Introduction au dossier 2016 : Contributions à la compréhension de mutations en cours
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Miège Bernard, «Introduction au dossier 2016 : Contributions à la compréhension de mutations en cours», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/2, 2016, p.5 à 9, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/dossier/00-introduction-dossier-2016-contributions-a-comprehension-de-mutations-cours/
Introduction
Rares sont aujourd’hui les recherches qui se donnent pour objectif d’aborder l’ensemble de la thématique d’un seul regard théorique, comme cela pouvait être le cas voici trois ou quatre décennies, non qu’il n’y aurait pas urgence ou grand intérêt à le faire. Mais le développement –incontestable- des travaux en information – communication s’est accompagné d’une diversification des théories ainsi que d’une complexification des méthodologies, et la dévalorisation des « grands récits » sur le plan scientifique (quand bien même certains experts ou publicistes s’efforceraient toujours d’occuper la place) ont amené à plus de prudence conceptuelle ainsi qu’à un maniement plus raisonné de la critique. Il ne faut donc pas s’étonner si les articles que propose la présente livraison paraissent à première vue porter sur des sujets divergents voire disparates. L’étendue des préoccupations est certainement une marque de la période, et cela ne signifie pas que les chercheurs n’aient pas conscience de ce que sont les enjeux majeurs, théoriques et pratiques, mais plus simplement, les travaux qu’ils poursuivent obéissent à leur logique propre, et la plupart d’entre eux procèdent par accumulation et ajouts successifs. S’ajoute à cela le fait que, durant la dernière période, les échanges entre eux se sont multipliés, par-delà les frontières, obéissant à des opportunités qui sont plutôt celles des colloques, des réunions de groupes thématiques ou des publications dans des revues et moins fréquemment dans des ouvrages.
Ces conditions ne garantissent pas que les objets traités soient tous les plus pertinents, ni qu’ils ne négligent pas des questions décisives. Le bilan devra en être tiré. Mais il est difficile d’en affecter la responsabilité à une seule revue, fût-elle appuyée sur un groupe de recherches, le Gresec, qui, dès sa fondation, a cherché à nouer des échanges scientifiques dans l’ensemble des régions du monde en s’efforçant de ne pas privilégier les plus favorisées. Ce trait, en quelque sorte fondateur, se traduit du reste dans les réponses qui nous ont été adressées, et ont vraisemblablement incité tel ou tel auteur à répondre aux sollicitations que nous leur faisions, et ils doivent en remerciés.
Plus précisément, il s’agissait de repenser les enjeux actuels de l’internationalisation de la culture, de l’information et de la communication à partir / dans le cadre de quatre axes principaux :
- axe I : en faisant retour sur l’approche théorique des phénomènes au centre des échanges internationaux ou transnationaux : mondialisation – globalisation, diversité culturelle, « homogénéisation » des contenus, etc.
- axe II : en s’intéressant aux polarisations régionales en train de s’imposer ou en formation ;
- axe III : en mettant l’accent sur les stratégies industrielles les plus récentes, celles-ci étant supposées conduire, sur l’ensemble de la planète ou presque, à ce qui s’apparente à une rationalisation des modes de faire, communicationnels d’abord, mais aussi culturels et informationnels ;
- axe IV : enfin, en observant les changements intervenus dans les pratiques et usages de consommation (ceux-ci portés par les évolutions rapides des outils de communication).
Si pour les trois premiers axes les réponses sont assez bien réparties, par contre, une seule réponse concerne l’axe IV, ceci en contradiction avec l’importance des travaux traditionnellement consacrés à cet axe dans l’espace francophone. Il est vrai que des approches dépassant les cadres nationaux sont beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre lorsqu’on est dans l’obligation de mener des travaux de terrain auprès des usagers finaux.
Comme il était prévisible, certains articles peuvent être rattachés à plusieurs axes, mais c’est surtout le cas pour deux d’entre eux. Et deux articles, émanant d’auteurs … expérimentés, et qui auraient pu tout aussi bien être classés dans l’axe I, nous ont semblé devoir être mis à part (axe V), en ce qu’ils envisageaient des questions essentielles pour l’avenir immédiat.
Le présent dossier comprend donc les articles suivants (par ordre alphabétique) :
Axes | |||
1 | Albornoz Luis | Dix ans après l’entrée en vigueur de la Convention sur la diversité culturelle : déséquilibre dans le marché international des biens et services culturels et le défi numérique | I |
2 | Arzt Lee | Complementary Flow and the Global Division of Cultural Labor and Consumption | I |
3 | Bouquillion Philippe | Les enjeux des industries créatives en Inde | II & III |
4 | Cabedoche Bertrand | Communication internationale et enjeux scientifiques : un état de la recherche à la naissance des sciences de l’information-communication en France | I |
5 | Ekambo Jean-Chrétien D. | Multiplicité médiatique et multipartisme en Afrique. Symétrie de déficiences | II |
6 | Lange-Médart André | Vers une révision a minima de la Directive services de médias audiovisuels de la Commission européenne | II |
7 | Mattelart Tristan | Déconstruire l’argument de la diversité de l’information à l’heure du numérique : le cas des nouvelles internationales | I |
8 | Miguel de Bustos Juan Carlos | Los grupos mundiales de comunicación y de entretenimiento, en el camino hacia la digitalización | III |
9 | Mosco Vincent | After the Internet: Cloud Computing, Big Data and the Internet of Things | V |
10 | Nordenstreng Kaarle | Liberate Freedom from Its Ideological Baggage! | I |
11 | Oakley Kate | Whose Creative Economy? Inequality and the Need for International Approaches | III |
12 | Schiele Bernard | La valorisation et la promotion de la culture scientifique en Chine | II |
13 | Schlesinger Philip | The Creative Economy, Invention of a Global Orthodoxy | III |
14 | Straubhaar Joseph | Changing Class Formations and Changing Television Viewing : The New Middle Class, Television and Pay Television in Brasil and Mexico, 2003-2013 | IV & I |
15 | Thussu Daya | The Scramble for Asian Soft Power in Africa | V |
16 | Tremblay Gaëtan | Vers des sociétés du savoir : un projet social | II |
Les orientations thématiques de ces 16 articles se répartissent comme suit.
Élaborations théoriques autour de la question de l’internationalisation
Les auteurs ne se confrontent pas directement à la dimension de la mondialisation (ou de la globalisation) pourtant souvent évoquée comme l’une des caractéristiques centrales des flux d’échanges, et leurs approches sont diverses, du point de vue des objets analysés comme des références théoriques. Certains lecteurs seront sans doute étonnés que Karle Nordenstreng, dont la longue carrière s’est déroulée autant dans des organisations internationales de professionnels de l’information que d’enseignants-chercheurs, pense nécessaire, en se plaçant dans la très longue durée, de s’interroger (10) sur les mythes libérateurs et libéraux que véhicule toujours la doctrine de la liberté de la presse pour les déconstruire et montrer que la liberté de pensée, d’expression et des médias ne coïncide pas avec celle du marché libre, pas plus hier qu’au temps d’Internet et des réseaux sociaux où elle est toujours fortement présente. Pour Bertrand Cabedoche (4), dont on sait qu’il est pourtant engagé très activement dans de multiples actions de coopération internationale en information – communication, l’appellation communication internationale « n’existe ni en tant que concept, ni en tant que champ, catégorie, théorie, école, discipline ou filière et ne donne lieu à aucune approche méthodologique originale. Son domaine de circonscription reste flou et particulièrement élastique … » quels que soient les discours subtils prétendant en rendre compte. Se méfiant des questionnements spécifiques à l’internationalisation, comme ceux de l’école du développement ou de la dépendance, ainsi que « des impositions de sens par les milieux professionnels », il lui semble que le fil conducteur ne peut être recherché que dans les propositions théoriques et méthodologiques d’un regroupement interdisciplinaire tel que les SIC en France. Tristan Mattelart, pour sa part (7), s’inscrit en faux contre l’idée souvent présentée avec insistance selon laquelle l’essor du web a provoqué l’avènement d’une économie de l’information en réseau qui s’affranchirait des filtres et des limitations de la production et de la dissémination des nouvelles, et qui se traduirait par une plus grande diversité de l’offre d’informations. Son argumentation s’appuie sur divers travaux de chercheurs : dépendance de Yahoo! News et de Google News vis-à-vis de deux agences de presse américaines ; permanence des déséquilibres dans le traitement de l’information internationale ; blogosphère s’intéressant peu aux nations en développement ; bridgebloggers et amateurs fournisseurs d’infos se recrutant dans les catégories ayant les « bonnes distinctions ». Finalement, l’information en ligne ne se structure pas selon des logiques radicalement différentes de l’information hors ligne. Plus d’une décennie après l’entrée en vigueur de la Convention sur la diversité des expressions culturelles (UNESCO, 2005), il revient à Luis Albornoz (1) de se demander dans quelle mesure ce traité international d’un genre particulier, qui appelle à un meilleur équilibre entre les pays développés et les pays en développement en matière culturelle, en incitant à un rééquilibre des flux internationaux du commerce des biens et services culturels. Or, données à l’appui, il ne peut que constater que les effets sont minces, bien au contraire, les inégalités restent flagrantes et les écarts se creusent au détriment des pays en développement (en matière de cinéma et de musique enregistrée, etc.), et il est avéré que la convention n’a qu’un impact limité sur la réalité. De plus, avec le développement des plateformes numériques, et en l’absence d’un consensus sur la nécessité d’adapter la convention, le pouvoir des États et des politiques culturelles a toutes chances de se réduire. Les travaux de Joseph Straubhaar (14) sur les changements affectant la consommation télévisuelle des nouvelles classes moyennes inférieures au Brésil et au Mexique de 2003 à 2014 doivent être rapprochés de ces constats. En s’appuyant sur la théorie bourdieusienne du capital économique et du capital culturel, et sur des données d’enquêtes convaincantes, l’auteur conclut que le développement significatif de la consommation de l’offre multi-canaux et de la pay TV se traduit par une augmentation corrélative de l’appel à des chaînes importées. En effet, les audiences déplacent clairement leurs préférences vers les chaînes étrangères importées ; ce que l’on pouvait pressentir est ici nettement mis en évidence.
À la différence des contributions des auteurs précédemment cités, Lee Artz (2) est celui qui inscrit le plus directement ses réflexions dans le cadre théorique défini à la fois comme Global Media & Cultural Hegemony. Dans le texte ici publié, il s’intéresse plus particulièrement à la nouvelle division du travail culturel (et aux modalités employées par les firmes pour faire pression à la baisse sur les coûts de création) ainsi qu’aux transformations correspondantes affectant la consommation culturelle globale et les normes affectant les styles de vie, en relation avec les stratégies publicitaires mondiales.
Polarisation autour d’ensembles régionaux
En dépit des mutations majeures que l’information – communication a connu récemment, notamment autour de la constitution de puissantes industries de la communication, ce n’est pas une vision sans frontières d’un monde unifié et homogène que donnent les travaux de recherche ; la représentation qui semble s’affirmer participe plutôt d’une tendance à la pluri-polarisation en raison du développement de puissances nouvelles mais également en raison des spécificités grandissantes des stratégies comme des pratiques dans les différentes régions du monde. Ainsi, le bilan qui peut être tiré en Afrique de la multiplication des médias comme des partis politiques est-il plutôt négatif pour Jean-Chrétien Ekambo (5), et les médias africains partagent avec les partis politiques une « symétrie de déficiences ». André Lange-Médart (6), de son côté, en analysant de façon précise, argumentée et critique, le processus encore en cours de la nouvelle directive sur les services de médias audiovisuels de la Commission européenne, met en évidence des avancées intéressantes (allant dans le sens de l’indépendance des régulateurs nationaux, de l’élargissement aux plateformes de partage vidéo, et de la promotion des œuvres audiovisuelles européennes sur les services à la demande). Mais il marque aussi les limites de l’ambition et des capacités réglementaires de l’Union européenne (en particulier à propos de la définition des services de média à la demande et de la détermination du pays d’établissement afin de lutter contre des délocalisations. Daya Thussu, quant à lui (15), s’intéresse à l’émergence du soft power des médias chinois et indiens en Afrique, et particulièrement au Kenya. S’il lui paraît possible que celle-ci, en réelle croissance, érode l’hégémonie des médias US, elle ne lui semble pas constituer une alternative à la domination multifacettes de cette dernière dans le temps court. En dépit des apparences, c’est une perspective voisine qui est au cœur du papier remis par Bernard Schiele (12) sur le mouvement de valorisation et de promotion de la culture scientifique que l’on ne peut manquer d’observer dans une Chine qui mise maintenant sur la créativité et l’innovation, et donc la mobilisation des scientifiques et des experts. Cette politique, qui passe, entre autres, par la constitution d’un réseau muséal spécifique, a même débuté en Chine dès 1950, c’est-à-dire avant que les principaux pays de l’Ouest ne l’appliquent, privilégie les retombées pratiques de la science ; et surtout elle s’inscrit dans le temps long, ce qui contredit bien des perceptions de sens commun de l’innovation scientifique et technique. Toutefois, l’intérêt pour cette polarisation croissante de l’information – communication au sein des régions du monde ne se limite pas à ces approches ; elle marque d’autres contributions, dont celle de Philippe Bouquillion (3), dans son étude du dynamisme des industries créatives indiennes, notamment textiles.
Stratégies des acteurs industriels
Il revient à Juan Miguel de Bustos (8) d’envisager, données à l’appui, le rôle nouveau et déterminant des groupes mondiaux de communication qui, grâce à leur fonctionnement éco-systémique, ont réussi en une décennie seulement à acquérir un pouvoir de premier plan sur les marchés mondiaux, au détriment notamment des industries de contenus que sont les industries culturelles médiatiques. Celles-ci cependant ne sont pas sans réagir. C’est le cas du principal groupe médiatique, Disney, qui est mieux à même d’optimiser ses ressources publicitaires dans la création de nouveaux produits. Cependant, ce sont surtout les (nouvelles) industries créatives qui donnent lieu à des contributions ; trois leur sont consacrées : celle de Philip Schlesinger (13), celle de Kate Oakley (11) et celle, déjà citée, de Philippe Bouquillion (3). S’ils se montrent tous critiques vis-à-vis de la notion ambigüe d’économie créative et considèrent que les promesses tardent à se manifester, les industries créatives participent, selon le premier, d’une nouvelle orthodoxie globale allant bien au-delà du champ culturel et générant pour l’instant peu de contre-tendances. Pour la seconde, elles sont appréhendées très diversement dans le monde et génèrent des inégalités sociales très marquées. Quant au troisième, qui les positionne dans la continuité de l’artisanat traditionnel (celui du tissage en Inde), il ne voit pas émerger les fertilisations croisées annoncées, dans la mesure où les industries de la communication et même les industries culturelles n’ont pas besoin d’elles pour garantir leur dynamisme. Quant à Luiz Albornoz (1) dont l’article a déjà été présenté, il insiste sur le fait que le commerce mondial des produits culturels industrialisés reste très largement à l’avantage des pays les plus développés. Cet avantage s’est même accru depuis l’adoption de la Convention sur la diversité des expressions culturelles.
Prolongements
Deux auteurs proposent des articles questionnant les développements à venir, non pas dans une perspective anticipatrice mais avec le souci de présenter, dans la continuité de leurs travaux antérieurs, les enjeux pratiques et théoriques qui, selon eux, vont devenir prégnants et inévitables. C’est d’abord le cas de Vincent Mosco (9) qui traite du Next Internet, celui des Big Data, du Cloud et de l’internet des objets, appelé à être contrôlé par des firmes américaines, mais pas seulement, et qui impose d’ores et déjà le besoin d’une intervention publique (pour la défense de vie privée ou du point de vue environnemental). Gaëtan Tremblay (16), quant à lui, arrive à des conclusions proches, opposées au laisser-faire, en pratiques et théoriques, avec la présentation du projet de construction de sociétés du savoir diverses, dynamiques et évolutives fondées, sur le respect des personnes, des cultures et de l’environnement, tel que formalisé dans le rapport qu’il a préparé pour l’Unesco en collaboration avec Robin Mansell. Tout utopique qu’il soit, ce projet est essentiel et permettra de contrecarrer les conceptions économicistes et technicistes du social ; il passe par l’accès universel à l’information et le développement des creative commons.
Auteur
Bernard Miège
.: Bernard Miège est professeur émérite à l’Université Grenoble Alpes. Il est membre fondateur du laboratoire GRESEC, à Grenoble. Le dernier ouvrage qu’il a publié, en avril 2015 a pour titre : Contribution aux avancées de la connaissance en Information – Communication, INA EDITIONS, coll. Médias essais. Une nouvelle édition amplement refondue de son ouvrage, Les Industries et Culturelles face à l’Ordre de l’Information, est parue en janvier 2017 aux éditions PUG, coll. « Communication en + ».