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Politiques publiques et Tice : ne circulez pas, il y a à voir

13 Fév, 2009

Résumé

La recherche sur les Tic dans l’éducation a ses objets privilégiés, ses méthodes et ses engouements. Dépendante, plus ou moins étroitement, des politiques de développement des technologies d’information et de communication dans les systèmes d’enseignement, cette recherche est sujette, comme son objet d’ailleurs, à de véritables modes. Ainsi, ces dernières années plusieurs chercheurs français se sont intéressés à la question des politiques en matière de Tice, sujet assez largement ignoré jusqu’alors.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Thibault Françoise, « Politiques publiques et Tice : ne circulez pas, il y a à voir« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2008/supplement-a/16-politiques-publiques-et-tice-ne-circulez-pas-il-y-a-a-voir

Introduction

L’étude des controverses scientifiques est un sujet privilégié de la sociologie des sciences contemporaine. Deux raisons à cela : l’étude des controverses brise l’image idéale d’une science consensuelle ; elle se trouve au cœur du débat qui oppose aujourd’hui rationalisme et relativisme. Définie dans son ouvrage comme une « Division persistante et publique de plusieurs membres d’une communauté scientifique, coalisés ou non, qui soutiennent des arguments contradictoires dans l’interprétation d’un phénomène donné. » (Raynaud, 2003, p.8), la controverse, même si elle n’est reconnue que par un seul protagoniste, impose que soit clairement identifiés les termes de la division.
A lire les différents articles et ouvrages qui traitent ou évoquent la question des politiques relatives aux Tic dans l’éducation, on est plutôt frappé par la similitude des arguments et des interprétations du phénomène politique. Pourtant quand on tente d’identifier les méthodes de travail utilisées, force est de constater que les cadres d’analyse sont manquants. Il s’agit donc moins dans cet article de faire état d’une controverse scientifique que de mettre en débat les méthodes souvent employées pour l’étude des politiques dans les travaux de recherche consacrés aux technologies de l’information et de la communication dans l’éducation et de montrer l’intérêt qu’il y a à réaliser des analyses approfondies. Ainsi, l’hypothèse de cet exposé est que l’absence de controverse sur la question des politiques en matière de Tic dans l’éducation est moins le signe de connaissances contradictoires que de savoirs incertains.

On reconnaît d’emblée que l’exercice est périlleux au moins pour deux raisons. La première est liée au projet lui-même qui, sauf à être maîtrisé, peut conduire à pointer tel ou tel écrit et tel ou tel auteur pour leurs analyses succinctes. La visée de ce travail impose d’éviter cette dérive. Sauf à être vraiment indispensables pour la compréhension du propos, les citations seront rares dans la première partie où il est question des méthodes de travail posant, selon nous, des problèmes majeurs. Même si une analyse préalable a été réalisée sur un ensemble de productions scientifiques, seule la critique secondaire sera exposée.
La deuxième difficulté renvoie au positionnement de l’auteur du présent travail. Proposé par une chercheure, autrefois ancienne responsable d’une politique publique dans le domaine, un tel projet n’est pas, on le comprend, facilement acceptable par des acteurs de la communauté scientifique qui seraient peu prompts à accepter un tel changement de posture. Le contexte actuel des sciences sociales françaises, caractérisé notamment par un fléchissement de la pratique réflexive, parfaitement explicitée par Bourdieu à la fin de sa carrière (2001), ne facilite pas cette démarche. Pourtant, c’est à partir de la reconnaissance des risques qui existent bel et bien quand il s’agit de passer du politique au scientifique, qu’ont été posées les exigences du cadre scientifique à partir duquel s’est développée cette réflexion.

Deux volets structurent cet article, le premier dresse un tableau, qui ne vise pas l’exhaustivité, des différents traitements des politiques que nous considérons comme discutables pour une démarche scientifique, le second amorce une réflexion sur la construction de nœuds d’articulation entre l’étude des politiques publiques et celle du cadre socio-technique pour donner à l’étude des politiques sur les Tic dans l’éducation une assise plus adaptée à rendre compte des phénomènes à l’œuvre. Le corpus d’analyse est composé de trente articles et six ouvrages écrits en langue française.

Bien que l’objet soit rarement discuté, le politique, tel qu’il est appréhendé dans la plupart des écrits scientifiques sur les Tic dans l’éducation est entendu dans ses acceptions les plus courantes à savoir comme ce qui a trait à l’Etat ou à l’exercice du pouvoir dans une forme institutionnalisée. Ainsi, sont souvent mentionnées les organisations internationales telles par exemple l’UNESCO ou l’AUF qui militent depuis longtemps en faveur de l’introduction des technologies d’information et de communication dans l’éducation. Trois traitements ont été repérés dans les écrits scientifiques analysés : le politique comme contexte de l’action, le politique comme dimension d’analyse, le politique comme espace de production de discours. En quoi ces différentes postures peuvent-elles, selon nous, poser problème ?

Le politique comme contexte de l’action

La notion de contexte se présente à bien des égards comme un fourre-tout qui prête à des utilisations diverses. Par définition, le mot « contexte » est relationnel : il est forcément contexte « de » quelque chose. De fait, c’est généralement ce « quelque chose » qui est l’objet d’étude sur lequel le chercheur porte au départ son attention, le contexte n’étant sollicité que pour participer à la description et à l’explication. Parler du « contexte de X » ou de « X dans le contexte Y », c’est parler principalement de X, et non du contexte. La notion en elle-même semble ainsi un objet dont l’étude est régulièrement reportée à plus tard.

Un tel report qui se prolonge parfois à l’infini présente au moins deux dangers : le premier est que se reproduise, de texte en texte, la même erreur, née initialement d’un fait non vérifié, le deuxième est qu’émerge une sorte d’histoire naturelle, éloignée des réalités sociales comme du jeu de rapports de force entre les différents acteurs. Quand la question concerne de près ou de loin le développement d’une technique dans une organisation sociale, le risque est grand alors que l’histoire de la technique remplace l’histoire sociale. Deux exemples peuvent être donnés pour illustrer les conséquences de ce genre de dérive, ils concernent la radio et l’enseignement à distance universitaires.

Bien que la situation semble évoluer en France, pour preuve par exemple le numéro 23 de la revue Médiamorphoses intitulé Radio et diversité culturelle qui témoigne de la pluralité des questions actuellement abordées, les travaux scientifiques consacrés à la radio ont longtemps été assez rares au regard de l’usage de ce qui reste un des médias les plus populaires. Phénomène considéré comme mineur dans le paysage radiophonique, la radio universitaire a quant à elle été reléguée à l’état d’initiative médiatique qui, pour certains auteurs, aurait été prise en 1937 pour participer à la diversification des contenus. Pourtant, c’est en 1947 deux ans après la fin de la deuxième guerre mondiale que Radio-Sorbonne a été créée, avec pour objectif, selon la direction en charge de l’enseignement supérieur, d’assurer « le rayonnement de la Sorbonne auprès du grand public à l’instar du collège de France » (Note interne à la direction de l’enseignement supérieur : « Enseignement supérieur et radio »). Loin de renvoyer à une intention purement éditoriale, la création de la radio est en fait le résultat d’un geste politique fort (Thibault, 2007a). En effet, alors que les fréquences sont rares, cette initiative prise par la RTF, avec l’appui de quelques universitaires, lui donne une place de choix dans l’univers radiophonique. L’analyse des réseaux d’acteurs impliqués dans le projet montre que, plus qu’un projet éditorial, c’est une représentation du monde qui est partagée par les acteurs. Largement inspirée par la place qui est accordée à la connaissance pour construire un monde meilleur et le rôle que peut tenir la radio pour participer à ce mouvement, cette vision confère au plus grand média de masse du moment une double mission de médiation et de libération puisque, grâce à lui, les individus peuvent être dégagés des contraintes de temps et d’espace imposées par les institutions d’enseignement. En cette année 1947  la deuxième guerre mondiale n’est pas loin et les acteurs clés de ce réseau sont pour la plupart des anciens résistants. Sans développer plus avant les conséquences de cette méprise relative à la date de création de Radio Sorbonne, on mesure, par ces quelques observations, les erreurs de compréhension du phénomène qu’elle a pu entraîner.

L’exemple de l’enseignement à distance est un peu différent puisque il y est moins question d’erreur due à des lacunes dans les sources utilisées que de domination du discours technique y compris parfois dans des recherches qui s’en défendent. L’étude des introductions de nombreux exposés de praticiens sur l’enseignement à distance (Thibault, 2007a) montre que s’est progressivement imposé un découpage séquentiel type en guise d’histoire de l’EAD. De texte en texte et pour fixer le contexte, est souvent repris un mouvement à quatre temps qui démarre avec l’apparition des services postaux, s’amplifie avec la radio, se poursuit avec la télévision et explose avec l’Internet. Le travail réalisé sur l’enseignement à distance français pour la période qui va de 1947 jusqu’à 2004 sur la base d’analyses des discours et des cadres administratifs et réglementaires (Thibault, 2007a) propose un tout autre découpage temporel, largement indépendant de l’histoire des techniques. Quatre points de rupture ont été identifiés : le début des années 1970 qui correspond à une campagne de presse orchestrée par le journal Le Monde contre « l’enseignement par correspondance » ; 1991 et 1992, en écho à deux décisions successives du gouvernement français qui renonce au projet d’université à distance, la France est présentée comme « déconnectée » ; le début des années 2000 où de nombreux journaux commentent l’explosion de l’EAD au niveau international et le démarrage « trop longtemps attendu » des initiatives françaises ; à partir de 2002, où les mêmes annoncent avec « l’éclatement de la bulle Internet », le déclin de l’enseignement à distance au bénéfice des formes « hybrides », « bimodales », « mixtes ». Au-delà d’un simple récit historique, cette analyse permet de donner des éléments de compréhension du faible développement de l’enseignement à distance français par la mise en évidence d’un espace public français où se rencontrent hommes de presse et professionnels de l’éducation prompts à le critiquer au nom de la défense du système éducatif traditionnel. En rester, en guise de contexte de l’enseignement à distance, à l’évocation des techniques successives c’est tout simplement faire fi de cette histoire sociale et, dans parallèlement, rendre possible une histoire mondiale largement déterminée par les techniques et dégagée des cultures.

Pour conclure provisoirement ce sujet à partir des deux exemples précédents, il paraît opportun de mettre en question la coutumière logique d’écriture qui consiste à situer le propos dans un cadre sans que ce cadre ait fait lui-même l’objet de recherches. L’évocation des politiques réduites au statut de contexte est propice à l’écriture d’une histoire plus admise que prouvée. Décor de l’action, les politiques pèsent de ce fait assez peu en comparaison de l’évolution des techniques. L’effacement  du culturel et du social qui en résulte n’est pas sans effet sur l’image du monde que ces travaux participent à construire.

Le politique comme dimension d’analyse

Communément la notion de dimension renvoie à une grandeur mesurable. Utilisée dans son sens figuré, la dimension est un axe de signification qui suppose l’existence d’autres axes.

Pourquoi rappeler ces deux grandes acceptions ?
Partant toujours de l’observation d’un corpus de travaux de chercheurs et de praticiens produits sur les Tic dans l’éducation en France ces trente dernières années, une certaine concomitance peut apparaître parfois entre la reconnaissance de l’importance de la dimension du phénomène politique pour l’analyse de la situation sociale des Tic dans l’éducation et le volume de discours produits sur ces technologies. Autrement dit, il semblerait qu’on puisse d’autant moins se passer de l’analyse des politiques que la publicité qui est faite sur ces politiques est grande. A l’inverse, en l’absence de dispositif de communication, la dimension politique marque le pas sur d’autres axes d’analyse. Quelles conséquences ces glissements peuvent-ils avoir sur la perception du phénomène ?
Le biais majeur qu’une telle posture peut produire réside dans la confusion entretenue entre la publicisation de l’action politique et son effectivité. Selon ce point de vue, l’action publique serait étroitement dépendante du contenu des grands programmes politiques et à l’inverse, en leur absence, l’action publique serait insignifiante. L’observation du plan d’action gouvernemental pour la société de l’information (PAGSI), lancé en 1997, par le premier ministre Lionel Jospin, met largement à mal ces assertions.
En effet, alors que les nouvelles technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement constituent la première priorité parmi les six qui figurent au sommaire du texte du PAGSI, il est intéressant d’étudier les moyens consacrés à ce secteur. L’analyse détaillée des budgets octroyés, à la même période, aux universités dans le cadre du contrat entre l’Etat et les établissements permet de mettre en évidence le désengagement financier du ministère en charge de l’enseignement supérieur dans le domaine des Tic pour l’enseignement. Ainsi, alors que le discours politique se montre volontariste, la diminution des crédits dans le domaine n’a jamais été aussi importante et elle le restera jusqu’en 2000, année où est lancé l’appel d’offre pour la création de Campus numériques. Force est donc de constater, qu’au moins dans un premier temps pour l’enseignement supérieur, le lancement du PAGSI n’a pas radicalement transformé le cours de l’action publique ni l’agir des acteurs impliqués dans les Tic à l’université. La publicisation du programme politique n’a pas immédiatement correspondu à un engagement de l’Etat.
Les exemples sont nombreux qui attestent à l’inverse que l’absence de programme d’action politique ne signifie pas absence de politique et d’action publiques. L’objet ici n’étant pas de multiplier les cas mais de montrer les dérives liées à la place donnée à la dimension politique, l’exemple du PAGSI suffit pour souligner l’étendue des décalages qui peuvent exister, notamment dans les secteurs qui touchent aux technologies de l’information et de la communication, entre l’ampleur de la publicisation du discours politique et sa traduction en agir ou en action. A cantonner le politique au statut de simple dimension d’analyse, le risque est donc grand pour le chercheur d’être pris aux pièges les plus élémentaires de la politique.

Le politique comme espace de productions de discours

En lien avec le point précédent, étudions comment la réduction de l’analyse du politique à l’analyse des discours produits par le politique peut écarter du champ de réflexion l’action politique elle-même.
Par exemple, sans contester l’intérêt de la lecture des rapports officiels, on peut s’interroger sur le sens des séquences qui sont proposées par Hélène Papadoudi (2000) et qui permettent, selon elle, de faire état de l’évolution des conceptions sur les Tic à l’école depuis le début des années soixante. Ainsi, trois périodes sont identifiées : 1960 –1980, les Tic sont pensées comme solutions aux insuffisances du système et outils de modernisation ; 1980-1990, elles doivent faciliter l’ouverture de l’école sur l’extérieur et notamment sur l’espace médiatique ; 1990-2000 : elles participent à l’individualisation de l’éducation.
Est-ce vraiment le rôle politique que l’on fait jouer aux Tic qui évolue, ou tout simplement les priorités propres à la politique éducative ? N’est-on pas, avec l’usage discursif qui est fait des Tic, devant un sujet qui est transformé au fil des besoins de la politique éducative ? Autrement dit n’aurait-il pas été nécessaire, avant tout travail approfondi sur les textes, de se demander si leur existence s’accompagnait ou non de la mise en place d’une politique sectorielle clairement construite sur l’objet Tic pour l’éducation? Quels en étaient le contenu, l’agenda et les moyens et quels en étaient les acteurs ?
Il nous semble que la contribution à l’analyse des politiques publiques consacrées aux technologies d’information et de communication pour l’éducation passe impérativement par une interrogation sur le rapport entre politique éducative et politique sur les Tic dans l’éducation et sur l’analyse de la politique sectorielle quand celle-ci existe, au risque sinon de conclure, au travers de la simple lecture des discours, que, malgré les nombreux efforts faits par le politique pour introduire ces technologies à l’école, leur place dans le système éducatif reste modeste. Ainsi se trouvent renforcées les idées d’une institution qui « résiste au changement » et d’une histoire qui bégaie alors que ni l’ampleur ni la nature de l’effort des pouvoirs publics n’a été étudiée.
Le politique, cantonné dans des discours réactualisés au fil du temps mais fondamentalement ressemblant, se voit de ce fait désincarné. Seuls les terrains d’expérimentation paraissent inscrits dans une réalité sociale où les interactions humaines sont déterminantes. Cette conception du politique, et plus étroitement de l’action de l’Etat, est fondée sur la pensée de l’existence d’une autorité impérative insensible aux évolutions des rapports de force qui la constituent. Elle est ainsi éloignée des travaux qui ont été réalisés dans le champ des politiques publiques, science qui se définit comme celle de l’Etat en action et qui rejette l’idée qu’une politique puisse être un processus de décision abstrait dont on pourrait saisir le sens de l’extérieur en se limitant « à identifier les déterminants structurels ou les contraintes (économiques ou historiques) qui pèsent sur elle » (Muller, 1990, p.33).
Pourtant, qu’il s’agisse par exemple des travaux menés en France sur l’enseignement scolaire (Van Zanten) et sur l’enseignement supérieur (Musselin), l’apport des concepts de configuration d’acteurs, réseaux sociaux et référentiel d’action notamment est incontestable pour la compréhension des politiques éducatives telles qu’elles ont été initiées et mises en place au moins ces quarante dernières années.
Dans le champ plus restreint de l’analyse des politiques centrées sur les Tic dans l’enseignement supérieur, ces cadres ont également constitué de réels apports pour comprendre l’évolution et le changement de cap du réseau universitaire des centres d’autoformation (Thibault, 2003) ou le retournement politique à l’intérieur du programme Campus numérique (Thibault, 2007b). Ils ont permis de montrer notamment le pouvoir que pouvait prendre la configuration universitaire pouvant aboutir jusqu’à la réorientation d’une politique ministérielle (Thibault 2007b).

En conclusion de cette première partie est réaffirmé l’intérêt d’avoir recours aux cadres d’analyse des politiques publiques pour aborder la question politique dans le domaine des technologies d’information et de communication dans l’éducation. Sans ces cadres, le danger est grand qu’une histoire fossilisée, parfois construite à partir d’erreurs factuelles répétées, s’impose. Le politique, réduit à des grands choix exposés dans des discours largement publicisés, court le risque de se faire l’écho de l’antienne du moment, pour l’heure fortement marquée par les référentiels du libéralisme et du marché. Sauf à refuser a priori que les acteurs impliqués, à divers titres, dans le développement des Tic pour changer les pratiques pédagogiques aient un poids quelconque dans les choix politiques qui sont faits et puissent mesurer, au moins partiellement, les conséquences de leur action au niveau du macro-système éducatif, il convient de reconnaître l’importance des interactions humaines dans la détermination des politiques sectorielles consacrées à des domaines nouveaux et notamment aux technologies d’information et de communication dans l’enseignement. Plus généralement, ces résultats incitent à défendre l’idée que, dans les états démocratiques au moins, la politique, au sens où l’entend Hannah Arendt c’est à dire comme un agir dans la cité, interagit sur le politique notamment dans le cadre des politiques sectorielles.

Au-delà de ces observations, il nous semble que ce type d’analyse peut présenter d’autres intérêts notamment si des croisements sont opérés avec le cadre socio-technique tel qu’il a pu être défini par Patrice Flichy et travaillé par de nombreux chercheurs en science de l’information et de la communication. Les réflexions qui suivent constituent la première étape d’un travail en cours qui vise à penser les modalités d’articulation de ces deux cadres en vue de réaffirmer l’intérêt d’approches croisées.

Les enjeux de l’analyse en terme de politiques publiques et de cadre socio-technique

Pour Patrice Flichy (1991), le cadre socio-technique : « permet de percevoir et de comprendre les phénomènes techniques auxquels on assiste et d’organiser son action et sa coopération avec les autres acteurs. Il est constitué d’un ensemble de savoirs, de savoir-faire et d’artefacts techniques mobilisés dans le déroulement d’une action technique. (…) Il permet de structurer les interactions qu’un individu développe avec les artefacts techniques et avec les autres hommes, organise les interprétations que l’individu tient face à lui-même ». Ainsi, les analyses qui s’inscrivent dans ce cadre s’intéressent aux interactions entre la logique sociale et la logique technique reconnaissant que l’une n’existe pas sans l’autre et que chacune n’existe qu’au travers de l’autre : les contraintes techniques n’existent pas en soi mais surgissent lorsque les acteurs sociaux mettent en œuvre ces technologies et les relations sociales qui se manifestent au cours d’un processus d’intégration technologique ne se tissent que par la médiation de la technique.

Le premier problème qui peut bénéficier de l’articulation des deux cadres concerne l’identification même de l’existence d’une politique publique. Partant du principe qu’une politique publique n’est pas un donné mais un construit, Yves Mény et Jean-Claude Thoenig (1989) ont retenu cinq éléments pour fonder l’existence d’une politique publique. Une politique publique est constituée d’un ensemble de mesures concrètes, elle comprend des décisions de nature plus ou moins autoritaire, elle s’inscrit dans un cadre général d’action, elle a un public et enfin elle définit obligatoirement des buts ou des objectifs à atteindre. Appliqué à chacun de ces éléments, le cadre socio-technique permet d’aller plus avant dans la compréhension d’une politique sectorielle qui donne une large place à la technologie tout en visant des objectifs sociétaux. Prenons l’exemple du développement, apparemment imposé par le haut, des espaces numériques de travail dans l’enseignement supérieur, comment expliquer leur adoption par une partie du monde universitaire si ce n’est en montrant le rôle d’un important réseau humain interne au monde universitaire et largement impliqué dans le développement de l’Internet ? La décision est donc moins autoritaire qu’elle ne pourrait le paraître et en tout cas le fruit de l’existence d’un réseau socio-technique représenté dans les instances décisionnelles.

Le deuxième type de question qui peut bénéficier de cette approche croisée concerne la genèse même de la politique. Pourquoi l’introduction des technologies d’information et de communication fait-elle, à un moment donné, l’objet d’une politique ? Sauf à se contenter de la réponse générale qui consiste à défendre l’idée que seules les Tic font l’objet d’une politique qui aurait la caractéristique de faire feu de tout bois et que l’éducation n’est qu’un espace d’application de cette politique parmi d’autres, le chercheur est conduit à s’interroger sur qui et quoi, dans le système éducatif, permet l’inscription de cette question sur l’agenda politique. Sur ce point, les travaux de Pierre Moeglin (1994, 2005) apportent de précieux éclairages. Dans le premier cas, en retraçant les parcours des expérimentations satellitaires pour l’éducation des années 1970 et en montrant la nature de leurs réalisations et l’ampleur de leurs organisations, il met en évidence l’importance de l’idée préalable de l’outil qui annonce ses usages et le rôle charnière des expérimentateurs. Déclencheur d’une mobilisation particulière l’outil rassemble des groupes hétérogènes d’acteurs composés d’ingénieurs, de décideurs politiques, de financeurs, d’administrateurs, de pédagogues et d’experts. Tantôt fonctionnant comme un club, tantôt comme un ensemble structuré, ces configurations, traversées par des conflits et occupés à des négociations de toutes sortes, sont à l’origine de compromis socio-techniques fort longs à stabiliser (plus d’une décennie pour le satellite éducatif). Sans eux, pas d’usages et pas de politique possible. Dans son ouvrage de 2005, en s’interrogeant sur l’ensemble des outils et médias éducatifs, Pierre Moeglin montre, qu’au delà de leur hétérogénéité et de leur ambivalence (à la fois produit artisanal et industriel, marchandise et bien public, équipement domestique et professionnel, outil et média), une propriété essentielle lie ces objets à savoir leur fonction objectivante. L’auteur fait remarquer que cette propriété est d’autant plus significative que dans l’espace de l’école l’utilisation de ces objets est restée facultative. Inscrite dans une temporalité longue de l’histoire de l’école, cette analyse rend compte de l’importance de ces groupes d’acteurs constitués pour défendre la nécessité d’objectiver la communication éducative et donc l’utilité des outils de leur époque, rendant possible à chaque période l’émergence d’une politique venant tenter d’imposer cette conception de la communication éducative.

Le troisième point d’articulation, qui clôt provisoirement notre réflexion, a trait aux questions d’évaluation qui animent à la fois le monde de la recherche qui s’intéresse au politique et surtout le monde politique lui-même qui voit là un moyen de justifier son action, la ré-orienter ou critiquer l’action des adversaires. En France, le décret du 22 janvier 1990 en a donné la première définition officielle : « Evaluer une politique, c’est rechercher si les moyens juridiques, administratifs ou financiers mis en oeuvre permettent de produire les effets attendus de cette politique et d’atteindre les objectifs qui lui sont fixés ». Le décret du 18 novembre 1998, créant le Conseil national de l’évaluation, lui a substitué une nouvelle définition selon laquelle « l’évaluation d’une politique publique a pour objet d’apprécier l’efficacité de cette politique en comparant ses résultats aux objectifs assignés et aux moyens mis en oeuvre« . Six critères simples ont ainsi été définis pour aider le commanditaire et le chargé d’évaluation à caractériser les principales « qualités » d’une « bonne » politique : la cohérence, l’atteinte des objectifs, l’efficacité, l’efficience, l’impact et la pertinence. S’il est important d’insister sur le fait que les questions auxquelles l’évaluation tente de répondre sont distinctes de celles qui sont posées dans une activité de recherche (Kessler et al, 1998) cette dernière se déroulant toujours dans le périmètre d’un corpus scientifique, il convient cependant de reconnaître l’intérêt qu’il y a pour le chercheur à se pencher sur la place réservée à l’évaluation pour aborder la question de la succession des politiques publiques dans le domaine des technologies d’information et de communication dans l’éducation. Le travail d’Alain Chaptal (2003) consacré aux Tic dans l’enseignement scolaire met en évidence la surestimation du critère d’efficacité et montre bien, sur la base de cette imbrication entre le technique et le social, le rôle des pionniers qui tentent sans cesse « d’apporter une preuve comparative purement quantitative » (Chaptal., p. 355) du bien-fondé de leur action. Survalorisant la question de l’efficacité, praticiens et parfois chercheurs, négligent l’analyse du traitement des autres critères qui fondent l’évaluation d’une politique, confinant cette dernière au statut de déclencheur d’action et attribuant au terrain ou à l’institution les principales causes de la réussite ou de l’échec de l’expérience comme s’il s’agissait de la seule question possible. Pertinence, objectifs et moyens des politiques de développement des Tic dans l’éducation constituent autant de sujets qui méritent que des chercheurs s’y attardent en tenant compte des apports des cadres socio-techniques pour pouvoir peut être donner une autre image que celle de la vague pour expliquer la succession, ces quarante dernières années, des politiques dédiées aux Tic pour l’éducation.

La richesse du croisement de nos deux cadres d’analyse n’a été qu’esquissée dans ce texte qui se présente plus simplement comme une sorte de programme de travail destiné à être discuté par ceux, encore trop peu nombreux, qui s’intéressent à la compréhension des phénomènes liés aux déploiements des outils et médias éducatifs dans la société.

Références bibliographiques

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Auteur

Françoise Thibault

.: Françoise Thibault est directrice de programme à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme de Paris et conseillère scientifique au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Initialement spécialiste de littérature et de cinéma, Françoise Thibault a consacré une partie de sa carrière au développement des usages des technologies de l’information et de la communication (Tic) dans l’enseignement supérieur. Elle a été à l’origine d’initiatives nationales comme Les Amphis de la Cinquième, Audiosup, Formasup, Canal-U, Campus Numérique etc. Son travail scientifique s’intéresse plus particulièrement aux relations entre les institutions d’enseignement et de recherche et les Tic. Croisant des approches sociologiques et historiques, elle est impliquée dans des projets scientifiques visant à inscrire les outils et médias éducatifs dans des temporalités longues et des organisations sociales identifiées Françoise Thibault est également membre du séminaire sur l’industrialisation de la formation (SIF), chercheur associé au Céditec, membre de la rédaction en chef de la revue Hermès et membre du comité éditorial de la revue Distances et savoirs.