’est énoncer un lieu commun que de rappeler que ce pays possède une tradition culturelle exceptionnelle, tant du point de vue des cultures traditionnelles savantes ou artisanales que des industries culturelles. Grâce à Bollywood, l’Inde est le premier producteur de films au monde en termes de nombre de films de long métrage produits. Par ailleurs, ce pays a connu un net essor économique, tout particulièrement depuis le mouvement de libéralisation de l’économie intervenu après 1991. L’Inde est ainsi l’un des pays dits du groupe des BRICs (Brésil, Russie, Inde et Chine) et est l’un des champions mondiaux des technologiques d’information et de communication (TIC). Il est donc évident qu’il existe des activités relevant des industries créatives en Inde.

Avec certaines nuances, les définitions généralement données des industries créatives englobent les arts, les industries culturelles, le design, la mode, l’artisanat d’art, la haute gastronomie mais aussi des parties variables des industries de la communication tels les services de contenus ou de relations liées à ces industries. Pour autant l’interrogation sur les situations des industries créatives en Inde ne nous conduira pas à établir un bilan complet de chacune des diverses activités habituellement rassemblées au sein cet ensemble. Notre objectif sera principalement d’évaluer l’ampleur de leurs contributions à l’économie et à la société indiennes ainsi qu’à identifier les facteurs qui président à leur développement. Nous chercherons à examiner si ces activités se développent en recourant aux solutions préconisées par les promoteurs des notions d’industries et d’économie créatives et à rechercher quels sont les éléments qui peuvent faciliter un tel recours. Les promoteurs de ces deux notions ont en effet tenté d’impulser des dynamiques de transformation dans les activités de création et, à partir de celles-ci, dans l’ensemble de l’économie ainsi que dans les sphères politiques et sociales. La culture ou la création et les industries qui y sont liées sont envisagées dans la perspective d’un projet sociétal où culture (au sens du large terme, selon la définition de l’Unesco(1)), économie et société verraient leurs liens se renforcer.

Tout d’abord, ils soulignent que les activités artistiques ou de création (mode, design, haute gastronomie, etc.), les industries culturelles ainsi que les TIC ont d’importants points communs. De même, ces trois ensembles d’activités sont supposés, selon les promoteurs de la notion, s’articuler et se dynamiser les uns les autres, via notamment une plus large diffusion ou une baisse des coûts de production permises par les TIC ou grâce encore, à une dimension plus « créative » qu’apporterait le design aux autres produits.

Ensuite, ces « fertilisations croisées », pour employer une expression fréquemment utilisée en particulier dans les rapports officiels sur la créativité et les industries créatives (Bouquillion, Le Corf, 2010), pourraient s’étendre à l’ensemble de l’économie. Telle est l’une des principales assertions des défenseurs de la notion d’économie créative.

Enfin, cette dynamique créative est supposée être mise au service d’un projet de développement économique mais aussi politique et humain. Elle peut s’incarner dans les territoires, avec des réaménagements urbains, par exemple la transformation en « quartiers créatifs » de territoires antérieurement dédiés aux industries de la première ou de la seconde révolution industrielle. Le paradigme de l’art et celui de la culture tendent dans cette perspective à être remplacés par le paradigme de la création.

Ces deux notions sont donc envisagées comme un « grand projet », selon l’expression utilisée par des auteurs français et québécois étudiant la convergence entre audiovisuel, télécommunications et informatique au début des années 1990 (Lacroix, Miège, Tremblay, 1994). Avec les industries et l’économie créatives, le grand projet est lié à la créativité. Dans quelle mesure des éléments relevant de ce grand projet peuvent-ils s’observer en Inde ? Est-ce que les dynamiques de développement des industries culturelles et de la communication ainsi que celles d’autres activités de création, tels l’artisanat et le design, peuvent s’interpréter à partir de ces scenarii ? Il est à noter que, contrairement aux nomenclatures qui excluent le hardware et une large partie des technologies d’information du champ des industries créatives, nous les avons inclus pour deux raisons. D’une part, il est extrêmement difficile de savoir où placer la frontière entre des services, par exemple informatisés, qui seraient « créatifs », et d’autres qui ne le seraient pas. D’autre part, l’effet d’entrainement qu’exercent ces activités sur d’autres parties de l’économie, l’effet d’image attirant des investisseurs étrangers par exemple, ne s’arrête pas aux frontières des industries créatives. Autrement dit, au-delà de leurs différences, les industries de la communication forment une catégorie.

L’hypothèse centrale est que les scenarii se déploient d’autant plus aisément que les relations entre culture, économie et société sont intenses. Pour ce faire, il convient que les activités économiques concernées soient le moins possible constituées en filières structurées et connaissent une forte dynamique propre ; que les politiques publiques ne conduisent pas à la structuration des activités considérées en un champ autonome et, enfin, que la notion de culture dominante dans cette société valorise les liens entre culture, économie et société.

Un premier volet est consacré aux facteurs pesant sur le déploiement des scenarii des industries créatives. Ces facteurs permettent de distinguer la situation des principales industries de la culture et de la communication, examinée dans un second volet, de celle de l’artisanat, étudiée dans un troisième volet.

Les facteurs favorisant le déploiement des scenarii des industries créatives

Premièrement, le dynamisme économique de ces activités constitue un facteur essentiel expliquant pourquoi ces scenarii peuvent ou non s’appliquer. Au préalable, il convient de rappeler que la situation de l’économie indienne est différente à la fois de celles des anciens pays industrialisés, spécialement européens, et de celles d’autres pays émergents. Le PNB indien avoisine celui de la France et le taux de croissance est très élevé : « It has been growing annually at an average of 7.7% over the past decade. Even though growth is currently slowing, projections for growth are still in the 5-6% range for the coming five years » (Goswami, Revi, Anand, 2013, p.6). Cependant, ce dynamisme repose essentiellement sur les services. Une dichotomie s’est mise en place entre, d’un côté, l’économie tertiaire urbaine et, de l’autre côté, l’économie de l’agriculture, de l’artisanat et une partie de l’industrie qui sont peu productives et marquées par l’« informalité ». Par ailleurs, la main d’œuvre est essentiellement employée dans des activités informelles et faiblement productives : « A large proportion of India’s workforce (over 80%) is employed in the informal economy and produces about half of India’s GDP at relatively low productivity rates. India suffers from a structural mismatch between output and employment across low and high productivity economic sectors » (Goswami, Revi, Anand, 2013, p.4). Ainsi, les principales industries de la culture et de la communication, fortes de leur dynamisme économique, n’ont nullement besoin des solutions proposées par les promoteurs des industries et de l’économie créatives. En revanche, d’autres activités incorporant de la création, dont l’artisanat, activité de main d’œuvre, peuvent en être un terrain d’élection, surtout afin de rationaliser la production et de faciliter l’insertion dans un cadre marchand.

Un second facteur facilitant le déploiement des scenarii des industries créatives, réside dans la capacité des politiques publiques à structurer ces activités tel un espace social autonome. La question se pose surtout pour les activités auxquelles le marché ne confère pas une dynamique suffisante et, tout particulièrement, pour les activités culturelles ou de création les moins industrialisées ou celles dont l’économie n’est pas purement marchande.

En premier lieu, en Inde, les politiques culturelles, du moins celles conduites au niveau fédéral, ne sont guère développées et sont peu susceptibles de construire la culture comme un champ autonome vis-à-vis de l’économie et de la société. Les sommes allouées sont relativement faibles et ne représentent qu’un pourcentage réduit du budget de l’Etat, nettement inférieur aux dépenses publiques réalisées en Europe, comme le constatent les experts chargés d’évaluer les politiques culturelles indiennes. Ils préconisent d’ailleurs de les augmenter :

« The allocation for Culture has ranged from 0.12% in 2009-10 to 0.13% in 2014-15. If we add the budgets for the Ministries of I and B and Sports, we reach the grand level of 0.68% of the total Government budget in 2009-10, which has declined to 0.38% in 2014-15. This is indeed an unfortunate situation. As a country moving towards a place at the international high table, our public spend on culture, and on other related activities, must be substantially increased, and the capacity must be created in our system to absorb it. » (Source : High Powered Committee Report, 2016, p.11)

De surcroît, les compétences sont partagées, de manière excessive selon d’autres experts, entre plusieurs ministères :

« Within an enlarged culture and creative economy frame, there is a need to reduce institutional fragmentation and envisage better collaborative opportunities among multiple ministries performing diverse responsibilities. The Ministry of Culture is the nodal ministry for various institutions in charge of tasks pertaining to archaeology, archiving (including libraries, museums), promoting arts, literature, music and drama, conservation, capacity building as well as associated cultural funding. The Ministry of Textiles deals with aspects of handlooms and handicrafts. The Ministry of Micro, Small and Medium (MSME) Industries is in-charge of Khadi, village industries (including the Khadi and Village Industries Commission) coir and rural crafts. The Ministry of Tourism deals with aspects of tours, services and marketing of cultural activities. The Ministry for Rural Development deals with rural technologies and rural artisanal products. Bemoaning the lack of coherence, a suggestion was made by an Inter-Ministerial Group in 2005 to create a new Ministry for ‘Artisans and Household Manufacturing’, a somewhat utopian formulation which seems to have predictably fallen through in subsequent years. » (Goswami, Revi, Anand, 2013, p.18)

Une activité, tel l’artisanat textile, relève ainsi de plusieurs ministères. Au sein même du ministère de la Culture au niveau fédéral, 46 institutions différentes gèrent les actions effectivement conduites (High Powered Committee Report, 2016, p.15). Un comité d’enquête sur les politiques culturelles existant au sein du ministère de la Culture a souligné combien cela posait problème, engendrant un manque de coordination et, finalement, des dysfonctionnements qui ne peuvent pas être corrigés par le ministère (High Powered Committee Report, 2016, p.10). Ce même comité note qu’un ministère de la Culture en Inde devrait avoir trois objectifs : soutenir les expressions culturelles ; permettre de distinguer ce qui est de qualité sur le plan culturel de ce qui ne l’est pas ; préserver le patrimoine matériel et immatériel dans la perspective de l’avènement d’un monde plus créatif (creative world). Or, regrettent ses membres, seul le premier objectif est aujourd’hui atteint (High Powered Committee Report, 2016, p.11).

Bref, la faiblesse des sommes allouées et le peu de coordination et de réflexion stratégique ne confèrent pas au ministère un rôle structurant. Autrement dit, les activités culturelles, surtout celles ne relevant pas du patrimoine architectural historique, ne peuvent guère compter sur l’État pour se développer et, ainsi, ne sont pas susceptibles d’être structurées dans une logique de champ autonome. Cette faible vision politique conduit d’ailleurs à ne pas reconnaître la contribution de la culture au développement économique. Les actions du ministère sont essentiellement tournées vers le patrimoine : « The Indian State peripherally accepts the role of culture for development in parts of the 12th Plan but in others looks at culture largely as heritage and seems unable to look towards questions of livelihood generation through cultural preservation » (Goswami, Revi, Anand, 2013, p.17). Les notions d’industries créatives et même d’industries culturelles sont d’ailleurs fort peu présentes dans les thématiques évoquées au sujet des politiques culturelles et largement ignorées par les responsables en charge de ces politiques, au moins jusqu’à la période récente. Par exemple, Rajeev Sethi, designer, commissaire d’expositions et personnalité reconnue du monde de la culture en Inde, choisi en 2005 par le gouvernement indien afin de mener une mission sur les industries culturelles et créatives, déclare alors :

« When I first heard the word industry being affixed to culture, I felt it lent a fine, provocative edge to what was considered a soft sector. This I believed would have the right resonance in the precinct of the World Bank where hard-nosed economists, we had reason to believe, had moved from juggling cold statistics to sensing the potential of spirited, contextual growth. » (Source : Sethi, 2005, p.2)

Rajeev Sethi suggère cependant, dans le même document, que l’emploi de cette terminologie laisse entrevoir la sortie d’un modèle de subventions et d’apathie et ouvre la voie à la viabilité économique et commerciale de ces activités. Plus récemment, le Ministre du Budget a annoncé dans son discours de présentation du budget 2015-2016 vouloir promouvoir en Inde une culture de l’entrepreneuriat et de l’innovation (NITI, Aayog, 2015). Une étude a été conduite qui met en avant les plateformes numériques avec comme objectif d’augmenter la productivité de la main d’œuvre :

« The committee proposes using digital platforms to encourage innovation, reforming the educational system to encourage creativity and upskilling workers to make them more employable, improving the ease of doing business, and strengthening intellectual property rights. Finally, the committee also proposes a number of measures to change cultural biases and attitudes towards entrepreneurship in the long-term, including attaching entrepreneurship to large scale economic and social programs, promoting new high-potential sectors via the government’s “Make in India” campaign, fostering a culture of coordination and collaboration, attempting to redefine cultural notions of success, and tying entrepreneurship with the social inclusion agenda. » (NITI, Aayog, p.15 cité in Sneha, 2016)

Toutefois, il est plus ici question de culture d’entreprise que de productions culturelles. Quoi qu’il en soit, dans cette perspective, les liens entre économie, société et culture ne peuvent être que renforcés.
En second lieu, à défaut d’une « politique » structurée, diverses mesures ponctuelles en direction des industries de la culture et de la communication mais aussi de l’artisanat ont été prises. Elles ont plutôt tendance à renforcer l’insertion marchande de ces activités. Nous ne citerons que deux types de mesures emblématiques.

Des actions ont été menées, peu après l’indépendance, en faveur de la culture en général et de l’artisanat en particulier. Elles portent la marque à la fois de conceptions européennes, celle du colonisateur britannique et des influences indiennes, spécialement de hautes personnalités intellectuelles, politiques et morales comme Gandhi et Tagore, actives dès avant l’indépendance. Ces actions entretiennent un rapport compliqué avec l’industrialisation. D’un côté, celle-ci est vue comme une menace pour l’artisanat traditionnel lequel serait le garant de l’identité indienne :

« Industrialisation and its anxieties from 19th century Britain also influenced the cultural conceptions of Indian industry. Notions of preserving ‘crafts’, ‘village industry’, ‘culture’ and ‘artisan’ gained salience since the ‘Great Exhibition of 1851’ in London, drawing on the disenchantment with industrialisation conveyed by the Arts and Crafts movement, notably John Ruskin (who Gandhi was influenced by) and William Morris. Both Tagore and Coomaraswamy had provided spirited ‘aesthetic rebuttal to industrial capital’ by locating the primacy of the arts in building national identity under colonial rule. The ‘political leap was to come from Gandhi.’ In its utilitarian, political pragmatism, Gandhi’s alternative to colonial industrialisation, by locating handicrafts and khadi at the very core of the national revitalisation, marked a departure from Crafts Socialism of the Arts and Crafts Movement, Tagore’s cosmopolitan aesthetic as well as centralised Soviet-style Planning. » (Source : Goswami, Revi, Anand, 2013, p.5)

D’un autre côté, l’action publique a aussi cherché à assurer la viabilité économique de l’artisanat. Dès 1958, le gouvernement indien a commandé un rapport sur le design à deux designers américains très connus, Charles et Ray Eames. L’objectif officiel est « […] recommend a program of training in the area of design which would serve as an aid to the small industries. We have been asked to state what India can do to resist the rapid deterioration of consumer goods within the country today » (Eames, 1958, p.6). Si ce programme en faveur du design ne concerne pas spécifiquement l’artisanat, il l’a très vite rencontré puisque les PME indiennes englobent aussi le secteur artisanal tandis le National Institue of Design d’Ahmedabad, dont la création est l’une des principales recommandations du rapport Eames, a puisé dans les savoir-faire des artisans afin de nourrir la formation des étudiants en design. À partir des années 1950, le gouvernement indien a également mis en place des structures publiques encadrant la production et la commercialisation des produits artisanaux notamment les emporiums et les haats (Bouquillion, Peghini, Servan-Schreiber, 2017) afin de soutenir l’activité artisanale et d’y promouvoir un renouvellement que les acteurs marchands peinent alors à apporter.

Une autre action ponctuelle que nous citerons vise elle aussi à parfaire l’insertion économique et sociale des activités incorporant de la création. Il s’agit des mesures de renforcement des droits de la propriété intellectuelle (DPI). De vifs débats sur les DPI se développent en Inde, tout particulièrement depuis le début des années 2010. Un plan d’action public est en cours d’élaboration depuis la fin de l’année 2014, avec la publication du « Draft of the national IPR Policy » que le cabinet ministériel a adopté en mai 2016 (Spicyip, 2016). Les décisions du gouvernement indien en la matière sont assez largement liées à des pressions étrangères, spécifiquement américaines. Par exemple, une rencontre entre le Président des États-Unis Obama et le Premier ministre indien Narendra Modi a été suivie de l’annonce de la mise en place d’un groupe de travail sur les DPI (Spicyip, 2015). De même, l’Inde a signé en octobre 2015 le Trans-Pacific Parternship qui comprend des clauses relatives aux DPI. Les commentaires en Inde soulignent pour une part la nécessité de respecter ces droits en lien avec les obligations que l’Inde a souscrites dans des traités internationaux. L’accent est mis aussi sur les progrès réalisés en la matière et sur le fait que les DPI stimuleraient la création. Pour une autre part, les points de vue sont plus interrogatifs, voire méfiants, spécialement pour la protection des Traditional Knowledge (TK) et des Traditional Cultural Expression (TCE) dont il est souligné qu’il est souvent difficile d’attribuer leur paternité à des créateurs précis qu’il s’agisse d’individus ou de collectifs et qu’ils font partie du « lieu et du temps » (embedded so deeply within the ‘place-time’ symbolic/material contexts). Ils ne peuvent donc être considérés comme des objets « monétisables » dans un cadre marchand. Par ailleurs, la connaissance (knowledge) n’aurait pas besoin d’être systématiquement écrite, documentée ni archivée pour exister et elle pourrait participer d’une forme de patrimoine oral commun (Goswami, Revi, Anand, 2013, p.20 et 21).

Troisièmement, la définition socialement dominante de la culture en Inde est très large. Elle est proche de celle donnée par l’Unesco en 1982, avec l’importance des langues, des religions, des arts tribaux et populaires, en somme des cultures dites « traditionnelles ». Ceci est lié, entre autres facteurs, au caractère composite de l’Union indienne. La diversité des cultures en lien avec celle des communautés est si grande que les rédacteurs de la contribution indienne au rapport de 2013 de l’Unesco sur l’économie créative soulignent, qu’en Inde, il est impossible de produire une définition et une cartographie de cette économie : « India has layers of cultural, linguistic, ethnic and religious diversity, provoking invigorating questions of modernity and its discontents that do not permit a linear mapping or more conventional definition », (Goswami, Revi, Anand, 2013, p.5) De même, dès la première ligne du préambule de son rapport, un comité de suivi des actions du ministère de la Culture indien rappelle l’attachement historique de l’Inde à cette définition large et spiritualiste de la culture : « A nation’s culture resides in the hearts and in the soul of its people: Mahatma Gandhi ». Et, juste après, il est précisé que la culture est ce qui distingue une nation et exprime sa singularité. Il est donc suggéré que c’est le gage de sa « grandeur », quelle que soit sa situation économique et sociale réelle. Pour ce faire, la diversité des cultures et des patrimoines (heritage) traditionnels et particuliers à chaque composante de la nation doit être prise en compte (Indian Ministry of Culture, HPC, 2014, p.1) De ce fait, l’artisanat est perçu comme faisant partie de la culture : il est le fruit et l’un des vecteurs de l’expression des croyances, opinions, comportements et modes de vie traditionnels. De même, les liens entre celle-ci et la société sont étroits notamment afin d’assurer sa viabilité et sa contribution à l’indianité, véritable leitmotiv en Inde (Bouquillion, Peghini, Servan-Schreiber, 2017)

Des industries culturelles et de la communication aux dynamiques spécifiques

Certaines des industries culturelles et de la communication font preuve d’un fort dynamisme(2). L’objectif est ici principalement d’identifier les facteurs de la dynamique de ces activités et si celles-ci les rapprochent ou les écartent des scenarii des industries créatives.

Le marché indien des télécommunications a d’ores et déjà atteint un niveau de développement important. Selon des données diffusées par l’India Brand Equity Foundation (Ibef), le marché indien des télécommunications serait le second marché du monde (par le nombre de consommateurs), après le marché chinois et devant le marché étasunien qu’il a récemment dépassé tandis que le marché de l’Internet serait le troisième mondial (Ibef, 2016a). En septembre 2015, le nombre d’abonnés au téléphone s’élevait en Inde à 1 022,61 millions de personnes. Il s’agissait essentiellement (97,46%) d’abonnés à des services mobiles et non pas à des lignes fixes et 58,58% sont des consommateurs urbains. Une politique de régulation combinant des tarifs bas, afin de favoriser l’accessibilité, et l’ouverture aux investissements étrangers concourrait à expliquer le dynamisme du secteur et la place macroéconomique qu’il occupe désormais, spécialement pour l’emploi :

« The liberal and reformist policies of the Government of India have been instrumental along with strong consumer demand in the rapid growth in the Indian telecom sector. The government has enabled easy market access to telecom equipment and a fair and proactive regulatory framework that has ensured availability of telecom services to consumer at affordable prices. The deregulation of foreign direct investment (FDI) norms has made the sector one of the fastest growing and a top five employment opportunity generator in the country. » (Source : Ibef, 2016, a)

Selon la même source, les investissements étrangers directs s’élèveraient à 17 milliards de dollars entre avril 2000 et septembre 2015. Par ailleurs, diverses actions publiques ont été annoncées en 2015 et 2016, telles celles relatives à la libéralisation des locations de capacités de transmission entre opérateurs. De même, un vaste plan public destiné à installer des réseaux Wifi à grande vitesse dans 2500 agglomérations est prévu. 1,06 milliard de dollars vont être consacrés à cette fin. 4 millions d’emplois directement ou indirectement liés au marché des télécommunications devraient être créés dans les cinq années à venir, particulièrement du fait des efforts publics pour développer le marché rural et grâce à l’essor des smartphones. Les prévisions relatives au développement des marchés sont ainsi extrêmement favorables. Le marché des télécommunications devrait s’élever à environ 37 milliards de dollars en 2017, ce qui représenterait un taux de croissance annuel de 5,2% entre 2014 et 2017. Il est tiré par les consommations de données à partir des applications mobiles. Selon d’autres estimations, en 2020, spécialement du fait du déploiement de la 4G, il se monterait à 103,90 milliards de dollars. (Ibef, 2016a) Le marché est hautement concentré. Il est dominé par quelques grands acteurs, dont Bharti Airtel, le plus important, suivi du numéro deux, Vodafone, puis Idea Cellular et Reliance Communications, qui arrive en quatrième position (Ibef, 2006 b).

Le marché indien des « technologies d’information », c’est-à-dire ici de l’ensemble des services et des biens (y compris le hardware) liés à l’informatique s’élèverait à 146 milliards de dollars en 2016 (dont 98 milliards à l’exportation) contre 118 milliards pour le marché étasunien durant la même période. Le taux de croissance par rapport à 2014 serait de 23,72%. Ce marché contribuerait à hauteur de 9,5% au PNB indien, alors qu’en 1998, cette contribution ne s’élevait qu’à 1,2%. En 2015-2016, ces activités devraient représenter environ 45% des exportations indiennes dans les services. 10 millions de personnes seraient employées dans cette industrie. Le marché est  relativement concurrentiel puisque les six acteurs les plus importants ne contribuent qu’à 36% du chiffre d’affaires total réalisé dans ces industries. Le leader, TCS, ne représente que 10,1% du marché. L’Inde est le premier marché au monde pour la prestation de services informatiques. 67% du chiffre d’affaires américain dans ce domaine serait représenté par des services dont la réalisation est externalisée en Inde. Les coûts en Inde seraient 3 à 4 fois moins élevés qu’aux États-Unis.

Le Premier Ministre indien, Narendra Modi, en poste depuis 2014, a d’ailleurs développé un plan d’action, intitulé Make in India, destiné à favoriser la flexibilité du travail et à attirer les investisseurs étrangers. En août 2015, Foxconn, l’un des plus grands fabricants de produits électroniques au monde a signé un plan d’investissement d’un montant de 5 milliards de dollars pour implanter des activités de R&D et des usines de fabrication, ce qui d’ailleurs montre bien les liens qui peuvent exister entre les activités manufacturières et d’autres qui pourraient être qualifiées de plus créatives, telle la R&D. Il s’agit du plus important investissement étranger en Inde dans le secteur des équipements technologiques. Le fabricant taïwanais a annoncé que l’Inde sera son second espace de production manufacturière après la Chine (Rai, 2015). Le plan Make in India vise à faire de l’Inde un des leaders mondiaux des activités manufacturières et, ainsi, à contrebalancer l’importance des services dans l’essor économique indien de ces dernières années. Il est à noter que ce plan suscite de vives controverses. Les employeurs souhaitant une baisse des coûts pour faire face aux risques d’externalisation vers des pays à plus bas coûts du travail, dont le Bangladesh, dénoncent la réglementation du travail qui ferait – selon leurs dires – du marché du travail indien l’un des plus rigides au monde, alors que les syndicats d’employés soulignent la dégradation des conditions de vie des travailleurs les moins formés et les plus mal payés ainsi que la pression engendrée par les migrants illégaux (Reuters, 2015). Quoi qu’il en soit, le ministère de l’Industrie indien (Department of Industrial Policy and Promotion), repris par l’Ibef, souligne que la force du positionnement indien dans ces activités ne résulte pas seulement de la faiblesse des coûts mais aussi de la qualité des recherches conduites : « However, India is also gaining prominence in terms of intellectual capital with several global IT firms setting up their innovation centers in India. » Ainsi, cette industrie est importante par elle-même mais aussi par un effet d’entraiment de l’ensemble de l’économie indienne et de son image : « The industry has led the economic transformation of the country and altered the perception of India in the global economy. » (Ibef, 2016c)

Les prévisions relatives à ces domaines sont très favorables. L’économie indienne de l’Internet devrait réaliser un chiffre d’affaires de 146,72 milliards de dollars en 2018, soit alors 5% du PNB indien, selon une étude du Boston Consulting Group (BCG) and Internet and Mobile Association of India (IAMAI) (2015). En juin 2015, l’Inde rassemblait plus de 350 millions d’utilisateurs d’Internet et constituait ainsi le troisième marché du monde par le nombre d’utilisateurs tandis qu’en avril 2015, l’on dénombrait 143 millions d’utilisateurs des réseaux sociaux et 160 millions de smartphones (Ibef, 2016c). Les investissements étrangers directs dans les industries du software et du hardware se sont élevés à 20,4 milliards de dollars entre avril 2000 et décembre 2015, selon les chiffres du ministère de l’Industrie repris par l’Ibef (2016c). Les start-ups peuvent bénéficier de très importantes levées de fonds. En 2015, environ 544 start-ups ont été financées, contre 342 en 2014, pour un montant de levée de fonds estimé à 3,4 milliards de dollars, soit trois fois plus que l’exercice précédent.

Le marché des médias et de l’Entertainment est lui aussi fort dynamique. Cet ensemble, tel qu’il est décrit par l’Ibef, rassemble tous les « contenus », y compris ceux de l’Internet et de la téléphonie mobile. En 2015, il a bénéficié d’un taux de croissance de 11,7% par rapport à 2014. Le segment le plus important, la télévision, a connu une progression importante liée au dynamisme du marché publicitaire mais, plus encore, à celui des abonnements (8,89 milliards de dollars en 2015 soit plus 13,2% par rapport à 2014, les recettes d’abonnement représentent 67% des revenus de la télévision contre 32,6% à la publicité). En 2011, le marché de la télévision avait connu un taux de croissance 15,8%. Les investissements étrangers directs dans ce domaine se sont élevés à 4,3 milliards de dollars entre avril 2000 et septembre 2015, ce qui, à cette dernière date, représentait 1,61% du total des investissements étrangers en Inde (Ibef, 2016d).

L’artisanat, une industrie créative ?

L’artisanat se situe bien loin des performances des principales industries de la culture et de la communication. Sa place macro-économique ne peut d’ailleurs pas être saisie par des données statistiques précises tant elle est diffuse. Plus qu’un secteur spécifique, l’artisanat représente une modalité d’organisation de la production d’un vaste ensemble de biens ou de services. Les productions artisanales fournissent un emploi permanent ou à temps partiel à une partie importante de la population rurale mais aussi urbaine, dans des conditions relevant très largement de l’économie informelle. Enfin, il constitue une culture et un mode d’expression privilégié de l’identité indienne, assurant la continuité de la tradition dans le temps présent. Son importance sociale et économique est donc colossale, à défaut de pouvoir être mesurée avec précision. Ses particularités et ses faiblesses économiques, le relatif échec des politiques publiques en son endroit et son importance sociétale en font un terrain d’élection pour les scenarii des industries créatives.

Premièrement, des liens entre diverses activités relevant de la création ont été observés(3). D’importantes reconfigurations de l’artisanat s’opèrent via le design (Bouquillion, Peghini, Servan-Schreiber, 2017). Ces reconfigurations s’expliquent par le fait que l’artisanat se trouve dans une situation économique difficile. Ses acteurs bien établis, tant privés que publics, ont rencontré, spécialement depuis ces deux dernières décennies, des difficultés de renouvellement de la qualité de leurs productions, d’écoulement de leurs produits et de rentabilité. Le design concourt à donner un souffle économique à l’artisanat en rationalisant la production ainsi qu’en renouvelant ses formes de mise en marché. Des organisations non gouvernementales (ONG) officiellement à buts non lucratifs, ou des activités commerciales revendiquant une dimension caritative, telle l’entreprise Fabindia, se sont donc glissées dans un espace laissé vide entre l’intervention privée totalement marchande et l’initiative publique. Elles font largement appel à des designers qui peuvent ainsi jouer un rôle central dans la production artisanale. Le design permet d’encadrer la restructuration des principales étapes de la filière, de la création tout en amont, jusqu’à la valorisation en aval. Ce faisant, les ONG ne sont pas de simples intermédiaires qui relieraient une offre et une demande préexistantes. Tout en amont, ces organisations commandent des produits aux artisans. À cette occasion, les designers fixent les caractéristiques formelles des productions (formes, contenus, matières utilisées, techniques de fabrication) et également les principales caractéristiques des procès de production/reproduction, spécifiquement la fragmentation en sous-produits (modules), les techniques précises de fabrication de chacun des composants, les techniques d’assemblage des composants, la division du travail et les conditions de rémunération des artisans. Les organisations caritatives peuvent aussi fournir des aides financières, des prêts et avances, ou même les matières premières. Les artisans peuvent être rémunérés à la pièce, au temps ou de manière forfaitaire, notamment en fonction du coût des divers composants (s’ils sont achetés par les artisans) et du temps de fabrication. La production peut s’effectuer dans des lieux appartenant aux organisations mais généralement elle se déroule dans les villages. Des intermédiaires peuvent alors se glisser entre l’ONG et les artisans. Quoi qu’il en soit, le contrôle et l’encadrement étroit des phases de création et de production permettent une mise en marché des productions en dehors des communautés d’artisans dans lesquelles elles ont été réalisées. En effet, certaines formes de tissus, motifs ou couleurs sont spécifiques à des communautés ou désignent des statuts. Les produits sont ainsi adaptés aux attentes supposées des consommateurs, indiens de la classe moyenne ou étrangers. Les consommateurs indiens représenteraient désormais une part dominante des ventes. L’intervention des designers permet aussi de former les artisans à de nouvelles techniques dont des techniques permettant d’abaisser les coûts, de produire en série des produits similaires, avec un niveau de qualité constant et dans des délais maîtrisés. À cette maîtrise de l’amont peut s’ajouter une maîtrise de l’aval. Les ONG peuvent, d’une part, être des interlocuteurs privilégiés des distributeurs de détail. Elles sont en mesure de fournir aux distributeurs des produits répondant aux critères de qualité souhaitée et éventuellement adaptés aux demandes des distributeurs. D’autre part, les organisations encadrant la production peuvent aussi développer leur propre système de distribution. C’est le cas que nous avons rencontré le plus fréquemment. Les ventes se réalisent dans les magasins des associations dans les lieux de production ou dans les grandes villes ainsi que par Internet. Des distributeurs, tel Fabindia, ont ainsi intégré toute la filière. Ils ont la maîtrise de leurs boutiques et, en amont, des designers et des regroupements locaux d’artisans ou de petites entreprises travaillent exclusivement pour Fabindia. Ce faisant, ces distributeurs peuvent directement fixer les qualités et les prix. Les distributeurs y gagnent de meilleures marges en diminuant les pouvoirs de marché des autres intervenants. De même, ils peuvent ainsi maîtriser la construction de la valeur symbolique des produits.

Deuxièmement, des tendances relevant de la « fertilisation croisée » peuvent être observées. Dans le scénario des promoteurs des industries créatives, il s’agit d’accroître la créativité et donc les performances économiques (productivité, capacité à exporter, production de valeur ajoutée, etc.) d’un plus grand nombre possible de secteurs de l’économie. Ce scénario se déploie d’une manière spécifique en Inde.

D’une part, la préservation de l’artisanat est un enjeu indissociablement culturel et économique. En Inde, il n’y a pas d’opposition frontale entre un artisanat qui offrirait des produits utilitaires et de l’autre un artisanat offrant des productions à forte valeur symbolique quelles que soient les logiques de spécialisation, bien réelles, de la plupart des artisans. Dans les faits on passe insensiblement de l’un à l’autre. La dimension utilitaire est indissociable de la dimension symbolique. L’un des enjeux des actions relevant d’une démarche en termes d’industries créatives est d’ailleurs d’accroître la dimension symbolique des productions artisanales, y compris de celles ayant une forte dimension utilitaire, voire prosaïque. Par exemple, un designer de New Delhi, Ishan Khosla, a fait travailler des artisans pour qu’ils produisent à nouveau des balais dans des matériaux traditionnels. Ces balais, objets utilitaires, sont aussi des productions à forte valeur symbolique parce qu’ils expriment un mode de vie traditionnel, un geste politique face aux balais en plastique généralement importés de Chine et aussi parce qu’ils ont été confectionnés dans le cadre d’une mission humanitaire encadrée par un designer reconnu. Défendre ce type d’artisanat c’est donc tout à la fois défendre le Make in India, l’empowerment des artisans, ainsi que la culture et la tradition indiennes.

D’autre part, ce qui se joue dans les liens entre artisanat et industrie relève également des transferts de légitimité. Les ONG observées étaient fréquemment liées à des intérêts économiques, très souvent directement à de « grandes » familles d’industriels ou de commerçants ou à des groupes industriels. Certes, pour ces familles ou groupes industriels, l’artisanat, surtout reconfiguré comme décrit ci-dessus, peut constituer une activité rentable en elle-même. Toutefois, au-delà de cet intérêt direct, l’artisanat permet d’améliorer l’image de la famille ou du groupe industriel. Les uns et les autres acquièrent légitimité et prestige social du fait de la dimension caritative des activités conduites et de la contribution à la préservation des traditions et cultures indiennes. Cette légitimité peut se construire à l’échelle d’un territoire précis et relativement circonscrit. Nous avons ainsi constaté que les territoires d’intervention des ONG et les territoires des intérêts économiques auxquels elles sont rattachées se recoupent assez largement. Par exemple, une association que nous nommerons S. a été créée après le tremblement de terre de 1969 au Gujarat, à l’initiative de la mère de la responsable actuelle. Cette famille d’industriels, aujourd’hui installée dans le Gujarat et à Bombay, possède notamment une usine d’engrais. Aux dires de l’actuelle responsable, ces engrais ont généré d’importantes pollutions des sols, certains sols devenant même incultes. L’association S. contribue donc aujourd’hui à aider les paysans locaux en leur fournissant, grâce aux productions artisanales, des revenus complémentaires aux revenus agricoles diminués par la détérioration des terres, tout en leur expliquant qu’ils peuvent continuer à utiliser des engrais mais modérément…

Troisièmement, les actions en faveur de l’artisanat sont mises au service d’un développement tant économique que politique, culturel et social, sur les plans macro social comme individuel. Les ONG transforment les réalités matérielles de la production artisanale tandis que leurs dirigeants ou des designers produisent des discours, tout particulièrement autour de la relation entre designers et artisans et du rôle des premiers dans la création. Ces tendances sont donc à la fois des réalités matérielles et des réalités idéelles (Godelier, 1984). L’implication du design dans la création/conception présenterait, selon ces discours, trois avantages.

Primo, la préservation de l’environnement. Les matières premières utilisées et les techniques de fabrication sont supposées respecter l’environnement. L’artisanat est en effet une activité qui peut être extrêmement polluante, par exemple, lors du traitement et de la teinture des tissus ou des peaux. De même, l’emploi de matériaux dits organiques permet de distinguer ces productions de produits industriels ayant les mêmes fonctions mais non constitués des mêmes matériaux de base, ce qui justifierait aussi les différences de prix.

Secundo, les cultures et traditions indiennes seraient défendues via leur entrée dans la modernité marchande. Pour ce faire, les tissus sont comparés, voire assimilés, à des productions artistiques. Ils constitueraient l’expression d’un ensemble de croyances, de comportements et de traits culturels. Grâce au design, qui permet l’adaptation des tissus aux goûts des consommateurs urbains contemporains, la tradition, désormais adaptée à la modernité, serait défendue et préservée des dangers qui pourraient la conduire à disparaître. L’intégration de ces productions dans les circuits marchands, indiens ou internationaux, est présentée comme étant à la fois un vecteur et une preuve de leurs qualités. De la tradition des communautés, la question s’élargit à celle de l’indianité. Grâce à leur adaptation par le design, les origines communautaires des produits artisanaux ne seraient plus des marques stigmatisantes mais offriraient des éléments reflétant une identité indienne. La question de l’indianité est revenue très souvent dans nos enquêtes. De même, les tensions religieuses et sociales pourraient être atténuées car de nombreuses organisations ciblent des groupes spécifiques de population, de la même confession ou du même statut.

Tertio, les discours promotionnels insistent sur les fonctions sociales des ONG et spécialement sur celles qui sont directement liées au design telles l’éducation, la formation des artisans, l’amélioration de leur condition de vie et de celle de leur famille et de leur communauté. De fait, nous avons pu constater que dans de nombreux cas, l’action de ces organisations permet d’offrir des ressources stables aux membres des communautés. Ce faisant, une relation ancienne entre certaines basses et hautes castes est reproduite. Les premières doivent aux secondes le service mais les secondes doivent en retour porter assistance aux premières. Aujourd’hui, les membres des classes moyennes urbaines, quelle que soit leur appartenance de caste réelle, grâce à leurs achats de produits textiles produits par des structures caritatives ayant intégré le design, participent d’un système qui reproduit les anciennes modalités d’action des castes supérieures. L’achat de ces tissus constitue un facteur de distinction sociale. Il est intéressant de noter, surtout pour le mettre en perspective avec les discours sur l’empowerment, que la construction de la valeur symbolique, et donc aussi marchande, des produits passe par la mise en scène de la domination sociale.

Conclusion

Nous pouvons conclure que les industries de la culture et de la communication ainsi que des activités incorporant de la création, tel l’artisanat, jouent un rôle très important dans l’économie indienne. Ces activités se structurent autour de deux pôles aux caractéristiques économiques opposées. La partie la plus industrialisée de ces activités participe des domaines qui bénéficient d’une très forte croissance et qui sont extrêmement productifs, tels les exportateurs qui reçoivent le plus d’investissements étrangers. Les activités les moins industrialisées, comme l’artisanat, occupent une place essentielle dans l’emploi et la production. Toutefois, elles participent de la partie la plus informelle de l’économie indienne, laquelle représente d’ailleurs une part essentielle de celle-ci. De même, ces deux pôles, que leurs caractéristiques économiques opposent, concourent tous deux centralement à la construction permanente de l’identité indienne, entre « modernité et tradition » et entre « unité et diversité » selon deux lieux communs très présents dans les discours politiques.

Par ailleurs, nombre des critiques formulées à l’égard des notions d’industries et d’économie créatives à la suite de recherches réalisées dans d’autres aires géographiques, spécifiquement en Europe ou en Amérique du Nord, sont confirmées par l’examen du cas indien. Les diverses activités habituellement classées dans cet ensemble sont en effet extrêmement hétérogènes. Il est vrai que les activités étudiées dans cette contribution sont d’autant plus hétérogènes que nous avons fait le choix d’étendre le champ d’analyse à toutes les industries de la communication. Quoi qu’il en soit, les dynamiques peuvent être fort diverses au sein même des activités rassemblées, selon les nomenclatures internationales, dans la catégorie des industries créatives, Tel est le cas, par exemple, de l’artisanat et de la télévision. De même, elles n’entretiennent que peu de relations ou, du moins, leurs relations ne sont pas à la base de leur dynamique, hormis les relations entre le design et l’artisanat.

Pour autant, à l’issue de ce bilan très incomplet, il apparaît que la référence aux notions d’industries et d’économie créatives permet d’identifier des « tendances industrialisantes », selon l’expression de Pierre Mœglin, relevant de ce que nous avons nommé en conclusion d’une recherche commune une « industrialisation des biens symboliques » (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013). Trois scenarii sont décrits par les promoteurs des industries créatives : les articulations entre diverses activités au sein de la création ; les « fertilisations croisées » au bénéfice de l’ensemble de l’économie et le développement politique et humain grâce à la créativité. Certes, ces scenarii ne s’observent guère au sein des parties les plus industrialisées des industries culturelles et de la communication dont la dynamique repose sur des logiques spécifiques, bien en place et, pour certaines activités relevant des TIC, sur des logiques en partie exogènes au territoire indien du fait de l’importance des exportations. Ces industries n’ont donc guère besoin des solutions préconisées par les promoteurs des industries créatives. En revanche, dans les secteurs les moins industrialisés, nombre de ces solutions et éléments des scenarii peuvent être observés. Trois facteurs favorisent le déploiement de ces tendances : la faible viabilité et structuration économiques de ces activités ; leur faible autonomie par rapport au champ économique (condition généralement remplie en l’absence de politiques publiques notamment de subventionnement) et, in fine, leur forte capacité à concourir à des mouvements politiques et sociaux plus généraux. Ces scenarii se déploient avec des spécificités liées à la situation indienne. Primo, les relations intra industries créatives se concentrent autour de l’artisanat et du design dont l’importance économique, politique et historique est considérable. Secundo, les mouvements de fertilisations croisées se développent de façon directe, par exemple avec une industrie textile rendue plus performante grâce à ses liens avec le design et l’artisanat mais aussi indirecte, spécifiquement via des actions caritatives provenant de divers groupes d’intérêts tant économiques que politiques ou communautaires. Tertio, le troisième scenario, celui des mouvements sociétaux, est particulièrement important dans le cadre indien. Les relations entre artisanat et design constituent une instance centrale de la construction de l’indianité. L’importance de ce qui se joue explique sans doute pourquoi, malgré l’ampleur des mouvements constatés relevant des industries et d’économie créatives, ces notions n’apparaissent quasiment pas dans les discours politiques ou les débats publics.

 

Notes

(1) Cette définition, adoptée lors du Sommet mondial sur les politiques culturelles organisé par l’Unesco à Mexico en 1992 est la suivante « The whole complex of distinctive spiritual, material, intellectual and emotional features that characterize a society or social group. It includes not only the arts and letters, but also modes of life, the fundamental rights of the human being, value systems, traditions and beliefs ».

(2) Précisons que les données chiffrées qui suivent sont fournies à titre indicatif car leurs modalités de calcul ne sont généralement pas explicitées dans les documentations collectées.

(3) Les analyses relatives à l’artisanat sont le fruit d’un travail collectif avec Catherine Servan-Schreiber et Julie Peghini. Nous avons mené des enquêtes en 2012 à Delhi, Bombay, Jaipur et surtout dans le Gujarat, (à Ahmedabad et la région de Bhuj), avec Catherine Servan-Schreiber, chargée de recherche au CNRS, anthropologue indianiste au CNRS (CEIAS) et Julie Peghini, maître de conférences à l’Université Paris8 (Cemti).  Ces enquêtes ont surtout porté sur des activités du tissage non automatisé (Handloom) et encadrées par des Organisation non gouvernementales (ONG). Des artisans, designers indépendants ou œuvrant au sein d’ONG, des responsables d’ONG, de structures commerciales mais aussi d’institutions publiques ont été interrogés ou observés.

Références bibliographiques académiques

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Auteur

Philippe Bouquillion

.: Philippe Bouquillion is a professor of communication sciences at the university Paris13. He is a member of the Laboratory of Information and Communication Sciences (LabSIC) and of the Laboratory of Excellence « Cultural Industries and Artistic Creation ». At the Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, he is the coordinator of the axis « Cultural Industries and Arts ». His work focuses on cultural and creative industries.