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Le livre numérique « augmenté » au regard du livre imprimé : positions d’acteurs et modélisations de pratiques

30 Nov, 2014

Résumé

Cet article se propose d’explorer, à travers deux œuvres de fiction sous la forme du livre numérique « enrichi » (ou « augmenté »), les « tiraillements sémiotiques » et les imaginaires du livre et de la lecture qui sous-tendent la conception de ce nouveau bien culturel. La méthodologie articule une approche empirique et une approche sémiotique, en mettant en relation discours et positions d’acteurs (éditeurs et auteurs), recueillis lors d’entretiens semi-directifs, avec l’analyse des caractéristiques de l’énonciation éditoriale. L’article examine comment, dans le livre numérique, les pages-écrans à lire, à regarder et à manipuler présentent des formes et des figures de la lecture, qui anticipent et modélisent des pratiques potentielles, au croisement de l’héritage de l’imprimé et des spécificités du texte numérique.

Mots clés

Livre numérique, livre enrichi, énonciation éditoriale, figures de la lecture, hypertexte, modélisation de pratiques, esthétique de la réception, édition numérique, lecture numérique.

In English

Title

Enhanced ebooks with regard to print books: actors’ positions and modelling of practices

Abstract

This article explores, through two « enhanced e-books » in the field of fiction, the imaginaries on book and reading practices which underlie their design and conception. Screen-pages present different forms and figures, to be read, watched and manipulated, which anticipate potential practices, inherited from the print and transformed by the digital medium. Collected discourses of designers (authors and publishers) are linked to the semio-pragmatic approach of the objects.

Keywords

E-books, enhanced e-books, editorial shapes, features of readings, hypertext, modeling of practices, aesthetic of reception, digital publishing, digital reading.

En Español

Título

El libro digital aumentado respeto al libro impreso: posiciones de actores y modelizacion de practicas

Resumen

Este artículo propone explorar, a través de dos obras de ficción exprimidas bajo la forma del libro numérico enriquecido o aumentado, el imaginario del libro y de la lectura que subtienden la concepción de este nuevo objeto cultural, y de prácticas emergentes. Se tratará de analizar como las páginas-pantallas del libro numérico que se leen, miran y manipulan, presentan formas y figuras de la lectura que anticipan y modelizan practicas potenciales al cruce de la herencia de la imprenta y de las especialidades del soporte numérico. Discursos de conceptores (editores, autores) recogidos durante intrevistas semi-directivas están puestos en relación con un análisis semio-pragmático de los objetos..

Palabras clave

Libro digital, libro digital aumentado, formas y figuras de la lectura, hipertexto, modelizaniones de practicas, edición numérica, lectura numérica.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Tréhondart Nolwenn, «Le livre numérique « augmenté » au regard du livre imprimé : positions d’acteurs et modélisations de pratiques», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/3, , p.23 à 37, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/dossier/02-livre-numerique-augmente-regard-livre-imprime-positions-dacteurs-modelisations-de-pratiques

Introduction

Comme tout média informatisé, le livre numérique « suppose à la fois l’invention de nouveaux codes (adaptés à un nouveau support), la reprise de formes anciennes (susceptible de permettre une reconnaissance) et la création globale d’une forme textuelle capable d’organiser ces matériaux divers » (Jeanneret, 2011, p. 110). Mais, si le livre numérique « homothétique » gagne peu à peu les usages (enquête OpinionWay, 2014), peu d’éditeurs en France osent encore concevoir des livres numériques « augmentés » ou « enrichis » par des hyperliens et/ou des médias temporels (son, vidéos, images fixes et animées, animations textuelles…). La recherche de formes éditoriales pluri-sémiotiques reste expérimentale et ces livres augmentés font souvent figures de « vitrines technologiques ». Malgré tout, de nouveaux entrants sur le marché, pure-players(1) de l’édition numérique, investissent progressivement le créneau en donnant des appellations variées à leurs productions : livres enrichis, multimédias, interactifs, augmentés, animés, transmédias… ou encore enhanced / amplified / enriched e-books chez les éditeurs anglo-saxons.

Cet article se propose d’explorer le champ de tension actuel qui sous-tend la conception d’un objet culturel protéiforme – appelé ici « livre numérique augmenté » ou « enrichi » – afin de montrer comment ses formes et ses définitions restent tiraillées entre une affiliation aux protocoles de lecture du livre imprimé et une volonté de différenciation caractérisée par le désir d’expérimenter la textualité numérique. L’enjeu plus global de la recherche ici présentée est de parvenir à forger progressivement une méthode d’analyse sémio-pragmatique pour le livre numérique enrichi, proposant une articulation entre un questionnement sémiotique et une démarche empirique afin de rendre compte de problématiques spécifiques (énonciation éditoriale, architextes, modèles économiques). Le croisement entre ces deux approches est rarement mis en oeuvre, bien qu’il soit souvent réclamé et annoncé comme un véritable enjeu disciplinaire (Bolka-Tabary, 2006 ; Campion, 2012).

Après un rapide état de l’art de la difficulté épistémologique à définir l’objet culturel « livre numérique », nous nous appuierons donc sur une double approche empirique et sémiotique, en confrontant les imaginaires et représentations de conception révélés lors d’entretiens semi-directifs menés avec des éditeurs de livres numériques enrichis (Tréhondart, 2013) à l’« inscription techno-sémiotique de la pratique dans l’objet » (Jeanneret, Souchier, 2005) (2). L’analyse sémio-pragmatique s’est intéressée à deux œuvres de fiction sélectionnées pour leur capacité à illustrer la manière dont les représentations des éditeurs concernant l’interactivité et l’emploi de certaines figures de la lecture numérique (notamment l’hypertexte) (Saemmer, 2013) se reflètent dans les productions actuelles.

USA 1968 et Journal d’un Caprice, romans numériques autopubliés, s’inscrivent au carrefour de deux postures : celle de l’auteur créant une œuvre de l’esprit originale et celle de l’éditeur scrutant les horizons d’attente de son public, grâce aux possibilités de diffusion et de commercialisation permises par les nouvelles plateformes de vente numérique. Par là même, ces deux oeuvres témoignent de l’émergence d’un nouveau champ d’acteurs sur le marché : celui des auteurs, écrivains ou artistes, désireux d’expérimenter le livre numérique enrichi dans une démarche a priori éloignée des contraintes économiques et de standardisation technologique auxquelles sont sujettes les maisons d’édition numériques. Comment ces deux « romans augmentés », malgré leurs différences formelles de conception, sont-ils l’un comme l’autre en proie à des « tiraillements sémiotiques », entre emprunts à l’imprimé et potentialités de l’écriture numérique ? De par leur posture auctoriale plus ancrée, ouvrent-ils des voies nouvelles au potentiel narratif et poétique de l’hypertexte, de l’animation textuelle et de l’hybridation entre texte, image fixe, son et vidéos ?

L’« inquiétante étrangeté »(3) du livre numérique

Une définition en miroir

Afin de clarifier ses conditions d’existence sur le marché des industries culturelles, la législation française a défini en 2011 le livre numérique comme « une œuvre de l’esprit créée par un ou plusieurs auteurs, […] à la fois commercialisée sous sa forme numérique et publié sous forme imprimée ou […], par son contenu et sa composition, susceptible d’être imprimé, à l’exception des éléments accessoires propres à l’édition numérique » (Legifrance, 2011-a). Un décret ultérieur est venu préciser ces éléments dits « accessoires » : « variations typographiques et de composition, modalités d’accès aux illustrations et au texte […], ajouts de textes ou de données relevant de genres différents, notamment sons, musiques, images animées ou fixes, limités en nombre et en importance, complémentaires du livre et destinés à en faciliter la compréhension » (Legifrance, 2011-b). Juridiquement, livre imprimé et livre numérique s’affichent dans une relation de complémentarité, où l’ajout de médias de « genres différents » semble servir un objectif prioritaire : une vocation « pédagogique » et d’éclaircissement.

Ce tiraillement entre l’héritage du livre et la recherche de nouvelles formes sémiotiques a été mis en évidence par Magda Vassiliou et Jennifer Rowley (Vassiliou, Rowley, 2008) qui ont élaboré une taxonomie des termes et des concepts clés les plus couramment utilisés pour définir le e-book. Sur un corpus de 37 définitions, ils constatent que l’analogie avec le livre imprimé revient régulièrement avec 31 mentions. Le livre numérique est quasi systématiquement évalué à la loupe du livre imprimé, en étant considéré comme la « version digitale d’un livre imprimé traditionnel » (Reitz, 2004) ou, plus largement, le produit de « la réunion d’une structure livresque classique, ou plutôt du concept familier de livre, avec des caractéristiques liées à l’environnement électronique » (Landoni, 2003). Cette tension n’est pas nouvelle : d’après Jean Clément, « en cherchant à mimer le livre, le livre numérique n’est pas parvenu à le supplanter » (Clément, 2000). Mime, caméléon, avatar, double, leurre… ces expressions ont souvent servi d’arguments pour justifier les premiers échecs commerciaux.

Pourtant, depuis plusieurs années, un marché de l’édition numérique, dynamique dans les pays anglo-saxons (25 % du chiffre d’affaires de l’édition aux États-Unis en 2014), encore faible en France (de 1 à 3 % selon les études), semble venir prouver que le livre numérique opère une métamorphose et s’affirme désormais comme un média initiant de nouveaux usages et pratiques de lecture. La ressemblance avec un média dominant, le livre imprimé, n’est-elle pas alors une étape nécessaire, pour se faire reconnaître puis adopter ?

Vers un nouveau paratexte éditorial

C’est sous sa forme dite « homothétique » que le livre numérique conquiert aujourd’hui majoritairement son public : un ouvrage dont le contenu sémantique reste identique à celui de son homologue sur papier et dont les usages sont similaires grâce à une grande proximité dans les codes de présentation graphique (chapitres, notes de bas de page…) ou une ergonomie respectant, par exemple, le geste de feuilletage. Néanmoins, cette similitude n’est qu’apparente : elle ne reflète pas la réalité des transports médiatiques reconfigurant le texte aux prises avec les dimensions matérielles des supports, des logiciels de lecture et d’exploitation informatiques.

Ainsi, lu sur la liseuse Kindle ou avec l’application iBooks de l’iPad, le même texte sous format standard ePub pourra revêtir des configurations différentes : sur Kindle, le texte s’affiche en noir et blanc et les premiers éléments du « paratexte » éditorial (Genette, 2002 ; McCracken, 2013) comme la couverture ou l’« ours », sont éludés – le lecteur doit revenir en arrière pour y accéder. Sur l’iPad, la couleur est de mise, différents modes de feuilletage autorisés, et les premiers éléments de paratexte automatiquement affichés à l’ouverture de l’œuvre. Dans leurs réalisations, les éditeurs se heurtent à des « variations » sémiotiques liées à l’extrême diversité technologique proposée par les constructeurs de supports et concepteurs de logiciels. Pour un même fichier numérique, l’expérience de lecture ne sera jamais « tout à fait » identique selon le support choisi.

Cette diversité de formes-modèles et l’impossibilité de contrôler tous les paramètres habituels de mise en pages remettent en question la fixité traditionnelle du texte et du paratexte éditorial, ce qui ne manque pas d’inquiéter les éditeurs (Le Point, 2010). Le nouveau média informatisé refaçonne le « concept familier » de livre en représentant et simulant à l’écran index, sommaire, notes de bas de page, mais aussi la gestuelle liée à l’activité de lecture, sous la forme de métaphores logicielles et d’interfaces. Dans Hack the Cover (2013), le designer de livres Craig Mod se demande ainsi ce que « l’ethos de la couverture signifie pour le design d’e-book ». Celle-ci ne jouerait plus dans l’univers numérique un rôle protecteur en offrant une enveloppe physique et corporelle au contenu : elle deviendrait une icône à la taille variable. Quelles nouvelles fonctions la couverture est-elle alors amenée à jouer et comment ré-imaginer son design ? Doit-elle, par exemple, continuer d’indiquer la marque de l’éditeur alors que des métadonnées descriptives l’accompagnent systématiquement sur les sites d’achats ?

Dans ce paysage éditorial mouvant, de nombreux acteurs s’affrontent ou s’unissent, véhiculant différents imaginaires et représentations du livre et de la lecture : concepteurs de supports, fabricants de systèmes d’exploitation et de logiciels de lecture, programmeurs-développeurs d’interfaces, éditeurs de contenus, auteurs et artistes, sans oublier les lecteurs qui gagnent un libre arbitre dans certains choix laissés auparavant aux seules mains de l’éditeur (comme la taille et le caractère des polices par exemple).

Une enquête exploratoire (Tréhondart, 2013) menée auprès de responsables éditoriaux de maisons d’édition numérique pure-players a permis de révéler une première frange d’imaginaires sous-tendant les productions actuelles.
<h3″>Romans « enrichis » : conclusions d’une enquête auprès d’éditeurs pure-players

Entre mai 2012 et juin 2014, des entretiens semi-directifs ont été conduits auprès de dix responsables éditoriaux de maison d’édition pure players spécialisées dans la conception et la production de romans « enrichis » (Tréhondart, 2013) (4). La démarche adoptée visait à mieux cerner leurs intentionnalités de concepteurs : comment imaginaient-ils la forme de l’objet ? À quelle représentations de lecteurs faisaient-ils appel ? Comment essayaient-ils de préserver sur support numérique la « suspension volontaire de l’incrédulité » (Coleridge, 1817), phénomène par lequel le lecteur parvient à s’immerger dans un récit fictionnel en mettant volontairement de côté son scepticisme ?

Majoritairement, les éditeurs interrogés reconnaissent privilégier des formes-modèles reprenant la métaphore de l’imprimé afin de rassurer leurs lecteurs : la couverture, la table des matières, l’inscription fixe du texte sur des « pages »-écrans, le principe de la pagination, sont souvent conservés et remédiatisés pour fournir des repères connus aux lecteurs, et les aider, par un jeu de mimétisme et de reconnaissance, à se mouvoir dans le texte numérique. Pour lutter contre les reproches souvent adressés à l’objet (manque de consistance, d’épaisseur, de sensorialité…), les éditeurs peaufinent la texture de la page – « On essaie de lui donner un côté existant, physique, matériel » (Byook) – ou proposent des sommaires « illustrés », sous la forme de chemins de fer, constitués de vignettes de pages accolées les unes aux autres. La proximité avec l’objet-livre s’étend jusqu’aux aspects gestuels de l’interface, parfois programmée de manière à ce que l’utilisateur ait la sensation de « tourner une page ». Certains éditeurs, toutefois, se détachent de la soumission gestuelle au livre imprimé et proposent un simple « tap » sur une icône en bas de page.

Au-delà de la métaphore du livre imprimé, c’est aussi la possibilité d’une lecture numérique achevée et immersive, s’élaborant à l’encontre des pratiques qualifiées de fragmentaires et d’extensives sur l’Internet, que défendent les éditeurs. La « clôture » du texte est, à cet égard, vécue comme un élément essentiel : pour l’éditeur Hybrid’Book, « l’Hybrid’Book reste un livre car il a un début et une fin ». Les éditeurs souhaitent conserver la linéarité du récit et sont mitigés sur la notion d’« interactivité ». Celle-ci revient comme un leitmotiv dans leurs discours, mais, si elle semble reliée à la promesse d’une lecture enrichie ou augmentée, elle est aussi souvent assimilée au jeu et à la figure du « gagdet technologique ». De nombreuses craintes agitent les éditeurs à son égard : peur de la désorientation cognitive – « Cela perturbe, on se déconcentre, on perd le fil » (Byook) – ; souci d’éviter la « tentation du clic » (Saemmer, 2007) à l’allure régressive quand elle fait appel au toucher sur des interfaces tactiles ; ou la possible frustration sur des appareils technologiques dont le lecteur ne maîtrise pas encore bien les usages – « Quand on frustre un utilisateur sur ces appareils polyvalents, il a tendance à quitter pour une autre activité. » (Actialuna). Les éditeurs se représentent l’interactivité comme une « activité potentiellement conflictuelle », voire incompatible avec une finalité de lecture immersive. Les procédés rhétoriques de l’écriture numérique, comme ceux liés à l’hyperlien ou à l’animation textuelle (Saemmer, 2013), sont finalement peu employés : l’hyperlien est essentiellement cantonné à un rôle de pourvoyeur d’informations et de définitions ou convoqué comme une simple figure d’illustration du texte.

La majorité des éditeurs privilégient ainsi les formes-modèles inspirées du livre imprimé et hésitent à déployer l’éventail des potentialités de l’écriture numérique de peur que la lecture du texte, mis en concurrence avec d’autres médias, ne disparaisse au profit d’une activité purement ludique.

Si cette enquête permet de révéler un certain nombre de représentations d’éditeurs sur les problématiques du livre numérique enrichi, il nous faut maintenant, comme annoncé dans la méthodologie, la coupler avec une approche sémiotique afin, d’une part, d’en illustrer les principaux résultats, mais aussi – peut-être – de révéler, au cours de l’analyse, certaines formes et figures de la lecture numérique dépassant le cadre des discours et des représentations.

Analyse sémio-pragmatique de deux romans « enrichis » publiés à compte d’auteurs

L’analyse sémio-pragmatique des deux œuvres présentées ci-dessous se propose de mettre en relation les différents lecteurs-modèles construits par les formes et figures du texte et les intentionnalités de leurs auteurs, recueillies lors d’entretiens semi-directifs (citations entre guillemets).

USA 1968, deux enfants, « roman augmenté » sur iPad

USA 1968, deux enfants est initialement paru en 2012 sous la forme d’un feuilleton sur le blog d’auteur de Jean-Jacques Birgé sur Médiapart(5), puis a été remédiatisé sous format applicatif pour iOS en 2014 par l’auteur et une petite équipe de volontaires constituée d’un développeur, d’un graphiste et d’un chef de projet. Cette autofiction relate le voyage de l’auteur en compagnie de sa sœur, aux âges de 13 et 15 ans, dans les États-Unis des années psychédéliques. Se définissant comme un auteur-compositeur multimédia, pionnier du cédérom, Jean-Jacques Birgé détaille ainsi son processus d’écriture : « Je cherche quel roman je pourrais écrire qui tienne dans la forme du blog, avec un titre, une image, un texte qui dictent la forme. » Pour cet auteur, le blog est « le lieu d’un work in progress, un premier jet » : l’écriture est dictée par une parution régulière et les photographies qui illustrent le texte sont la source première de son inspiration. Comment la transposition médiatique du blog au livre numérique enrichi s’est-elle traduite ?

Analyse des formes-modèles

La forme-modèle du blog est reliée à celle du CMS (Content Management System, système de gestion de contenu, ici le dispositif technologique éditorial – note de l’éditeur) du site d’information Médiapart : plusieurs colonnes, un bandeau publicitaire à la droite du texte, des fonctions de recommandations, et des liens vers différents endroits du site. Le texte se lit avec une barre défilante, au rythme des parutions journalières. Pour sa remédiatisation en livre numérique, c’est le choix du format applicatif propriétaire pour iOS qui s’est imposé. L’œuvre reflète, à cet égard, les préoccupations des éditeurs de conserver la main sur la mise en pages qui doit le moins possible subir les changements occasionnés par la « machinerie éditoriale » du support (Bonaccorsi, 2011) : l’auteur reconnaît son intention de garder le « contrôle de la mise en pages » afin de « conserver une belle forme » à l’écran, modélisant une figure de lecteur sensible aux aspects esthétiques, graphiques et typographiques du texte. Le volume (36 chapitres, 240 pages) réunit tous les billets du blog et anticipe sur la figure d’un lecteur acceptant de s’immerger dans la lecture d’un texte long sur support numérique.
Comme beaucoup de livres numériques, USA 1968 s’ouvre sur une couverture contenant des éléments textuels (titre, nom de l’auteur, nom de la maison d’édition), animés (vidéo interactive), musicaux et une icône activable représentant un livre ouvert. Cette couverture est présentée par l’auteur comme indispensable dans une « analogie avouée avec le livre papier », qui opère une distinction essentielle avec les autres contenus de la tablette s’affichant indistinctement à l’écran. Mais la couverture propose aussi une « transition évitant de tomber directement dans le livre » ; la couverture agit aussi comme une zone d’informations, toujours offerte au regard et à la manipulation du lecteur : « Quand on lit un roman, on passe d’abord par la couverture, puis on entre dans l’œuvre », explique l’auteur. Cette proposition modélise une figure de lecteur soucieux de retrouver une forme livresque rassurante, qui « clôt » l’objet et lui donne un contenant, rappelant à cet égard les horizons d’attente des éditeurs.
La forme-modèle du sommaire est, quant à elle, remédiatisée de trois manières différentes, présentant de multiples points d’entrées dans le livre : liste sémantique des chapitres, « chemin de fer » illustré sous la forme de vignettes de pages, carte géographique et interactive du voyage. Ces trois « sommaires » semblent modéliser différentes figures potentielles de lecteurs qui, toutes, expriment un besoin de repères : le lecteur « visuel » auquel on offre la possibilité de mieux mémoriser certains endroits du livre grâce aux images des pages (Baccino, 2011), le lecteur « sémantique » utilisant les hyperliens pour se rendre directement à certains passages, et le lecteur « spatial » qui choisirait la carte pour retracer le parcours ou entrer de manière ludique dans le texte.

       
Sommaire-1 sémantique.        Sommaire-2 visuel.                  Sommaire-3 spatial.
Crédit : Les Inéditeurs, 2014.

Figures de la lecture

Alexandra Saemmer nomme « figures de la lecture » les préfigurations du lecteur proposés par le texte à travers différents contenus et procédés rhétoriques (Saemmer, 2013). L’hyperlien et l’animation sont deux procédés rhétoriques caractéristiques du texte numérique.

L’enquête menée auprès des éditeurs a confirmé la « présomption d’information » (Saemmer, 2011) que beaucoup attribuent à l’hypertexte et USA 1968 véhicule les mêmes représentations : l’adaptation du blog au livre a par exemple entraîné la disparition de tous les liens placés dans les textes du blog. Conçus selon l’auteur comme des « notes » dans une « fonction pédagogique et de transmission », ceux-ci renvoyaient de manière exclusive au site Wikipédia, pour des définitions ou des références à des œuvres citées. Mais ils ont été « retirés du livre numérique car ils sortent de l’application et ce récit de voyage se veut immersif ». Les seuls liens hypertextuels conservés sont ceux du sommaire. Le livre numérique convoque ici une figure immersive de lecteur de romans et évite les procédés narratifs rhétoriques liés à l’hypertexte qui, dans les représentations récurrentes, égarerait ou distrairait le lecteur.
Seule concession à une interactivité ludique, la vidéo interactive exposée en couverture : celle-ci s’adresse à la figure d’un lecteur-« joueur », connaisseur de la grammaire gestuelle de l’iPad : désireux de manipuler la vidéo interactive, il peut en changer la musique ou les filtres en la touchant. C’est néanmoins devant la difficulté à faire accepter au constructeur de support et de logiciel le format application pour un livre (la firme Apple souhaitant privilégier l’iBookstore pour la lecture des ebooks) que cette idée de couverture interactive a vu le jour : « contre Apple » selon l’auteur, dans une logique braconnière revendiquée.

Par ailleurs, différents médias temporels se confrontent au texte : films d’archives courts ou vidéos récentes et sons (musique, paroles, bruitages). Se présentant sous la forme d’une icône (une note de musique), les sons accompagnent le récit en présentifiant le texte (le son d’un feu d’artifice illustre le récit d’un feu d’artifice), en créant une ambiance musicale dramatique ou ludique selon le contexte, ou l’éclaire grâce au récit oral d’un des personnages. L’insertion de ces médias temporels aux côtés du texte n’est pas sans susciter un questionnement chez l’auteur : celui-ci parle d’une forme « hybride, à cheval entre la lecture et le cinéma », et aimerait pouvoir « mélanger du texte, du récit, avec de l’image et du son sans couper le fil de la lecture, afin de rester immergé ». Il rêve d’une écriture plus aboutie, où le passage d’un média à l’autre serait vécu dans la transparence, comme lorsque nous oublions le geste de « tourner les pages » dans un livre imprimé. L’activation de ces médias est ici laissée au libre arbitre du lecteur, configurant deux modèles : le lecteur souhaitant s’en tenir à la seule lecture du texte et des images, et le lecteur acceptant d’y inclure d’autres éléments narratifs donnant à écouter et à regarder, sous la forme d’une « lecture-spectature » (Gervais, 2007). Cette envie d’une forme « unie » en lieu et place d’un « patchwork de médias » résonne comme l’indice d’une frustration à trouver une écriture propre au livre numérique.

À la croisée de genres éditoriaux divers – journal intime, reportage filmé et radiophonique, beau-livre, livre sonore –, USA 1968 représente un terrain d’expérimentation littéraire et technologique où une double posture auctoriale et éditoriale est adoptée. En effet, c’est devant la difficulté à trouver un éditeur acceptant de produire cet objet numérique « en dehors des cases éditoriales » que l’auteur, Jean-Jacques Birgé, s’est décidé à l’autopublier, et à créer dans la foulée sa propre maison d’édition numérique, Les Inéditeurs.

Journal d’un Caprice, « roman fusion » sur iPad

En 2012 paraît Journal d’un Caprice de Kenza Boda, considéré comme l’un des premiers livres numériques enrichis en France, sous la forme d’une application pour iPad. L’histoire relate la rencontre d’un homme et d’une femme et leur dérive sous l’emprise de la drogue. L’auteur, étudiante en arts éprise de littérature, souhaitait initialement publier son manuscrit sous la forme imprimée à compte d’auteur pour un cercle restreint d’amis. La rencontre inopinée avec un éditeur pure-player la convainc de transformer le manuscrit en livre numérique, qu’elle décide d’enrichir grâce à sa pratique d’autres formes artistiques (photographie, calligraphie, vidéo, musique). Après la défection de l’éditeur pour des raisons financières, ce « projet-maison » est finalement entièrement conçu par l’auteur avec l’aide d’un complice développeur, et autopublié sur la librairie numérique AppStore. Dans son discours, l’auteur manifeste son soulagement de ne pas avoir eu à s’insérer au sein des conventions de genres et de production du marché de l’édition et rejette toute forme de domination et de contrôle sur son œuvre, comme l’apposition de la marque d’un éditeur ou l’insertion au sein d’une collection identifiée. Elle utilise à dessein les expressions « roman-fusion » ou « indie-book » (ind-ebook) pour affirmer l’originalité et l’unicité de l’objet.

Analyse des formes-modèles

Journal d’un Caprice se présente sous la forme d’une succession de pages-écrans aux textes courts, dans une esthétique en noir et blanc. Chaque page-écran propose une mise en pages différente, mêlant textes, illustrations, photographies, vidéos et calligraphies. L’auteure évoque sa satisfaction d’avoir réalisé un « livre d’art en numérique ».

Néanmoins, à la différence de USA 1968 et de nombreux romans enrichis, l’œuvre s’écarte ici des conventions livresques en ne proposant aucun repère ou aide à la navigation. Nuls sommaire, pagination, ou mode d’emploi ne sont modélisés : les pages-écrans se présentent dans une hyperlinéarité les unes à la suite des autres, sans que le lecteur ne puisse à aucun moment savoir combien il lui reste à lire. Paradoxalement ce parcours obligé semble renforcer l’attachement à des pratiques de lectures intensives et immersives liées au roman. En effet, l’analogie revient dans le discours de l’auteur : l’absence de sommaire s’expliquerait par le désir de contraindre le lecteur à parcourir l’œuvre d’une manière unique, sans possibilité de « zapper » ou d’effectuer une « lecture album », souvent rendue trop facile par la mise en œuvre de multiples points d’entrée dans le texte. En réalité, une logique braconnière liée à la technologie est là aussi à l’œuvre, puisque cette absence de sommaire résulte également de la nécessité de faire un choix par défaut devant des difficultés de programmation qui n’ont pu être résolues.

L’auteur met par ailleurs en avant une posture artistique et auctoriale très nette dans ses intentionnalités de conception. L’esthétique de l’œuvre doit entrer en résonance avec l’esthétique du support : la forme et la couleur de l’iPad ou encore la luminosité de l’écran. L’œuvre s’ouvre ainsi sur une couverture, affichant une photographie en noir et blanc d’éclats de verre. Ce choix fait écho à la fragilité de l’écran mais aussi à ce que l’auteur appelle la « résistance du médium numérique » : « J’avais des volontés de destruction, je voulais casser la matière numérique qui est dure et froide. » Elle s’inspire dans ses choix esthétiques et graphiques de la matérialité du support (la coque de l’iPad et l’écran) afin de « casser la froideur du dispositif », en l’exhibant. L’esthétique de la page ne cesse ainsi de renvoyer au support qui l’encadre. Certaines illustrations semblent littéralement « sortir » de l’œuvre : pour l’auteur, « dans le livre, la page s’arrête dans le vide, sur l’iPad, elle sort de l’écran. » Cette réflexion renvoie aux aspects masqués de la lecture sur écran : si celui-ci n’est souvent perçu que comme une surface lisible, il suscite néanmoins une impression d’infini à travers justement tout ce qui ne s’y voit pas. L’écran délimité par son support propose un hors-champ excitant l’imagination du lecteur. L’auteur se le représente comme une « fenêtre » ouvrant sur cet imaginaire. Le modèle de lecteur convoqué ici rejoint celui de l’amateur de beau-livre, de livre d’artiste, sensible aux aspects graphiques, esthétiques et physiques de l’objet.

Les choix de mise en forme du texte jouent également sur différents imaginaires et représentations liés à la matérialité du support imprimé. Brouillons scannés, textes manuscrits, calligraphies ponctuent le texte. Ce mélange de typographies joue avec les horizons d’attente du lecteur, afin de lui faire « questionner » ce qu’il voit à l’écran. Se reflète aussi dans le discours la volonté d’altérer sciemment l’objet numérique en lui faisant revêtir un aspect « brouillon, sale, artisanal ». Les altérations physiques du livre imprimé – corner les pages, écrire dans les marges, renverser un liquide – s’incarnent sémiotiquement à l’écran, suscitées par l’envie de produire un objet numérique d’apparence tangible et dégradable

Figures de la lecture

Ne pas reproduire à la lettre les conventions usuelles du livre dans le livre numérique ne signifie pas pour autant qu’il faille y « mettre tout ce que le numérique permet » selon l’auteur. Si l’interactivité est aussi interprétée dans le discours comme un « piège à lecteur » et une « distraction », le choix est fait en revanche de la détourner : différents pièges sont tendus au lecteur sous la forme de figures incitant à la manipulation mais s’y dérobant systématiquement. Une carte de jeu retournée apparaît seule sur l’une des pages-écrans, incitant à la retourner ou à la déplacer, mais quand le lecteur tente de la toucher, elle reste statique. Cet effet de couplage entre un geste et une image est souvent convoqué dans les livres pour enfants et anticipe sur des résonances entre des gestes physiques que l’on a l’habitude d’effectuer, et des répertoires d’images et de textes proposés par le support numérique (Saemmer, 2013). Ces figures de la lecture renvoient ici au potentiel manipulable du support numérique. Elles préfigurent un lecteur habitué à jouer et à manipuler du texte et des images par le toucher, dans un imaginaire de la lecture ludique, exploratrice et tactile sur tablette. Mais elles cherchent à en détourner l’effet en provoquant une potentielle frustration auprès du lecteur afin de provoquer une éventuelle prise de distance.


Crédit : Kenza Boda, 2010.

Enfin, différents effets d’animation textuelles se donnent à voir : le texte bouge, se floute, se déforme à certains endroits. Le mouvement imprimé au texte reflète potentiellement la confusion psychique des personnages sous l’emprise de la drogue. Pensées pour « rendre le texte vivant, le faire respirer, trembler », selon l’auteure, ces figures de la lecture animées renvoient à un modèle de lecteur « sensoriel », qui souhaite s’immerger dans l’histoire de manière physique, afin de partager la perception des personnages. Le procédé rhétorique de l’animation textuelle est encore peu osé par les éditeurs de livres numériques, qui craignent que la lecture du texte n’en soit entravée ; il est pourtant l’une des figures centrales des possibilités d’émancipation du livre numérique enrichi au regard du livre imprimé (Saemmer, 2013).

Conclusion

Entre résonances mimétiques et volonté d’exploiter les potentialités de l’écriture numérique sur les nouvelles interfaces nomades et tactiles, le livre numérique enrichi traverse une période féconde, riche en expérimentations. Si les éditeurs pure-players ont dépassé le stade de la simple vitrine technologique – en témoigne l’éventail désormais large de leurs productions –, l’enquête empirique menée témoigne de leurs tiraillements dans l’élaboration de nouvelles formes éditoriales pluri-sémiotiques : l’incertitude règne sur les horizons d’attente des lecteurs et les éditeurs privilégient la figure du lecteur de livres imprimés qui doit être rassuré à celle d’un lecteur désormais apte à s’approprier de nouvelles figures de lecture numérique, comme l’hyperlien, l’animation textuelle et l’hybridation du texte avec d’autres médias.

Pourtant, l’analyse sémio-pragmatique menée sur les deux œuvres de fiction choisies permet de dépasser le cadre de ces discours et représentations, en montrant que si certaines formes-modèles inspirées du livre imprimé (sommaire, couverture…) restent souvent au fondement de l’énonciation éditoriale, certains procédés rhétoriques, comme l’animation textuelle ou le détournement de l’interactivité utilisés dans Journal d’un Caprice, sont des voies possibles dans la préfiguration de pratiques de lecture spécifiques au livre numérique enrichi. Encore rares sur le marché français, ces expérimentations littéraires et technologiques se développent, notamment auprès des artistes et auteurs de littérature numérique qui cherchent à s’emparer du livre numérique enrichi comme d’un nouveau terrain de jeu, en le réinventant en dehors des formes-modèles et des architextes imposés par les standards de l’édition numérique : TOC ou Pry des auteurs américains Steve Tomasula et Samantha Gorman publiés récemment sous forme d’applications sur l’AppStore témoignent de cette posture artistique et auctoriale émergente, et de la possibilité de diffusion commerciale d’une littérature nativement numérique.

Mais les modalités de réception et d’appropriation des lecteurs sont encore peu étudiées : quels sont leurs horizons d’attente « sémiotiques » ou « commerciaux » face à l’objet ?  Quels écarts existent entre ces acteurs qui pourraient expliquer la faible visibilité et le maigre succès commercial du livre numérique enrichi aujourd’hui ?

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Notes

(1) Selon le consultant Lorenzo Soccavo, « un éditeur pure-player est un entrepreneur qui publie des livres exclusivement dans des formats numériques à destination des nouveaux dispositifs de lecture. » Consulté le 10 octobre 2014 sur : ple-consulting.blogspot.fr.

(2) Nous posons néanmoins ici comme postulat que les intentionnalités des créateurs ne sont qu’en partie concrétisées dans leurs productions.

(3) En référence à un article de Sigmund Freud écrit en 1919 (Das Unheilmliche)

(4) Dans le cadre de cette enquête, l’auteur de cet article a mené dix entretiens compréhensifs d’une durée en moyenne d’une heure et demie auprès des responsables éditoriaux des maisons d’édition numériques suivantes : Storylab, Actialuna, La Souris qui Raconte, L’Apprimerie, Vidéoéditeurs, Byook, Hybrid’Book, DreamProvider, BookLab, Studio Troll. L’enquête se poursuit actuellement auprès de nouveaux acteurs (auteurs, designers, développeurs). Elle élargit également son champ éditorial au beau-livre numérique dans le cadre du projet de recherche Labex Arts-H2H « Catalogues d’exposition augmentés » (voir Saemmer A., Tréhondart N. (2014), « Les catalogues d’exposition enrichis en expérimentation », Documentaliste, v. 51).

(5) Consulté le 29 mai 2014 sur : http://blogs.mediapart.fr/edition/usa-1968-tour-detour-deux-enfants/article/230312/36-epilogue.

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Auteur

Nolwenn Tréhondart

.: Nolwenn Tréhondart est ATER, en troisième année de doctorat en sciences de l’information et de la communication au laboratoire Paragraphe de l’université Paris 8. Professionnelle de l’édition, elle conduit une thèse sur les problématiques liées au livre numérique « enrichi » (ou « augmenté ») : énonciation éditoriale, positions et représentations d’acteurs, modélisations de pratiques, logiques d’usage et d’appropriation, modèles économiques.