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Le déploiement et l’utilisation d’un environnement numérique de travail peuvent-il être un objectif stratégique pour une École d’Ingénieurs ?

13 Fév, 2009

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Rizza Caroline, « Le déploiement et l’utilisation d’un environnement numérique de travail peuvent-il être un objectif stratégique pour une École d’Ingénieurs ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2008/supplement-a/14-le-deploiement-et-lutilisation-dun-environnement-numerique-de-travail-peuvent-il-etre-un-objectif-strategique-pour-une-ecole-dingenieurs

L’étude et son contexte

L’étude et les résultats présentés ici s’appuient sur le travail empirique réalisé entre 2005 et fin 2007 dans le cadre du déploiement de l’environnement numérique de la formation initiale (ENFI) de Telecom ParisTech, par une équipe constituée de trois chercheurs et un « acteur-terrain », membres de l’Equipe de Recherche Technologique en éducation Campus numériques et innovation pédagogique (Equipe, labellisée par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ERTé n°59), est portée par l’Université de Provence, l’Université de Bordeaux-3 et l’Université de Technologie de Compiègne).
D’un point de vue général, l’activité de l’ERTé a débuté autour de la question centrale « A quelles conditions les campus numériques peuvent-ils ou non susciter concrètement les processus d’innovation pédagogique au sein du système d’une institution éducative de l’enseignement supérieur ? ». Cette question s’est précisée terrain par terrain (ENFI fait partie des cinq terrains empiriques observés dans le cadre de l’ERTé), donnant lieu à un travail empirique spécifique, tenant compte des spécificités du terrain (contexte de déploiement, groupes d’acteurs, etc.) et des caractéristiques disciplinaires d’origine et trajectoires de recherche de chacun des chercheurs.
Concrètement, pour ENFI, le travail rapproché et la collaboration entre les acteurs « recherche » et l’acteur « terrain » ont permis d’ancrer la problématique autour de la question du changement au sein des pratiques pédagogiques des acteurs de la formation initiale de Telecom ParisTech et de son « pilotage » par l’institution à l’occasion du déploiement de cet environnement.
La recherche a été conduite sur 18 mois et a reposé sur quatre modes de collecte de données :

  • L’élaboration progressive d’une chronique documentaire : corpus réunissant les documents susceptibles d’accéder à une compréhension historique du projet ;
  • La conduite d’entretiens auprès de différentes catégories d’acteurs : les acteurs « cadres » (acteurs décisionnaires du projet et de l’école), les acteurs utilisateurs (élèves, enseignants, personnels administratifs) ;
  • Une enquête en ligne portant sur les pratiques et attentes des élèves en matière de Tice ;
  • L’analyse par inspection des ressources et services réalisés dans le cadre d’ENFI (notamment les sites pédagogiques réalisés par les enseignants et mis à disposition des élèves via ENFI).

La composition de l’équipe de recherche présentait des caractéristiques qui ont joué un rôle important dans la conduite du travail. A l’issue de ce programme, trois d’entre elles nous semblent avoir été déterminantes :
La première concerne l’équilibre entre une représentation interne de l’école dans l’équipe (2 personnes) et la participation de 2 chercheurs extérieurs à l’établissement ;
La deuxième est relative à la discipline des trois chercheurs de l’équipe. Tous enseignants-chercheurs en sciences de l’information et de la communication mais tous ayant des parcours et des spécialités différentes, les activités de recherche ont nécessité des explicitations et des ajustements permanents, coûteux en temps mais riches tant en remises en question qu’en complémentarités des apports de chacun.
La troisième a trait à l’insertion de la recherche dans la conduite du projet de terrain par l’école. Le rôle décisif assuré par l’acteur relai au sein de l’école et ayant une connaissance fine du projet et de ses acteurs) a non seulement facilité l’accès au terrain pour les chercheurs mais a permis de nombreuses interactions entre l’équipe de recherche et l’équipe projet. En ce sens, le travail réalisé relève d’une logique de recherche-action entendue dans une acception proche de la définition donnée par Georges Lapassade (1993) qui souligne la nécessité de deux propriétés indissociables. On observe d’une part la primauté du « dispositif d’action » qui possède ses objectifs propres à la réalisation desquelles à recherche va contribuer et, d’autre part, un « dispositif de visibilité » qui « donne à voir » et permet ainsi un ancrage de la recherche dans la réalité du projet de terrain. Recherche et action ne se distribuent alors pas dans le temps selon une logique séquentielle mais tendent à la contemporanéité ce que Georges Lapassade évoque en termes de « dédoublement permanent » des chercheurs et des praticiens et de « relations réflexives entre le savoir et l’agir« . Le travail des équipes ENFI (équipe projet et équipe de recherche qui se recouvrent très partiellement) s’inscrit dans cette logique.

Cette communication propose de revenir à travers la thématique retenue pour cette école d’été d’une part sur 10ans de Tice à Telecom ParisTech et, d’autres part, sur les principaux résultats obtenus dans le cadre de l’ERTé Canip sur le terrain ENFI.

Le dispositif ENFI : mise en perspective historique d’un projet de déploiement d’un environnement numérique de travail

Telecom ParisTech a initié en 2003 un projet de développement et de déploiement de l’ENFI, un environnement numérique dédié à la formation initiale de l’école et qui intègre des fonctions de gestion de la scolarité (de l’admission au diplôme) et des fonctions d’ordre pédagogique. Le département Innovation pédagogique (département IP) est chargé de la conduite de ce projet qui mobilise également d’autres départements et services de Telecom ParisTech.
De manière factuelle, cet environnement numérique s’inscrit dans la politique d’intégration des technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (Tice), affichée comme un axe majeur de la politique de l’école dès 2001. Le projet ENFI s’inscrit dans une continuité historique pour institutionnaliser un changement à la fois d’organisation et de pratiques au sein de la formation initiale de l’école (Rizza et al., 2008).
Ainsi, la compréhension de notre étude nécessite une bonne représentation du dispositif, notamment dans son contexte et déroulement historique. Nous en proposons ici une clé de lecture à la lumière des politiques nationale en matière de Tice.

Le choix d’un terrain empirique pour l’Erté orienté par une politique nationale en matière de Tice

Comme nous le précisions en introduction, ENFI constitue un des cinq terrains empiriques observés dans le cadre de l’ERTé Canip. Cependant, en 2003, lors de la rédaction du projet d’ERTé, le projet initialement envisagé et proposé comme terrain d’observation était la Cellule d’Accompagnement à l’Ingénierie de la Formation Ouverte et à Distance (Caifod) dont l’objectif était d’organiser et mettre en œuvre des actions d’accompagnement à destination des acteurs de la formation à distance dans l’Enseignement Supérieur dans les domaines de l’ingénierie de la formation ouverte et à distance.
Dans une perspective chronologique des politiques nationales françaises en matière d’incitation à l’introduction des TICE dans l’Enseignement Supérieur, ce choix apparaît tout à fait justifié puisqu’il correspond au 2e appel à projet Campus Numériques. Le projet Caifod est d’ailleurs l’aboutissement des projets Campus Numériques Formation à l’Ingénierie Pédagogique pour la Formation Ouverte et à Distance (Fipfod) 1 et 2 (2001 et 2003) animés par le département innovation pédagogique de Telecom ParisTech (en collaboration avec l’Université Technologique de Compiègne, la cellule d’innovation pédagogique de l’Université Aix-Marseille 2, l’Ecole des Mines de Nantes et Grenoble Campus Ouvert).
En interne à Telecom ParisTech, le département IP est alors en charge d’accompagner cette politique via la conception et la mise en œuvre d’un portail spécifique de formation. Ce portail de formation est très rapidement amené à devenir le portail de la formation initiale (PFI) visant à regrouper l’ensemble des sites et ressources pédagogiques des enseignements proposés par Telecom ParisTech. En 2005, le portail de la formation initiale fusionne officiellement avec le Système d’Information de la Formation Initiale de Telecom ParisTech donnant ainsi naissance au projet ENFI.
C’est ainsi que les nouvelles orientations annoncées par le 3e appel à projet Campus Numérique (2003) pour le développement de nouveaux environnements de travail et les mesures (2004-2005) visant la mise en place d’une politique éditoriale cohérente pour la production de ressources pédagogiques numérisées et leur mise à disposition en ligne, trouvent un écho au sein de Telecom ParisTech dans la politique Tice menée par le département IP
Lors de la phase de démarrage de l’ERTé Canip (2005) le projet ENFI trouve donc sa place comme terrain d’observation de ces campus numériques tels que définis par l’ERTé : « une formation qui se déploie dans l’Enseignement supérieur français et francophone, mobilise l’usage des TIC et désigne une FOAD en tant qu’ « articulation de situations d’apprentissages complémentaires et plurielles en termes de temps, de lieux, de médiations pédagogiques humaines et technologiques » (collectif de Chasseneuil, 2001)  » (ERTé Canip, 2003, p. 7).
Cette mise en perspective historique du projet ENFI au regard des politiques Tice menées depuis 10 ans dans l’Enseignement Supérieur permet de souligner les concordances entre le niveau macro de ces politiques nationales voire européennes en matière de formation et de Tice et le niveau meso que constitue une institution d’Enseignement Supérieur telle que Telecom ParisTech (le niveau micro correspondant aux pratiques pédagogiques ou administratives des acteurs de la formation) (grille d’analyse empruntée à Deceuninck (1998)).

Le pilotage par les Tice de Telecom ParisTech au regard des 10 ans de déploiement des Tice dans l’Enseignement Supérieur français

Selon les entretiens réalisés auprès des personnels de Telecom ParisTech, et notamment auprès du responsable du département IP qui pilote le projet,  ENFI tient une place importante dans la stratégie du département IP, s’inscrit dans la continuité des actions que celui-ci mène depuis une dizaine d’années et lui permet de réinvestir au profit de l’école l’expérience acquise au sein de projets plus anciens s’adressant le plus souvent à un public externe (cf.supra). Comme nous le verrons, ENFI est ainsi présenté comme une réorientation dans l’action du département IP qui, après avoir travaillé pendant des années avec et pour des enseignants pionniers dans l’usage éducatif des Tic souhaite parvenir à une généralisation des usages. Le déploiement d’ENFI a été lancé dans le contexte d’une réforme de l’organisation de la formation initiale visant à la convergence avec le processus de Bologne et reposant sur une semestrialisation de la scolarité. Ces transformations sont perçues par le chef de projet ENFI comme des événements susceptibles de potentialiser un développement des usages d’ENFI en les inscrivant explicitement dans la politique de l’établissement.

La figure suivante tente de conjuguer le niveau macro des politiques nationales en matière de Tice et le niveau meso de l’institution d’enseignement Supérieur en termes de pilotage par les Tice :

Figure 1. Mise en perspective historique de la politique TICE de TELECOM ParisTech au regard de 10 ans de déploiement de TICE dans l’Enseignement Supérieur français.

Ainsi, la lecture et l’analyse des documents officiels (présentations internes et externes réalisées par le chef du projet ENFI et chef du département IP sur le projet ENFI et la politique Tice menée à Telecom ParisTech) mettent en évidence :

  • d’une part, une forte assimilation entre la politique Tice menée par Telecom ParisTech et les orientations prises pour le projet ENFI ; assimilation pouvant facilement s’expliquer par le fait que le chef du Département IP en charge de cette politique Tice soit le chef du projet ENFI ;
  • d’autre part, un changement de politique Tice correspondant aux prémices du projet ENFI (Portail de la formation initiale) et qui se traduit dans les discours officiel par l’affichage d’une volonté : « de passer de la formation à distance à l’usage des Tice », « travailler avec l’ensemble des enseignants de l’Institution et moins avec les pionniers », « être à l’écoute des usagers en répondants aux attentes et difficultés des enseignants et des élèves de l’école », « faciliter une visibilité internationale ».

Au regard de cette mise en perspective historique, le choix du déploiement d’un environnement numérique de travail semble justifié par le contexte national voire international.
Cependant, il paraît légitime de se demander si le statut de grande école, et qui plus est dans le domaine des télécommunications, ne justifie pas également une nécessité de se démarquer afin de « gagner » un statut de précurseur en matière d’usages et de pratiques des Tice.
Dès lors, il s’agit de se demander si les actions menées dans le cadre du projet ENFI pour accompagner les acteurs des la formation initiale à l’usage des ces technologies aboutissent, ou non, à l’appropriation de ce dispositif et à un changement effectif de pratiques pédagogiques.

Des campus numériques à la mise en place de la baladodiffusion à Telecom ParisTech : quelle(s) innovation(s) pédagogiques ?

Le projet ENFI vise donc à favoriser l’intégration des Tice dans les pratiques pédagogiques de Telecom ParisTech en fournissant à tous les acteurs de l’école (élèves, enseignants, personnels administratifs et techniques, directeurs) un environnement numérique de travail intégré.
S’appuyant sur des applications et expériences préexistantes à l’école, comme l’ancien système d’information de la Formation Initiale, l’ensemble des ressources en ligne portant sur les enseignements et les projets, ou la base de données gérant l’évaluation de ces enseignements, ENFI est le résultat de l’agrégation de deux projets complémentaires : le projet SIFI (système d’information de la formation initiale) et le projet PFI (portail de la formation initiale). C’est à ce titre qu’il articule des fonctions de gestion de la scolarité et des fonctions d’ordre pédagogique.
Si ENFI constitue bien selon nous un dispositif dans la lignée des travaux de Michel de Certeau (1990) et de Michel Foucault (1967) et au travers de ceux de Philippe Hert (1999) en tant qu’ensemble :

  • de procédure et de technologies organisatrices ;
  • structuré et finalisé par une intentionnalité ;
  • conçu comme une « hétérotopié » afin de donner forme à des médiations sans qu’il puisse en garantir l’existence ni la forme ;

nos travaux ont entre autre consisté à mettre en évidence s’il constituait, ou non, un dispositif au sens de l’ERTé Canip : « le dispositif [est] un campus numérique suscitant un (ou des) processus d’innovation pédagogique » (ERTé Canip, 2003, p. 8).
L’innovation pédagogique est appréhendée dans ce travail, non seulement comme l’introduction de nouveaux objets techniques mais comme un ensemble complexe de processus relatifs à l’usage de ces nouveaux objets. Dans la lignée des travaux de Bonami et Garant (1996), l’intérêt est essentiellement porté aux processus de transformation des conceptions et pratiques sociales. Plus précisément, l’hypothèse centrale de ce travail conditionne, au sein de ces dispositifs, l’innovation pédagogique à des reconfigurations inédites d’espace-temps, à l’émergence de nouvelles formes de travail collectif et la conception et la mise en œuvre d’objets (technologiques ou non) de négociation et de collaboration. Si la recherche a permis de vérifier l’intérêt conceptuel et méthodologique de ces trois catégories, elle a également mis en évidence que, le plus souvent, le déploiement de campus numérique n’induisait pas ou peu d’innovations pédagogiques (Cerisier et al., 2008).
Sur la base de cette recherche et afin d’apporter des éléments de réponse à la thématique de l’Ecole d’été, nous souhaitons dans cette seconde partie d’une part présenter les résultats relatifs au rôle du Département IP en tant qu’élément de potentialisation de l’usage des Tice au sein de Telecom ParisTech et, d’autre part, apporter des premiers éléments de réponse concernant le changement de pratiques des acteurs de la formation initiale (enseignants et élèves). Nous nous appuyons pour cela sur le rapport final et les trois articles rédigés dans le cadre de ces travaux de recherche sur ENFI (Cerisier et al., 2007 ; Rizza et al. 2008 ; Cerisier et al., 2008).

Le rôle du Département IP : entre action rationalisatrice et stratégie de potentialisation

Il faut observer qu’il existe une sorte de paradoxe à instituer un département d’innovation pédagogique si l’on considère que l’innovation ne se décrète pas. Il y a là une perspective intéressante sur les objectifs, le rôle, l’action réelle d’un tel département et les représentations que les uns et les autres se font du département.
Ainsi, si, aux yeux de certains, le département IP a un rôle prescripteur et il est vrai que son positionnement institutionnel lui attribue ce rôle, l’école n’est pas, du moins sur le plan des pratiques d’enseignement, un lieu où les enseignants appliquent par obligation des consignes qui leur seraient imposées. En fait, le département IP contribue à alimenter et à structurer l’espace des potentialités à partir desquelles les acteurs peuvent actualiser de nouveaux usages (1). S’agissant de la construction de nouveaux usages des Tic à Telecom ParisTech, les enseignants, comme les autres personnels et les élèves accèdent à des potentialités de diverses origines. Le potentiel auquel accède ainsi les acteurs de l’école, et notamment les enseignants-chercheurs, est constitué de l’ensemble des « possibles », c’est-à-dire de l’ensemble des outils et pratiques dont ils peuvent se saisir car ils sont disponibles pour construire les usages de leur choix et d’un ensemble d’éléments d’orientation, explicites ou non, qui jouent un rôle de guidage en balisant l’action des acteurs avec les intentions de l’institution.
Ce que produit le département IP, au travers de différentes présentations, publications, outils techniques qui sont autant d’objets intermédiaires mais aussi en ce qu’il représente la position et la politique de l’école, c’est une alimentation de l’espace des potentialités. Ces nouvelles potentialités, sans cesse maintenues et réactualisées par le travail d’accompagnement du projet du département IP ne sont pas constituées que du signalement des outils techniques ou de la mise en évidence de certains types d’usages attendus ou souhaités, comme une sorte de répertoire des possibles. L’action du département IP imprime également une forme à cet ensemble, cette forme rendant en particulier compte de la dimension politique, c’est-à-dire des objectifs du projet. L’action du département IP accroît les probabilités que les potentialités dont il est porteur soient actualisées. Plusieurs processus concourent à cet accroissement. D’une part les potentialités acquièrent une plus grande visibilité ce qui facilite leur repérage. D’autre part, marquées du sceau du projet de l’école, elles sont susceptibles d’être perçues comme plus légitimes facilitant ainsi leur reconnaissance et leur acceptabilité. On doit noter aussi, que les comportements se construisant davantage en référence aux potentialités fournies par le département IP, on pourra tout aussi bien observer des usages compatibles avec le projet conduit par le département IP que des usages divergents élaborés en réaction ou en complément avec ce projet. Ces usages divergents peuvent être le fait d’enseignants-chercheurs utilisateurs « pionniers » des TICE dont la démarche relève d’un fort individualisme ou bien témoigne d’un décalage entre leurs attentes et besoins et le temps de réponse du projet (contraintes matérielles, priorités de développement, etc.).

Quelle(s) innovation(s) pédagogique(s) ?

Si le projet ENFI se déploie en réponse aux attentes de l’institution, avons-nous observé de « réelles » innovations pédagogiques ?
Pour répondre à cette question, référons-nous ici à la définition de cette notion, adoptée par l’ERTé : une reconfiguration stable et systémique des pratiques sociales. Ces pratiques d’enseignement/apprentissage ont été appréhendées indirectement au moyen de l’observation des sites propres à chaque UE et analysées à la lumière des entretiens menés auprès d’un échantillon d’enseignants-chercheurs. S’agissant d’ENFI, il y a un paradoxe à considérer son déploiement comme l’instrument et/ou le fruit d’une innovation pédagogique. En effet, son déploiement répondant à une logique « lourde » de rationalisation, on assiste à la mise en place d’outils et de protocoles qui ne devrait pas laisser une grande place à l’innovation. La mise à disposition d’un assistant de création de sites pédagogiques, par exemple, si elle est destinée à faciliter l’engagement des enseignants dans la mise en ligne de ressources, produit également un formatage pouvant déposséder l’enseignant ou les collectifs d’enseignants des choix de forme, réduisant ainsi, en apparence au moins, leur marge d’innovation.
Ainsi, l’analyse des sites pédagogiques des UE n’a pas révélé de réelle tendance à ce que Moeglin, (1998) appelle l’industrialisation de la formation :

  • Du point de vue de l’organisation du travail, on observe une faible division du travail entre l’enseignant-concepteur de ressources et le concepteur « multimédia » (du département IP). Certains enseignants-chercheurs préfèrent d’ailleurs garder « la maîtrise de A à Z » du site pédagogique, en mettant les ressources sur leurs pages personnelles institutionnelles (hébergées sur le site du laboratoire de recherche auquel ils sont rattachés). Du côté des équipes pédagogiques constituées autour de chaque UE, nous n’avons pas non plus observé de spécialisation des tâches. Les enseignants-chercheurs interrogés déclarent que l’utilisation d’ENFI ne change pas leurs modalités de travail pédagogique collaboratif : les réunions de concertation et de coordination continuent à avoir lieu en présentiel et chaque enseignant-chercheur continue à réaliser ses supports de cours. L’enseignant responsable d’une UE met en ligne sur le site de l’UE tous les supports pédagogiques des intervenants dans l’UE.
  • Concernant la mise en forme des sites pédagogiques, le degré de standardisation apparaît également faible : nous avons constaté une hétérogénéité des styles de conception des ressources numérisées et les sites pédagogiques sont encore généralement « bricolés », intégrant plusieurs logiciels, faisant appel à différents sites (ressources externes, sites réalisés dans le cadre de projets d’étudiants) et assemblant des ressources plus anciennes (polycopiés au format html ou pdf).

Les enseignants-chercheurs gardent ainsi l’autonomie de la mise en ligne des ressources numériques : ils choisissent le type de ressources (supports de cours, corrigés de TD…), le format (en faisant appel ou non à l’assistant de conception de sites), le rythme de mise à jour du site, l’utilisation proposée aux élèves. Ces ressources numériques sont au service des enseignements. De ce point de vue, les sites pédagogiques semblent renforcer une configuration de type professionnaliste : « dans une configuration à dominante professionnaliste, les enseignants disposent d’un degré d’autonomie suffisant pour contrôler l’usage qu’ils font des ressources objectivées dans leurs relations avec les apprenants ; les ressources sont plutôt à leur service que, eux, au service des ressources, les enseignants sont architectes des situations d’enseignement ; ils mobilisent des ressources et choisissent leur mode d’utilisation ; ils sont libres de construire, de remanier, d’employer par morceaux ces ressources » (Grevet, 2005).
Néanmoins, nous avançons la thèse selon laquelle ENFI est l’instrument d’une « innovation pédagogique » intimement liée à la semestrialisation et à la réorganisation de l’architecture de l’offre de formation en UE. Alors que la première année est essentiellement construite autour d’un parcours prédéfini, les élèves disposent d’une latitude de choix très importante pour construire leurs parcours de deuxième et troisième années à partir de l’ensemble des UE disponibles. L’élaboration de parcours cohérents nécessite la mobilisation d’un ensemble de compétences (évaluer ses compétences, caractériser son projet) et de ressources. Cette opération ne peut pas être réalisée de façon satisfaisante sans disposer d’informations structurées et approfondies sur les UE dispensées. ENFI constitue en la matière un système d’information adapté. On constate donc là une innovation pédagogique d’importance en ce qu’elle porte sur l’organisation des études. L’innovation n’est pas ENFI en lui-même mais le dispositif et les processus de construction des parcours au sein desquels ENFI joue un rôle déterminant.
Par ailleurs, bien que les données dont nous disposons montrent que la politique Tice de Télécom Paris est essentiellement conduite par le département IP, celui-ci n’est ni le lieu ni le moteur unique de l’innovation et des changements que connaît l’école.
Ainsi, la conduite institutionnelle du changement n’empêche pas les initiatives locales, dans une école où ces technologies constituent des objets d’étude et de recherche. Des initiatives individuelles sont reprises et instituées à l’échelle d’un collectif, constituant de véritables innovations. A titre d’exemple, l’initiative d’un enseignant curieux de Wikipédia est significative. L’outil wiki qu’il a intégré dans son enseignement a suscité l’intérêt des autres enseignants de l’UE qui l’ont adopté. On observe bien là une innovation pédagogique en ce qu’elle bouscule la construction des connaissances des élèves dans l’interaction entre pairs et avec les enseignants.
Enfin, l’étude des changements dans les pratiques des enseignants et des élèves qui peuvent être imputés au projet ENFI montre les interactions classiques entre des « inventions » de type « bottom-up » et qui émanent d’individus ou de petits collectifs et des processus organisés à plus grande échelle comme la mise en œuvre de l’assistant de création de site par exemple. Alors que l’on considère le plus souvent l’innovation selon l’un ou l’autre de ces deux processus, on observe le plus souvent que c’est l’interaction entre eux qui est propice aux innovations.
Cette analyse montre finalement le rôle de la prescription sur l’action dans un contexte où les acteurs disposent d’une liberté d’action relative.  On peut y voir le département IP comme l’instrument d’une stratégie d’orientation des innovations qui consiste en particulier à rendre disponibles les éléments à partir desquels l’action se construira « naturellement » (Fayard, 2004). Le rôle joué par le département IP consiste à occuper l’espace des potentialités, c’est la dimension de territorialisation évoquée dans d’autres travaux de l’ERTé.

Conclusion

L’étude longitudinale que nous avons conduite montre que le déploiement d’ENFI correspond à la fois à un enrichissement fonctionnel continu des services rendus, à une intégration croissante de ces services, non seulement au sein de l’ensemble du système d’information de l’école mais bien dans la politique de l’établissement, en paroles comme en actes.
Ce constat nous invite à souligner deux éléments :

  1. le premier est qu’il traduit un processus d’acculturation de l’école (l’organisation et ses acteurs) au sens énoncé par Berry dans un contexte tout à fait différent qui est celui de l’acculturation des migrants (1997). Berry identifie deux variables principales : la culture d’origine et la nouvelle culture découverte lors de la migration. Le recours à cette modélisation nous paraît heuristique dans le cas de l’acculturation des individus et des organisations aux Tic comme nous l’avons montré dans un autre article (Cerisier, 2008b). Dans notre cas, il s’agit de la migration d’une école d’ingénieurs d’un espace-temps où les Tic sont presque inexistantes au contexte actuel où les Tic sont présentes dans toutes les sphères sociales et dans la plupart des activités. On retrouve ici les 10 années de déploiement des Tice dans l’enseignement supérieur évoquées plus haut. Selon Berry, l’intégration correspond à la transformation de la culture d’origine par la nouvelle. C’est la situation idéale qui permet à tout individu ou organisation de conserver la richesse de son patrimoine en l’enrichissant d’une dimension nouvelle. Il ne s’agit donc pas d’un processus chronologique qui verrait disparaître la culture ancienne au profit de la nouvelle (assimilation) mais bien d’une transformation de la culture de l’école (son organisation, ses outils, ses valeurs, la professionnalité de ses acteurs) par la prise en compte croissante des Tic.

Figure 2 : L’acculturation numérique

D’après Berry [Berry J. W. et Sam D., 1997]

  1. Le deuxième consiste à établir un parallèle entre l’éducation et l’entreprise. Les études périodiquement réalisées par Michel Germain depuis plusieurs années (société Arctus, www.arctus.com) dans le cadre de l’observatoire des intranets montrent le même processus de transformation des organisations par le recours sans cesse plus intégré aux Tic. Il parle de fertilisation croisée de la technique et de l’humain. Son travail met en évidence que le niveau d’élaboration de l’organisation croit avec l’intégration des Tic (Germain, 2002).

Au regard de ces deux approches, dresser le bilan de 10 ans de déploiement des Tice au sein de Telecom ParisTech nous amène à mettre en évidence l’intégration de la culture numérique au sein de cette école d’ingénieurs. Mais s’il est vrai que du point de vue « Tic», la culture d’origine d’une école d’ingénieurs en télécommunications et la culture numérique sont proches, un travail d’accompagnement est encore nécessaire concernant la dimension « éducative » de ces Tice.

Notes

(1) Cette approche de l’innovation se réfère aux travaux conduits par l’ERTe CANIP et plus spécifiquement à ceux de Didier Paquelin, telle qu’il l’a développée dans son habilitation à diriger des recherches.

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Webographie :

http://ertecanip.over-blog.com/categorie-93149.html

http://ip.enst.fr/caifod/

Auteur

Caroline Rizza

.: Caroline Rizza est enseignant-chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication au département innovation pédagogique de TELECOM ParisTech depuis 2005. Coordinatrice de la mission Recherche du Département, ses deux axes de recherche portent sur :
« l’impact des TIC sur les systèmes éducatif et d’enseignement Supérieur : accompagnement au changement et innovation pédagogique » : ERTé Campus numérique et innovation pédagogique/ et projet /ENEIDE – espace numérique éducatif et interactif de demain/ du Pôle de Compétitivité /Cap Digital/ ;
« la culture numérique versus culture scolaire » : ERTé /Ingénierie des ressources médiatiques pour l’enseignement 2001.

Par ailleurs, en tant qu’expert de l’OCDE, elle travaille sur « la formation initiale des enseignants à l’usage des TIC » dans le cadre du projet /New Millenium Learner/ mené par le Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (CERI)..