École et médias. Pour un renouvellement des perspectives critiques
Résumé
Après la Seconde Guerre mondiale, les spécialistes français des usages éducatifs des médias ont à leur disposition une masse considérable de travaux états-uniens en Technologie éducative. Ils y empruntent toutefois assez peu et, lorsqu’ils le font, c’est surtout pour en prendre le contre-pied. Le phénomène s’explique par la présence d’un courant critique suffisamment puissant pour faire pièce au fonctionnalisme. De là viennent la singularité et l’efficacité de l’approche info-communicationnelle qui prévaut en France dans les relations entre école et médias jusque vers le milieu des années 1980 début de son entrée en crise. Cet article vise à rendre compte des prémices de cette approche, des raisons de son essoufflement et de la possibilité de sa relance sur d’autres bases.
Mots clés
Technologie éducative, approche critique, relations entre école et médias
In English
Abstract
After World War II, the French specialists of educational uses of the media had at their disposal a considerable amount of US studies in Educational Technology. They didn’t use them very much however, and, when they did, it was mostly to take the opposite view. This is easily understandable because at that time there was a critical tradition in French pedagogical research that was powerful enough to prevail over the functionalist approach. Hence came the peculiarity and the efficiency of the French communicational approach of the relationships between school and media, before its crisis in the middle of the 1980s. This article aims at analysing the genesis of that approach, the reasons of its crisis and its possible revival today.
Keywords
Educational Technology, Critical Approach, Relationships between School and Media
En Español
Resumen
Después de la segunda Guerra Mundial, los especialistas franceses de los empleos educativos de los medios de comunicación tenían a su disposición una masa considerable de estudios estadounidenses en la Tecnología Educativa. Ellos no los usaron muchísimo sin embargo, y sobre todo para tomar lo contrario. El fenómeno es comprensible porque en aquel tiempo había una tendencia crítica científica en Francia que era bastante poderosa para prevalecer sobre el punto de vista fonctionnaliste. De ahí vienen la singularidad y la eficacia de la análisis crítica de las relaciones entre la escuela y medios de comunicación, antes de que esto entre en la crisis en medio de los años 1980. El objetivo de este artículo es analizar el principio de este análisis, los motivos de su crisis y su renacimiento posible sobre otras bases.
Palabras clave
Tecnología Educativa, Análisis crítica, Relaciones entre la escuela y medios de comunicación
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Mœglin Pierre, « École et médias. Pour un renouvellement des perspectives critiques », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/3B, 2013, p.21 à 32, consulté le samedi 23 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/supplement-b/02-ecole-et-medias-pour-un-renouvellement-des-perspectives-critiques/
Introduction
Au début des années 1960 et durant plus de vingt ans, une approche info-communicationnelle des médias éducatifs et des usages éducatifs des médias se développe en France à la conjonction de deux courants antinomiques : celui qu’inspire majoritairement le fonctionnalisme pédagogique états-unien, qui privilégie la question de l’efficacité, et celui, critique, idiosyncrasique et lié au structuralisme, qui se réclame d’une analyse de type sémiotico-idéologique. Au départ favorable à ce second courant, le rapport de force s’inverse à partir du milieu des années 1980 au bénéfice du premier, fonctionnaliste et productiviste, la pertinence de l’approche critique française s’en trouvant du même coup fortement et durablement mise en cause. Cette situation pose la question des raisons d’un tel reflux théorique et celle des principes sur lesquels un renouvellement critique peut s’appuyer aujourd’hui pour permettre à cette approche de renouer mutatis mutandis avec sa portée originelle. Notre contribution vise donc à mettre en évidence les raisons et la nécessité de ce renouvellement et à en poser les premiers jalons. Elle s’organisera en quatre temps : le premier pour rendre compte de la singularité des emprunts français à la Technologie éducative made in USA ; le deuxième pour examiner les prémices de cette critique info-communicationnelle ; le troisième pour identifier les facteurs de la crise qui l’affecte ; le quatrième, conclusif, pour envisager de modestes perspectives en vue de la relance de cette critique info-communicationnelle à nouveaux frais.
Filiation biaisée
Dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, les spécialistes français savent qu’ils ont à leur disposition une masse considérable de travaux états-uniens sur ce que l’on appelle à l’époque « les moyens modernes d’enseignement ». Ces travaux sont d’autant plus nombreux qu’ils remontent à la période de mobilisation en faveur d’une réforme de l’éducation aux États-Unis, durant le premier tiers du 20e siècle. En particulier le mouvement dit de la « Social Efficiency » qui pousse à l’industrialisation de l’éducation (Bobbitt, 1924, 1926 ; Charters, 1909, 1923, etc.), donne lieu à un foisonnement d’expériences, innovations et recherches dans le domaine de l’audio-visuel, devenu audiovisuel, multi-média, puis multimédia, dans celui des machines à enseigner, élargi ensuite (dans les années 1960 et 1970) au Computer-Based Learning, et dans celui de la formation à distance, aujourd’hui e-learning.
À l’époque, pourtant, les experts français ont de ces travaux un usage superficiel et biaisé. Certes, ils ne sont pas indifférents à leurs orientations générales – taylorisme pédagogique, théorie behaviouriste de l’apprentissage, cybernétique et systémisme notamment –, mais les importations qu’ils en font restent rares. Comme le remarque en effet Guy Berger (1982, p.101), fin connaisseur des relations franco-américaines dans ce domaine, « l’introduction en France de la technologie éducative s’est faite sur un système éducatif qui n’avait pas atteint le même type de développement que le système éducatif américain et dans l’ignorance des racines théoriques sur lesquelles ce système s’était fondé ».
Selon cet auteur, cette ignorance tiendrait à la différence de développement des deux systèmes. Toutefois, le décalage n’aurait-il pas au contraire pu (ou dû) inciter les responsables français à s’inspirer des modèles américains ? D’autres commentateurs invoquent donc l’excessive hétérogénéité des productions théoriques états-uniennes. Henri Dieuzeide (1994, p.45), par exemple, souligne la profondeur du fossé entre les travaux des « mécaniciens », tel Robert Gagné (1965), qui proposent une approche matérialiste de l’apprentissage, et ceux des adeptes du philosophe John Dewey, dont Democracy and Education paraît en 1916, qui développent une pédagogie fondée sur l’activité du sujet et l’apprentissage par essais et erreurs. Cette hétérogénéité est encore accentuée, ajoutent les commentateurs, par la diversité des outils et médias en lice. Ainsi sont-ce les recherches sur les machines à enseigner qui, à la suite des travaux du psychologue Edward Thorndike à l’université Columbia, se développent successivement à propos de celles de Sidney Pressey de l’université de l’Ohio, puis de Burrhus F. Skinner de Harvard et enfin de Robert Gagné, père de l’ingénierie de formation à Princeton puis à l’American Institute for Research. Concurremment, une autre lignée de travaux, dont l’une des chevilles ouvrières est Wilbur Schramm (1964, 1973) à l’université de l’Illinois puis à Stanford à partir de 1961, s’intéresse aux utilisations pédagogiques de l’image fixe et mobile, tandis qu’en faveur d’une troisième lignée, Charles Wedemeyer, de l’université du Wisconsin, joue un rôle majeur dans la formation à distance.
La spécialisation des associations de chercheurs et d’enseignants renforce les lignes de fracture. Ainsi les utilisations de l’image pédagogique préoccupent-elles l’Association for Educational Communications and Technology, émanation de la Division of Visual Instruction fondée en 1923 par la National Education Association et constituée en Department of Audio-Visual Instruction à partir de 1946, tandis que d’autres associations s’intéressent exclusivement à l’enseignement assisté par ordinateur et d’autres encore à l’enseignement par correspondance et à la formation à distance en général. La question, toutefois, n’est pas réglée pour autant : plutôt que de les détourner des réalisations états-uniennes, un tel foisonnement ne devrait-il pas stimuler la curiosité et l’intérêt des experts français ?
Si l’hypothèse du manque de contacts n’est par recevable non plus, c’est que la réalité des échanges entre spécialistes français et états-uniens est attestée par de nombreux témoignages. Ainsi Robert Lefranc (2007), l’un des pionniers de ce qui sera la Technologie éducative à la française, séjourne-t-il entre 1945 et 1947 au Teachers College de Columbia avec quatre camarades de l’École normale supérieure (ENS) de Saint-Cloud, bénéficiaires comme lui de bourses Fulbright (liées au Plan Marshall). À son retour en France, il est nommé à la tête du Laboratoire de pédagogie audiovisuelle de l’ENS qui vient d’être créé et qui prend le nom de Centre Audio-Visuel en 1952 ; ses spécialistes forment, trente années durant à partir de 1956, des centaines d’enseignants dans le cadre du stage annuel dit « de Saint-Cloud ». Directement ou par le truchement de chercheurs québécois, de multiples contacts se nouent également entre les experts anglo-saxons, états-uniens et britanniques, et ceux du Centre national de documentation pédagogique, devenu Institut pédagogique national en 1956 avant d’être scindé en 1970 entre l’Office français des techniques modernes d’éducation (Ofrateme) et l’Institut national de recherche et de documentation pédagogique, respectivement en 1976 Centre national de documentation pédagogique et Institut national de recherche pédagogique. Ces experts français sont notamment Annette Bon, Viviane Glikman, Rose-Marie Meyer et, surtout, Jacques Perriault, nommé à l’Ofrateme en 1972, familier des travaux nord-américains les plus récents. En outre l’Unesco, l’Agence de Coopération Culturelle et Technique, l’Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue Française et d’autres organisations du même type favorisent des échanges internationaux auxquels participent régulièrement Guy Berger, Étienne Brunswic, Geneviève Jacquinot et beaucoup d’autres.
Or, en dépit de ces conditions favorables, les Français boudent les travaux américains, ne les utilisent que partiellement ou les invoquent essentiellement pour s’en démarquer. Il n’est pas fortuit par exemple que Jacques Perriault nourrisse la plus grande proximité avec Seymour Papert, concepteur du langage pédagogique Logo et le pédagogue le plus marginal dans son propre pays. Sans doute y a-t-il de notables exceptions, comme celle de Lê Thành Khôi (1967), introducteur en France des études sur l’industrialisation éducative et admirateur de Skinner autant que de Schramm, mais de tels passeurs sont rares.
Autrement fréquents sont les prises de distance implicites et désaccords explicites. Par exemple sur un point aussi fondamental que celui de la neutralité des médias, Richard E. Clark (1983, p.445) résume bien l’état d’esprit états-unien quand il assure que les médias sont de « simples véhicules qui délivrent l’enseignement, mais qui n’influencent pas plus les résultats de l’élève que le camion qui nous livre nos aliments ne modifie ce que nous mangeons ». Hors des États-Unis, beaucoup partagent d’ailleurs ce point de vue. Par exemple l’Allemand Erich Heidt (1981, pp.51-52) indique lui aussi que « non seulement la plupart des médias peuvent être utilisés pour atteindre une grande variété d’objectifs mais [qu’]aussi la plupart des objectifs peuvent être atteints par n’importe lequel de ces nombreux médias ». Et cet avis est également celui d’experts anglo-saxons comme Tony Bates, John Daniel et Tony Kaye, à l’origine (notamment) de l’Open University. Cependant, alors qu’elle n’ignore rien de ces prises de position et qu’elle entretient d’ailleurs des relations personnelles avec la plupart de leurs auteurs, Geneviève Jacquinot (1981, p.14), soutient qu’« il faut (…) s’interroger plus avant sur les processus d’apprentissage dans leur rapport avec les divers langages et pas seulement le langage verbal ». Du côté états-unien et anglo-saxon en général, par conséquent, les médias sont appelés à transmettre l’enseignement tel qu’il se fait en présentiel, si magistral soit-il ; du côté français, l’utilisation des médias doit servir au contraire à contester ce qu’il y a de magistral dans l’enseignement et à inventer de nouvelles manières d’apprendre.
De même, contre la propension enthousiaste de leurs collègues états-uniens à préconiser le recours aux méthodes qui font le succès des médias de masse, les spécialistes français adoptent une position distanciée par rapport à ces mêmes méthodes. Ils se méfient en effet des productions disputant à l’école son monopole sur la culture (de Certeau, 1974, p.158), plus fidèles en cela qu’ils ne veulent bien le dire à la tradition remontant (au moins) au philosophe Alain, lequel rejette « ces “savoirs chauds et proliférants“ qui ont cours dans la société et qui sont un peu à la culture scolaire ce que représente le “fait divers et coloré“ pour l’épistémologie bachelardienne, c’est-à-dire de dangereux distracteurs » (Derouet 1989, p.21). Plus exactement, si les Français recommandent l’utilisation des procédés propres à ces médias, c’est à condition que, comme le préconise Georges Friedman (1966) dans un texte resté célèbre, les « futurs éducateurs (…) apprennent l’emploi rationnel et contrôlé des techniques audio-visuelles à la fois comme moyen et comme objet d’enseignement ». Semblablement marqué par le principe de précaution est le propos d’Henri Canac (1961, p.18), l’un des responsables de l’ENS de Saint-Cloud : « il nous conviendrait peut-être à nous qui faisons métier d’enseigner de nous demander si, enkystés dans nos procédés traditionnels et nos pauvres moyens artisanaux si sages et un peu grisâtres, nous allons abandonner ces nouveaux modes si puissants à des mains profanes et intéressées ou si nous aurons assez de puissance de renouvellement et de ressources pour les ressaisir et les détourner à des fins éducatives plus pures ». Conversion à la puissance des médias de masse, donc, mais conversion prudente et critique. Depuis, le thème du « détournement » des médias au profit d’usages « plus purs » est devenu un lieu commun du discours pédagogique français, jusque chez un Philippe Meirieu (2013), préconisant de donner la priorité à la « réflexion critique sur l’usage des nouveaux médias et outils numériques ».
L’on pourrait allonger la liste des divergences et décalages soigneusement entretenus par les spécialistes français par rapport à la Technologie éducative états-unienne. Mais nous disposons déjà d’indices suffisants, semble-t-il, pour nous persuader désormais que l’argument de la méconnaissance n’est pas le bon. Les spécialistes français connaissent fort bien les thèses de leurs homologues nord-américains, mais ils veulent s’en démarquer. Ne faut-il pas alors faire entrer en ligne de compte des facteurs culturels et idéologiques ?
Une approche originale
Pour répondre à cette nouvelle question il faut commencer par examiner dans quelles conditions une approche info-communicationnelle originale des usages éducatifs des médias se forge en France à partir du début des années 1960, pour se constituer progressivement en un ensemble théorique n’ayant son équivalent presque nulle part ailleurs. Ici fait défaut une connaissance historiographique du type de celle qui, sous la plume de Paul Saettler (1990) retrace la manière dont, aux États-Unis, le Visual Instruction Movement, au début du 20e siècle, prépare l’Educational Technology des années 1950. Certes, les analyses de l’époque abondent et forment rétrospectivement un matériau de grand intérêt (Tardy, 1966 ; Jacquinot, 1977 ; Porcher, dir., 1975 ; etc.), mais rares sont les études mettant après coup en perspective la genèse de cette approche. Plus exactement, à côté du petit nombre de celles qui s’y essaient (Albero & Thibault 2009 ; Lefranc, 1985 ; Mœglin 2005), les autres sont sectorielles, portant sur tel média en particulier (Baron & Bruillard 1996 ; Depover, dir., 2009 ; Charlier & Peraya, 2002 ; Linard, 1996 ; etc.) ou proposant des témoignages utiles, mais limités à la trajectoire d’un acteur ou d’une seule institution (Berger & Mutuale, 2012, Dieuzeide, 1994 ; Le Marec, 2012).
Contentons-nous donc d’illustrer modestement l’hypothèse suivante : la clé du problème résiderait dans le fait que le système scolaire français se pense traditionnellement et se pratique prioritairement en tant que système moral, éventuellement en tant que système culturel, aux antipodes du système médiatique, porteur de principes concurrents (comme l’avait été avant lui le système religieux, avec d’autres principes). Rival, le système médiatique l’est en effet par les contenus et valeurs qu’il véhicule, marqués par l’idéologie du divertissement et de l’accès spontané et immédiat à l’information. Mais ce qui est plus gênant encore pour les traditionnalistes de l’éducation, ce sont les orientations industrielles dont les médias et les industries culturelles en général sont porteurs : orientations inacceptables pour des responsables éducatifs et des enseignants se refusant à mesurer la rentabilité des stratégies pédagogiques et à évaluer la qualité de l’enseignement en termes de productivité et de rendement. Telle serait la raison pour laquelle en France, selon Guy Berger (1982, p.101), « la technologie, parce qu’elle apparaissait dans un système où l’éducation n’était pas conçue comme système technique productif, est apparue comme critique et polémique et par conséquent elle a fait alliance avec d’autres systèmes critiques et polémiques ». En somme, leur commune marginalité rapproche activistes de l’éducation nouvelle, d’une part, et technologues et industriels de l’éducation, d’autre part.
Mieux encore, l’alliance qui se scelle en France entre les uns et les autres intègre un troisième type d’acteurs : les sémiologues. Alliance saugrenue pour les tenants de la Technologie éducative aux États-Unis, même si structuralisme et fonctionnalisme se concilient à l’occasion, par exemple dans le systémisme d’un Talcott Parsons. Toutefois, au sein d’une communauté de pédagogues dominée par le matérialisme behaviouriste, il n’y a pas de place pour des approches faisant intervenir l’activité individuelle des apprenants et leurs représentations sociales. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, militant de ces approches, le linguiste Chomsky intente à Skinner un procès si virulent. De ce côté-ci de l’Atlantique au contraire, linguistique et sémiologie sont au cœur de la pensée éducative des médias. Elles permettent d’y conjuguer les trois volets de ce qui, à l’époque, s’appelle la « pédagogie audio-visuelle » : apprentissage avec les médias, analyse des médias et production de médias par les élèves. Ainsi, célébrant « l’acte libératoire de la sémiologie », Henri Dieuzeide (1994, p.46) rappelle-t-il comment « le développement en France du structuralisme et l’impulsion qu’il donne en particulier à la linguistique et à la sémiologie conduisent les utilisateurs des machines à communiquer à s’intéresser à l’hypothèse d’une communication technologique qui s’inscrirait dans le prolongement des formes traditionnelles du langage ». Dans le prolongement, certes, mais en marquant les différences.
La sémiologie renforce en effet les technologues éducatifs et les pédagogues français dans la conviction que les modes d’apprentissage varient selon les médias, conformément au principe que nous avons vu plus haut défendu par Geneviève Jacquinot. Ainsi Jean-Claude Pauvert et Max Egly (2001, pp.13-14), responsables de plusieurs importants programmes de radio-télévision scolaire en Afrique entre 1964 et 1990, rappellent-ils que la « large palette de moyens qui s’étend de l’affiche à la télévision, implique, à une époque où la sémiologie esquisse ses premiers pas, une connaissance, souvent empirique mais toujours efficace, des capacités d’expression de chaque média ». Mais si la sémiologie encourage ainsi la diversification des supports pédagogiques, elle fournit également aux enseignants une grille d’analyse fondée sur la connaissance du « langage de l’image » et débouchant sur l’identification des contenus idéologiques véhiculés par les productions médiatiques, « signifiés seconds, contenus latents » (Mattelart, 2010, p.96). Les Mythologies de Roland Barthes, ses écrits sur la rhétorique de l’image, notamment son analyse de l’affiche Panzani (Barthes, 1964), et l’analyse filmique, dont Christian Metz et ses élèves élaborent la méthode, alimentent les séances de « lecture de l’image » à l’initiative d’enseignants plus ou moins isolés qui les organisent de leur propre initiative. Mais, plus systématiquement, l’approche sémiotique donne leur orientation aux grands programmes (Chapelain, 2007) poussés par l’institution : « Initiation à la Communication Audiovisuelle » du Centre régional de documentation pédagogique d’Aquitaine, à partir de 1966, sous l’impulsion de René La Borderie ; celui, interministériel, « Jeunes téléspectateurs Actifs », entre 1979 et 1982, et les actions soutenues par le Clemi, Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information, créé en 1983 par Jacques Gonnet.
Ainsi l’éducation aux (et par) les médias repose-t-elle en France sur l’association à parts plus ou moins égales de trois types d’activité : l’usage pédagogique des médias, empruntant les manières du cinéma, de la presse, de la radio et de la télévision et s’inspirant plus ou moins lointainement – méfiance à l’encontre des paillettes du divertissement oblige ! – de la série états-unienne Sesame Street (à partir de 1969) ; l’étude en classe des médias, de leurs langages et de leur influence, visant à familiariser les jeunes publics à la pratique distanciée de l’information, de la publicité et de la fiction ; la production de médias par les élèves, réalisant eux-mêmes journaux, émissions de radio, de télévision, etc.
Crise de la critique
Pourquoi ce modèle français, qui est aussi peu ou prou francophone – les recherches et expériences québécoises et belges menées en parallèle mériteraient des développements spécifiques –, connaît-il un coup d’arrêt au milieu des années 1980 ? Pour trois raisons : essoufflement de la recherche sémiotique, mutations de l’offre médiatique et évolution des relations entre école et médias.
Après s’être montrée si fertile et en dépit de ses (toujours) intéressants avatars actuels (dont portent entre autres la marque ici et ailleurs les contributions d’Anne Beyaert-Geslin et de Nicole Pignier), la recherche sémiotique semble avoir du mal à se renouveler, butant notamment sur l’incompatibilité de deux principes antinomiques : d’une part, le respect de l’immanence, longtemps défendu par des chercheurs comme Martine Joly et François Jost ; d’autre part, la priorité donnée à l’activité du récepteur, selon des approches aussi différentes que l’analyse sémio-génétique de Michel Tardy (1966), la pragmatique de Roger Odin (2011) et les emprunts aux sciences cognitives (Peraya & Meunier, 1999). Probablement – indiquons-le au passage – est-ce du côté de ces auteurs-ci qu’un renouvellement de perspectives peut être envisagé. Toujours est-il que, pour le moment, l’éclatement du champ, une certaine complexification du formalisme sémiotique et la multiplication des « chapelles critiques » accompagnant le « reflux du structuralisme » (Bessière, 2008) émoussent l’intérêt des pédagogues et enseignants. Face à cette situation de reflux théorique, le diagnostic de deux Inspecteurs généraux à propos de l’éducation aux médias paraît fondé : « La France semble donc en retrait, du point de vue de la recherche et du débat, par rapport à l’Angleterre, l’Allemagne ou la Suède. » (Becchetti-Bizot & Brunet, 2007, p.56).
Deuxième facteur démobilisateur, du côté des pratiques en classe cette fois : comme l’indique, à propos de l’éducation aux médias, l’un des deux Inspecteurs qui viennent d’être cités, « les priorités ne sont pas claires. Quel objet, quelles compétences sont réellement visés ? Comment s’inscrivent-ils dans les objectifs de l’école ? Il semble que tout le monde ne parle pas aujourd’hui de la même chose » (Bizot 2007). Les priorités sont d’autant moins claires, ajouterons-nous, que l’analyse critique des médias débouche normalement sur la dénonciation des stéréotypes du « bonheur conforme », sur la stigmatisation de la « persuasion clandestine » et, de fil en aiguille, sur la mise en cause d’une organisation sociale contaminée par l’idéologie du marché. Prise de conscience légitime, certes, mais dont les conséquences militantes risquent vite de faire sortir l’école de ses missions et compétences.
Par-delà l’éducation aux médias, la confusion gagne l’utilisation éducative des médias. Dans quels buts former des utilisateurs ? Développer leur conscience critique ou relayer le marketing des industriels ? Sans doute les responsables d’« Informatique pour tous » (en 1985) ont-ils raison de souligner qu’il faut commencer par savoir se servir d’un ordinateur pour juger des enjeux de l’informatique à l’école et dans la société. Mais où situer l’objectif « se servir d’un ordinateur » entre utilisation personnelle et usage éducatif (Devauchelle 2004, p.250) ? Et dans la formation des utilisateurs enseignants et élèves, la dimension instrumentale ne menace-t-elle pas de prendre le pas sur l’exigence critique ?
De cette menace témoigne en effet le décalage entre les objectifs présidant au lancement du B2i (Brevet informatique et internet) par le ministère de l’éducation nationale en 2001 puis à ses évolutions jusqu’à aujourd’hui et la réalité des conditions de préparation de ce Brevet et de son obtention. Le Bulletin Officiel du Ministère de l’Éducation Nationale et de la Recherche du 23 novembre 2000 en définit les objectifs : « maîtrise des technologies d’information et de la communication [pour permettre] à l’élève d’en faire une utilisation raisonnée, de percevoir les possibilités et les limites des traitements informatisés, de faire preuve d’esprit critique face aux résultats de ces traitements, d’identifier les contraintes juridiques et sociales dans lesquelles s’inscrivent leurs utilisations ». Et l’un des promoteurs de ce Brevet, Jean-Michel Bérard (2002, p.4), de préciser qu’il vise à « former des utilisateurs avertis, capables d’autonomie et de créativité ». Avec une réserve de taille, toutefois : « l’objectif visant à donner aux futurs citoyens la maîtrise des nouveaux outils de communication présente un aspect plus novateur, mais aussi plus problématique, et a, au fil du temps depuis les années 70, fait l’objet de polémiques constantes. Est-ce le rôle du système éducatif que de dispenser aux élèves une formation sur ce qui, disent certains, n’est qu’un outil, au même titre que l’automobile ou la machine à laver ? » (p.5). En réponse à cette question, nombreux sont ceux qui expriment leurs réticences, sans forcément aller jusqu’au constat d’échec dressé par le militant historique du logiciel éducatif libre, Jean-Pierre Archambault (2011).
Un troisième facteur hypothèque la visée critique du projet éducatif sur les médias : les mutations de l’offre médiatique et son hétérogénéité croissante font obstacle à une approche scientifique unifiée. Chercheurs et experts sont pourtant nombreux à rêver à cette unification et à y travailler. En témoigne la vogue des termes génériques successifs – « audiovisuel », « technologie éducative », « multimédia », « e-learning » –, pour désigner ce qu’Henri Dieuzeide (1994, p.37) nomme « ce champ unifié des nouvelles technologies [qui] n’est pas un simple mariage forcé des techniques » ; à sa suite, Georges-Louis Baron et Éric Bruillard (1996, p.86) proposent eux aussi d’appréhender « les technologies de l’information et de la communication comme un ensemble cohérent ». Or, force est de constater que la convergence annoncée tarde à se réaliser. Au contraire la disparité l’emporte : écartelées de longue date entre cinq filières aux spécificités tranchées (Mœglin, 2010) – édition scolaire, informatique pédagogique, formation à distance, production éducative non scolaire et systèmes d’information et de gestion des ressources – les industries éducatives sont traversées par de fortes concurrences internes. Et plus les rivalités industrielles accentuent la propension de la recherche au repli sectoriel, plus la cohérence de la Technologie éducative à la française est mise en péril. Par ailleurs la propagation de mythes enchanteurs tels que ceux du « digital native » et de la « Société de l’information » et la fascination exercée sur les enseignants comme sur les élèves par les smartphones, tablettes, environnements numériques de travail, etc., contribuent à mettre entre parenthèses les interrogations distanciées sur les fins et les valeurs.
La conséquence de cette crise de la critique ne se fait pas attendre : elle se traduit par l’irruption en France des modèles instructionnistes, fonctionnalistes et productivistes dans l’utilisation éducative des médias. Il faudrait un article entier pour donner la mesure du phénomène et en suivre la progression : dès le milieu des années 1980, après l’interruption du programme « Informatique pour Tous », Enseignement Assisté par Ordinateur et cours télévisés mettent à l’honneur les principes didactiques d’un behaviourisme pédagogique que, par ailleurs, les « Mega-Universities » (Daniel, 1996) diffusent dans le monde entier ; le mouvement trouve, dix ans plus tard, un nouveau et puissant stimulant dans Internet et la « cyberformation » ; au début des années 2000, les campus numériques renforcent à leur tour la conception bancaire de politiques centrées sur la production et l’accumulation des ressources au détriment de l’intégration de ces ressources dans les activités pédagogiques elles-mêmes ; aujourd’hui, la mode des MOOC, Massive Open Online Courses, marque la généralisation de ce modèle américain, dont on oublie au passage qu’il date des années 1950 et 1960.
Relance de la critique
La nécessité d’une dimension critique n’en disparaît pas pour autant. Elle devrait au contraire s’affirmer d’autant plus que les initiatives qui viennent d’être brièvement mentionnées ne remportent pas les succès escomptés. Encore faut-il renouveler l’« approche communicationnelle du rapport à la connaissance que peut produire le recours aux TIC en éducation et formation » (Miège, 2009, p.244). À très modeste échelle, deux pistes de réflexions devraient pouvoir nous y aider un peu.
S’agissant, d’une part, du champ à couvrir, le triptyque associant apprentissage avec les médias, analyse des médias et production de médias n’a rien perdu de son actualité. Simplement, il faut se départir des pseudo-thèses d’essayistes tels que Don Tapscott et Marc Prensky sur l’aptitude de la présente génération à utiliser spontanément et efficacement Internet et les réseaux sociaux. Les travaux de Baron & Bruillard (2008) et d’autres interdisent au contraire de prêter aux élèves plus de talent et de compétences qu’ils n’en ont : les natifs numériques, indiquent ces auteurs, sont d’abord des naïfs qu’il s’agit de former. D’où l’urgence, par exemple, de réinsuffler au B2i l’ambition et la portée critiques qui n’auraient jamais dû cesser d’être les siennes.
Concernant, d’autre part, la numérisation des modes d’information et de communication à l’école, il est urgent de tirer les leçons des multiples expériences des deux décennies écoulées. À coup sûr, la sempiternelle question des vices et vertus du « numérique » – catégorie trop générale désignant des réalités trop disparates pour être d’une quelconque pertinence méthodologique – doit être oubliée au profit d’interrogations plus fécondes, mais aussi plus complexes, sur l’évolution des métiers et des professionnalités dans chacune des filières concernées par la numérisation.
Une question essentielle mais encore trop négligée a trait par exemple à la responsabilité des équipes pédagogiques face à la centralisation croissante des données. Celle-ci est favorisée par la généralisation des logiciels de suivi d’acquisition des connaissances par les élèves, des cahiers de texte en ligne, des systèmes de gestion du socle des connaissances et de tous les autres dispositifs dont l’exploitation des résultats se fait d’ailleurs fréquemment à l’insu des intéressés.
Autres exemples de questions trop rarement posées : qu’implique pour l’institution scolaire l’accès des élèves, des parents et des acteurs du monde socio-économique aux espaces de dialogue 24/7 disponibles sur les environnements numériques de travail ? Comment de nouveaux partages s’effectuent-ils entre espace public, espace privé et espace professionnel ? Et quelles transformations l’interposition de plates-formes telles que Corrélyce induit-elle sur les relations entre enseignants et éditeurs scolaires et sur le travail éditorial ? Autant de questions relevant d’une interrogation plus générale sur les modalités et incidences des nouvelles formes de l’industrialisation éducative. Ces questions sont suffisamment nombreuses et importantes pour alimenter un projet interdisciplinaire – qui reste à élaborer – de réévaluation des enjeux des outils et médias éducatifs pour la redéfinition du scolaire, de son périmètre, de ses missions, de ses responsabilités et de ses modes d’organisation.
Références bibliographiques
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Auteur
Pierre Mœglin
.: Pierre Mœglin est professeur à l’université Paris 13 Sorbonne Paris Cité, où il a fondé le LabSic qu’il a dirigé entre 1994 et 2010. En 2002 il a également fondé la MSH Paris Nord qu’il a dirigée jusqu’en 2013. Il est co-rédacteur en chef de Distances et médiation des Savoirs et co-directeur des collections « Communication, médias et sociétés » et « La Communication en Plus » aux Presses universitaires de Grenoble.