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L’informaticien dans les romans policiers : figure romantique ou conservatrice ?

30 Juin, 2015

Résumé

C’est probablement plus de la consommation régulière d’œuvres de fiction que de celles de publications scientifiques extrêmement techniques que le profane se fait une image de l’informatique. Etudier les « figures du savoir » est depuis quelques années une des voies utilisées pour repérer les évolutions des représentations et mesurer leur effet sur le corps social. Les études sur l’informaticien n’ont pour l’instant porté que sur la science-fiction. A partir d’un corpus de romans policiers publiés après 1995, on peut recenser certains traits récurrents des « informaticiens » dans les polars, traits qui divergent curieusement des résultats de nombreuses recherches sociologiques et même de la figure en science fiction.

Mots clés

Hacker, informaticien, roman policier, représentation, médiation des sciences.

In English

Title

The computer scientist in detective novels: romantic figure or conservative character

Abstract

No doubt that it is mainly from the regular consumption of fiction (novels, films, comic books) that the plain people gets an image of what a computer scientist is. Studying the « figures of knowledge » has been for some years, one of the ways used to identify changes in representations, and to measure their effect on the society. Studies have so far focused on science fiction literature. From a corpus of detective novels published after 1995 in France, we can identify some recurring features of computer scientists in thrillers, which curiously differ from results of sociological research and even of its figure in science fiction.

Keywords

Hacker, computer scientist, detective novel, representation, science popularisation.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Poupardin Elsa, « L’informaticien dans les romans policiers : figure romantique ou conservatrice ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3A, , p.93 à 102, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/08-linformaticien-dans-les-romans-policiers-figure-romantique-ou-conservatrice

Introduction

Étudier les « figures du savoir » est, depuis quelques années, une des voies utilisées pour repérer les évolutions des représentations et mesurer leurs effets sur le corps social, que ce soit dans la littérature (Chassay, 2009) ou dans les fictions populaires (Gangloff ; Allamel-Raffin, 2007). C’est pourquoi l’apparition d’un nouveau personnage, l’informaticien-hacker, nous intéresse. Il est aujourd’hui bien implanté dans le roman policier, et depuis Lisbeth Salander, l’héroïne de « Millenium », il semble toujours bâti sur le même modèle. Il s’intègre parfaitement dans le récit en l’auréolant de modernité. Sa figure permet d’entrevoir dans le dispositif narratif très populaire qu’est le polar, quels champs de compétences sont attribués à l’informatique et à ceux qui l’utilisent. Elle aide également à mesurer la circulation et la diffusion des connaissances dans ce domaine. Si elle est l’objet de quelques recherches dans les œuvres de science-fiction, la figure de l’informaticien est encore assez mal repérée dans les romans policiers. Isabelle Collet qui a sélectionné pour sa thèse un corpus d’environ cinquante livres relevant de ce genre détecte un important changement des représentations au cours des années 1990, époque où apparait le personnage de l’informaticien dans les polars (Collet, 2006). Durant cette période, le hacker serait devenu progressivement prégnant dans les représentations du métier d’informaticien, alors que le micro-ordinateur se généralise et que le métier se diversifie. Selon elle, ce modèle unique, culturellement familier aux garçons, activant les fantasmes de pouvoir dans lesquels ils sont éduqués, découragerait les filles de s’engager dans la discipline.

Dans le roman policier, comme dans tout genre littéraire, une « figure » s’incarne dans des personnages qui obéissent à des contraintes narratives internes et externes au récit. Son étude devra donc prendre en compte à la fois l’évolution de la dynamique narrative de ces dernières années et la montée en puissance de l’utilisation de l’informatique dans la résolution des affaires criminelles. Elle permettra également de déterminer comment l’informaticien se distingue selon qu’il apparaît dans un roman policier ou de SF. Enfin son étude aidera à établir si la représentation de ce professionnel signe une prise en considération nouvelle des compétences du scientifique, une nouvelle manière de travailler et d’analyser la nature ; si elle signale un nouveau type de dispositif de vulgarisation qui permet de médiatiser efficacement des savoirs, des innovations techniques.

Une invasion lente

…/… Étudier la figure de l’informaticien nécessite de la repérer de manière systématique dans les romans. Seule la consultation d’ouvrages techniques, qui recensent et décrivent les parutions à l’aide d’index variés, donne une idée du type d’intrigues qui lui sont rattachées et permet de mesurer son importance dans l’ensemble des publications. La recension de Claude Mesplède (Mesplède, 2000) propose l’analyse détaillée de 2000 œuvres de la collection policière de Gallimard, et rend possible la sélection de titres selon la profession des personnages principaux. Entre 1945 et 1995, on n’y compte que deux informaticiens. Cette rareté n’est pas surprenante : 25 romans seulement ont pour thématique l’informatique et cela uniquement après 1982. On retrouve, à titre de comparaison, 63 « ingénieurs savants » sur la même période. Quand il est question d’informatique, il s’agit le plus souvent de romans financiers ou d’espionnage dans lesquels la discipline n’intervient que de manière symbolique, matérialisée : il s’agit, par exemple, de retrouver une disquette volée.

La recension annuelle publiée par la Bibliothèque des littératures policières (BiLiPo) à partir de 1986, permet de suivre l’évolution de l’apparition du personnage jusqu’en 2006. Les « Crimes de l’année » font une sélection critique des meilleurs ouvrages parus sur un an. Sur les 10 000 ouvrages mentionnés, on en relève seulement 70 (dont 67 après 1995) avec un héros informaticien. L’augmentation quantitative après cette date est nette et, sans doute, sous-évaluée car l’indexation est faite de façon parfois discutable. « Millénium » par exemple n’apparaît pas comme ayant une thématique informatique ou mettant en scène un informaticien. L’augmentation du nombre de personnages qui s’occupent d’informatique après 1995 coïncide avec le fait qu’ils prennent de l’épaisseur et jouent un rôle plus important dans l’intrigue. Il est difficile de construire une étude diachronique exhaustive : les romans, traduits parfois dans le désordre, ne permettent pas de repérer les influences et les évolutions des stéréotypes. De plus le roman policier est un genre littéraire prolifique : à titre indicatif, les éditeurs français ont sorti, en 2001, 1141 nouveaux titres policiers (et d’espionnage) et 1749 en 2008 (Lits, 2011). Une grande partie d’entre eux sont des traductions. La plupart des études segmentent la production en sous-genres : néo-polar, thriller, espionnage, etc. Faire ce choix nous aurait sans doute amenée à ne considérer qu’un type de figure d’informaticien. Nous avons donc préféré ne retenir que les œuvres les plus populaires au sens quantitatif du terme c’est à dire celles qui ont les plus gros tirages.

Nous avons donc sélectionné des séries à succès, publiées en France, qui mettent en scène un personnage récurrent d’informaticien afin de suivre son évolution dans le temps. Dans ces romans, nous considérons comme informaticien tout personnage à qui l’auteur reconnaît une compétence particulière en ce domaine. Ce n’est donc pas seulement le professionnel ou l’universitaire désigné par un titre ou une fonction, mais tout personnage capable d’effectuer des manœuvres que l’auteur qualifiera de savantes. Il se trouve que ces dernières ne se limitent pas à la maitrise d’un logiciel particulier mais relèvent de maniements plus complexes qui visent à pénétrer au cœur d’une machine ou d’un réseau. Nous nous sommes concentrée sur des ouvrages parus entre 1994 et 2010 et n’avons finalement pas retenu d’auteur français, aucun ne mettant en scène de héros récurrent informaticien. Adamsberg, le commissaire de Fred Vargas se fait ainsi aider par une informaticienne-hacker du troisième âge, mais ce personnage n’intervient que dans un seul de ses romans (Vargas, 2004). Nous avons aussi écarté les œuvres de Christian Grenier et son héroïne « Logicielle » parce qu’ils relèvent de la littérature de jeunesse. ; le public auquel il est destiné a un rapport a priori différent avec les nouvelles technologies. Notre choix s’est donc limité à quatre séries suivies à partir du tome où l’informaticien apparait  soit : 12 tomes des « Kay Scarpetta » de Patricia Cornwell (à partir de « La Séquence des corps » écrit en 1994), 13 tomes des « Brunetti » de Donna Leon (à partir de « Un vénitien anonyme » écrit en 1994 ), 4 tomes des « Carol Jordan » de Val McDermid (à partir de « La Souffrance des autres » écrit en 2004) et bien sûr la trilogie avec « Mickaël Blomkvist » de Stieg Larsson (2005).

Les attributs de l’informaticien

Quelques attributs seulement suffisent à définir et différencier les personnages d’un roman policier parce qu’ils sont avant tout la figuration d’une place et d’une fonction dans un jeu d’actants (Dubois, 2005). À leurs « traits logiques » se superposent quelques détails « mythologiques » rudimentaires (la pipe de Rouletabille ou celle de Maigret). Leur désignation reste avant tout fonctionnelle, puisqu’elle dit la position du personnage à l’intérieur d’un système où chacun se définit en rapport et par opposition aux autres.

L’analyse de l’informaticien chez les quatre auteurs mentionnés plus haut fait ressortir plusieurs traits communs. Il se place du coté du « bien » et de l’enquêteur même s’il n’est jamais le héros principal. Il est indifféremment membre des forces de l’ordre (Lucy Farinelli chez Cornwell, Stacey Chen chez Val Mcdermid), privé (Lisbeth Salander chez Stieg Larsson ou Lucy Farinelli dans des ouvrages ultérieurs de Cornwell) ou amateur (Signora Elettra Zorzi) chez Dona Leon.

Femme et scientifique

La féminisation systématique de l’informaticien est le premier point qui retient l’attention si on considère que la profession est largement masculine (Taylor 1999, p.132).

L’apparition de personnages féminins importants dans les romans policiers n’est pas récente : elle date des années 1970 et 1980 (Clark et Zyngier, 1998 ; Munt, 2003). Chez Val McDermid comme chez Patricia Cornwell, les enquêtrices principales sont déjà des femmes. Pourquoi alors leur accoler un autre personnage féminin, pourquoi est ce toujours l’informaticien et non les légistes ou les spécialistes techniques qui restent le plus souvent des hommes ?

Ce choix est, sans doute, en partie lié à la montée en puissance, ces dernières années, des auteures de romans policiers et au développement d’un lectorat féminin (trois auteurs sur quatre de notre corpus sont des femmes). Il correspond aussi à une volonté de se distinguer, d’accrocher le lecteur en façonnant un modèle original par rapport à l’informaticien présent dans les médias grand public. Mais ce procédé aurait dû s’épuiser alors qu’il continue après quinze ans de contaminer les séries télévisées aussi bien que les romans policiers. La féminisation de l’informaticien offre surtout l’occasion de renouveler la dynamique des rapports de force entre les deux sexes à l’intérieur de la fiction.

La construction des personnages féminins dans les fictions policières relève toujours des mêmes schémas : les héroïnes « sont définies soit par leur sexualité déviante ou tout au moins clandestine, soit par leur fonction maternelle, là aussi souvent problématique et non pas leur fonction sociale comme c’est le cas pour la plupart des personnages masculins » (Sellier, 2004, p. 268). Nos informaticiennes, sans enfants, sont ainsi assez logiquement homosexuelles (Lucy), bisexuelles (Lisbeth), privilégient les plaisirs solitaires (Stacey) ou sont presque complètement asexuées (Signora Elettra).Les personnages féminins sont en général dans le polar souvent victimes d’un malheur familial ou d’une mauvaise relation avec leurs parents. Ainsi Lisbeth Salander a un père qu’elle a essayé de tuer et qui tente de l’assassiner, une mère folle et une jumelle qu’elle déteste. Lucie Farinelli n’a jamais connu son père et sa mère la délaisse. Stacey Chen n’entretient aucun lien avec sa famille qui ne la comprend pas. La famille de Signora Elettra Zorzi est inexistante.

Comme dans les séries télévisées mettant en avant des personnages féminins « les seules figures d’hommes présentes à leur côté sont leurs coéquipiers ou des collègues qui jouent plutôt le rôle de compagnons ou d’admirateurs sans que leur relation évolue vers une intimité amoureuse. […] » (Hong-Mercier 2004, p. 281).Les informaticiennes n’ont pas d’homme dans leur vie. Stacey Chen est attirée par Sam Evans, un de ses collègues ; elle se garde bien de le manifester car il va de conquête en conquête. Lisbeth comprend très vite qu’elle n’aura pas le monopole de Blomkvist et préfère garder avec lui une relation amicale. Elettra Zorzi fait fantasmer Brunetti le temps d’un tome (Léon, 2005), mais sans, bien sûr, qu’il ne se passe rien, et l’homme dont elle est amoureuse s’avère coupable de meurtre. Lucie Farinelli est malheureuse en amour et se fait manipuler par ses partenaires. Globalement ces personnages sont indifférents au désir qu’elles suscitent : « Lucy est d’une beauté à couper le souffle, une de ces beautés sévères, peut-être, en partie, à cause de ce sang brésilien qui coule dans ses veines. Où qu’elle pénètre, où qu’elle aille, des regards l’accompagnent, mais elle s’en moque. » (Cornwell, 2002, chap. 3).

La solitude est souvent un choix revendiqué. Pour Stacey Chen « Ses parents désiraient qu’elle se marie et qu’elle ait des enfants. […] Ils n’avaient jamais compris à quel point son destin différait du leur. Que jamais aucun mariage ne viendrait se dresser entre elle et ses ordinateurs. Et le jour où son horloge biologique réclamerait des enfants, eh bien, il y avait des moyens d’arranger ça, et de faire en sorte que, argent à l’appui, les contraintes soient aussi légères qu’elle le souhaitait. » (McDermid, 2011, chap. 8).

Les informaticiennes n’ont aucun attribut féminin classique mais possèdent les qualités du scientifique-type tel qu’il ressort des études sur les stéréotypes. Elles sont combatives, audacieuses, froides, indépendantes, logiques, rationnelles, avec une obsession de l’objet au détriment de la relation (Pichevin et Hurtig, 1986). Leur qualité de « scientifique » ne les singularise cependant pas. Elles sont, comme d’habitude, des subordonnées du détective principal (Klein, 1995) et en ce sens des « scientifiques inférieures ». Nous reviendrons sur ce statut particulier.

Un personnage inquiétant

Le deuxième trait caractéristique de ces expertes est que leurs compétences informatiques sont le résultat d’un investissement personnel, d’un hobby, d’une passion et non pas l’aboutissement d’un cursus universitaire, d’une formation au sein d’une institution. Leur talent est inné et surtout hors norme. Elles sont géniales. Val McDermid décrit ainsi le parcours de Stacey Chen : « Frustrée par les limites de ces premiers ordinateurs du commerce, elle avait appris la programmation et créé ses propres jeux, destinés à des appareils conçus pour le simple traitement de texte et le calcul. A l’époque où elle avait commencé à étudier l’informatique à l’université de Manchester, elle avait déjà gagné de quoi s’acheter un loft dans le centre-ville, grâce à un gentil petit bout de code qu’elle avait vendu à un géant américain des logiciels et qui protégeait leur système contre les incompatibilités potentielles.» (McDermid, 2007, p. 269). Pour Lisbeth Salander chez Larsson, c’est tout aussi clair : quand Blomkvist lui demande comment elle a appris le piratage «elle ne savait pas comment répondre. Je l’ai toujours su. Elle avait préféré aller se coucher sans dire bonne nuit. » (Larsson, 2006, p. 398)

De ce fait, l’activité de l’informaticienne est rarement décrite en détails. L’auteur prend souvent un malin plaisir à souligner l’inintelligibilité des manipulations effectuées pour le néophyte. Il s’attarde sur l’incompréhension manifeste des autres enquêteurs et leur inquiétude. Même Brunetti, qui adore par ailleurs Signora Elettra, se tourmente : «  Il n’avait aucune idée de la manière dont elle s’y prenait, mais elle s’arrangeait toujours pour remonter dans ses filets des informations financières souvent très personnelles sur les victimes,[…] Brunetti avait l’impression que nul ne pouvait lui échapper et se demandait parfois (non sans une pointe d’inquiétude, peut-être) si elle ne risquait pas d’être tentée d’utiliser ses pouvoirs, qui n’étaient pas minces, pour jeter un coup d’œil dans la vie privée des personnes avec lesquelles ou pour lesquelles elle travaillait. » (Leon, 1999, chap. 9)

L’enquêteur reconnait que percevoir et combattre le mal nécessite, dans la société actuelle, plus que la seule connaissance de la nature humaine. Il ne peut éviter l’informatique alors même qu’il ne peut rien contrôler. Cette appréhension s’accroit dans la littérature entre 1995 et 2010. Au départ l’informaticienne est relativement solitaire et cantonnée à une action dans les bureaux. Très rapidement s’agrège autour d’elle un réseau d’individus, souvent mystérieux, qui l’aident dans son travail. Lisbeth fait appel à la confrérie de « Hacker Republic », Elettra s’accoquine avec différents hackers et policiers et se fait épauler par Pucetti, une jeune recrue qui reste, bien sûr, moins forte qu’elle. Progressivement à mesure que les tomes s’accumulent, l’informaticienne développe des qualités physiques qui la rendent également menaçante hors de son bureau. Lisbeth sait boxer ; Lucy est tireur d’élite, pilote d’hélicoptère et sportive de haut niveau ; Signora Elettra accompagne Brunetti sur le terrain ; etc.

Un acolyte pour l’enquêteur

L’informaticienne n’intervient pas de sa propre initiative mais en réponse à une sollicitation de l’enquêteur principal. C’est toujours une subalterne. On retrouve là une configuration très classique dans le roman policier, celui du duo d’enquêteurs : Rebus et Siobhan Clarke, dans les romans de Ian Rankin ; Barbara Havers et l’inspecteur Thomas Lynley chez Elisabeth George ; etc. L’informaticienne remplacerait donc la nouvelle gentille assistante de l’enquêteur, véritable héros du roman. Signora Elettra aide Brunetti ; Lisbeth épaule Mikael Blomkvist ; Lucy soutient Kay Scarpetta ; Stacey Chen travaille pour Carol Jordan ; etc. Mais cette apparente modestie de la figure est un leurre.

Si l’informaticienne n’arbore aucun signe de pouvoir et paraît ne vivre de rien, elle est en réalité à son aise matériellement et en position de supériorité. En effet, elle est souvent riche même si les personnages qui l’entourent l’ignorent. Lisbeth Salander, Lucy Farinelli et Stacey Chen sont toutes trois millionnaires grâce à leurs compétences informatiques. Brunetti, quand il rencontre la première fois Signora Elettra, note également un décalage entre la fonction qu’elle occupe et son précédent emploi : « Nul besoin d’être banquier ou mathématicien pour se faire une idée de la baisse de salaire que cela impliquait. De plus, pour la plupart des Italiens, un poste à la banque nationale représente la sécurité absolue ; certains attendaient pendant des années avant de pouvoir faire partie du personnel d’une banque, de n’importe quelle banque, et la Banca d’Italia était sans aucun doute la plus recherchée. Et elle travaillait maintenant comme secrétaire dans la police ? Même avec des fleurs livrées deux fois par semaine par Fantin, cela n’avait aucun sens. » Les informaticiennes n’ont donc apparemment aucun impératif financier et cachent le plus souvent les véritables motivations de leur intervention.

Cette infériorité est également trompeuse car ces acolytes n’ont aucun handicap apparent, propre d’habitude à leur emploi. Dans les romans classiques, les enquêteurs/héros ne sont pas omniscients, ils peuvent avoir besoin de l’aide d’un autre personnage pour accéder à une information ou faire un lien. Mais dans ce cas, ce dernier a un handicap : Danglard, chez Fred Vargas, qui ne possède pas de compétence technique particulière, aide constamment Adamsberg grâce à sa culture encyclopédique. Mais il est alcoolique. S’il paraît prendre le pas sur l’enquêteur principal, il n’est pas en mesure de le remplacer. En ce qui concerne notre corpus, les informaticiennes sont toutes capables de mener seules l’enquête, et elles le font quand l’occasion se présente. Loin de décharger simplement, l’enquêteur principal d’un travail qu’il ne peut effectuer faute de temps, comme un « partenaire  » classique, elles font preuve d’une compétence technique qu’il ne possède pas. Conséquences : Même si on reste apparemment dans la trame d’un récit classique, leur présence apporte un trouble à la résolution de l’énigme, souligne l’insuffisance du héros principal. Celui-ci s’appuie désormais sur un acolyte qui n’a plus la fonction d’assistant relatant ses mérites, de suiveur docile mais d’un adjuvant dont l’autonomie va croissant.

L’informaticienne a le statut de subalterne parce que tel est son bon plaisir. Elle n’a que l’ambition d’être reconnue dans son monde, celui qu’elle contrôle et parfois même génère. « Hacker », elle est, dans ces fictions, asociale, apolitique et désintéressée alors que tous les manifestes et rencontres professionnelles soulignent la dimension politique, subversive et cupide de ses homologues du monde réel (Coleman, 2011 ; Furnell et al, 1999 ; Klang, 2008).

Un justicier criminel

Luc Boltanski s’est interrogé sur la présence, dès l’origine, dans les romans policiers, de détectives privés qui se distinguent, voire s’opposent, aux forces de l’ordre. En s’attachant à la série de Sherlock Holmes, il souligne à quel point l’action des uns et des autres est différente (Boltanski, 2012). Le travail du détective consiste à anticiper mentalement le glissement de la singularité au crime. Là réside son intelligence exceptionnelle. Détective et policier sont unis par un même attachement à la normalité, mais le policier a tendance à ne voir le mal que là où la conduite du prévenu transgresse une règle légale explicite. Le détective, lui, voit le mal partout. Tout comme l’informaticien, il peut voir, au-delà des apparences, ce qui est caché. Surtout, pour Boltanski, le détective, à la différence du policier, n’est pas enfermé par les limites de la loi. C’est même grâce à sa capacité à s’écarter de la stricte légalité que tout peut rentrer dans l’ordre. Il brûle des papiers compromettants afin que la police ne mette pas la main dessus. Il laisse s’enfuir des gens qui viennent de commettre un meurtre, mais sont en situation de légitime défense. En somme, tout lui est bon, y compris les moyens les plus illégaux, pour arriver à ses fins. Ses dérives ne sont jamais sanctionnées par le policier, qui ferme les yeux.

On retrouve cette dynamique entre l’informaticienne et l’enquêteur, dans notre corpus. D’un côté, ce dernier suit la loi à la lettre, même quand elle le pénalise. Blomkvist, par exemple, va en prison de son plein gré alors qu’il sait avoir été piégé. De l’autre côté, l’informaticienne la transgresse à tout instant pour mener l’enquête. Elle ne sombre pas toujours immédiatement dans l’illégalité, mais devient hacker progressivement. La signora Elettra, secrétaire anodine, obtient tout d’abord des informations grâce à son réseau de connaissances, puis quand elle doit obtenir des informations plus complexes, commence à pirater les réseaux officiels et les ordinateurs. Même Stacey Chen qui intervient dans le cadre des forces de police, choisit d’agir de plus en plus hors du cadre légal.

L’enquêteur, pendant ce temps, ferme les yeux. Il veut rarement comprendre comment les données ont été obtenues, et quand il le sait, il ne condamne pas parce que c’est pour lui la seule manière de vaincre.

—         « Comment s’y est-il pris ? » demanda Brunetti, abasourdi à l’idée que le jeune homme ait pu aussi facilement extorquer ces informations aux Télécom italiennes ; les dossiers des services secrets passaient pour plus faciles à pénétrer.
—         « Il a étudié l’informatique pendant un an aux États-Unis et, là-bas, il s’est affilié à un groupe, des gens qu’on appelle des hackers », expliqua-t-elle en oubliant le H de hackers. Il est resté en contact avec eux, et ils échangent des informations sur la façon de pirater ce genre de choses.
—         « Il fait ça pendant son travail, en se servant des lignes des Télécom ? », s’étonna Brunetti, dont la stupéfaction et la gratitude étaient telles qu’il en oubliait que les manipulations de Giorgio étaient probablement tout ce qu’il y a de plus illégal.
—         « Bien entendu. »
—         « Dieu le bénisse », dit Brunetti »
(Leon, 1999, chap. 24).

Selon Boltanski, la spécificité des romans du 19ème siècle est qu’ils laissent deux parts d’ombre, à la fois « angoissantes et jouissives » (Boltanski, 2011, p.51). D’abord l’idée que le retour à l’ordre, qui a quelque chose du miracle, aurait pu ne pas se réaliser. Ensuite le soupçon que les agents de l’État et les héros ne sont parvenus, finalement, à leurs fins, qu’en agissant hors du droit. Ce schéma classique se trouve renouvelé avec l’apparition de l’informaticien. Ce supplément de force semble aujourd’hui être concentré dans son personnage qui a repris la capacité de l’enquêteur à agir illégalement et surtout à agir de manière exceptionnelle pour soutenir une légalité qui ne se suffit jamais à elle-même.

Un justicier amoral

Le privé classique prenait des libertés avec la loi au nom d’un ordre moral supérieur alors que l’informaticienne ne suit que ses propres désirs. Stacey Chen a ainsi choisi d’aider les forces de l’ordre parce qu’« elle se délectait de débrouiller les problèmes. Elle adorait s’introduire dans les systèmes des autres. En le faisant pour la police, elle pouvait assouvir ses envies sans violer aucune loi. De plus, cela lui laissait suffisamment de temps pour mener des activités commerciales sans les conflits qui auraient pu surgir si elle avait travaillé dans une entreprise.[…] son boulot lui fournissait un motif légitime de s’immiscer dans les secrets d’autrui, et c’était une satisfaction suffisante » (McDermid, 2007, p. 270).

Les informaticiennes ne semblent avoir aucun idéal politique, éthique ou sentimental. En tout cas, ne manifestent pas de crise de conscience sur ces sujets. Elles se distinguent par un apparent anticonformisme mais celui-ci ne fait que masquer leur totale intégration sociale. Loin d’essayer, comme leur double de science-fiction, de lutter contre l’ordre établi et le contrôle social, elles utilisent le système pour agir, comme elles le souhaitent, dans leur petit monde. Jamais les informaticiennes ne s’opposent frontalement à l’entité qui leur a commandé les données ni ne s’interrogent vraiment sur l’usage qu’ils vont en faire. Ce sont les problèmes ponctuels et pratiques qui les intéressent pas les problématiques morales. Quand elles se heurtent à ceux qui les emploient, ce n’est pas de leur fait. Lucy, chez Patricia Cornwell, adhère à tous les principes des institutions pour lesquelles elle travaille (FBI, ATF) et cela lui brise le cœur à chaque fois qu’elle s’en fait chasser.

Tous les traits décrits ci-dessus ne sont évidemment pas systématiques chez les auteurs de romans ayant des informaticiens récurrents. Chez Andrea Camilleri par exemple, le commissaire Salvo Montalbano se fait aider sur les questions informatiques par Catarella. Ce dernier est tellement incompétent et incompréhensible qu’on essaie sans cesse de le neutraliser. Il révèle des capacités quand Montalbano l’envoie suivre un stage pour saboter une formation à l’informatique, initiative de son supérieur hiérarchique détesté. Mais toute l’œuvre de Camilleri est une satire. Son informaticien prend assez naturellement le contrepied exact des autres. Il est donc logiquement un homme, stupide, sans idées personnelles, incapable de résister à l’autorité et relativement inoffensif.

Conclusion

Dans le polar, comme dans la science-fiction, l’informaticien est avant tout un hacker aux mœurs libres, mais certains de ses traits sont différents. Dans la science fiction, sa figure est masculine, « peu sociable, il ne se passionne que pour la programmation. Souvent décrit comme laid, il est célibataire car, outre son physique, il a bien trop peur des filles pour tenter de les fréquenter. Il se moque de la réussite professionnelle. Sa place de programmeur lui convient parfaitement, du moment qu’on le laisse programmer en paix […]. Convaincu qu’il fait partie de la race des vrais informaticiens, il ne cherche à être reconnu que par ses pairs et non par ses supérieurs ou collègues. » (Collet, 2004, p. 48). Dans les romans policiers, l’informaticien est une femme, même si ce n’est que partiellement, puisqu’elle est dépouillée de tous les stéréotypes féminins habituels.

Philippe Clermont insiste sur la proximité entre le hacker de la science-fiction et le héros romantique (Clermont ; Lallement, 1998). Véritable enquêteur, il erre dans un monde sauvage et inquiétant, luttant pour sauver sa belle. Figure porteuse d’espérance d’un ordre nouveau, il échoue bien souvent à remplir totalement sa quête, malgré les modifications corporelles ou son usage des drogues qui visent à augmenter son efficacité. Solitaire, voire marginal, il se distingue par des idéaux élevés. Ces traits sont au premier abord ceux de l’informaticienne des polars, dont la liberté sexuelle, la solitude apparente ou le refus de suivre strictement la loi paraissent signaler une rébellion envers l’ordre établi. Mais ce ne sont que des feintes pour masquer son conformisme sur les questions sociales. Les hackeuses de notre corpus sont incontrôlables et incontrôlées mais ont fait le choix de collaborer activement. Ce sont elles qui bouchent les « rayures de la réalité » et qui permettent au système de survivre. Au final, l’apparition de cette figure après 1995 ne modifie qu’à la marge la construction du roman et les rapports qu’entretiennent entre eux les héros.

Dans le polar, la figure de l’informaticien se distingue clairement de celle des autres scientifiques : son potentiel d’action est bien supérieur au leur et s’élargit à chaque tome. C’est désormais un hybride de la machine sur lequel il travaille et du savoir qu’il manipule ; froid distributeur de données, il est peu communicatif mais ultraperformant. L’informaticienne, comme la biologiste, est capable d’aider à saisir le réel et à résoudre l’énigme, mais elle n’a besoin ni de locaux, ni de financement, ou d’institution pour travailler. Totalement autonome et incontrôlable, elle n’a apparemment aucune contrainte morale ou institutionnelle. Paradoxalement, aussi inquiétante soit-elle, sa figure reste la seule garante de l’ordre établi dans les romans policiers, quand elle est, dans la science-fiction, une figure romantique qui échoue bien souvent. Comme si les auteurs de polar avaient encore la douce espérance que, contrairement à d’autres scientifiques fous ou rebelles, l’informaticienne reste soumise à l’ordre établi et ne menace jamais l’ordre social. L’analyse des prochaines aventures de ces héros sériels nous dira si cette vision se perpétue.

Références bibliographiques

Bibliothèque des littératures policières (2006), Les crimes de l’année, Paris : bibliothèques éditions.

Boltanski, Luc (2012), Énigmes et complots: Une enquête à propos d’enquêtes, Editions Gallimard.

Boltanski, Luc (2011), « Une étude en noir », Tracés, n° 20, n° 1, p. 49-73.

Chassay, Jean-François (2009), Si la science m’était contée : Des savants en littérature, Seuil.

Clark, Urszula ; Zyngier, Sonia (1998) « Women beware women : detective fiction and critical discourse stylistics », Language and Literature, vol. 7, n° 2, p. 141-158.

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Auteur

Elsa Poupardin

.: Elsa Poupardin (epoupardin@unistra.fr) est maître de conférences en SIC au LISEC (Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et de la Communication – EA 2310). Ses travaux de recherche portent sur la vulgarisation des sciences et l’analyse de média. Elle s’intéresse particulièrement à la question de l’engagement des chercheurs dans leurs pratiques de médiation.