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La configuration de la radiodiffusion publicitaire au Brésil, entre raison d’État et stratégies de marché

26 Jan, 2007

Résumé

Loin de valider l’idée qu’un Etat fort bride le développement du marché culturel, l’analyse du processus de configuration de la radiodiffusion publicitaire au Brésil montre comment l’Etat a dû ajuster constamment ses interventions et s’appuyer sur les entreprises multinationales pour créer une espèce de « service public autofinancé ».

Em português

Resumo

Em vez de dar crédito à idéia que um Estado forte freia o desenvolvimento do mercado cultural, a análise do processo de configuração da radiodifusão comercial no Brasil mostra como o Estado teve que ajustar constantemente as suas intervenções e apoiar-se em empresas multinacionais para criar uma espécie de « serviço público autofinanciado ».

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Rivron Vassili, « La configuration de la radiodiffusion publicitaire au Brésil, entre raison d’État et stratégies de marché« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/30-la-configuration-de-la-radiodiffusion-publicitaire-au-bresil-entre-raison-detat-et-strategies-de-marche

Introduction

C’est dans la perspective de mieux saisir la complexité, la spécificité et la fugacité du processus actuel de reconfiguration de l’industrie culturelle, que je propose de prendre un peu de recul ici, en présentant une analyse du processus de configuration du dispositif de production de la musique populaire à la Rádio Nacional do Rio de Janeiro, sur une période qui est souvent présentée au Brésil comme l’ »âge d’or de la radio » (années 1930-50). Ayant également travaillé sur d’autres aspects de ce processus lors de mes recherches doctorales (Rivron, 2005), j’insisterai particulièrement sur les rapports complexes que cette station, créée en 1936 et nationalisée en 1940, a développé et entretenu avec l’Etat, sous le régime de Getúlio Vargas (1930-45 et 1950-54). Loin de valider l’idée qu’un Etat fort et qu’une politique nationaliste autoritaire brident le développement du marché culturel, on verra au contraire comment l’Etat brésilien a dû ajuster constamment ses interventions et s’appuyer sur les entreprises multinationales pour créer une espèce de « service public auto-financé » qui a pu remplir des objectifs idéologiques, économiques et culturels majeurs de la période : valoriser et territorialiser une culture nationale et synchroniser le pays sur l’idéologie travailliste puis développementiste. On  pourra ainsi examiner le paradoxe de la vigueur de la production culturelle sous un régime autoritaire — phénomène qui s’est reproduit sous la dictature militaire instaurée en 1964, avec la paradoxale hégémonie culturelle de la gauche et le développement de l’industrie culturelle —. On abordera également le paradoxe d’une valorisation du métissage culturel et des musiques dites « noires » qui ne s’accompagne pas d’une mobilité ascendante des professionnels « de couleur », comme celui d’un processus de nationalisation de la culture qui s’appuie sur des entreprises multinationales et des modèles culturels élaborés de façon transnationale.

L’utopie radio-éducative : une vocation étatique ?

La mise en place du système de la radiodiffusion publicitaire (comme celui d’internet et de la téléphonie mobile aujourd’hui) ne correspond en aucun cas à un développement linéaire, cohérent et prévisible. Les technologies et les entreprises de la téléphonie sans fil sont sorties consolidées de la première guerre mondiale. Mais elles ont très rapidement été contraintes de se reconvertir aux usages civils (Kalifa, 2001, p.71), dépassant ainsi les usages militaires et maritimes qui en avaient eu l’exclusivité jusque-là. Impliquant non-seulement des connaissances techniques poussées et des ressources financières conséquentes, les premiers usages civils de la TSF ont principalement été développés dans les classes aisées et cultivées. Incarnant d’une part un symbole de statut et la fascination pour le mode de vie moderne (Novais et Sevcenko, 1998), une poignée d’étudiants et de scientifiques, ont commencé en 1919 à Recife, à se regrouper en sociétés d’amateurs pour défendre la légalisation de cette pratique (Phaelante, 1999). Ils mobilisaient initialement un projet scientifique : développer les applications techniques des avancées scientifiques dans le domaine de l’électromagnétique. Ce n’est cependant qu’à partir de 1923, qu’une véritable légitimité politique lui est reconnue, grâce à l’intense mobilisation des membres de l’Académie Brésilienne de Sciences (fondée en 1916), puis de l’Association Brésilienne d’Education (fondée en 1924), autour du projet d’éducation populaire par la radio promu par l’anthropologue Edgard Roquette-Pinto (1). La radio était alors pensée comme un vecteur de diffusion de registres culturels préexistants (sciences, beaux-arts, culture scolaire). Le projet radio-éducatif avait permis pendant les années 1920 la légalisation de cette pratique et avait animé les premières concrétisations brésiliennes autour de l’idée que la radio pourrait être le « livre de l’analphabète ». Mais cette utopie n’a pu être entretenue que pendant quelques années, grâce au bénévolat et au mécénat de membres éminents de l’élite culturelle et scientifique carioca. Si elle présupposait l’aval de l’Etat, l’utopie de Roquette Pinto (guérir le Brésilien par l’éducation) ne se vouait pas initialement à en dépendre. En l’absence d’une politique éducative et culturelle à l’échelle nationale (ce n’est qu’avec les années 1930 que l’Etat Fédéral investira ces domaines de façon centralisée), elle visait au contraire à pallier les carences du système scolaire, tout en assurant un prestige et une autonomie nouvelle aux éducateurs, ainsi qu’un impact populaire à moindre coût (économie du processus d’alphabétisation). Entre-temps, l’Etat — qui avait été réticent à la légalisation d’une téléphonie sans fil, la percevant à la sortie de la guerre comme une menace à la sécurité nationale —, avait fini par être gagné à la cause de la radiodiffusion brésilienne. Plusieurs raisons doivent être invoquées. D’une part, on a rapidement compris l’enjeu politique de ce moyen de communication qui permettait pour la première fois (du moins théoriquement) de s’adresser à tous les Brésiliens simultanément. D’autre part, la légalisation partielle, en 1924, des pratiques radioamateurs a mené à un développement incontrôlé de la pratique (2), stimulé par les nouvelles solutions technologiques (moins cher, plus efficace, plus designé, pensé pour l’écoute), par l’importation de récepteurs et par l’existence d’émissions commerciales nord-américaines qui enthousiasmaient les auditeurs cariocas. Dans certains esprits, la souveraineté nationale se trouvait même menacée par cette occupation des ondes par des transmissions provenant de l’étranger. De plus, de nouvelles sociétés voient le jour au fil des années 1920 et commencent à organiser leur programmation en vue de concentrer le maximum d’audience, ouvrant ainsi la spirale de la concurrence et de la mise en place de stratégies de distinction qui se financent par des formes précaires et dissimulées de publicité. Devant gérer cet état de fait sans pouvoir assumer le coût d’un réseau de radiodiffusion public (comme en France ou en Angleterre), le législateur opta donc entre 1931 et 1934 pour une réglementation de la pratique commerciale, dans un cadre défini (10 % de publicité, pas d’entreprises liées à d’autres secteurs d’activité que la culture et la communication). Dans ce contexte, le projet d’éducation populaire prenait du plomb dans l’aile : la viabilité financière de la Rádio Sociedade do Rio de Janeiro et sa capacité à capter une audience nouvelle étaient mises en péril par la concurrence du pôle commercial (qui a drainé ses personnels et ses annonceurs publicitaires). Alors que ce n’était pas sa vocation, la station fut finalement remise entre les mains du Ministère de l’Education créé par Vargas en 1932. De plus, alors qu’elle se voulait « livre de l’analphabète », l’éducation radiophonique ne pourra plus se passer, en fin de comptes, ni du support écrit, ni des structures scolaires (public captif ; cf. Assumpção,1999). Malgré l’échec manifeste du projet de Roquette-Pinto, la rhétorique éducative a pourtant été entretenue pendant longtemps par la radio-diffusion commerciale sous la formule « éduquer en divertissant » et Roquette-Pinto constitue le mythe fondateur de la radiodiffusion au Brésil. Cette rhétorique a notamment servi à légitimer une production culturelle nouvelle, tenue en suspicion par la culture savante, d’autant plus qu’elle évoluait dans le cadre d’un usage lucratif et massif de la technologie de la TSF (qui distinguait désormais l’émetteur et le récepteur, responsabilisant le premier).

Quand le marché pallie aux carences de l’Etat

Dans le contexte de la légalisation de la pratique publicitaire à radio, le jeu de la concurrence à contribué à diversifier l’espace des possibles. Le cataretê de Lamartine Babo « As 5 estações do Ano », enregistré en 1933, constitue une représentation de l’espace dans lequel la Rádio Nacional (inaugurée en 1936), a dû s’implanter et évoluer jusqu’à concentrer, dès 1940 et pendant près de 20 ans, les plus forts taux d’audience. Bien qu’à un degré de différenciation bien moindre, nous retrouvons déjà à ce moment :

  1. le segment éducatif, scientifique et des beaux-arts (Rádio Sociedade do Rio de Janeiro et Radio Educadora) est reconnu comme pionnier, mais déjà stigmatisé comme rétrograde ;
  2. le segment le plus commercial (Rádio Philips), bientôt écarté, des stations vendant de l’électroménager et des plages horaires à des programmateurs privés ;
  3. le segment le plus dynamique en termes d’audience (Mayrink Veiga) qui se distingue déjà par une culture propre (celle des personnages de radio-théâtre)
  4. le segment de l’information et du sport, avec la Rádio Clube do Brasil.

La définition de la radiodiffusion comme un secteur d’activité professionnelle a par ailleurs contribué à une très rapide hiérarchisation et recomposition sociale des stations qui, en recrutant des personnels spécialisés (ou disposés à le devenir) issus de secteurs divers, ont fait fuir les plus éminentes figures de l’élite culturelle hors du champ radiophonique ou du moins — en suivant des stratégies du désintéressement que nous avons étudiées (Rivron, 2005) —, vers son segment le moins lucratif, celui de l’éducation populaire et de la diffusion de la culture savante. Paraissant menacer l’hégémonie de l’imprimé dans le secteur culturel, la légitimité du registre radiophonique a maintes fois été mise en cause par la presse, avant que celle-ci ne finisse par choisir la cooptation. Au milieu des années 1930, les principaux quotidiens avaient leurs propres stations de radio (comme aujourd’hui ils ont leur site web). C’est ainsi la Sociedade Civil Rádio Nacional fut créée en 1933 par le journal A Noite qui appartenait au conglomérat industriel du nord-américain Percival Farquhar. N’émettant qu’en 1936, la station a été nationalisée en 1940, par l’Estado Novo. Mais il faut préciser dès ici que ce n’était pas tant la station qui faisait l’objet d’une visée stratégique du régime, mais bien toutes les extensions brésiliennes de ce conglomérat (notamment dans le chemin de fer) qui s’étaient endettées auprès de l’Etat. Plusieurs stations avaient déjà été affectées aux différents échelons de l’Etat (fédéral, fédéré, municipal), notamment par des donations. Mais malgré maintes déclarations d’intentions, le service public n’a jamais eu les moyens d’investir véritablement dans la production radiophonique. Malgré l’image du régime autoritaire qui a nationalisé un outil de propagande (et a exercé la censure ; cf. Silva, 1994), l’Estado Novo a en fait aussi dû transiger avec des conceptions hétérogènes de l’activité, au gré des difficultés affrontées et des opportunités saisies, créant ainsi une configuration inédite. Si, comme les autres stations, la Rádio Nacional a subi la censure et a dû se faire le relais populiste de l’idéologie travailliste, elle fut bien plus qu’un simple instrument de propagande. Incorporée au patrimoine de l’Union, la Rádio Nacional vit être affecté à sa direction Gilberto Goulart de Andrade, qui avait auparavant exercé la censure, notamment dans le domaine du théâtre. La radio faisait alors l’objet de spéculations intellectuelles assez romantiques, utopistes ou totalitaires, dans les cercles du pouvoir et en particulier dans le revue Cultura Política. Mais, contre toute attente, le « Doutor Gilberto » appliqua une vision pragmatique de l’activité radiophonique. S’assurant, certes, d’un strict contrôle idéologique, il a surtout défendu l’autonomie financière de la station : l’Etat n’investissait pas, mais les recettes de la station ne seraient pas non-plus reversées au trésor public, ni à des actionnaires, comme dans le cas des autres stations. Cette configuration financière très spécifique a doté la station d’atouts majeurs pour résoudre à son avantage l’équation qui définissait alors la concurrence effrénée dans le champ radiophonique. La pérennité d’une station s’appuyait sur une triple fidélisation : celle d’un public, de professionnels (artistiques, techniques et commerciaux) et d’annonceurs publicitaires qui sont tous « nouveaux » à plus d’un titre (3).  Cela lui a permis de dominer largement et durablement la scène radiophonique brésilienne. Et cela, en tant que service public entièrement autofinancé. Révisant à la baisse les ambitions politiques du nouveau média et malgré la persistance de la rhétorique éducative, la politique radiophonique de Vargas s’est d’une part concentrée sur la conciliation des intérêts, pas toujours convergents, des principaux groupes professionnels qui investissaient ce secteur (intellectuels, artistes, groupes de presse et commerçants). D’autre part, au-delà des transmissions officielles quotidiennes (A Hora do Brasil, créée en 1934, produite par les services de propagande et imposée à toutes les stations), c’est avant tout l’efficacité de sa fonction de communion politique, d’intégration nationale, qui est désormais visée (4). Face au déclin des oligarchies agraires du sucre et du café ainsi qu’à la recomposition des forces politiques autour de la révolution de 1930 puis de la création de l’Estado Novo (1937-45) et de sa réélection en 1950, Getúlio Vargas avait progressivement élaboré un projet national de développement industriel, sur la base de la substitution des importations. Dans ce contexte, la radio nous permet de comprendre à quel point les intérêts de l’Etat (fort et centralisé) peuvent converger avec celui d’un secteur privé en extension rapide. Car elle s’est alors faite le vecteur d’une double territorialisation : celle de l’Etat centralisé et celle d’un marché industriel d’extension nationale, que l’Etat voulait justement développer… Alors que pendant les années 1930 c’étaient encore des petits commerces locaux qui finançaient de façon plus ou moins régulière la programmation radiophonique, avec les années 1940, ce sont désormais les entreprises les ambitieuses (y compris multinationales) qui le font, visant un marché national. Si elle ne résout d’aucune façon le problème des infrastructures de distribution, la radio permettait une avancée significative dans l’élaboration centralisée de stratégies de communication, faisant au passage l’économie des représentants de commerce qui arpentaient encore le pays. Enfin, on doit aussi mentionner son rôle central dans la construction d’interdépendances mercantiles nationales : celui de transmettre, dès le début des années 1920, des informations boursières. Le développement de l’économie radiophonique, dans un système de contraintes politiques et économiques très particulier, a fait des spots publicitaires et des programmes sponsorisés, un support des idéologies travailliste puis américaniste et développementiste, tout en se faisant le relai « presque spontanné » du nationalisme, du scientisme et de l’hygiénisme officiels. C’est ainsi que la radio a pu promouvoir une culture musicale nouvelle, perçue comme authentiquement nationale (Peterson : 1992), tout en étant financée et produite en s’appuyant sur les ressources et le savoir-faire des multinationales qui investissaient le marché brésilien.

Une configuration inédite de l’industrie culturelle

En devenant de grosses organisations (la Rádio Nacional employait plus de 700 personnes en 1956), les radios sont allées bien au-delà de la diffusion d’œuvres ou de registres culturels préexistants (musique, théâtre, journalisme de presse). Les « transferts de genre », de l’imprimé ou des pratiques culturelles de scène ou de proximité, vers la radio, n’ont jamais été neutres et se sont limitées aux phases d’expérimentation (revue de presse de Roquette-Pinto, déclamation de vers, interprétation des classiques de la littérature universelle, exécution de disques). Le secteur radiophonique s’est au contraire imposé temporairement comme un registre culturel spécifique et un producteur culturel à part entière avec ses différents  « genres » de programmes : feuilleton (novela), radio-crochet (programa de calouros), programme musical, bulletin d’informations. Du point de vue des artistes, la radio est apparue dès les années 1930 comme une forme particulière de mécénat qui leur permettait de produire et de se produire dans des conditions exceptionnelles. Développons l’exemple de la musique, qui occupe au minimum 60% des transmissions. Etant donné la position actuelle de la radio dans la chaîne du marché musical, il est difficile d’imaginer celle qui était la sienne dans les années 1930-50. Car il faut bien comprendre que, au moment où se configure l’industrie culturelle (5), c’est la radio qui est la plus à même de construire des notoriétés et d’entretenir dans de bonnes conditions un vaste cast d’artistes sous contrat. Jusqu’à la fin des années 1920, la programmation musicale des stations s’était caractérisée par l’exécution de disques empruntés et l’interprétation bénévole des « artistes de société ». À ce titre, l’espace social et les modes de sociabilité des stations de la première phase radio-amateur trouve maintes convergences avec ceux d’une revue à faible tirage ou un salon mondain. S’y présenter en tant qu’artiste, même amateur, était une façon d’afficher une appartenance à certaines sphères (cf. Murce, 1976). Mais la course à l’audience a montré aux gérants de station l’efficacité, sans égale, de la succession de vedettes au micro (« desfile de astros »). Si bien qu’entre la moitié des années 1930 et les années 1960, l’exécution de disques a quasiment disparu des ondes, à la faveur d’interprétations en direct d’œuvres spécialement orchestrées. Et entre 1928 (premiers cachets) et 1938 (recours systématique aux contrats d’exclusivité) on assiste à une professionnalisation de la production radiophonique, accompagnée par une rationalisation des ressources humaines et à la corrélative différenciation des postes de travail (producteurs, directeurs artistiques, arrangeurs, scripts, copistes, régisseurs, techniciens, locuteurs, radio-acteurs, interprètes, etc.). La professionnalisation et la spécialisation de la production radiophonique s’est développée en incorporant la triple contrainte de l’audience, de la conformité idéologique (national-populiste) et de la capacité à représenter des marques commerciales (qui sont de plus en plus assignées à un programme spécifique). Cela a abouti à la création d’un registre culturel extrêmement complexe et élaboré. Cette originalité transparaît notamment dans la notion de « programme monté », qui impose progressivement la figure du producteur à partir de la fin des années 1930 et articule, dans une unité désormais cohérente et récurrente (programmes à des horaires fixes) des ressources techniques et artistiques spécifiques comme : le « back-ground », le bruitage, l’intervention de locuteurs et de radio-acteurs, ou encore, celle des principales vedettes de la chanson, accompagnées d’orchestres symphoniques incorporant l’instrumentaire « typiquement » brésilien. Dans ce jeu-là, l’atout financier de la Rádio Nacional a été décisif, permettant de gagner à la concurrence pour le recrutement de vedettes et de professionnels de la première heure en vue de la création de « programmes de prestige » dont la production était extrêmement onéreuse (plus d’une centaine de personnes pouvaient être mobilisées pour un programme comme Um milhão de melodias, Quando Canta o Brasil ou Aquarelas do Brasil). Dans la configuration très particulière qui caractérise l' »ère de la radio » au Brésil (1930-50), les principales stations ont mobilisé des agents et des ressources (culturelles, techniques, politiques) qui étaient issus de différentes strates de la société brésilienne et qui ont notamment œuvré à l’acceptation et à la valorisation esthétique et idéologique de répertoires et registres culturels stigmatisés auparavant (dont la samba). Mais si, avec le football, la radio est apparue comme l’un des premiers secteurs où des vedettes et des registres classés comme « noirs » se sont affirmés, cela n’a pas été sans une rapide recomposition des hiérarchies et des discriminations caractéristiques de la société brésilienne (« frontière de couleur », cf. Pereira : 2001). Sur ce point, l’ambivalence du statut de vedette (« demi-dieux ou gladiateurs », cf. Costa, 1984) semble frapper plus durement les personnes de couleur. C’est ce qui transparaît des difficultés de reconversion et des longues périodes d’oubli auxquelles ont été confrontés les interprètes issus de la « Pequena Africa do Rio de Janeiro » que l’on a ensuite redécouvert sous le label « Velha Guarda » (Pixinguinha, Donga, Sinhô, etc.). Etant donné le rôle central de la radio dans le champ musical d’alors — elle produit, consacre et entretient les artistes et les répertoires à une échelle nationale — on peut réexaminer sous cet angle ce que Hermano Vianna (1995) a appelé le « mystère de la samba ». À savoir : comment un registre stigmatisé, perçu comme l’emblème des tares du Brésil, a pu devenir un symbole national ? La question est d’autant plus pertinente que des genres nordestins (le côco et l’embolada notamment) apparaissaient comme des concurrents potentiels puisque, aux yeux de l’élite intellectuelle, ils représentaient mieux un Brésil métissé sur la longue durée, accréditant l’idée de la plantation comme locus originaire du Brésil authentique. À l’opposé, la samba incarnait initialement pour l’élite, une culture « trop noire » et qui plus est, d’urbanisation récente via les quartiers populeux. Un des éléments de résolution de ce mystère se trouve dans la configuration du système radiophonique, vecteur majeur de la formation d’une industrie musicale brésilienne. La genèse de la samba comme genre codifié circulant dans des milieux divers est incontestablement liée à son imposition progressive dans le carnaval carioca (Sandroni, 1997). Avant même que la samba ne devienne une figure obligatoire des défilés officiels (1932), le carnaval est apparu comme l’un des premiers supports de rationalisation du marché musical. Il renouvelait annuellement l’offre et la demande d’œuvres, ce qui transparaît très clairement quand on examine les dépôts d’œuvres pour la protection des droits d’auteur (SBAT, BN et INM), qui explosent systématiquement les mois qui précédant le carnaval. Le carnaval articulait aussi, pour la première fois, les stratégies de nombreux acteurs du secteur culturel (presse pour les concours, éditeurs pour les partitions, radios, maisons de disque, casinos et artistes), créant un système de consécration intégré dans lequel chacun pouvait trouver son compte. Une autre fonction centrale de la radio dans ce processus a été d’augmenter la réceptivité esthétique de ce genre. En tant qu’important dispositif de production musicale, la radio a progressivement systématisé l’engagement de musiciens savants pour orchestrer des œuvres folkloriques autant que populaires, dans une synthèse souvent monumentale de ressources éclectiques, traditionnelles et modernes, nationales et internationales (cf. par exemple les arrangements de Radamés Gnattali, pour les samba-exaltação).

Conclusion

La « Musique Populaire Brésilienne », élément fondamental aujourd’hui de l’essence brésilienne et du patrimoine national, apparaît à travers le prisme de l’ »ère de la radio », non seulement comme une création moderne, mais aussi comme le produit d’interactions et de négociations complexes entre les intérêts communs de l’Etat (centralisation, propagande nationaliste, projets de développement), des acteurs du marché (agences publicitaires et entreprises voulant conquérir/construire le marché national) et des professionnels de la radio et de la musique. La radiodiffusion s’est érigée dans ce contexte, comme un instrument majeur de la synchronisation sociale et de la création d’interdépendances (politiques, économiques, culturelles) à échelle nationale. Cette configuration inédite de l’activité radiophonique reposait fondamentalement sur la reconnaissance de son efficacité commerciale unique et sur le développement du secteur publicitaire dans l’économie. Or c’est ce même développement qui amena la fin de l’ »âge d’or de la radio ». Le développement des agences de publicité, souvent multinationales, a progressivement externalisé la production d’un certain nombre de programmes et réduit les marges de manœuvre des stations. Par ailleurs, le développement de la télévision a organisé progressivement à partir de la fin des années 1950, un double exode : celui des professionnels de la radio (artistes, producteurs, locuteurs, techniciens, etc.) et celui des annonceurs publicitaires. La perte d’autonomie ajoutée à ce double exode a totalement réordonné les rapports entre les différents médias (radio, presse, télévision). Et ceci d’autant plus que les maisons de disques, s’appuyant sur une distribution nationale, se sont trouvées consolidées par l’implantation du vinyl, puis de la bande magnétique, ainsi que par les stratégies de co-exploitation musicale avec les télévisions (le cycle des Festivals des années 1960). D’autres facteurs interviennent encore dans ce processus, comme le renouvellement du vivier de vedettes, lié notamment à une nouvelle segmentation du public (naissance de la catégorie « jeunes ») et à de nouveaux principes de légitimité esthético-politiques. Par ailleurs, des facteurs proprement politiques ont contribué à la chute de la Rádio Nacional dans la hiérarchie des médias, et en particulier, l’intervention croissante de l’Etat dans sa gestion et son transfert à la nouvelle capitale (Brasília) où elle se trouve détachée des circuits artistiques et commerciaux. Paradoxalement, c’est au moment où la radio devient une véritable industrie culturelle de masse (ce n’est qu’avec le transistor, la FM et la transmission en chaîne que la radio atteint la plupart de la population sur le territoire) qu’elle pert sa centralité dans le champ musical. Elle délaisse alors rapidement la production musicale pour hésiter entre les deux possibilités que lui offrent la configuration des stations FM émettant en chaîne : la simple diffusion (des choix de production de l’industrie du disque) ou le rôle d’éditeur (sélection libre des répertoires à promouvoir, dans l’unique considération de l’audience). Pour comprendre ce qu’est devenue la radiodiffusion aujourd’hui, il nous faut donc considérer l’évolution de sa position dans la configuration qui se dessine et dans ses rapports aux autres supports. Or ce qui est sûr, c’est que cette évolution est tirée par les nouvelles inventions technologiques et culturelles (podcast et intégration de la radio dans les dispositifs multimédia). Du point de vue strictement musical, et avec le recul que nous proportionne l’étude de l’ »ère de la radio », on peut penser que c’est la question du financement de la production culturelle (les « contenus ») qui est cruciale. Car si l’hégémonie du disque semble irrémédiablement remise en cause aujourd’hui, il faut espérer d’autres acteurs sont prêts à rentrer en position dominante, dans la chaîne de production. À la façon des agences publicitaires des années 1950 (qui produisaient leurs jingles, leurs programmes musicaux et leurs novelas, dans leurs propres studios), on voit déjà émerger de nouvelles formes de mécénat (financement de la création artistique), de nouvelles pratiques de production et de réception, de nouvelles stratégies (teasers) et de nouveaux formats musicaux (comme celui de la sonnerie de portable en 30 secondes). Au moment où les opérateurs de télécommunication et les producteurs de logiciels et de supports technologiques « dament le pion » aux maisons de disques, à la radio et à la télévision (cf. le coup d’éclat d’Orange avec Madonna), il semble vital pour le secteur radiophonique et discographique de repenser entièrement leurs positions dans une chaîne de production et de diffusion musicale dont les règles pratiques changent tellement, qu’elles ne pourront bientôt plus faire l’économie de législations radicalement nouvelles.

Notes

(1) Véritable héros de son époque, Roquette-Pinto avait démontré que l’ »homme brésilien » n’était pas condamné (c’était l’époque de la raciologie et de l’idée de dégénérescence associée au métissage), mais uniquement « malade » par ignorance. Figure centrale de l’anthropologie dès les années 1910, il se consacrera intégralement à l’éducation populaire, à partir 1936, se vouant, en tant que figure importante d’un mouvement de rénovation éducative, à « guérir le Brésilien » par la science et les technologies de la communication (il dirige alors l’Institut National du Cinéma Educatif ; cf. Ribas, 1990).

(2) On trouve d’ailleurs jusqu’au début des années 1920 des personnages analogues aux pirates radiophoniques français d’avant 1981 ou aux <em>hackers</em> d’internet qui, après avoir subverti un système protégé, vont repousser les limites du licite et être ensuite cooptés pour consolider les défenses des systèmes commerciaux autant que militaires.

(3) Le public est nouveau, non-seulement parce qu’il s’agit d’une pratique culturelle nouvelle, mais aussi parce qu’avec l’exode rural qui fait exploser la population des capitales, une bonne partie des auditeurs étaient arrivés récemment en ville. Les professionnels des années 1930, issus pour la plupart du radio-amateurisme, de la presse, des milieux artistiques et du petit commerce, ont dû inventer leur propre métier (leurs produits, leurs outils, leurs formes de financement, leurs carrières). Les entreprises étaient nouvelles dans le sens où il s’agissait de plus en plus de nouvelles marques, visant un marché national et découvrant les techniques de ce qu’on appelle aujourd’hui le marketing, largement expérimentées et rationalisées à la radio.

(4) Le titre du livre de Saroldi et Moreira (1988), « O Brasil em sintonia », marque bien cette fonction de synchronisation, de création d’une culture partagée d’où découle une forme de conscience collective (Anderson, 1985).

(5) L’industrie musicale ne sera véritablement « nationale » qu’à partir des années 1940 (couverture régulière du territoire avec les ondes courtes) et on ne peut la considérer comme vraiment « populaire » ou « de masse » qu’à partir des années 1960 avec le transistor et la FM (Ortiz, 1995).

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Auteur

Vassili Rivron

.: CRBC / EHESS