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Tice et tendances socio-économiques de l’enseignement supérieur

13 Fév, 2009

Résumé

Ce texte est une version révisée d’un document écrit pour l’école d’été organisée du 9 au 12 septembre 2008 à l’Université Stendhal – Grenoble 3 par le Gresec (Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication). Le thème de l’école portait sur le déploiement des Tice (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement) dans le supérieur. Le présent texte correspond à l’un des deux volets d’une leçon ayant eu pour titre « Acteurs des Tice et contexte de l’enseignement supérieur ». L’autre volet de la leçon a été effectué par Elisabeth Fichez se centrant sur des aspects socio-pédagogiques, tandis que celui-ci s’attache à des aspects socio-économiques.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Grevet Patrice, « Tice et tendances socio-économiques de l’enseignement supérieur« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2008/supplement-a/05-tice-et-tendances-socio-economiques-de-lenseignement-superieur/

Introduction

Cette intervention sera centrée sur un questionnement théorique en soulignant qu’une importance décisive est attachée aux allers et retours entre hypothèses ou controverses théoriques et analyses de terrain. De ce fait, des éléments empiriques seront indiqués à l’appui des indications théoriques, et, surtout, nous partirons d’un constat empirique à expliquer.

Un constat à expliquer : le contraste entre des avancées et des difficultés de déploiement

Ce constat, bien sûr susceptible de débats, se fonde sur des matériaux de première et de seconde main. Les données de première main concernent d’abord la France. Leur collecte s’est principalement organisée dans le cadre d’une Equipe de Recherche Technologique éducation (cf. Erte CN, 2005 ; Fichez, 2006 et 2007 ; Grevet, 2006 et 2007) s’interrogeant sur les caractéristiques et le devenir socio-économiques de réalisations qui s’étaient inscrites dans le cadre des appels ministériels à « Campus Numériques Français » 2000 à 2002. Ces appels ministériels sont datés, mais, pour l’étude des campus en question, nous avions adopté une optique de trajectoires dont la pertinence nous paraît confirmée a posteriori. Nous avons en effet constaté que les réalisations étudiées sont marquées à la fois par des continuités allant dans certains cas du début des années 90 à aujourd’hui et par des inflexions en fonction des résultats obtenus et des changements de la conjoncture, notamment des politiques ministérielles ; l’exemple le plus significatif est celui de la trajectoire allant du Ruca (Réseau Universitaire des Centres d’Autoformation) à l’Université Numérique Thématique Unisciel (UNIversité des SCIences En Ligne) en mathématiques, informatique, physique, chimie, sciences de la vie, de la terre, et de l’univers. Ainsi, les cas français que nous avons étudiés nous ont poussés à analyser des antécédents dans les années 90 et à observer aujourd’hui des liens directs avec des Universités Numériques Thématiques dans les domaines de la santé, de l’économie et de la gestion et de ceux concernés par Unisciel (voir sur les UNT www.unr-npdc.org/UNTJuin2008). Parallèlement le dispositif Forse (Formation en Sciences de l’éducation) qui entrait dans le champ de l’ERTe se poursuit avec succès.
L’importance que nous attachons à la comparaison internationale nous a conduit, avec E. Fichez, à engager aussi une étude de première main sur l’Open University britannique, très grande institution de formation à distance, sans condition préalable de diplôme, comptant aujourd’hui environ 175.000 étudiants au Royaume-Uni (65.000 équivalents temps plein), plus 70 000 étudiants hors RU, y compris dans des institutions partenaires. Cette institution passe de façon progressive au numérique depuis 1995 avec une priorité donnée aux interactions à distance entre formateurs et apprenants et à la constitution de classes à distance. Maintenant, l’UKOU systématise et unifie ce passage en utilisant la plateforme libre Moodle ; elle offre aussi des contenus libres (voir www.open.ac.uk).
Nous ne pouvons pas présenter ici un inventaire des matériaux de seconde main utilisés. Indiquons seulement qu’avec E. Fichez nous sommes frappés par les convergences entre les observations que nous avions dégagées à la suite de notre ERTe et les analyses disponibles aujourd’hui à partir des travaux d’autres chercheurs en France ou à l’étranger.
A partir de ces observations empiriques, nous relevons un contraste entre des avancées et des difficultés récurrentes de déploiement des Tice dans le supérieur, sauf cas particuliers comme celui de l’Open University britannique. Sans pouvoir développer, voici quelques têtes de chapitre relatives aux avancées et aux difficultés récurrentes de déploiement :

– Du côté des avancées, les progrès importants des outils numériques, l’existence durable de réseaux d’acteurs universitaires impliqués dans les Tice, la généralisation des portails dans les institutions d’enseignement supérieur, la multiplication et la capitalisation des expériences, l’apprentissage à partir des succès et des échecs, le développement de contenus pédagogiques numérisés, les efforts d’adaptation des pédagogies utilisant le numérique…

– Du côté des difficultés récurrentes de déploiement, la lenteur dans la généralisation des usages pédagogiques des Tice, une prise en main encore trop limitée aux « militants pédagogiques » et aux « technophiles », les difficultés locales de succession après ou à la veille du départ de pionniers, la sous-utilisation persistante des contenus numérisés…

Pratiques de numérisation et évolutions socio-économiques d’ensemble du supérieur

Le questionnement théorique porte ici sur les facteurs socio-économiques qui contribuent à déterminer le contraste qui vient d’être indiqué, y compris des exceptions telles que celle de l’Open University britannique. La thèse avancée – sous réserve de la suite des investigations empiriques et des reformulations théoriques qui s’avéreront nécessaires – est que les avancées, les difficultés récurrentes de déploiement, et les perspectives de leur dépassement, s’inscrivent dans le développement de tendances néo-servicielles. Ce développement est un processus complexe tenant notamment aux rapports entre pratiques des acteurs de la numérisation et tendances socio-économiques d’ensemble du supérieur.
L’accent que nous mettons sur ces rapports est venu de l’interprétation d’éléments empiriques. Ceux-ci nous ont conduits à avancer la thèse d’une numérisation opérée à ses débuts par insertion dans les cadres socio-économiques familiers de l’enseignement supérieur (sur la grille utilisée pour repérer les traits socio-économiques du supérieur, voir les annexes 1 et 2). Les familiers sont variables au sein d’un même pays et encore plus entre pays. Mais l’introduction du numérique ne différencie pas nettement, au moins jusqu’à présent, des catégories particulières de formation du point de vue socio-économique.
En même temps, nous avons constaté des amorces de modifications socio-économiques liées au numérique alors que le contexte d’ensemble de l’enseignement supérieur change. Et justement, le devenir de ces amorces dépendrait d’interactions avec des changements d’ensemble du supérieur mettant en cause des facteurs beaucoup plus larges que ceux liés directement à la numérisation. C’est d’autant plus net que cette dernière ne se trouve pas aujourd’hui au centre des enjeux socio-politiques. Par exemple, la conjoncture française de 2008 est celle de débats et évolutions centrés sur l’autonomie et le financement des universités, la concurrence et la nature des différenciations entre les établissements. Dans la campagne présidentielle américaine, des thèmes mis en avant par B. Obama concernent l’enseignement supérieur et portent sur l’accession à son premier stade (les collèges), les taux d’échec ou d’abandon, les inégalités sociales à ce sujet, les coûts des études, l’endettement des jeunes, les liens entre formation d’adultes et gestion des ruptures de l’emploi ; notons aussi l’importance politique de la loi sur les aides fédérales aux étudiants adoptée, après de très longues et vives discussions, par 9/10 des voix au Congrès fin juillet 2008 (The Chronicle of Higher Education, November 16, 2007 ; August 1, 2008 ; August 29, 2008).
Pour expliciter et argumenter la thèse qui vient d’être indiquée, une première partie portera sur les tendances néo-servicielles et une seconde sur la complexité de leurs amorces de développement. Dans une troisième partie, nous engagerons une interrogation sur les incidences à venir du financement et des rapports de concurrence / coopération entre établissements.

Des tendances néo-servicielles

Précisons d’abord des conventions de langage adoptées à propos de l’information, des opérations et des activités informationnelles.

Des conventions sur l’information, les opérations et les activités informationnelles

Le terme information est pris en un sens strict d’un point de vue, et large d’un autre. Le sens est strict en ce que l’information est distinguée de ses nécessaires supports humains ou matériels. Le sens est large, l’information désignant toute représentation du monde. Avec cette acception, les connaissances sont une part de l’information. Elles sont des informations transformées par les êtres humains à la recherche consciente d’une part de vérité, avec évidemment une différence fondamentale entre l’existence de connaissances objectivées sur un support matériel et l’appropriation, la maîtrise, de ces connaissances par les êtres humains.
Quant aux opérations informationnelles, ce sont des opérations de production, de circulation, d’usage, de mémorisation, de l’information. La communication quelles que soient ses formes verbales ou non verbales, fait partie des opérations informationnelles. Le terme « opération » est employé pour désigner une transformation élémentaire et le terme « activité » pour désigner un groupement d’opérations qui sont en général de différentes natures (matérielles, informationnelles, interpersonnelles, etc.), mais avec telle ou telle dominante. De ce fait, l’expression « activité informationnelle » désigne un groupement d’opérations à dominante informationnelle, mais en incluant aussi le plus souvent d’autres composantes.

Autonomie et encastrement des opérations informationnelles

Globalement, l’évolution de la division du travail s’est traduite par le développement de l’autonomie – dans les échanges sociaux entre entreprises ou autres institutions – de groupements d’opérations à dominante informationnelle, d’activités informationnelles donc. La numérisation et Internet contribuent à une nouvelle extension de cette autonomie. Mais, jusqu’à présent, et à l’horizon aujourd’hui envisageable, cette autonomisation demeure limitée. Si, dans des pays développés comme la France, les personnes actives passent la majeure partie de leur temps de travail à effectuer des opérations informationnelles, c’est pour aboutir à des résultats qui, lors de leur validation sociale par le marché, par les procédures du financement public, par le don et le contre don, sont très minoritairement, même si leur importance est croissante, des informations. Ces résultats sont très majoritairement en premier lieu des produits et services matériels et, en seconde position, des actions sur les personnes et sur les institutions (Grevet, 2002). Les opérations informationnelles demeurent donc très largement encastrées ou semi-encastrées dans des activités à finalités matérielles ou de « production » des personnes et des institutions.

Un encastrement essentiel pour la socio-économie du supérieur et de sa numérisation

L’enseignement supérieur est typique d’un encastrement très large des opérations informationnelles dans des services interpersonnels. Il y a encastrement en ce qu’un ensemble d’informations est dédié à la formation de personnes déterminées, façonné et communiqué à cette fin. Les flux informationnels ainsi constitués sont variés. Ils assurent une organisation, nécessairement partielle, des activités d’apprentissage réalisées par les étudiants eux-mêmes et apportent des moyens pour ces activités. Ils vont de contenus d’enseignement s’adressant à des ensembles plus ou moins larges d’étudiants jusqu’à des informations individualisées, mais pouvant bénéficier à des groupes (par exemple questions posées et réponses entre étudiants et enseignants, commentaires par ceux-ci d’exposés, de devoirs, de travaux pratiques effectués par les étudiants, etc.). Ils ne relèvent que pour une part de la mise à disposition de connaissances ; ils sont tout autant, et souvent de façon inextricable, des incitations et soutiens au désir d’apprendre. Ces flux sont aussi en partie des circulations d’informations entre les étudiants appelés à des pratiques collaboratives structurées ou non par les enseignants.
L’encastrement est très profond. En effet des flux essentiels à la qualité des formations se constituent dans des relations interpersonnelles socialement instituées, avec au centre les rapports entre enseignants et étudiants. Ces rapports sont d’autant plus déterminants qu’est ample la modification visée dans les schémas cognitifs et comportementaux des étudiants. Si ces rapports parviennent à jouer leur rôle fondamental, ils le font en mêlant de façon indissociable différentes composantes. Ils mêlent des connaissances scientifiques, littéraires, artistiques, la reconnaissance de l’autre comme enseignant ou apprenant, la reconnaissance des résultats que les enseignants obtiennent en contribuant aux apprentissages des étudiants, la reconnaissance des résultats obtenus par les étudiants, une qualité de la communication appropriée. Face aux difficultés incontournables qui se présentent dans les apprentissages, les apports contextualisés de connaissances appuient l’envie de les dépasser et en donnent des moyens. Des effets de groupe entre étudiants interviennent simultanément, etc.
Les informations encastrées sont en relation avec des informations autonomisées. En effet, depuis longtemps, le secteur de l’édition a autonomisé une partie de l’information scientifique et pédagogique destinée spécifiquement à l’enseignement supérieur (manuels, recueils d’exercices, etc.) ou utilisée par celui-ci (revues et livres scientifiques, littéraires, artistiques, autres sources imprimées …). Les relations entre les informations encastrées et autonomisées varient selon les pays, les disciplines, les niveaux d’études supérieures. Mais dans les différentes situations de formation, des informations encastrées jouent un rôle essentiel. Vis-à-vis d’elles, les diverses sources imprimées se présentent comme des intrants multiples. Ces derniers sont sélectionnés par morceaux, remaniés, agrégés par les enseignants, avec plus ou moins d’apports personnels dont certains relèvent de la recherche, et ne se limitent pas à en transmettre les résultats ; ces apports manifestent aussi parfois une véritable créativité didactique. Pour une part déterminante, les sources imprimées extérieures ne sont pas utilisées directement, mais passent par la constitution interne à l’enseignement supérieur de ressources entrant dans les interactions humaines qui structurent la formation.
Qu’est-ce que l’introduction du numérique et d’Internet modifie dans les « combinaisons formatives » (combinaisons de moyens dans l’obtention de résultats de formation) ? C’est en réponse à cette question que commence à se formuler la thèse néo-servicielle.

Serviciel et néo-serviciel

Quelques mots d’abord sur le « serviciel » sans le « néo ». De l’enseignement supérieur, avant que la numérisation ne l’affecte dans ses relations avec le monde extérieur et en interne, nous disons qu’il relève des activités servicielles, activités dans lesquelles des relations entre des personnes, en l’occurrence les enseignants et les étudiants, occupent une place centrale. Cette caractéristique vaut même lorsque les relations fonctionnent de façon unilatérale ou lorsque des personnes ne sont pas connues individuellement. Elle explique que l’enseignement supérieur reste une activité de main d’œuvre qualifiée et relativement autonome. Les dépenses portent d’abord sur le personnel et les fortes inégalités qui les marquent selon les filières tiennent principalement aux conditions d’encadrement (cf. l’annexe 3).
Dans « néo-serviciel », il y a toujours « serviciel », c’est-à-dire l’idée que les relations socialement instituées entre les enseignants et les étudiants sont et demeureront, en présentiel ou à distance, en synchrone ou asynchrone, fondamentales pour la formation ou, pour indiquer la même chose autrement, l’idée que les opérations informationnelles de l’enseignement supérieur continuent et continueront à être très largement encastrées dans des relations interpersonnelles socialement instituées.
Quant au préfixe « néo » accolé à « serviciel », il vise à indiquer des changements dans les combinaisons formatives au sein de sociétés marquées par le développement général des opérations informationnelles et les progrès rapides de leurs technologies, par l’explosion des informations de toutes sortes accessibles facilement, par des taux de scolarisation supérieure initiale élevés, par des demandes de formation tout au long de la vie. Les changements sont complexes. Pour les démêler, nous partons des conditions actuelles et à venir de la qualité de l’enseignement supérieur en relevant trois aspects impliquant directement le numérique : le rôle renforcé des interactions enseignants-étudiants, des ressources pédagogiques numérisées intervenant en complémentarité et non en substitution des interactions personnelles, la muabilité de ces ressources.
Avant d’expliciter ces trois aspects, notons que leur mise en œuvre est cherchée dans des initiatives prises au sein du système éducatif ; elle est réciproquement l’objet de demandes sociales affectant les offres des établissements et les politiques publiques. Des évolutions néo-servicielles sont donc effectivement engagées. Quant à l’idée que le néo-serviciel marquera de façon dominante l’enseignement supérieur, cela constitue une hypothèse sur le moyen ou le long terme, hypothèse qui nous semble plausible en précisant qu’elle inclut la possibilité de différenciations plus ou moins importantes dans la qualité de service qui sera effectivement assurée à diverses catégories d’étudiants.

Qualité et rôle renforcé des interactions enseignants-étudiants

L’indication concernant le rôle renforcé des interactions des enseignants – précisons des enseignants autonomes très qualifiés – et des étudiants se fonde d’abord et principalement sur la persistance des facteurs traditionnels rappelés ci-dessus.
Quant aux facteurs de renforcement, ils sont multiples. Mobilités, incertitudes, instabilités dans les trajectoires des personnes et des groupes sociaux accroissent le besoin de repères qui se construisent en impliquant des rapports humains ayant du sens, et donc, dans la formation, participant directement aux processus d’apprentissage.
Pour ce qui a trait aux liens directs avec le numérique, il s’agit d’abord des relations générales, en dehors de la seule formation, entre non-rivalité de l’information et interactions personnelles. L’information est dite « non-rivale » en ce que son utilisation ne la consomme pas et la laisse potentiellement disponible pour une multiplicité d’autres usages et utilisateurs sans qu’il y ait à engager des coûts de reproduction. La non-rivalité est une propriété permanente de l’information. Mais sa portée dépend de ses supports matériels, de leurs possibilités et de leurs coûts de production, de circulation, de conservation. Le numérique, y compris Internet, accroissent considérablement ces possibilités et réduisent tout autant les coûts concernés, d’où une portée inédite de la non-rivalité, et, pour partie, de la non-rivalité cumulative. L’information se transforme en circulant et en étant utilisée ; elle peut se dégrader ; mais elle peut aussi s’enrichir et participer, au prix de remaniements plus ou moins profonds, à la construction de nouvelles informations. Ce processus est suffisamment fréquent pour donner à une partie de l’information un caractère cumulatif.
La non-rivalité de l’information va aujourd’hui de pair avec le renforcement des interactions personnelles. Cette combinaison s’inscrit dans les caractéristiques structurelles des réseaux privés et d’Internet avec leur mélange original entre communication « adressée » de personne à personne et communication « flottante » d’une personne ou d’une institution à l’ensemble des usagers du réseau. Les liens entre les personnes contribuent au signalement, à la circulation, à l’utilisation du patrimoine informationnel et, réciproquement, ils s’en nourrissent. De telles relations réciproques valent aussi pour le traitement des informations dans le travail, pour la constitution de nouvelles connaissances. Le travail collaboratif s’appuie sur les traces objectivées que chacun laisse, etc.
Dans la formation, la non rivalité renforce la nécessité d’interactions entre enseignants et étudiants, car elle est source d’encombrement informationnel. Apprendre, c’est devenir capable de faire le tri, de structurer l’essentiel. Les analyses d’Herbert Simon (Simon, 1983) utilisées par exemple par Jean Lojkine à propos du travail aujourd’hui (1998 et 2005), montrent que l’efficacité informationnelle, à l’inverse de la norme taylorienne, ne consiste pas à produire le maximum d’outputs pour le minimum d’inputs, mais au contraire le minimum d’outputs pour le maximum d’inputs. Réduire les informations sélectionnées pour donner du sens vaut particulièrement dans la formation et implique des enseignants autonomes et très qualifiés. S’ajoutent des soucis, à juste titre croissants, de formation à l’autonomie et à l’imprévu, d’apprentissage du travail collaboratif. Et, rien de plus frustrant pour les étudiants en formation initiale et continue que de les laisser à eux-mêmes dans des travaux collaboratifs, sans apports conséquents des enseignants à chaque étape.
Simultanément, il est remarquable que les apports du numérique à la formation soient d’abord de nouvelles possibilités de dynamique de groupes d’apprentissage, avant les effets cognitifs escomptés du multimédia. Nous l’avions constaté dans l’étude de cas que nous avions effectué en France sur Canége, Campus numérique en économie et gestion (Grevet, 2005b). à une bien plus grande échelle, l’expérience de l’Open University britannique va dans le même sens. De multiples autres exemples montrent ainsi que les interactions enseignants-étudiants et entre ces derniers sont susceptibles de bénéficier de combinaisons entre le face à face et les échanges en ligne synchrones et asynchrones, à distance, avec des traces compilables et réutilisables.

La complémentarité avec des ressources pédagogiques numérisées

Les traits spécifiques des tendances néo-servicielles tiennent aussi aux possibilités et au grand intérêt du développement, par étapes, de complémentarités entre les interactions personnelles et des ressources pédagogiques numérisées. Le rôle essentiel des interactions enseignants-étudiants dans la qualité de l’enseignement supérieur explique que, du point de vue de cette même qualité, les ressources pédagogiques numérisées aient à intervenir par complémentarité et non par substitution à ces interactions. Les ressources sont à composer et recomposer en fonction de ce que les interactions avec les étudiants font apparaître sur leurs contextes d’apprentissage et caractéristiques personnelles. Les combinaisons formatives peuvent évoluer avec, par exemple, le transfert aux ressources d’aspects routiniers et, en contrepartie, le renforcement des interactions personnelles les plus complexes.
Le numérique offre des potentialités favorables en la matière en raison des facilités nouvelles d’accès à des sources considérablement élargies, de duplication à coûts nuls des informations existantes, de possibilités nouvelles de copier-coller-transformer. Cela ne signifie pas du tout que le monde des coûts ait disparu, mais la structure de ceux-ci s’est profondément modifiée. En ce qui concerne les ressources pédagogiques numérisées, les coûts de transformation en fonction des situations d’apprentissage passent au premier plan.

La muabilité des ressources

Pour repérer l’originalité de cette situation, nous proposons de réactiver l’adjectif muable qui existait en vieux français et en moyen anglais (XIVe-XVe siècles), ainsi que le dérivé muabilité. à propos des ressources numérisées, il s’agit de souligner leur potentiel d’ouverture à des modifications permanentes liées à l’usage, modifications aussi bien mineures que majeures, incrémentales que de rupture, et à partir du moment où cela est possible, il s’agit de s’intéresser aux facteurs qui poussent à utiliser ce potentiel. Nous n’avons pas retenu le terme proche « mutable » (qui existe aussi dans l’anglais actuel), car il tire vers les seules modifications de rupture.
En exploitant des potentialités du numérique, on se différencie ainsi de caractéristiques essentielles des produits industriels pour lesquels la part de la reproduction reste importante, même si les coûts de celle-ci baissent progressivement. Du point de vue des traits dominants, on passe de la reproductibilité coûteuse à la muabilité coûteuse. D’où l’importance des normes, standards, indexations, facilitant les échanges, l’interopérabilité, la réutilisation et la recomposition des ressources et limitant les coûts de la muabilité (à propos des normes et standards, cf. Distances et Savoirs, n°4/2004).

Des enjeux de la qualité néo-servicielle

En guise de conclusion de cette partie, évoquons des enjeux de la qualité néo-servicielle de l’enseignement supérieur et des plus ou moins grandes inégalités qui marqueront, au regard de cette qualité, les formations initiales et continues. Le développement général des opérations informationnelles dans la vie de travail et hors travail donne une importance majeure aux formes socio-économiques que prennent ces opérations (pour une esquisse, voir l’annexe 4). Le fonctionnement interne de l’enseignement supérieur est une des composantes des formes générales prises par les opérations informationnelles. Et de plus, l’accès plus ou moins large des différentes catégories sociales aux formations supérieures initiales et tout au long de la vie, les degrés de réussite ou d’échec dans ces formations, le niveau général et les écarts plus ou moins grands de la qualité néo-servicielle construite avec la participation des étudiants, affectent les formes socio-économiques de l’informationnel dans la vie de travail et hors travail en général. Les caractéristiques de l’enseignement supérieur influencent notamment les parts respectives de la croyance aveugle, de la subordination à la rumeur, de la co-construction des savoirs, de la confiance étayée, de l’échange des expériences sensibles, des modes d’usage d’Internet, etc.

La complexité des engagements néo-serviciels

Le développement de tendances néo-servicielles nous semble effectivement engagé. Mais il s’agit de processus complexes aux modalités variables selon les pays, les filières, les institutions. Nous allons nous intéresser ici aux modalités principales qui se sont manifestées en France jusqu’à présent, en nous appuyant sur quelques éléments de comparaison internationale et en nous interrogeant sur les perspectives d’avenir. Nous le ferons en mettant l’accent sur les rapports entre les pratiques des acteurs de la numérisation et les traits socio-économiques d’ensemble de l’enseignement supérieur.

Identités professionnelles et mobiles des acteurs

Depuis trois décennies, des injonctions sociales générales à l’adoption des technologies numériques ont fleuri en provenance de sources multiples : fabricants de matériels et de logiciels, expérimentateurs ou commentateurs prophètes, chercheurs enthousiastes, politiques espérant y trouver des solutions à de multiples problèmes, etc.
Mais pour introduire effectivement ces technologies dans les formations supérieures – mouvement qui s’est engagé depuis en gros une quinzaine d’années – les personnels de statut enseignant-chercheur avec leurs identités professionnelles ont été incontournables en raison de la place fondamentale de leurs interactions avec les étudiants et de leur poids dans la gestion des établissements et de leurs diverses composantes. D’autres personnels ont joué un rôle nécessaire et important (enseignants venus du secondaire, ingénieurs, techniciens), mais leur activité a été (et demeure) condamnée à tourner à vide ou à être cantonnée aux marges (par exemple la préparation à l’examen spécial d’entrée à l’université, à la capacité en droit), lorsqu’elle n’a pas rencontré celle de personnels de statut enseignant-chercheur qui ont été eux-mêmes des pionniers, des initiateurs majeurs, des adoptants plus ou moins précoces, des réticents… Ces contraintes de conjonction d’acteurs et d’identités professionnelles ont joué à la fois au sein des établissements et dans les services ministériels. Des acteurs ont d’ailleurs circulé entre les deux.
Les identités et mobiles professionnels ne sont pas des réalités figées ; nous y reviendrons en considérant les incidences possibles des transformations du contexte universitaire et de la société en général. Mais avançons déjà une interprétation concernant la période de numérisation écoulée jusqu’à ce jour. Sur la base d’une autonomie professionnelle importante et très précieuse aux yeux des acteurs concernés, d’une grande variété dans les panachages possibles entre les diverses facettes du statut d’enseignant-chercheur, les mobiles qui ont joué un rôle clef ont eu un caractère très minoritaire au sein du milieu professionnel. Ils ont été ceux de la militance pédagogique, et/ou du goût, voire de la passion, des expérimentations techniques, et/ou de la construction d’un champ d’activité propre, non soumis aux critères de la reconnaissance par les publications de recherche et bénéficiant de la valorisation sociale des technologies informationnelles. Ils se sont combinés avec des représentations et projets de numérisation très divers (1) . Mais, au fil des essais, des réussites, des échecs, des réorientations, des interactions avec le contexte universitaire et les politiques ministérielles, ils ont conduit à des pratiques de numérisation qui s’orientent peu à peu, à tâtons, dans un sens néo-serviciel. Des facteurs favorables interviennent en ce sens, tout en se heurtant à des obstacles majeurs, d’où un mouvement complexe. Dans ce mouvement, l’affirmation tâtonnante d’une orientation néo-servicielle vient notamment des leçons que des acteurs tirent des expériences déjà menées ; cela pourrait être encore plus le cas à l’avenir.

Des facteurs favorables

Les facteurs favorables à une orientation néo-servicielle tiennent au terrain sur lequel les mobiles et les pratiques des personnels du supérieur sont susceptibles de rencontrer la demande des étudiants, compte tenu des conditions objectives de « production » de la formation évoquées dans la première partie de ce texte, et, sous réserve, nous allons y revenir du rôle clef des établissements organisant l’offre.
En ce qui concerne la demande, considérons d’abord celle des étudiants en formation initiale et de leurs familles. Au moins de façon générale, les filières les plus demandées n’ont pas été à la pointe des innovations dans les usages pédagogiques du numérique. Elles s’appuient toujours sur leurs « atouts » traditionnels, les taux d’encadrement (cf. l’annexe 3) et les « effets de pairs » liés à la sélection. Les ressources numérisées n’apparaissent en rien un substitut possible à ces « avantages » classiques ou une solution séparable des taux d’encadrement si l’on veut contrecarrer les conséquences socialement très négatives de l’exacerbation des logiques de « pairs ». Ce fait pousse en un sens néo-serviciel pour avoir une chance de rencontrer la demande.
Des facteurs similaires jouent en formation tout au long de la vie quand les personnes concernées sont à l’initiative de la demande ou interviennent fortement dans la formulation de celle-ci. En effet, des coûts majeurs interviennent, ceux de la disponibilité temporelle des personnes pour la formation. Lorsque des ressources sont mobilisées pour couvrir ces coûts, un dispositif de formation sans un encadrement suffisant en quantité et qualité signifie des risques rédhibitoires d’efforts consentis en vain.
Quant aux mobiles et pratiques des initiateurs du numérique dans l’enseignement supérieur, nous avons indiqué qu’ils sont divers. Mais ils n’ont pas de composante qui tiendrait à la recherche d’une baisse des coûts unitaires à qualité dégradée ou même maintenue dans ce qui serait ressenti comme le confinement dans une qualité faible. Les personnels des institutions du supérieur ne sont pas intéressés objectivement ou subjectivement à cela. Par contre, il y a bien une composante de recherche d’amélioration de la qualité et d’élargissement de l’accès et c’est bien celle-ci qui peut résister à l’épreuve de l’expérience et s’affirmer dans la rencontre avec la demande.

Une premier obstacle : le financement d’innovations à coûts unitaires croissants

Cette recherche d’amélioration de la qualité et d’élargissement de l’accès peut-elle être promue et organisée par les établissements d’enseignement supérieur à coûts globalement constants, voire réduits ? Sur la base des éléments empiriques très partiels dont nous disposons, et qui devront être confrontés à d’autres investigations existantes ou à venir, nous avançons l’hypothèse que des développements néo-serviciels impliquent, dans ce que nous pouvons constater ou anticiper aujourd’hui, une « couche » supplémentaire de coûts tenant au renforcement des interactions d’enseignants très qualifiés et des étudiants, à la production et à la mise à disposition des outils et ressources numérisées, mais aussi aux coûts temporels de l’adaptation ou de la transformation des ressources en fonction des contextes d’apprentissage et des mises à jour nécessaires. Les obstacles techniques importants qui existaient pour une réutilisation aisée des ressources, sans avoir disparu, sont en voie de réduction, mais des coûts temporels de réutilisation demeurent en étant d’ailleurs aujourd’hui en général ignorés, non par les expérimentateurs qui les assument dans leur charge de travail, mais par les institutions. Notons aussi des obstacles qui se sont manifestés du côté des étudiants : coûts d’équipement, de connexion, et de réponse à leur demande tout à fait légitime de travailler sur des documents imprimés et non sur le seul écran.
Face à la « couche » supplémentaire de coûts impliquée par une orientation néo-servicielle, il est envisageable que, en contrepartie, des économies tenant à des marges de jeu organisationnelles non négligeables soient cherchées et obtenues progressivement. Mais, au vu des expériences actuelles, cela ne paraît pas susceptible de faire le compte. Ainsi, du fait de la conjonction entre les conditions d’efficacité des « combinaisons formatives », les pratiques des acteurs dans les établissements, et la demande sociale, les voies possibles de la numérisation de l’enseignement supérieur relèvent à l’horizon que nous pouvons envisager, non pas d’une recherche de la baisse des coûts unitaires à qualité donnée ou dégradée, mais d’une recherche d’amélioration de la qualité et d’élargissement de l’accès aux formations supérieures initiales et continues à coûts unitaires croissants.
Dans une situation généralement reconnue de sous-financement de l’enseignement supérieur, des obstacles viennent donc des difficultés de couverture d’une « couche » supplémentaire de coûts. Mais ce ne sont pas les seuls sources d’obstacles.

Des obstacles institutionnels et organisationnels

D’autres obstacles majeurs tiennent aux finalités réellement poursuivies par les institutions et les acteurs du supérieur, à leur organisation, à leurs procédures. Ce qui est visé ici, c’est l’insuffisante valorisation en moyenne de l’enseignement, de la pédagogie, et de la réussite de tous les étudiants. Indiquant cela, il ne s’agit pas du tout de suggérer qu’il faudrait réduire la place de la recherche. Au contraire, il s’agit de réellement valoriser et l’enseignement et la recherche, de chercher les meilleures articulations possibles entre les deux en s’adaptant de façon fine à la diversité des situations, de s’en donner les moyens, y compris avec des évaluations participatives et si nécessaire contradictoires pour sortir les débats des routines et des convenances.
Du point de vue organisationnel, des obstacles viennent des insuffisances du management universitaire dans l’exercice de responsabilités pédagogiques en général et, en particulier, dans l’inscription de la numérisation dans un cadre pédagogique. Il est frappant de constater a contrario qu’une telle inscription marque l’expérience de l’Open University britannique ou celle de l’université belge de Louvain-la-Neuve ; ce n’est pas par hasard que le service de cette université soutenant la numérisation de l’activité des enseignants se nomme IPM (Institut de Pédagogie universitaire et des Multimédias, cf. Lebrun 2005). Les inadéquations du management universitaire ont concerné aussi la gestion de processus complexes mêlant numérisation, implication des différentes catégories de personnels concernées, interactions vivantes entre étudiants et enseignants, pleine prise en compte des intérêts (au sens sociologique du terme) des apprenants.
Relevons une dernière catégorie d’obstacles qui a fait perdre beaucoup de temps et de ressources dans différentes expériences d’introduction du numérique. Il s’agit du statut juridique des ressources numérisées, question qui divise encore les enseignants. La thèse que nous soutenons est que pour que des enseignants autonomes très qualifiés s’approprient pleinement des ressources et les transforment en fonction du contexte des formations dans lesquelles ils opèrent, il est nécessaire qu’ils puissent aller « piocher » à des endroits très divers. À cet égard, le caractère propriétaire de contenus numérisés constitue une barrière parce qu’il génère des manques d’information des enseignants et d’évaluation par ceux-ci des éléments à « piocher », des négociations lourdes de droits, des délais très gênants, sans préjuger des coûts d’acquisition. Ajoutons que la revendication de la propriété par des enseignants – auteurs sert parfois de masque à une autre volonté : ne pas risquer la critique sur des contenus visibles aux yeux de tous, y compris des collègues. A contrario, le caractère libre des ressources nous semble constituer une incitation à la qualité de celles-ci. Les normes du « libre » sont donc des éléments très favorables à des développements néo-serviciels. Elles gagnent du terrain comme en témoignent les orientations dominantes prises dans les UNT (cf. www.unr-npdc.org/UNTJuin2008), les réalisations dues au MIT, à l’Open University, à ParisTech Libres Savoirs (http://graduateschool.paristech.org), et à bien d’autres institutions. Mais il reste à progresser en ce sens, et surtout les formes de coopération qui pourront s’affirmer sur cette base demeurent à ce jour incertaines.

Par des chemins détournés, des pratiques s’orientant dans un sens néo-serviciel

Dans les conditions tenant aux facteurs favorables et aux obstacles que nous venons d’évoquer, la marche vers une orientation néo-servicielle a pris souvent des chemins détournés. Ainsi, dans les débuts de la numérisation de l’enseignement supérieur en France, une contradiction a joué et continue à jouer un rôle structurant. Une forte tendance à la polarisation sur l’offre de ressources pédagogiques numérisées s’est manifestée ; la production et la mise à disposition des ressources ont pris une place déterminante dans les activités liées au numérique, dans leurs arrangements institutionnels, dans leurs structures de coûts et de financement. Or, dans le même temps, les usages de ces ressources au sein des dispositifs institutionnalisés de formation sont demeurés étroitement limités (pour des développements, voir Grevet 2006).
Différents facteurs ont participé à la genèse de cette contradiction. De façon générale, la fascination devant les potentialités de la duplication à coûts nuls des ressources numérisées, devant les facilités de leur diffusion et portage sur des supports différents, a joué au sein du système d’enseignement supérieur, chez des commentateurs extérieurs influents, chez des responsables politiques. Simultanément, du côté des auteurs et développeurs de ressources numérisées, s’est manifesté le goût du bel œuvre dans lequel on se réalise, goût venant de la culture universitaire traditionnelle et se mariant très bien chez certains avec l’intérêt passionné pour les nouveautés techniques.
Un autre élément essentiel est intervenu par réaction aux faiblesses des pratiques pédagogiques dans le supérieur : la tentation de contourner par les ressources les enseignants existants. Cette tentation est apparue chez des responsables ministériels ou d’établissements, mais aussi chez des personnels universitaires pionniers ressentant le caractère très minoritaire de leurs mobiles au sein du milieu. Or la tentation du contournement par les ressources est irréaliste. Elle ignore le rôle incontournable des interactions personnelles des enseignants et des étudiants et le fait qu’une large utilisation – réutilisation de ressources numérisées ne peut se faire qu’en complémentarité avec les interactions personnelles, ce qui suppose que les enseignants puissent pleinement s’approprier les ressources et donc pour ce faire les transformer.
Le constat de la sous-utilisation persistante des ressources numérisées a poussé à des évolutions. Déjà, il était au cœur des appels à Campus Numériques Français, même si ceux-ci n’ont pas réussi globalement à dépasser la difficulté. Pourtant peu à peu une maturation dans un sens néo-serviciel s’est opérée, y compris dans les UNT (Universités Numériques Thématiques) pourtant polarisées sur les ressources. L’exemple de la trajectoire allant du RUCA à Unisciel nous paraît frappant. Au départ, avec des objectifs certes louables de remédiation à des difficultés rencontrées par des étudiants, il s’agissait bien d’autoformation et de contournement de l’enseignant standard. Aujourd’hui, dans Unisciel, l’accent est mis sur les exercices, parce que l’offre de ceux-ci paraît de nature à rendre service à de nombreux enseignants. De même dans Unisciel et dans d’autres UNT, l’idée déjà ancienne des « grains » réutilisables se concrétise avec la priorité désormais donnée à des séquences ou mini-modules intégrables facilement par hyperliens dans un cours en Word ou Pdf, etc.
Parallèlement, de multiples expériences d’outillage numérique des interactions personnelles se développent dans des remises de devoirs et de corrections, à l’occasion de la préparation par les étudiants de rapports, de mémoires, dans le suivi des étudiants en stage, en alternance, etc.

Sur les incidences à venir du financement et des rapports entre établissements

Quel sera l’avenir des engagements néo-serviciels déjà intervenus ? Nous ne tenterons pas de le prévoir, en raison même de notre démarche mettant l’accent sur les rapports entre pratiques des acteurs de la numérisation et tendances socio-économiques d’ensemble de l’enseignement supérieur. Ces tendances seront affectées d’une façon imprévisible par les évolutions globales qui marqueront les différents pays et leurs relations. Par contre, en s’appuyant sur le passé et le présent, des points de repère sur « les possibles néo-serviciels » sont envisageables. C’est une direction dans laquelle notre recherche se poursuit actuellement. Dans cet troisième partie, nous donnerons quelques indications très partielles à ce sujet.
Les indications portent sur deux éléments qui interfèrent. Le premier concerne le financement en repartant de l’idée d’orientations néo-servicielles comme innovations de qualité et d’accès à coûts unitaires croissants. Le second a trait aux effets que le développement de la concurrence entre les établissements actuellement engagé pourrait avoir s’il se poursuivait, voire s’accentuait, ce qui n’est pas du tout joué aujourd’hui, des éventualités très variées étant possibles dans les mixages à venir entre concurrence et coopération.

Quelles perspectives à propos des obstacles financiers ?

Le sous-financement généralement reconnu de l’enseignement supérieur en France, sous-financement accompagné des fortes différenciations rappelées dans l’annexe 3 et à situer en comparaison internationale par le tableau 5 de l’annexe 5, constitue un obstacle pour des développements néo-serviciels. Qu’en sera-t-il à l’avenir ?
Pour envisager les réponses à cette question, revenons sur les évolutions passées en comparaison internationale. Nous en retiendrons que la forte croissance des taux de scolarisation supérieure au cours des dernières décennies (ce qu’on appelle souvent de façon très discutable la « massification ») ne s’est pas accompagnée d’une baisse des coûts unitaires ; ceux-ci ont fluctué, mais en s’inscrivant dans une tendance longue à la hausse ; il en a été de même depuis le début du 19ème siècle pour l’ensemble du système d’enseignement, primaire, secondaire, supérieur (pour la France, voir Carry 1999).
Certes, les données disponibles à l’appui de cette indication doivent être maniées avec précaution, notamment en comparaison internationale, mais elles indiquent des tendances claires. En France, « la dépense intérieure d’éducation » pour l’enseignement supérieur a été multipliée à prix constants par 2,2 entre 1980 et 2006 et elle a augmenté en moyenne par étudiant d’un tiers (DEPP 2007a p. 12-13). Les évolutions retracées par l’OCDE n’utilisent pas le même agrégat ; elles ont trait aux « dépenses au titre des établissements d’enseignement tertiaire, tous services confondus » ; les différences de définition des agrégats tiennent notamment à l’inclusion par l’OCDE des dépenses en matière de recherche et développement dans les établissements (OCDE 2008, p. 214-215 et DEPP 2007a p.14). Globalement dans les pays de l’OCDE, au cours de la dernière période relativement longue pour laquelle nous disposons de données (1995-2005 bornes incluses), on reste sur une tendance à la croissance forte du nombre des étudiants, avec pour certains pays des efforts très importants de rattrapage. Et aspect là aussi remarquable, en moyenne, les dépenses par étudiant augmentent, même si c’est à un rythme très inférieur à celui des effectifs et avec des à-coups.
Ces à-coups peuvent donner lieu à des interprétations contradictoires. Ainsi l’éditorial de « Regards sur l’éducation 2008 » (OCDE 2008, p.14) indique : « Si l’expansion de l’enseignement tertiaire se poursuit, ainsi que la pression exercée par la mobilité internationale dans la zone OCDE – particulièrement dans les pays qui ne font pas payer l’ensemble des droits d’inscription aux étudiants étrangers qu’ils accueillent – , il est fort probable que la tendance à une diminution des dépenses unitaires [constatée dans certains pays entre 1995 et 2005] s’accélère et que les disparités en matière de niveaux de dépenses se creusent davantage entre les pays.« . Cependant, outre le débat à avoir sur les droits d’inscription des étudiants étrangers, il n’y a pas dans les données de l’OCDE disponibles à ce jour d’indication de renversement de la tendance dominante à la hausse des coûts unitaires. Celle-ci vient d’une relative indexation, dans les faits, de la rémunération des enseignants et de divers personnels du supérieur sur la progression générale des salaires. Elle vient aussi d’adaptations de moyen ou long terme à la croissance des effectifs étudiants ; face à celle-ci, il y a eu en moyenne une phase de stabilité des dépenses unitaires entre 1995 et 2000 (nous supposons principalement par dégradation des taux d’encadrement), mais ensuite un rajustement a été effectué et les dépenses unitaires se sont accrues de 11 points de pourcentage entre 2000 et 2005 (OCDE 2008, p.217). Par combinaison de l’augmentation des effectifs étudiants et de celle des dépenses unitaires, les dépenses à prix constants au titre des établissements d’enseignement tertiaire ont crû entre 1995 et 2005 d’environ 60 % en moyenne pour l’Union Européenne à 19 pays et d’environ 57 % en moyenne OCDE (2) (cf. annexe 5, tableau 4).
Dans l’annexe 5, le tableau 6 ajoute des indications sur l’évolution des dépenses au titre des établissements tertiaires en pourcentage du PIB. Ce pourcentage a été en moyenne légèrement croissant pendant la dernière décennie. Les parts des dépenses publiques et privées sont très différentes entre Europe occidentale et Etats-Unis (en % du PIB, les niveaux des dépenses publiques sont proches, mais le niveau des dépenses privées est beaucoup plus élevé aux Etats-Unis) ; la Suède affiche le niveau le plus élevé de dépenses publiques. Le tableau 7 donne un éclairage de longue période sur les Etats-Unis.
Au vu des évolutions longues passées, et de la hausse des coûts unitaires venant – à taux d’encadrement et normes de travail donnés – du lien entre rémunération des enseignants et mouvement général des salaires, on avancera l’hypothèse que des développements néo-serviciels trouveraient des conditions favorables dans le passage à un palier plus élevé du rapport « Dépenses pour l’enseignement supérieur / PIB ». Notons à ce sujet que, si l’on se réfère à l’évolution d’ensemble du système d’enseignement, primaire, secondaire, supérieur depuis le début du 19ème siècle, on a eu de tels changements par paliers (cf. pour la France Carry 1999). Mais, évidemment, nous ignorons les conditions dans lesquelles le passage à un nouveau palier plus élevé concernant le supérieur pourrait intervenir.

Numérique et rapports de concurrence / coopération entre établissements

Aux indications précédentes sur le financement, on pourrait objecter que les identités professionnelles des universitaires et les logiques de gestion des établissements qui poussent à chercher dans la numérisation des gains de qualité ou d’accès sont susceptibles de changer sous la pression de la concurrence. La question mérite particulièrement d’être posée dans une conjoncture française qui pousse actuellement au développement de la concurrence entre les établissements.
Pour considérer cette question, évoquons la longue expérience américaine ; on pourrait s’attacher de même au cas du Royaume-Uni et par opposition à la situation très réglementée de l’Allemagne. L’indication générale qui peut en être tirée est que la concurrence universitaire pousse, non pas à la baisse, mais à la hausse des coûts unitaires, avec de très fortes inégalités entre les établissements et des transferts de charge vers les familles et l’endettement des étudiants. L’enseignement supérieur voit s’exacerber son caractère de « bien positionnel » (cf. sur cette notion Hirsch 1976), où ce qui compte, c’est la position relative dans une hiérarchie. D’où une forte pression, venant de la part de ceux qui en ont les moyens à « acheter le meilleur », « Buying the Best » selon le titre donné par Charles T. Clotfelter à un ouvrage de 1996 consacré à l’analyse de l’escalade des coûts dans quatre institutions américaines dites « d’élite » (Harvard, Duke, Chicago, et Carleton). De nombreuses autres données et analyses sont disponibles sur la tendance longue à la hausse des coûts poussée par la concurrence avec des effets d’entrainement allant des institutions « d’élite » vers les autres (cf. par exemple Ehrenberg 2000 et 2006). Il faut d’ailleurs souligner que la hausse des coûts ne tient pas seulement à la recherche du « meilleur » ; elle vient aussi des charges générées par la concurrence elle-même, un exemple extrême étant donné par les coûts liés aux compétitions sportives dans les universités américaines et par leurs conséquences négatives sur la vie universitaire, sur le recrutement des étudiants, sur les standards académiques (cf. Bok 2003).
Un autre aspect des effets de la concurrence concerne spécifiquement le numérique. Diverses expériences de mise en œuvre des Tice dans le supérieur cherchent à tirer bénéfice de mutualisations, en particulier de mutualisations portées ou soutenues par les établissements, tout en dépassant très largement les frontières de ceux-ci. En France, les politiques publiques de numérisation du supérieur et les pratiques des acteurs se sont très largement, et de façon croissante, inscrites dans cette perspective. Que deviendraient les mutualisations relatives au numérique si la concurrence devait se développer fortement entre les établissements ? Il peut certes y avoir des combinaisons entre une dominante de concurrence inter-établissements et des coopérations délimitées. Mais le développement de la concurrence introduirait de multiples obstacles aux progrès de la mutualisation numérique, avec par exemple, en contradiction avec les initiatives souples et ouvertes que des acteurs multiples voudraient lancer, des lourdeurs et rigidités tenant à la recherche de contrôle a priori des gains à obtenir dans les espaces de coopération.
L’hypothèse générale que nous tirons des divers éléments précédents est qu’un éventuel mouvement durable d’accentuation de la concurrence entre établissements du supérieur en France signifierait, non pas un blocage pur et simple de l’avancée des tendances néo-servicielles, mais qu’il pousserait à leur développement très inégal. Cela pourrait, en retour contradictoire, donner des bases à des revendications démocratiques d’un néo-serviciel de qualité pour tous et, si des forces sociales s’en saisissent, pousser à des transformations dans cette direction.

Notes

(1) Voir, par exemple, Grevet 2005a, pour des projets et représentations en France au cours de la période 1994-2001 allant du rapport Quéré aux deux premiers appels ministériels à Campus Numériques Français. Voir, en contrepoint, Abelson 2006 pour un regard sur l’initiative OCW (OpenCourseWare) lancée par le MIT en 2001.

(2) Les moyennes dont il s’agit ici sont non pondérées. Elles correspondent aux moyennes des valeurs obtenues pour tous les pays dont les données sont disponibles ou peuvent être estimées dans la zone OCDE ou l’UE-19, sans tenir compte donc de la taille absolue du système d’éducation de chaque pays (OCDE 2008, p.23). Lorsqu’une moyenne est pondérée, elle est nommée « Total de l’OCDE », ainsi dans le tableau 5 de l’annexe 5.

(3) Sur l’offre par Internet de ressources susceptibles d’atténuer l’inégalité de pouvoir qui caractérise ordinairement les interactions entre profanes et professionnels, cf. dans l’exemple de la santé, Convert et Demailly, 2003a, b, c.

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Annexes

Annexe 1. Une grille d’analyse socio-économique de l’enseignement supérieur et de sa numérisation

Pour repérer les traits socio-économiques de l’enseignement supérieur et leurs évolutions, que ce soit au niveau d’un système national, d’une institution, d’un dispositif de formation numérisé ou non, etc., nous utilisons actuellement une grille en quatre sous-ensembles interagissant :

–  Un type et un niveau d’offre et de demande avec un double aspect, d’une part les valeurs d’usage (les produits ou services du point de vue des effets utiles offerts ou demandés), d’autre part les voies politico-administratives ou de marché par lesquelles les offres et demandes passent, les formes d’intervention des acteurs dans ces voies…
–  Une structure de l’activité (structure de « production ») caractérisée par les buts qui impulsent cette activité, par des relations entre Travail Vivant et Ressources Informationnelles Objectivées (cf. l’annexe 2 sur les rapports TV-RIO), une répartition et une organisation du travail, des identités et rapports de groupes socioprofessionnels, des représentations mobilisatrices des acteurs, un niveau et une structure des coûts…
–  Une architecture des institutions et de leur management
–  Un mode de financement avec de multiples combinaisons possibles entre financement public hors marché, financement privé par les apprenants, financement marchand par des tiers payant privés ou publics, par des fonds collectifs. Le mode de financement inclut les circuits de collecte et d’allocation des fonds par et à diverses institutions et catégories d’acteurs. Il exerce une influence essentielle dans la définition des buts des activités et ses contraintes d’équilibre occupent une place tout aussi essentielle dans la régulation des arrangements socioéconomiques.

Commentaires

1) Dans les rubriques précédentes, à chaque fois que l’article « Un » est utilisé (dans « Un type », « Une structure »,  » Une architecture », Un mode »), il peut recouvrir une configuration de « principes » plus ou moins hétérogènes, voire contradictoires. Par ailleurs, pour chacune des rubriques, il est essentiel d’analyser les rapports existant entre enseignement proprement dit et recherche.

2) Cette approche s’inscrit contre des conceptions très répandues identifiant l’économie et le marché. Or, les dimensions économiques hors marché, même lorsqu’elles sont fortement mises en cause, continuent à occuper une place essentielle dans la formation, numérique inclus : cycles du financement public allant des prélèvements obligatoires vers l’affectation administrative des fonds, puis vers des services dont les prix ne couvrent pas l’ensemble des coûts et qui contribuent à renouveler les bases de création des richesses sur lesquelles les prélèvements obligatoires ultérieurs sont effectués, normes collectives en formation continue, pratiques de mutualisation, etc. Par ailleurs, l’identification de l’économie et du marché met dans l’ombre les institutions, y compris celles du marché. C’est particulièrement gênant pour l’analyse des expériences qui nous intéressent. Celles-ci s’inscrivent dans des cadres d’action collective fortement institutionnalisés ; leur devenir dépend d’interactions, de réorientations, d’ajustements « en marchant », entre acteurs et institutions.

   La question aujourd’hui ne nous paraît pas être celle de la disparition des dimensions économiques hors marché, mais de l’évolution des combinaisons complexes entre marché et hors marché, avec par exemple pour l’enseignement supérieur, non pas la fin du financement public et de son essence hors marché, mais les pressions considérables pour l’orienter plus en fonction des valeurs de marché, les réactions que cela suscite, et les contre-tendances susceptibles de pousser au renouvellement des biens publics.

Pour une présentation d’expériences de numérisation en fonction de cette grille, voir Grevet 2007.

Annexe 2. Les rapports TV-RIO (Travail Vivant – Ressources Informationnelles Objectivées)

Dans l’analyse socio-économique, des réalités actuelles, nous donnons une grande importance aux rapports sociaux entre Travail Vivant (TV) et Ressources Informationnelles Objectivées (RIO). Avec ces expressions TV et RIO, il s’agit de reprendre, dans les conditions d’aujourd’hui, la vieille question des relations entre le travail vivant et les moyens objectifs de son exercice (dans une terminologie courante, les rapports entre travail et capital), en ne se limitant pas aux éléments matériels, en prenant pleinement en compte les éléments informationnels objectivés.

Dans un dispositif de formation

Le couple TV-RIO serait utilisable dans l’analyse d’une très large gamme d’activités, à chaque fois que de l’information objectivée sur un support matériel joue un rôle important dans la mise en œuvre de l’activité. Dans un dispositif de formation, le couple TV-RIO se spécifie ainsi :

–  Le pôle TV correspond au travail effectué par les participants à une activité de formation au cours d’une période déterminée, d’où sa caractéristique de travail « vivant » relativement à cette période. Il est le fait des personnels enseignants, de direction, administratifs, techniques, et des apprenants. Du côté des personnels, il a pour objet la conception et la gestion des dispositifs de formation, la préparation d’interventions, les rapports directs avec les apprenants ou avec d’autres personnes des institutions auxquels les apprenants appartiennent, diverses tâches de back office (gestion des inscriptions et des dossiers administratifs des apprenants, maintenance des serveurs), etc. Il s’exerce en face à face ou à distance par le téléphone, le courrier, les sites électroniques d’échange…

–  Le pôle RIO tient aux ressources informationnelles qui sont objectivées sur des supports matériels (papier, supports numériques ou autres). Il s’agit d’informations sur les formations, de dossiers administratifs des apprenants, de livres, de revues, de polycopiés, de plates-formes numériques, de ressources pédagogiques numérisées : contenus de formation, logiciels d’apprentissage et d’évaluation des connaissances, modes d’emploi des dispositifs d’apprentissage, etc.

Des rapports TV-RIO variables

Les rapports socio-économiques TV-RIO sont variables. Ainsi, par exemple, les activités pédagogiques du supérieur sont principalement marquées par une union avec deux traits:

–  Un accès aux ressources informationnelle objectivées (par exemple les livres) libre et gratuit pour les enseignants ou à des coûts qu’ils sont en mesure de couvrir personnellement

–  Une très large autonomie des enseignants dans le processus de travail signifiant qu’ils contrôlent les usages des ressources informationnelles objectivées dans leurs rapports avec les étudiants, qu’ils ont la possibilité de façonner ces ressources. Ils peuvent rédiger le contenu de celles-ci (polycopiés de cours, livres et articles dont ils sont les auteurs) ou utiliser des ressources réalisées par d’autres, mais en se les appropriant, sachant qu’une pleine appropriation va de pair avec la latitude de transformer et de fixer des modalités d’usage. Cette situation vaut complètement pour les enseignants responsables de cours et, plus ou moins partiellement, pour les autres membres d’une équipe pédagogique dans des cours à effectifs nombreux comportant des travaux dirigés ou pratiques.

L’union TV-RIO se définit par opposition à une séparation-réunion sous une autorité extérieure : séparation entre un formateur et les conditions objectives de son activité déterminées entièrement en dehors de lui, puis réunion dans le processus de travail par l’autorité prescrivant au formateur les ressources pédagogiques à accompagner et les modalités de l’accompagnement. De multiples formes intermédiaires existent.

Annexe 3. Sur les coûts de l’enseignement supérieur en France

Tableau 1. Structure des coûts de l’enseignement supérieur (hors apprentissage) par nature des dépenses en France en 2006 (%)

Personnel enseignant

Personnel
non-enseignant

Total personnel

Autre fonctionnement

Investissement

53,2

20,4

73,6

16,3

10,1

Source : DEPP 2007b, p°3.

Tableau 2. Dépense moyenne en € par étudiant dans différentes filières en France en 2006

Classes préparatoires aux grandes écoles
Sections de techniciens supérieurs
Instituts universitaires de technologie
Universités (autres qu’IUT)
13 940
13 280
8 980
7 840

Source : DEPP 2007b, p°3.

à propos de ce tableau, voici les explications données dans DEPP 2007b, p. 3-4 : « Les coûts moyens par étudiant sont très variables : un étudiant en classe préparatoire aux grandes écoles coûte près de deux fois plus cher qu’un étudiant en université. Les coûts unitaires en STS ou en IUT sont aussi très différents. Ces différences proviennent essentiellement des coûts en personnel et, particulièrement, en personnel enseignant.  Les sections de techniciens supérieurs et les classes préparatoires aux grandes écoles sont généralement implantées dans des lycées d’enseignement général ou technologique (LEGT) et bénéficient de taux d’encadrement du même ordre que ceux de l’enseignement secondaire. Les enseignants intervenant dans ces filières sont souvent agrégés et, pour les CPGE, professeurs de chaire supérieure, corps où se conjuguent une rémunération plus élevée et une obligation de service plus faible. Dans les CPGE également, les heures d’interrogation pèsent sur les coûts. La situation est différente en université, les taux d’encadrement y sont plus faibles. Une grande partie des cours – surtout au niveau du cycle licence, qui représente plus de la moitié des étudiants – est dispensée en amphithéâtre. Les IUT occupent une position intermédiaire en termes de taux d’encadrement. »
Des évaluations plus fines des écarts de dépenses, incluant les grandes écoles, mais pour la seule dépense publique, ont été proposées par Stéphane Zuber (2004).

Tableau 3. Estimation de la dépense publique moyenne par étudiant pour diverses formations du supérieur en France en 2001 (francs).

Ensemble du supérieur
Écoles d’ingénieurs
« Très grandes écoles » après CPGE
Grandes écoles de la fonction publique après l’université
49 721
67 868
207 246
233 924

Source : Zuber 2004, pp. 101-102

 

Annexe 4. Sur les formes socio-économiques de l’informationnel à l’époque du numérique

Cette annexe propose une esquisse des formes socio-économiques générales que prennent les opérations informationnelles à l’époque du numérique et d’Internet. L’esquisse en question est venue d’un essai de synthèse à la suite d’une recherche collective de l’Ifrési assurée dans le cadre du Contrat de Plan CNRS – Région Nord-Pas de Calais. Dans cette recherche, trois entrées complémentaires ont été adoptées :

–  La sociologie du crédit et de la confiance dans les échanges via Internet (Bernard Convert et Lise Demailly)
–  Le fonctionnement et les dynamiques de « communautés » du logiciel libre (Didier Demazière, François Horn et Marc Zune)
–  Les institutions et l’économie du numérique dans l’enseignement supérieur (Elisabeth Fichez et Patrice Grevet).

L’essai de synthèse est basé sur l’idée que le numérique et Internet donnent une portée tout à fait nouvelle à la non-rivalité de l’information. Mais ces potentialités nouvelles s’accompagnent d’un ré-engendrement simultané de raretés bases d’affrontement socio-économiques. C’est à partir de là qu’est esquissée une typologie des formes nouvelles prises par les opérations informationnelles.

Non-rivalité et affaiblissement des exclusions informationnelles par le marché

L’information stricto sensu comporte une propriété de non-rivalité en ce que son utilisation ne la consomme pas et la laisse potentiellement disponible pour une multiplicité d’autres usages et utilisateurs sans qu’il y ait à engager des coûts de reproduction. De plus, l’information se transforme en circulant et en étant utilisée, elle peut se dégrader, mais elle peut aussi s’enrichir et participer, au prix de remaniements plus ou moins profonds, à la construction de nouvelles informations ; ce processus est suffisamment fréquent pour donner à une partie de l’information un caractère de non-rivalité cumulative.
Ces propriétés valent pour l’information à toute époque. Mais le numérique et ses réseaux ont la spécificité de donner des possibilités d’impact très supérieur à la non-rivalité en partie cumulative. Ils poussent très loin la dissociation entre l’information et ses supports matériels dont les coûts se sont considérablement réduits. Ils offrent des facilités sans précédent de repérage des informations disponibles elles-mêmes en nombre croissant ; ils permettent le portage à coûts très faibles de l’information d’un support matériel à un autre quelle que soit leur localisation (cf. Curien et Muet 2004).
Les effets potentiels de la non-rivalité sont d’autant plus importants que simultanément la numérisation et Internet mettent en cause des bases antérieures d’exclusion informationnelle directe par le marché. On reprend ici une définition classique de l’exclusion dans la théorie des biens collectifs, en entendant par là le fonctionnement effectif de l’interdiction faite à un agent d’accéder à un bien pour non paiement d’un prix.

Des possibilités d’évolution contradictoires

Si la numérisation et Internet ouvrent la possibilité de constructions socio-économiques s’appuyant beaucoup plus sur la non-rivalité de l’information, ces potentialités sont susceptibles de se concrétiser dans des directions contradictoires, avec divers mélanges. Dans l’interrogation sur ces possibilités contradictoires, nous donnons une place essentielle aux raretés renouvelées et aux asymétries de position en tenant compte de deux éléments :
–  Les processus d’encombrement et d’obsolescence informationnels qui vont de pair avec la non-rivalité et qui renouvellent les coûts de la production et de l’utilisation des informations
–  Les fortes complémentarités existant entre l’information et d’autres ressources (structures cognitives individuelles et collectives, capital symbolique, ressources matérielles, disponibilité temporelle, etc.).

Des bases d’affrontements socio-économiques renouvelée

La non-rivalité comporte un impact limité dans le temps et « l’espace ». Partons à ce propos des types d’information existant à un moment donné en les distinguant selon deux critères, l’un temporel, l’autre « spatial ». Du point de vue temporel, une information présente pour des utilisateurs un intérêt allant du fugitif au très durable. Quant à l’aspect « spatial », une information comporte un intérêt allant du particulier, du local, du spécifique, au très général.
Pour une information n’ayant qu’un intérêt local très temporaire, la possibilité de la dupliquer, sans coûts de reproduction, comporte un impact très limité, voire nul. Pour d’autres informations, des relations contradictoires fonctionnent entre durée et espace, ainsi dans l’exemple contemporain des mass médias et de nombreuses activités de divertissement fondant leur existence sur une obsolescence rapide de l’information et sur un espace de diffusion le plus large possible. Pour des informations présentant un intérêt durable et général, à l’exemple de diverses connaissances scientifiques et œuvres artistiques, l’impact de la non-rivalité est maximal, mais, dans la durée, il fonctionne par insertion dans des ensembles de connaissances ou de références transformées. Le théorème de Thalès n’est pas obsolète, par contre l’état des connaissances mathématiques de son époque l’est.
Le mouvement actuel d’innovation rapide a un pendant dans la vitesse accélérée d’obsolescence des informations. De ce fait, si la structure des coûts se modifie profondément, ceux-ci ne disparaissent pas. Les processus informationnels peuvent être décomposés analytiquement en trois éléments : production de l’information, diffusion et mémorisation, utilisation. Les technologies actuelles de l’information permettent une baisse radicale des coûts du second élément, alors que les tendances sont différentes pour les deux autres.
Du côté de la production, les technologies informationnelles actuelles offrent des moyens utilisés aujourd’hui sur très grande échelle ; par exemple une part essentielle de la recherche scientifique et technique est aujourd’hui inconcevable sans l’informatique. Mais il faut également prendre en compte l’obsolescence qui renouvelle les coûts de production des originaux et la montée des exigences de qualité des ressources informationnelles (sur les questions de la qualité des logiciels, voir Horn, 2004a et b).
Concernant l’utilisation, la recherche d’informations dans un stock codifié et accessible en énorme augmentation donne lieu à des facilités tout à fait nouvelles (moteurs de recherche, portails…). Mais la sélection des informations pertinentes et leur validation pour les besoins d’utilisateurs dont les capacités d’absorption sont nécessairement limitées ont un coût croissant. Et surtout, l’obsolescence est aussi celle des capacités cognitives à utiliser l’information. D’où une pression à la montée des coûts de formation tout au long de la vie, pression d’autant plus forte que les interactions entre enseignants ou formateurs et apprenants s’avèrent plus que jamais fondamentales pour les apprentissages et qu’il faut inclure les coûts de la disponibilité temporelle des personnes pour la formation.
Ainsi, du fait de l’obsolescence et de l’encombrement informationnels, les incidences actuelles de la non-rivalité vont de pair avec un renouvellement des coûts de production et d’utilisation de l’information. Elles s’inscrivent dans un renouvellement des raretés, enjeux d’affrontements socio-économiques qui mobilisent les ressources plus ou moins asymétriques détenues par les individus et groupes sociaux et qui agissent en retour sur les dotations en ces ressources.

Asymétries et symétries informationnelles de position

Les éléments précédents nous conduisent à donner une grande place aux asymétries informationnelles. Nous distinguons des « asymétries de situation » tenant simplement au fait qu’à un moment donné sur une question quelconque un agent A en sait plus qu’un agent B et des « asymétries de position » plus durables et qui ne se comblent pas par la simple circulation d’informations.
Il faut tenir compte des fortes complémentarités entre l’information et d’autres ressources comportant de profondes inégalités (structures cognitives individuelles et collectives, ressources matérielles, disponibilité temporelle, etc.). L’existence d’informations disponibles est une chose, trouver les accès aux informations pertinentes et surtout être en mesure de les comprendre et de les utiliser sont des choses tout à fait différentes.
Les positions informationnelles vont des échanges entre pairs co-producteurs-utilisateurs de l’information aux échanges – pour jouer sur les mots – entre « impairs », producteurs et utilisateurs, professionnels et profanes, demeurant nettement distincts, même si leurs rapports peuvent se modifier (3). Par exemple, l’enseignement supérieur est marqué traditionnellement par des rapports plutôt symétriques entre pairs enseignants et par des rapports asymétriques au départ, mais évolutifs, entre ceux-ci et les étudiants. Pour ce dernier côté, des rapports très asymétriques au départ sont susceptibles de faire gagner beaucoup de temps aux étudiants tout en étant orientés vers la réduction progressive de l’asymétrie, jusqu’à permettre, pour reprendre une formule des peintres de la Renaissance italienne, d’atteindre le moment où l’élève dépasse le maître.

Le degré d’intrication entre production et usage

Pour situer les potentialités diverses de la numérisation et de ses réseaux, un second axe important de différenciation tient aux rapports entre production et usage. L’impact contemporain de la non-rivalité de l’information fait système avec des tendances aux rapprochements, voire à des intrications entre production et usage. La non-rivalité et les limites des barrières à la diffusion de l’information sont au cœur du mouvement actuellement rapide d’innovation économique. En effet, elles tendent à donner un caractère temporaire à la rente monopoliste d’innovation ; l’imitation généralise le passage à de nouveaux produits et procédés et elle incite à d’autres changements pour renouveler la rente d’innovation.
La montée de la part des coûts fixes de conception et de mise en place des diverses complémentarités, les risques associés, poussent à ne pas attendre une validation tardive par le marché et à chercher des co-évolutions entre production et usage impliquant une intensification des flux informationnels, alors que justement les facilités de circulation de l’information se sont fortement accrues avec chute des coûts. Mais les degrés d’intrication entre production et usage apparaissent très variables, même si la tendance dominante va clairement dans le sens d’un resserrement de l’intrication.

Quatre pôles dans les formes socio-économiques de l’informationnel

Pour proposer une typologie des formes socio-économiques prises par les opérations informationnelles, croisons les deux principaux critères de différenciation que nous avons relevés : le caractère plus ou moins dissymétrique ou symétrique des positions, le degré d’intrication entre production et usage. Quatre pôles apparaissent ainsi dans les formes de l’informationnel, avec de multiples situations intermédiaires et des mouvements en sens divers. Un enjeu principal de fonctionnement est associé à chacun de ces quatre pôles. Le schéma de la page suivant en donne une représentation :

►  A l’extrémité sud-ouest se placent des formes caractérisées par des échanges dissymétriques entre des producteurs et des utilisateurs dépendants externes (ne relevant pas d’une même organisation). Un enjeu principal concerne la production de la confiance, c’est-à-dire la production d’un état dans lequel les utilisateurs croient à l’information donnée, à l’identité de l’interlocuteur, à la qualité du produit proposé, à l’exécution du paiement prévu, etc. L’intervention des utilisateurs dans la production des informations peut connaître quelques développements, mais elle demeure limitée
►  À l’opposé sur la diagonale, c’est-à-dire à l’extrémité nord-est, se situent des échanges intenses et symétriques entre des co-producteurs-utilisateurs. La question de la confiance dans la qualité de l’information ne se pose guère parce qu’on se trouve dans des rapports réguliers entre pairs capables de juger de la fiabilité de l’information, même si c’est au prix d’un travail non négligeable. Un enjeu essentiel porte sur le développement tenable dans la durée de l’utilisation cumulative réciproque, c’est-à-dire de l’utilisation effective de ressources informationnelles produites par d’autres dans la production de nouvelles informations, avec permutation régulière des rôles
►  L’extrémité sud-est correspond à des rapports ponctuels, sans réciprocité habituelle, entre des producteurs d’informations et des utilisateurs indépendants, eux-mêmes producteurs d’autres informations. La confiance est à produire, mais dans un processus où un enjeu essentiel porte sur l’utilisation « productive » des informations venant d’autres
►  L’extrémité nord-ouest représente des situations internes à des organisations marquées par une forte division du travail entre conception globale d’une part et d’autre part conception subordonnée et exécution. L’appartenance à une même organisation implique des intrications fortes entre les activités des uns et les usages que les autres en font. La croyance dans la qualité de l’information est intégrée au fonctionnement normal de l’organisation hiérarchique au sein de laquelle l’information descendante est censée être crue et l’information montante censée être contrôlée. Un enjeu essentiel a trait au contrôle hiérarchique des flux informationnels horizontaux et verticaux.
Une institution donnée, par exemple d’enseignement supérieur, peut mixer des traits relevant des différents pôles, pôle nord-est entre enseignants-chercheurs à propos des contenus et méthodes d’enseignement dans le cadre de cursus donnés, pôle nord-ouest au sujet des informations concernant les choix stratégiques relatifs aux cursus et à l’affectation des moyens dans un établissement marqué par un fort pouvoir managérial, etc.
Réciproquement, l’accès plus ou moins large des différentes catégories sociales à l’enseignement supérieur initial et tout au long de la vie, les degrés de réussite ou d’échec dans la participation à cet enseignement, le niveau général et les écarts plus ou moins grands de la qualité néo-servicielle construite avec la participation des étudiants, affectent les formes socio-économiques de l’informationnel en général, dans la vie de travail et hors travail. Les caractéristiques de l’enseignement supérieur initial et tout au long de la vie influencent fortement les parts respectives de la croyance aveugle, de la subordination à la rumeur, de la co-construction des savoirs, de la confiance étayée, de l’échange des expériences sensibles, des divers modes d’usage d’Internet, etc.

Légende : Pour chaque pôle, le texte en italiques indique un enjeu clef de fonctionnement du point de vue informationnel.

Annexe 5. Des données statistiques internationales sur l’enseignement supérieur

Tableau 4. Variation des dépenses au titre des établissements d’enseignement tertiaire, tous services confondus (a), en fonction des effectifs étudiants et des dépenses par étudiant.
1995, 2000, 2005. Base 100 en 2000.
Déflateur du PIB 2000 = 100, prix constants.
Source : OCDE 2008, p.239, tableau B1.5, ou http://dx.doi.org/10.1787/424747005288

m = Les données ne sont pas disponibles.
1. Des problèmes de méthode concernant ce pays sont indiqués dans www.oecd.org/edu/eag2008, Annex 3, chapter B, Indicator B1.
2. Année de référence : 2004 (et non 2005).
3. Établissements publics uniquement.
4. Dépenses publiques uniquement.
5. Année de référence : 2006 (et non 2005).

(a) La notion de dépenses « tous services confondus » inclut les dépenses en matière de recherche et développement dans les établissements (OCDE 2008, p. 214-215 et DEPP 2007a p.14)

 

Tableau 5 : Dépenses annuelles par étudiant en 2005 au titre des établissements d’enseignement tertiaire, activités de R&D non comprises
En équivalents USD convertis sur la base des PPA pour le PIB, calculs fondés sur des équivalents temps plein
Source OCDE 2008 p.233, http://dx.doi.org/10.1787/424747005288

Tableau 6 : Dépenses publiques et privées au titre des établissements d’enseignement tertiaire en % du PIB (1995, 2000, 2005) dans quelques pays de l’OCDE par ordre croissant (2005) et en moyenne. Source : OCDE 2008, p. 252 et 255

 

Total 1995

Total 2000

Total 2005

Dép. publiq. 2005

Dép. privées 2005

Allemagne 1.1 1.1 1.1 0.9 0.2
France 1.4 1.3 1.3 1.1 0.2
Royaume Uni 1.1 1.0 1.3 0.9 0.4
Suède 1.5 1.6 1.6 1.5 0.2
Etats-Unis 2.3 2.7 2.9 1.0 1.9
Moyenne de l’UE-19 m m 1.3 1.1 0.2
Moyenne de l’OCDE m m 1.5 1.1 0.4
Moyenne pays OCDE dont les données sont disponibles pour 1995, 2000 et 2005 (24 pays) 1.3 1.3 1.4 m m

 

Tableau 7 : USA. Expenditures of all postsecondary degree-granting institutions as a percent of gross domestic product
Source : National Center for Education Statistics (NCES). Digest of Education Statistics 2007,
Table 25. http://nces.ed.gov/programs/digest/d07/index.asp

1- En 2006, la croissance du GDP a été de 6,1 % en dollars courants, celles des « Expenditures of all postsecondary degree-granting institutions » de 4,8 % et le taux d’inflation de 3,2 %

Auteur

Patrice Grevet

.: Patrice Grevet est Professeur émérite en sciences économiques à l’Université Lille 1, laboratoire Clerse (Centre Lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économiques, Lille 1 – Cnrs). Ses recherches actuelles portent sur la socio-économie des institutions de l’enseignement supérieur : rapports entre les établissements (coopérations et concurrences), relations de ceux-ci avec l’Etat, avec les marchés, et avec les professions du supérieur, jugements sur la qualité et dynamiques actuelles des coûts et des financements. Dans ce cadre, il développe une interprétation néo-servicielle de la numérisation de l’enseignement supérieur.