Les outils numériques comme ennui : une nouvelle opposition au concept de plaisir lors de l’échange interactif ?
Résumé
Les objets numériques sont mis en avant pour leurs fonctions d’efficacité, de divertissement et de communication. En les valorisant sur les segments de l’efficience et du plaisir, la mercatique a certainement favorisé leur omniprésence. Il suffit désormais d’évoquer la perte d’un ordiphone ou des données informatiques personnelles, pour éveiller une angoisse significative. L’éducation tente d’ailleurs de se saisir de l’engouement suscité par ces dispositifs en apprentissage. Cela dit, une frange de la population semble prendre du recul. Cette position hétérodoxe touche même des jeunes qui ont pourtant connu les ordinateurs et les réseaux pendant toute leur vie. Ce faisant, ils esquissent une notion du plaisir qui ne s’opposerait plus à la douleur, mais à l’ennui et à l’effort.
Mots clés
Critique du numérique, ordiphone, plaisir, ennui, éducation
In English
Abstract
Digital objects are highlighted for their work efficiency, entertainment and communication. By valuing the segments efficiency and pleasure, marketing certainly helped their omnipresence. Just now to discuss the loss of a ordiphone or personal computer data, to raise a significant anxiety. Education also attempts to capture the excitement generated by these devices in learning. That said, a segment of the population seems to take a step back. This heterodox position even affects young people yet known computers and networks throughout their lives. In doing so, they outline a notion of pleasure no longer object to the pain, but the boredom and stress.
Keywords
Criticism of digital objects, smartphone, pleasure, boredom and education
En Español
Resumen
Los objetos numéricos son puestos por delante para sus funciones de eficacia, de diversión y de comunicación. Valorizándolos sobre los segmentos de la eficiencia y del placer, el marketing ciertamente favoreció su omnipresencia. Es ahora suficiente de evocar la pérdida de un ordiphone o de los datos informáticos personales, para despertar una angustia significativa. La educación intenta por otra parte cogerse el atragantamiento suscitado por estos dispositivos en aprendizaje. Esto dice, una franja de la población parece relativizar. Esta posición heterodoxa hasta toca a jóvenes que conocieron sin embargo los ordenadores y las redes durante toda su vida. Haciendo esto, esbozan una noción del placer que no se opondría más al dolor, sino al aburrimiento y al esfuerzo
Palabras clave
Crítica del numérico, smartphone, placer, aburrimiento, educación
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Gobert Thierry, « Les outils numériques comme ennui : une nouvelle opposition au concept de plaisir lors de l’échange interactif ? », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/3B, 2013, p.33 à 47, consulté le jeudi 7 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/supplement-b/03-les-outils-numeriques-comme-ennui-une-nouvelle-opposition-au-concept-de-plaisir-lors-de-lechange-interactif/
Introduction
Les objets numériques se sont répandus dans l’espace social pour leurs fonctionnalités de travail et de divertissement. Il en résulte une satisfaction fortement valorisée par le marketing qui a d’ailleurs gagné la sphère éducative. Sur la base des TIC se sont créées des TICE. Elles cherchent principalement à conjuguer la motivation pour l’usage des dispositifs au plaisir de l’apprentissage. Pourtant, il semble que des personnes résistent. Une frange significative de la population développerait même un sentiment de suspicion.
L’opposition entre apologie et défiance serait elle-même en voie de dépassement. Après 15 ans de société de l’information, la performance des outils n’est pas remise en cause mais l’écart entre les promesses de la technologie d’un monde meilleur et le plaisir qu’elles donnent est ouvertement discuté, même chez des jeunes.
Aussi, il a semblé utile de revenir sur la notion de plaisir dans le contexte particulier du contact avec les technologies car elle est censée participer fortement des pratiques et des usages de médiations techniques. Après quelques rappels théoriques liés à l’approche communicationnelle du ressenti à la question des objets techniques considérés en tant que médiateurs, cet article décrira le contexte et la méthode d’observation avant d’évoquer les aspects critiques qui semblent sourdre chez des étudiants de premier cycle dont certains ont choisi de limiter leur emploi des TIC.
Plaisir et TIC : une absence d’ennui ?
Le « positionnement plaisir »
Pour diffuser les produits numériques, le marketing communique majoritairement sur quatre critères. Il met en avant l’innovation, l’efficacité, l’utilité et le plaisir. Dans l’espace public, ces qualités peuvent être regroupées en sources d’efficience et de jouissance. La puissance des outils étant désormais appréciée par tous, l’accent est davantage mis sur la dimension sociale que sur la médiation du dispositif. Le placement du « sujet au centre » et le « relationnel en ligne » sont en effet porteurs d’une telle satisfaction que même les logiciels de jeux, qui devraient pourtant se suffire à eux-mêmes, incluent des fonctionnalités de réseau. Ainsi, une sorte d’altérité médiatée se répand à partir des espaces virtuels. Comme elle conjugue interactivité et interaction (Gobert, 2003, 2012), cette altérité est un facteur d’épanouissement. Elle concerne l’ensemble des activités connectées, nourrit l’engouement collectif et le plaisir de l’échange. C’est pourquoi la communication implicite sur le plaisir des divertissements ludiques et relationnels est devenue une préoccupation majeure de l’industrie des technologies innovantes.
Encore faut-il s’entendre sur le sens du terme. Chez les Anciens, les débats furent particulièrement vivaces. Le plaisir a été évoqué dans une situation particulière comme étant le « contraire de la douleur » (Platon, 1959, p. 107). Ce retour à l’équilibre, à l’ataraxie, n’est pas vanté par les médias. Ces derniers communiquent plutôt sur l’esthétique, les sollicitations et les capacités de mise en relation des interfaces, même si l’écran « fait écran » (Beauvallet, 2006, p. 15). La littérature fourmille de textes traitant du plaisir. La majorité des grands auteurs ont apporté leur pierre à l’édifice. C’est parfois cette pierre qui a identifié leur œuvre pour la postérité.
Epicure, Kant, Husserl, Spinoza ont construit un patrimoine de références qui, outre leur richesse, signent l’importance des contextes sociohistoriques dans la manière d’aborder les questionnements. Qui évoquerait aujourd’hui en priorité le « plaisir de la vertu » ? La psychanalyse, l’individuationisme (Bonnafont, 1997, p. 24), la « biologie des passions » (Vincent, 1994) et la mercatique ont favorisé l’émergence d’un imaginaire dans les sphères du vécu, du perçu, du ressenti. Il « se dissimule sous l’infinité de ses modalités et de ses variations » (Manon, 2012) quoique les « plaisirs corporels aient accaparé l’héritage du nom de plaisirs » (Aristote, VII, 14, 1153b).
La position qui considère que le plaisir « advient dans l’acte en tant qu’activité » (Papi, 2012, à propos d’Aristote) serait donc la plus proche des préoccupations liées à la technique. En effet, les objets numériques sont des instruments actifs conçus pour l’action, exclusivement créés comme des supports et des moyens de l’activité, même lorsqu’elle est dissimulée. Ainsi, « le jeu vidéo autorise un plaisir inédit, qui est intimement lié à la machine informatique, à la confrontation à un univers engendré par le calcul. Et dans ce plaisir spécifique entre une bonne dose de séduction perfectionniste (recommencer jusqu’à ce que cela soit parfait), de mesure objective de soi face à une machine qui ne triche pas. » (Triclot, 2011). « Les jeux vidéos sont un indéniable objet de plaisir et de loisir » (Gastineau & al., 2012). Dès lors, même si cela s’oppose à la pensée classique où « l’alternative du loisir et de l’action, ne met pas soudain l’homme en possession du bonheur » (St Augustin), n’est-il pas possible d’envisager la répétition de conduites réputées plaisantes comme un « plaisir long » qui tendrait lui-même à une forme de bonheur ?
L’illusion fait recette. Elle est fortement médiatisée car d’une part, la satisfaction immédiate des désirs soutient la consommation et d’autre part, sa simplicité apparente la rend populaire. Cela relève entre autres du Brand Ambition Management (BAM) qui définit un panel des différents acteurs destinés à partager « l’ambition plaisir » d’une marque. Le principe repose sur le traitement d’une opposition de fond où le processus décisionnel d’achat serait de nature émotionnelle, oscillant entre « le plaisir de l’acquisition et la douleur de devoir payer »(1) . Aussi, il convient de s’interroger sur la pertinence d’un positionnement plaisir en fonction du « cœur de cible », d’identifier clairement les « valeurs d’ambition » et de communication avant d’innover et de renouveler le « message plaisir ».
Dans la mesure où il est destiné à une population de prospects à l’échelle planétaire, le plan média des distributeurs de produits numériques réduit le nombre d’idées fortes qu’il met en exergue. Le message est simplifié jusqu’à ne proposer qu’un seul item (l’efficacité technique) avec un reflet unique (le plaisir ludique), car les capacités de compréhension diminuent avec l’augmentation du nombre (Anzieu, 1984).
Le numérique a donc été introduit dans les familles quand il a été décliné en objets simples et ludiques. Depuis les années 1990, les enfants demandent à leurs parents des consoles et des jeux sur ordinateurs (Ichbiah, 1998). Selon le principe du « plus vite, plus petit, moins cher » (Virilio, 1998, p. 77), ils souhaitent maintenant aussi des tablettes et des ordiphones. Pourtant, leur engouement semble mal défini, même s’il porte sur des objets précis. Les utilisateurs paraissent identifier assez clairement le plaisir qu’ils retireraient d’un instrument dont ils ne disposent pas mais rencontrent des difficultés à exprimer ce plaisir quand ils le possèdent. Ainsi, les objets de technologie se présentent comme des « promesses » (Jonas, 1991). Le sujet se projette dans des activités soit nouvelles, soit anciennes, mais renouvelées par les performances du dernier appareil. La mercatique valorise donc le début du cycle de vie, l’accès au dispositif.
La littérature a évoqué la félicité qu’engendre le fait de se projeter dans l’accès à des « objets superlatifs » (Barthes, 1957, p. 140) que sont les objets innovants. L’ordinateur fut ainsi dépositaire d’une « valeur de mythe » (Hucliez, 1968, p. 66) qui cristallisa les attentions. Puis, le smartphone et les tablettes ont été perçus comme capables de « réenchanter » (Teinturier & al., 2009) une technologie que « 20 % des utilisateurs conservent toujours sur eux lorsqu’ils sont à la maison. Ce pourcentage s’élève même à 44 % pour les 12-17 ans ». (Teinturier, ibid.). La marche continue de l’innovation et la succession des effets de mode parviennent à entretenir le désir dans l’espace social.
Le « positionnement plaisir » pourrait n’être qu’une simple hypothèse, mais les travaux de psychologie cognitive lui donnent de la vigueur. « Partager une information sur soi-même active dans le cerveau ce que l’on appelle le circuit de la récompense. (…) Parler de soi sur Facebook procurerait plus de satisfaction que d’étaler sa culture lors d’un dîner. » (Oullier, cité par Comte, 2013). Dans un premier temps, le plaisir peut donc, lorqu’il est associé aux TIC, être compris comme un état émotionnel et physiologique agréable, ressenti lors d’une activité ou dans la perspective d’une activité associée à un dispositif numérique. À ce stade, « chaque type d’interaction gestuelle se fonde sur un système de valeurs singulier, sur un mode d’être à l’objet spécifique qui est pour l’usager en situation porteur de (dé)plaisir » (Pignier, 2012).
Pourtant, une recherche sur Internet avec les mots-clés « plaisir, technologie, Internet et ordinateur » ne donne que très peu de résultats en dehors de diverses publicités. Mis à part les invitations au sexe et aux « petits plaisirs » comme la consultation du programme de télévision ou des achats en ligne, le plaisir est plutôt aperçu par la petite porte du non déplaisant : « quel plaisir un ordinateur qui fonctionne » (2) ! Cela dit, la première occurrence qui apparaît suite à la saisie de « plaisir numérique » dans Google est la page d’un colloque scientifique, Ludovia 2012, dont la thématique éponyme décrit, avec un recul critique, les liens entre possibilités techniques, pratiques et usages (3).
De l’ennui et des comportements dissonants
Il en va très différemment d’une recherche sur Internetliée à l’hypothèse de travail de cet article. En présence d’outils numériques, conçus pour favoriser l’activité, les contraires du plaisir, plutôt que la douleur socratique, seraient l’ennui situationnel et l’effort. Après la saisie des mots « ennui, ordinateur », Google propose, cette fois, un gisement de 2 100 000 pages, dont la plupart sont réalisées par des jeunes et des adolescents.
Le premier site est le blog d’un étudiant de l’ESC en 2008, dont le billet s’intitule « 10 choses que je fais quand je (…) devant l’ordi » (4). Outre le nettoyage de l’environnement, les recettes qu’il décrit correspondent pour partie à nos observations contemporaines. « J’ouvre un peu Facebook, commente par-ci par-là mais m’ennuie assez vite », « je (…) continue à croire que je m’ennuie alors j’ai plein de choses à faire » (Gonzague), etc. La longue liste de commentaires est édifiante : « je m’amuse à taper le nom de gens que je connais sur Google » (Jyaire), et « on a bien tous les même habitudes » (Math), même si quelques-uns ferment leur ordinateur pour aller « faire autre chose » (Mael). Ces éléments sont décrits avant la massification des téléphones évolués qui ont marqué la transition entre les machines et les objets numériques depuis 2009. Ainsi, Audrey Guiller fait le constat que « le smartphone meuble l’attente » (Guiller, 2013), qu’il aurait « tué l’ennui » (Chabrillac, 2013).
L’ennui est, comme le plaisir, une grande question philosophique. Classiquement, « il faut en distinguer deux types : « l’ennui situationnel », où l’on attend quelque chose de précis, et « l’ennui existentiel », qui n’a pas d’objet » (Svendsen, cité par Halpern, 2003). Les technologies ne constitueraient un remède que pour le premier. Elles entretiennent une illusion de contrôle du stress en fournissant un procédé de régulation toujours disponible. Le sujet pense en effet que s’il le souhaite, il lui suffit d’ouvrir une application pour s’occuper. Dans cet ordre d’idées, Christopher Lynn compare l’effleurement de l’écran du smartphone au fait de fumer une cigarette. Ce serait un geste « pivot » particulier qui transporte vers un monde de « jeu non programmé » (Lynn, 2012) où les temps morts, sans disparaître complètement, sont considérablement réduits. En d’autres termes, il s’agit d’un « objet qui facilite la transformation de l’environnement en aire de jeu » (Stromberg & al., 2007, p. 17) et qui métamorphose tout lieu d’immobilisation corporelle en un espace d’expression ludique. La présence de l’objet numérique permet d’être perpétuellement en train de faire quelque chose, de supprimer les temps morts.
Il ne faudrait pas pour autant réduire l’utilisation de l’ordiphone à une lutte contre l’ennui. Lorsque dans une file d’attente, des personnes sont penchées sur l’écran de leur téléphone portable, ce n’est pas obligatoirement pour combler un vide. Les fonctionnalités de l’appareil sont réellement des sources de satisfaction ! Il n’est pas rare de remarquer dans des réunions ou des discussions entre amis, que des personnes consultent leur mobile. Cela confirme, l’actualité des travaux sur « l’attention distribuée » (Turkle, 1995) et les « formes de présence » (Gobert, 2009). Dans la mesure où l’empan cognitif est limité, les activités effectuées simultanément sont régulées sous forme de micro séquences multiphasiques. En d’autres termes, les sujets effectuent un balayage entre les sollicitations des diverses sources, donnant tantôt la priorité à l’une tantôt à l’autre, dans l’attente de leur éventuelle prise de parole au sein du groupe. Ce comportement tend à se généraliser même si des réactions virulentes fleurissent sur Internet car il peut être perçu comme de l’impolitesse.
En classe, les téléphones mobiles sont présents et interpellent les référents pédagogiques. Quelques-uns souhaiteraient les supprimer, d’autres s’en saisir pour motiver les apprenants. Des idées fusent mais l’absence de reconnaissance décourage. Le M-learning n’a pas encore trouvé sa place dans l’enseignement institutionnel, bien qu’il soit considéré comme « l’une des solutions aux problèmes de l’éducation » (Unesco, 2012). Les étudiants les posent sur la table ou dans la trousse pendant les cours et les font migrer sur les genoux lorsqu’ils « doivent » envoyer un SMS, parfois pour écrire « peux pas répondre, suis en cours ». Pendant qu’ils répondent, justement, ils ne sont guère attentifs à ce qui se passe dans la salle, surtout si l’échange est impliquant au plan affectif.
Comme sa machine, le sujet active une double fonction de veille et d’alerte censées l’extirper de l’activité seconde dans laquelle il se trouve si l’enseignant l’interpelle. Ce n’est pas nouveau. Il y a toujours eu des moments de distraction. Ce qui change, c’est la présence d’un objet communicant dont les nombreuses sollicitations se cumulent et induisent une présence distribuée entre des espaces hétérogènes. Un petit nombre d’étudiants parvient toutefois à entreposer le mobile dans le sac et à ne pas l’employer.
Les observations préliminaires des apprenants laissent en effet entrevoir l’existence de comportements et de questionnements dissonants dans le concert des appréciateurs de TIC. Des personnes n’emploient pas ou peu les applications dites de divertissement. Elles s’inquiètent d’activités souterraines comme les collectes de données privées effectuées dans des buts mercantiles et de future restriction des libertés. La synthèse d’une enquête réalisée en 2009 sur un échantillon de 1200 Français, fait certes ressortir les qualités des objets mobiles communicants (praticité, sécurité, liberté, indépendance), mais également des aspects négatifs comme la dépendance, l’individualisme, la surveillance, l’incivilité, l’intrusion et le stress (Teinturier & al., 2009, p. 24).
Parmi la population étudiée en premier cycle du supérieur, une minorité (23 individus sur 240) pointe également une sorte d’uniformité liée aux soubassements informatiques et aux exigences commerciales qui constituerait un nivellement de la diversité des contenus. Sans doute est-ce en partie pour cela que des campagnes de communication fortement imagées viennent suggérer du sens et des situations à associer aux produits qu’elles promeuvent. Tisser des liens entre plaisir et technologie nécessite une sensibilisation, voire une éducation pour en surmonter les vides et les ambivalences.
L’emploi des dispositifs numériques a aussi franchi des étapes qui ont été identifiées comme des objectifs de performance. Ce fut l’enjeu de la première fracture numérique (Wolton cité par Jauréguiberrry & Proulx, 2003) avant que l’observation des pratiques et des usages ne mette en lumière une deuxième fracture (Brotcorne & al., 2008), qui pourrait se décrire comme celle du « savoir-faire », puis une troisième, qui serait celle du « savoir-être » avec la maîtrise de l’identité numérique. Désormais, il faut apprendre à fabriquer du sens avec ces outils. Depuis la télévision, l’éducation a saisi les technologies de communication pour conjuguer effort et plaisir dans le but d’un apprentissage efficace. Il n’est plus demandé à l’école d’être le lieu de la sensibilisation aux technologies mais celui de la construction du sens avec ces technologies.
C’est pourquoi cette étude a été effectuée dans des établissements d’enseignement. Au départ, nous avions opté pour un terrain dans des lycées car la moyenne d’âge d’entrée en possession d’un mobile est de 12 ans et que ces adolescents disposent d’un accès à Internet depuis l’enfance. Toutefois, les contenus discursifs recueillis qui ne fassent pas l’apologie des TIC étaient presque inexistants et ont déjà été travaillés (Cordier, 2011). Nous avons donc recentré les observations dans le supérieur, où nous bénéficions de recherches antérieures conduites dans les Instituts Universitaires de Technologie de Perpignan et de Digne-les-Bains. Le premier est situé sur un campus universitaire dans un contexte de 300 000 habitants : le second est une composante délocalisée dans une ville de 12 000 âmes située en moyenne montagne. Les densités de populations sont, a priori, un facteur à ne pas négliger en ce qui concerne les usages d’outils communicants. Toutefois, cette variable ne s’avère pas pertinente : les apprenants viennent de loin dans les deux lieux du fait de la sélection à l’entrée.
La méthodologie est articulée en trois temps. La population initiale fait 240 individus, 120 dans chaque établissement. Sur ces 120, une moitié est prise dans un département économique (GACo) et l’autre dans une filière scientifique (GB). L’intégralité des sujets remplit, en début d’année, une fiche pédagogique matérialisée par un formulaire en ligne. Outre les questions classiques d’identité et de parcours antérieurs, ils sont invités à répondre à une série de questions concernant leurs utilisations de la technologie. Ces questions non obligatoires sont regroupées dans un fichier indépendant. 187 fiches ont été recueillies parmi lesquelles ont été recherchés ceux et celles qui affirment ne pas apprécier ou peu employer les TIC.
Le deuxième volet de l’étude s’appuie sur des observations participantes effectuées avec l’ensemble de la promotion pendant des séances de bureautique et un accompagnement à la réalisation d’enquêtes. La première situation nécessite l’emploi de l’ordinateur ; la seconde peut n’y faire appel qu’au moment du traitement des données. L’intérêt de ces choix réside principalement dans la durée importante du présentiel qui s’échelonne tout au long de l’année. La familiarisation longue qui en résulte avec la population se prête à l’approche qualitative.
Dans un troisième temps, des entretiens semi-directifs sont réalisés avec les sujets sélectionnés pour leur aversion aux objets numériques. Ces discussions balaient le champ des pratiques et usages de différents outils à leur disposition. Une analyse de contenu est réalisée.
Objets numériques et étudiants : des relations ambivalentes
Plaisir et ennui
Chaque année, les étudiants de premier cycle sont informés qu’un enseignant-chercheur sollicitera leur collaboration : les promotions précédentes les ont prévenus. Ils s’y prêtent d’autant plus volontiers qu’ils apprécient de commenter les résultats de l’étude pendant une séance de travaux dirigés où les obligations pédagogiques sont moindres. En outre, ce dialogue intergénérationnel est plutôt agréablement perçu car il est interprété comme un « intérêt des profs pour les jeunes ». Cette fois, notre questionnement a interpellé plus que d’habitude. L’étonnement est venu du choix de la thématique. La référence au plaisir a semblé en dehors du champ des technologies.
L’intégralité de la population a déclaré, avec un petit sourire, « savoir ce qu’est le plaisir ». La référence est donc explicitement celle du corps. Elle n’a pas changé depuis Aristote et l’Ethique. Les sujets qui ont été interrogés en premier sur leurs rapports aux TIC ne les associent pas spontanément au plaisir et ceux qui ont été prioritairement questionnés sur le plaisir ne l’ont pas non plus relié aux activités numériques. L’association entre plaisir et technique ne va donc pas de soi, malgré un engouement qui n’est pas forcément synonyme de plaisir.
Il est vrai que les sollicitations physiques lors des situations d’interactivité ne relèvent pas de la jouissance. Les tâches de motricité fine lors de la frappe, les conduites visuo-kinétiques de suivi de la souris, la conversion entre modalités sensibles où l’on tape sur des touches au lieu de parler (Gobert, 2003, p. 96), l’obligation de la position assise ou l’immobilisation pour parvenir à une saisie sur un ordiphone, ne sont pas confortables. Exception faite des consoles de jeux, la réalité physique du contact avec des objets numériques, quelles que soient leurs tailles et leurs formes, est celle de comportements, de gestes et de postures qui relèvent de la contrainte. Quand la lassitude survient, par exemple lorsqu’une recherche sur Internet ne donne pas les résultats attendus et qu’il semble « vide », le corps se manifeste par l’actualisation de postures de repos comme un allongement sur la chaise, d’un éloignement par rapport au bien nommé « poste de travail » et éventuellement de la recherche de contacts dans l’entourage.
Les sujets déclarent tous, sans exception, s’être déjà ennuyés avec l’ordinateur. Près de 80 % de l’ensemble de la population reconnaît s’ennuyer régulièrement. Cet ennui serait rare à l’IUT du fait de la pression pédagogique et de l’émulation des groupes de travail. Lorsqu’ils recherchent de la distraction, leur ordinateur et leur téléphone mobile évolué ne sont pas toujours capables de combler un vide d’activité. Dans ces moments, ils ne parviennent pas à s’investir dans un jeu en ligne, n’ont aucune idée de ce qu’ils pourraient chercher sur Internet, ne sont pas tentés par les contenus multimédias, ont vu et revu les statuts Facebook de leurs amis pendant la journée. En d’autres termes, malgré toute leur diversité de contenus et de fonctionnalités, les TIC ne parviennent pas toujours à relancer l’appétence. Lors des entretiens, la majorité des sujets le disent : lorsque la lassitude les gagne, leur ordinateur peut éventuellement servir à « tuer le temps », mais rarement davantage.
Il est possible qu’un défaut de méthode et de connaissances freine la capacité à utiliser les ressources des objets numériques et à leur donner davantage d’attrait. 55 % des sujets disent être « nuls en informatique » en Gestion Administrative et Commerciale (GACo) et 35 % en Génie Biologique (GB). Il est possible que la représentation de la compétence ait changé. Être présent sur la toile n’est plus une preuve de l’intérêt porté aux TIC. « On y est parce que tout le monde y est » et davantage pour « suivre les gens que pour s’exprimer soi-même » (C., F., 18, GB) car cela engendre « plus de complications relationnelles que l’oral » (P., F., 21, GA).
Encore cette assertion est-elle réductrice car les observations montrent que la majorité des personnes ayant tenu de tels propos sont pour la plupart très actives dans la section « commentaires ». Ces personnes, loin de ne pas s’exprimer, s’expriment au contraire beaucoup, en réaction aux sollicitations de leurs amis car elles ne sont pas vécues comme issues du réseau ni de l’ordinateur, mais directement des correspondants. L’engouement observé pour ce type d’interactions n’est donc pas du registre du plaisir de l’interaction seule, encore que celui-ci ne soit pas nécessairement absent, mais du plaisir de la relation que la machine permet, comme l’a fait le téléphone en son temps. Le dispositif établit de nouvelles formes d’association combinées par des ressources matérielles et sociales. « Ce qui me plaisait : je jouais la concierge, je regardais ce qui se passait dans les contacts et surtout sur les photos. J’avais quatre ou cinq comptes, j’en avais même fait un faux pour espionner quelqu’un » (C., F, 19, GB).
Pour autant, les sites sociaux ne font pas l’unanimité, même chez les utilisateurs réguliers. Dans la population étudiée, 17 apprenants n’aiment pas l’ordinateur, 31 n’ont pas Facebook ou l’utilisent occasionnellement. Marjorie, « ne trouve pas cela super intéressant (…). Même les SMS me saoulent : cela prend trop de temps par rapport au téléphone » (M., F, 20, GB). Le rapport au temps est fortement présent dans la colonne déficit. Mis à part six personnes dont les sessions ne dépassent pas une demi-heure par jour, 39 pensent que leurs budget-temps sont compris entre 60 minutes et 2 heures, 32 entre 3 et 4 heures, voire 5 à 6 heures et davantage pour les autres. Quelques sujets se disent connectés plus de 12 heures par jour, mais il s’agit de temps de téléchargement. Les petits consommateurs basent leurs estimations sur leur utilisation en présentiel.
Pendant la semaine, les ordinateurs sont plus employés qu’en week-end et en vacances. Le besoin d’accès aux sites sociaux se fait davantage sentir pendant l’année scolaire car il élargit les murs de la classe et correspond parfois à une échappatoire à l’activité institutionnelle. D’ailleurs, dit Thibault, « je suis en manque seulement quand je peux me connecter. Sinon, cela ne me manque pas du tout. Je suis parti cinq jours à Londres et cela ne m’a pas manqué. En revenant, je n’étais même pas dans l’urgence » (T., H, 21, GB).
Un surplus de motivation « locale » lié au contexte de l’enceinte de l’établissement s’ajouterait à l’engouement initial. Il semble que les sujets anticipent un certain plaisir de l’interaction, même pour les cours où ils sont seuls face à la machine, sans réseaux sociaux, comme c’est le cas lors des enseignements de Système d’Information Géographique. Soit qu’ils organisent eux-mêmes leur session de travail, soit qu’ils puissent s’immerger dans la production d’un contenu et la résolution d’un problème, les jeunes évoquent pour plus d’un tiers d’entre eux (35 %) les notions de confiance et de responsabilité. Elles concerneraient la gestion du temps et de la discipline car pendant les sessions instrumentées par un dispositif, la « surveillance » serait relâchée au profit de la réussite de l’objectif. « C’est comme dans la vraie vie » (T., H, 20, GA). « On nous dit tout le temps que nous sommes des adultes lorsqu’il s’agit de respecter une discipline infantilisante et finalement, il n’y a que là où c’est vrai » (S., F, 19, GA).
Même si la tâche n’est pas appréciée du fait des idiosyncrasies personnelles, le dispositif participe de la médiation sociale en ce qu’il distribue et institue les rôles de chacun tout en assurant leur monstration. Ce qui est désiré, c’est l’autonomie. Une autonomie décrite comme « une condition sine qua non de la réussite » (Fourgus, 2012, p. 75).
L’ambivalence, entre motivations et désillusions
Si on les laisse faire, les étudiants communiquent entre eux en multipliant les canaux et les moyens à leur disposition. Il est fréquent de les voir simultanément dialoguer (et plus) sur la messagerie instantanée, parcourir les statuts de leurs amis, guetter le téléphone et s’adresser à la ronde en disant « vous avez vu ce qu’untel a mis sur sa page ? ».
La convergence des technologies est une réalité technique à laquelle les individus adaptent une convergence des comportements de communication. Le choix des outils a d’ailleurs une signification : on n’écrit pas (pour l’instant) à un futur employeur sur Facebook. En revanche, rien n’empêche de le contacter avec LinkedIn ou par courriel. L’attention distribuée (Turkle, ibid.) est toujours d’actualité dans la population observée. Les sujets commandent non seulement plusieurs tâches simultanément aux objets qu’ils manipulent, mais développent eux-mêmes leurs capacités de gestion plurielle.
Les apprenants vantent des effets de synergie que nous avions décrits comme une présence systémique alors que les référents pédagogiques y voient souvent une présence éclatée (Gobert, 2009). La polyactivité est grisante car elle rappelle les modalités du management. À défaut d’encadrer une équipe, on gère des échanges sociaux, de l’information, des flux de communication et de l’acquisition de connaissances. Peut-être s’agit-il d’un apprentissage de la position de leader dans la mesure où il s’agit de « faire faire », ce qui peut s’avérer être une source de plaisir.
Si l’on considère qu’à un moment donné, des apprentissages complexes effectués dans un laps de temps limité demandent obligatoirement un effort, soit les apprenants doivent s’investir dans cet effort, soit il doit être dissimulé derrière des activités qui le masqueront. Les TIC, et plus particulièrement les TICE, peuvent y contribuer d’une part en étant présentes pendant la phase d’initiation de l’apprentissage pour lancer le processus, et d’autre part en masquant les grains les plus rébarbatifs par des comportements ludiques. L’homme est esclave du divertissement (Pascal, 1670). Les serious games, les « jeux sérieux », se sont emparés de ce concept et créent des applications ludo-éducatives dont les objets sont parfois de grande technicité. L’idéal serait de trouver une solution pour apprendre sans s’en apercevoir, ce qui revient à un apprentissage incident, ou mieux, à apprendre sans s’ennuyer, c’est-à-dire avec plaisir. « On observe que plusieurs (élèves) prennent un réel plaisir à utiliser les Tic. Ces constats amènent donc les chercheurs à conclure que les Tic suscitent la motivation à apprendre » (Fourgous, 2010, p. 163). Il convient néanmoins de rester vigilant pour ne pas confondre les buts et les moyens.
Pour autant, les étudiants sont réservés quant à l’utilisation de Facebook en apprentissage. Selon les années, les pages collectives sont ou ne sont pas accessibles au référent pédagogique car elles donnent accès aux contenus personnels. Les apprenants sont particulièrement sensibles au respect de la séparation entre les espaces institutionnels et privés. Ils ne souhaitent pas être ennuyés et craignent des confusions dues à un mélange entre le « travail » et leur vie personnelle.
À titre individuel, certains proposent rapidement d’être ami, d’autres non. Ils utilisent entre eux le site de réseautage pour transmettre les informations administratives et s’échanger des cours. C’est donc la fonction support qui est la plus sollicitée. Le tutorat en distantiel via la messagerie instantanée n’est employé qu’au moment des rendus, dans l’urgence, ou plus tard, quand vient l’insertion professionnelle, pour accompagner la rédaction des lettres de motivation. D’anciens étudiants, datant de l’époque où les sites de réseautage n’existaient pas, demandent tardivement à entrer dans le cercle d’amis en ligne de certains enseignants. En général, cela est décrit comme un plaisir de maintenir un lien.
Par ailleurs, les étudiants sont motivés. Ils aiment « bidouiller » (156 personnes) pour trouver une solution, une fois « qu’ils sont lancés » (G., H., 49, GB). En d’autres termes, bien qu’ils rencontrent des difficultés à produire un contenu écrit qui leur soit personnel avec l’ordinateur et préfèrent réorganiser des données copiées sur Internet, ils s’ingénient à trouver une méthode pour résoudre un problème d’organisation de calques avec Gimp ou à manipuler des données de telle sorte à les rendre compréhensibles en SIG. Dans leur esprit, « bidouiller » n’est pas réparer la machine. C’est réfléchir, mettre en œuvre des stratégies pour parvenir à un résultat avec les applications. Ils évoquent d’ailleurs un plaisir de la ruse et de la réussite, mais ne souhaitent pas que « ce soit tout le temps comme ça » (L., H. 19, GA).
Les postures d’abandon qui sont parfois remarquées ne seraient pas la manifestation d’une paresse, encore qu’elle puisse exister, mais plutôt d’une fatigue passagère due à la position assise, et surtout à l’absence de direction et de méthode dans une activité qui confère de l’ennui. Aussi, pendant les pauses, nombre de sujets ne sortent plus de la salle. Comme les locaux sont devenus non-fumeurs, ils se connectent à Facebook, regardent un extrait de feuilleton (ils disent « série ») ou s’entrainent à des jeux vidéos. Le même outil peut-être source de plaisir, d’effort et d’ennui. Dès que se présente l’opportunité d’un moment à soi, une réappropriation de l’usage sur le mode de la satisfaction est mise en œuvre.
Les applications « plaisir » sont aussi des sources de désillusions ou tout au moins, stimulent un rapport ambivalent. Pour les étudiants, le résautage social n’est pas une activité sérieuse. Il ne faut pas en attendre « grand-chose ». Mais s’ils investissent pour la plupart des budgets temps qu’ils considèrent comme étant trop importants, cela confère à « ce pas grand-chose » un rôle de premier plan. Il est important de noter que ces discours ne sont pas ceux de jeunes en situation d’échec ; ce sont ceux de personnes qui ont franchi nombre de barrières avant d’être sélectionnés en IUT. « J’en ai marre de passer trop de temps dessus, et je pourrai utiliser ce temps à bon escient » dit Clémence, alors qu’elle « fait une pause » après avoir été « accro » (C., F, 19, GB). Cette pause n’est pas un non-usage à comprendre comme l’expression d’un refus des TIC, mais comme une interruption ponctuelle liée à la période des examens de fin d’année.
Dans la hiérarchie des conduites, l’utilisation des outils socio-numériques n’est pas prioritaire, malgré les durées importantes d’exposition. Cette conduite ne correspond donc pas à l’une des quatre catégories de non-usagers des TIC décrites par Sally Wyatt (2010). L’auteure répertorie des résistants, des « abandonistes » (rejectors), des exclus et des expulsés. Le caractère temporaire de la « pause » incite à s’intéresser davantage aux circonstances du désengagement, qui peuvent être sociales (Rinaudo, 2012, § 31), physiques, contextuelles ou de lassitude.
Ce qui devrait être un plaisir social et qui nécessite parfois une pause, s’en éloigne d’autant plus que de la défiance entre en ligne de compte. Jusqu’en 2011, les échanges de données entre prestataires étaient invisibles. Le doute existait, alimenté par l’impossibilité pour les opérateurs de résister à la tentation de constituer des bases de données. Depuis, les sujets décrivent à 85 % (204 individus) les messages qui demandent les mots de passe de messagerie destinés à « retrouver vos amis parmi vos contacts » ou « s’inscrire avec (…) » pour ce qu’ils sont : des sollicitations de migration automatiques et perpétuelles. D’ailleurs, les images de profil de Facebook apparaissent dans Waze, LinkedIn, Vivastreet et même des sites marchands sans que cette autorisation soit nécessaire.
L’effet sur les étudiants dans les deux IUT est inverse à celui qui était certainement attendu car des stratégies de résistance apparaissent. Non seulement les autorisations de transmission de données privées ne sont pas accordées, mais des faux profils sont créés dans le seul but de transmettre des informations erronées tout en bénéficiant des services fournis par les prestataires.
Aussi, les tentatives de régulation fleurissent-elles d’autant plus volontiers qu’elles ne sont pas prises au sérieux. La « netiquette » et pléthore de « conditions d’utilisations » à « accepter pour accéder au service » en sont des exemples connus. Des sanctions existent : la réglementation de Facebook « bloque » l’utilisateur pendant une semaine s’il a lui-même été « bloqué » par trop de contacts. Les usagers se sentent désarmés, pris en tenaille entre la pression des technologies partagées dans l’espace social (Ellul, 1988) et le désir de liberté que confèrent les TIC. Ce mot « liberté » revient aussi un grand nombre de fois chez les sujets qui limitent leurs pratiques. Il est à double sens : liberté sans limites sur les réseaux pour les uns, liberté de ne pas avoir à justifier de refuser les activités mercantiles tapies derrière les applications aux appellations innocentes comme « Bisous » et « Farmville » pour les autres. Garance (G., F, 19, GB) n’a pas très envie d’en parler.
Le fait que presque tout le monde utilise un dispositif ne signifie pas que c’est le mode de communication préféré de chacun. Mais il suffit de suggérer les conséquences de la perte d’un téléphone mobile ou d’imposer la constitution d’un dossier sans Internet avec un rendu rédigé à la main, pour que tous les services offerts par l’ordinateur et les réseaux se révèlent par leur absence.
Conclusion
Dans cet article, nous avons souhaité revenir sur la question emblématique du plaisir, en la confrontant aux mutations que les technologies de l’information et de la communication ont engagé dans notre société et cela plus particulièrement en apprentissage.
Pour cela, une population d’étudiants en premier cycle du supérieur a été approchée dans le cadre de sessions pédagogiques. Malgré l’importance qu’ont les outils numériques dans existence, quelques sujets parviennent à limiter leur utilisation voire à diminuer l’emploi des services les plus répandus comme Facebook. Malgré des modes de consommation qui semblent parfois proches de l’addiction, les personnes interrogées au cours de cette étude font montre d’une prise de recul. Les TIC produisent une compulsion de signaux qui incitent à l’action. Et si le plaisir, c’était aussi de ne rien faire ?
Au contact des outils numériques, ils n’opposent plus le plaisir à la douleur mais à l’ennui, à l’effort intempestif et la défiance. Ils déplacent la perception ancienne du terme établie sur une opposition à la douleur. Ce mécanisme de translation sémantique pourrait structurer en partie les pratiques et les usages de médiation techniques où l’ambivalence semble succéder peu à peu à l’apologie sans réserves qui a fait écho aux promesses de la technologie depuis vingt-cinq ans.
Ainsi, le regard critique des SIC, l’interrogation sur la réception des technologies et l’analyse des discours sur les usages seraient pertinentes pour étudier les variations des perceptions définitionnelles des grands questionnements qui en traversant le social, réorganisent les pratiques et les usages.
Notes
(1) http://www.marketing-professionnel.fr/tribune-libre/strategies-marques-vendre-plaisir-acheter-201202.html
(2) http://informatique-service.vivastreet.com/informatique+paris-18eme-ardt-75018/quel-plaisir-d-avoir-un-ordinateur–qui-fonctionne–/49086096
(3) http://culture.numerique.free.fr/ludovia_2012/Pré_actes_Ludovia_2012.pdf
(4) http://gonzague.me/10-choses-que-je-fais-quand-je-memmerde-devant-lordi#axzz2TliUgNar
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Auteur
Thierry Gobert
.: Thierry Gobert est maître de conférences à l’université de Perpignan (UPVD), au laboratoire Voyages Echanges Confrontations Transformations (VECT). Il questionne les pratiques et usages de médiations techniques en SIC et sciences de l’éducation. www.medialogiques.com.