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Dispositifs multimédias de formation continue et logiques de domination dans les entreprises

Article publié dans la revue Terminal (Technologies de l’information, culture et société), automne 2000 : « Vers le mammouth virtuel ? L’École et les NTIC ».
Mis en ligne le 23 Janv, 2001

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Collet Laurent, « Dispositifs multimédias de formation continue et logiques de domination dans les entreprises« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°02/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2001/varia/03-dispositifs-multimedias-de-formation-continue-et-logiques-de-domination-dans-les-entreprises

Introduction

Les Technologies d’information et de communication éducative (Tice) permettent souvent de penser autrement les relations pédagogiques entre formateurs et apprenants, grâce à des produits de contenu consommables individuellement : auto-formation, auto-didaxie, etc. De la même manière, elles offrent d’organiser différemment l’unité spatio-temporelle qu’imposait la classe : formation à distance, formation en temps différés, etc. A travers ces nouveaux modes d’organisation de la formation, se posent alors les questions de modification envisageable/envisagée des pratiques d’enseignement et d’apprentissage, et d’émergence d’une nouvelle économie de la connaissance. Quelles pratiques proposent les Tice aux formateurs et aux apprenants qui en font usage et comment penser ces pratiques ? Sont-elles propres aux nouveaux dispositifs technologiques ou perpétuent-elles des démarches pédagogiques plus anciennes ? Les différentes possibilités de ré-organisation des formations permettent-elles l’émergence de nouveaux modèles économiques de production et de consommation du savoir ?

Dans cet article, il sera question des logiques sociales dominantes dans la conception de produits multimédias en ligne (Internet) ou hors ligne (CD-Rom) destinés à la formation professionnelle des agents de production au sein des plus grandes entreprises industrielles françaises. A travers cette notion de logiques dominantes, il est fait mention simultanément des systèmes de valeurs et des modèles d’action que proposent les dispositifs et produits de formation aux formateurs et aux apprenants mais également des stratégies des différents acteurs décisionnels et exécutants intervenant dans le processus de conception. De plus, ces logiques seront à lier au maintien et à la reproduction des rapports socio-économiques de domination (Bourdieu, 1994) entre les différents agents pris dans les règles du jeu industriel : dans l’entreprise, entre les responsables des directions, les formateurs et les agents d’exécution ; hors de l’entreprise, entre les grandes entreprises industrielles et les sociétés de conception de produits multimédias.

Les entreprises auxquelles il est fait référence appartiennent au secteur des transports, de l’impression industrielle, de la manutention, du BTP et de l’énergie. Par conséquent, le terme d’agents d’exécution renvoie à des ouvriers de la manutention dans le bâtiment ou dans l’industrie, à des ouvriers d’entretien dans les transports et à des ouvriers de production dans l’imprimerie. Les formateurs de ces entreprises sont généralement d’anciens agents d’encadrement reconvertis dans un rôle de pédagogue et qui dépendent des directions de la formation. Il ne faut pas les confondre avec des contremaîtres qui peuvent jouer le rôle de formateur à l’invitation des directions de la production. Quant aux sociétés de conception multimédia, il s’agit à l’origine aussi bien d’agences de communication audiovisuelle que de Sociétés de service et d’ingénierie informatique (SSII).

Notre ambition n’est donc pas de discuter des modalités de réception par les formateurs et par les apprenants des nouvelles normes de formation et de production industrielle. A la suite des travaux d’Yves Stourdzé (1987), nous nous intéressons davantage à la tentative de construction de l’identité des agents d’exécution et des formateurs par les solutions pédagogiques médiatisées sur support multimédia, dans le cadre d’un renouvellement de l’économie de la formation.

Le marché de la formation continue : prescription et enjeux de pouvoir

Les grandes entreprises industrielles françaises peuvent traiter la question de la formation continue de leur personnel en interne, en faisant appel à leurs directions de la formation, et/ou en externe en faisant appel à des organismes publics ou privés. Or, dans ces entreprises, la question de l’informatisation de la formation des agents de production échappe en grande partie aux directions de la formation et aux organismes de formation. Certes, des organismes publics (lycées professionnels, etc.) conçoivent des produits multimédias de formation à des métiers. Mais les entreprises n’en font guère usage car elles préfèrent des produits de formation à des compétences plutôt qu’à des métiers. La différence est ici essentielle. Les compétences réclamées par les entreprises peuvent être en dehors de tout référentiel métier parce qu’elles répondent à des organisations de travail spécifiques. Ces entreprises font alors appel à des sociétés de conception multimédia pour développer des produits spécifiques de formation.

Le développement, l’achat ou la commandite de produits multimédias de formation à des métiers d’exécution est un enjeu de pouvoir dans l’entreprise (Crozier, Freidberg, 1977) entre les directions de la production et les directions de la formation. En effet, pour les directions de production, la technologie doit être au service d’une démarche taylorienne de réorganisation en flux tendu du travail des ouvriers et des formateurs. Ainsi, les centres ressources de formation doivent être implantés dans les lieux de travail et fonctionner en libre-service, ceci afin de permettre aux apprenants de venir se former pendant les moments creux de production, avec ou sans l’aide d’un formateur. Cette stratégie va à l’encontre des politiques des directions de la formation, qui privilégient des formations en dehors du cadre de la production. De plus, pour articuler formation et production, les responsables de production choisissent la voie de l’informatisation de la formation. Elles font donc en priorité appel aux directions des services informatiques plutôt qu’aux directions de la formation. Ensemble, directions de la production et directions informatiques pensent le développement technique de dispositifs informatique de formation au plus près des lieux de production. Une fois les dispositifs réfléchis, les directions de l’informatique travaillent ensuite avec des SSII plutôt qu’avec des agences de communication pour développer des produits multimédias.

Dans ce contexte, les directions de la formation et les formateurs sont invités dans le processus de conception, uniquement comme expert en technique pédagogique, le plus souvent pour concevoir des modules de formation. Comme pour les apprenants, ces derniers se voient exclus de la réflexion sur le contenu de la formation. Plus encore, le mode de production par sous-traitance conduit les concepteurs de produits multimédias à intérioriser les systèmes de croyance, les méthodes de conception, les postulats de productivité et de rapport social soutenus par les responsables de production. Ainsi pris dans des représentations où les formateurs et les ouvriers sont considérés comme de simples exécutants de leurs décisions, les concepteurs sont conduits à ne pas les faire participer au processus de décision.

Lorsque la participation existe, elle vise seulement à réduire les risques de rejet du produit, voire à porter l’espoir d’améliorer l’efficacité des opérations de formation. Sont alors étudiées la facilité de manipulation de l’interface et les réactions des utilisateurs. Ces tests n’ont pour fonction de remettre en cause ni le choix des modèles d’enseignement et d’apprentissage qui leurs sont liés, ni l’usage des dispositifs et des produits, ni même la nouvelle forme d’organisation du travail proposée.

Il est d’ailleurs souvent possible de constater que ces tests sont individuels et construits sans intégrer les dimensions sociales des processus de formation et de production industrielle. Par exemple, un des tests les plus répandus consiste à demander à des formateurs ou à des agents d’exécution d’utiliser le produit. Un observateur extérieur a alors pour mission de noter les réactions de ces utilisateurs en s’attachant plus particulièrement aux problèmes de navigation dans les produits. La compréhension des modes de travail réels des formateurs et des ouvriers n’est pas recherchée. Il faut plutôt voir dans ce mode de participation des populations cibles une forme de rationalisation du travail de conception, qui cherche tout au plus à améliorer la forme et l’organisation des parcours au sein des produits.

Les formateurs et les futurs apprenants sont donc sous-représentés dans le processus de conception. Au contraire, sont sur-représentés les acteurs décisionnels des entreprises commanditaires : directions générales, directions de la production, directions informatiques. Or, la prédominance des attentes et des enjeux portés par ces acteurs a tendance à réduire la réalité de la formation à des enjeux industriels propres aux directions de la production. Comme nous allons pouvoir le constater, pour les formateurs, l’usage de dispositifs multimédias, censé améliorer l’efficacité de la transmission et de la compréhension des messages, leur impose des pratiques et un système de valeurs basé sur la formation individualisée, voire sur l’auto-formation (formation sans tierce personne). Pour les ouvriers en apprentissage, l’usage de tels produits impose des rôles plus pensés en termes réactifs qu’en termes actifs : il s’agit d’acquérir des modes de résolution de problèmes que d’autres ont pensé pour eux.

Dispositifs individualisants et formateurs polyvalents

Les produits sont pensés pour que les formateurs puissent organiser des séances allant de l’amont jusqu’à l’aval d’une formation pour des apprenants travaillant sans leur aide. Ils doivent être suffisamment polyvalents pour servir indifféremment à des tests de sélection (aval et amont), à produire un cours avec ou sans formateur, à vérifier des acquis, etc., sans nécessairement couvrir l’ensemble d’un cursus de formation. Ils sont également conçus pour être consultés sur des postes de travail individuel ou en binôme, placés dans des salles fonctionnant en libre-service ou en présence d’un formateur. Ils doivent donc avoir pour caractéristique majeure d’être « consommables individuellement » et « reproductibles en masse » (Miège, 1996).

Les postes individuels en libre-service doivent, en théorie, permettre aux apprenants de se former lorsque les contraintes de la production le permettent. Or, le fonctionnement en libre-service induit une modification des pratiques d’enseignement des formateurs car en plus de leurs compétences pédagogiques, les formateurs doivent connaître le fonctionnement des ordinateurs, organiser les consultations et gérer dans le temps les parcours individuels de formation. Cette compétence à proposer et gérer la flexibilité des horaires, ainsi que la polyvalence des formateurs renvoient aux nouvelles formes d’organisation du travail où la flexibilité de la production et la polyvalence des ouvriers dans le travail est la règle. A partir de cette homologie, certains concepteurs multimédias et responsables de production n’hésitent pas à parler de « formation en flux tendu ».

Si le découpage de la formation en plusieurs modules (avant, pendant et après la formation) va dans le sens d’une formalisation des procédures de formation devant permettre une flexibilité de consultation, elle va aussi de pair avec une stratégie des sociétés de conception consistant à segmenter leur offre par rapport à des compétences et non plus par rapport à une formation complète à un métier. Ainsi, dans le cas de la manutention, aucun produit ne cherche à former au métier de manutentionnaire mais plutôt à former à des compétences de ce métier : la conduite de chariots élévateurs, le maniement d’élingues, etc. Ces compétences peuvent aussi utiles à d’autres métiers. Produire des formations à des compétences a alors pour avantage de ne pas limiter l’offre à un métier en particulier et de segmenter un métier en plusieurs compétences, donc en plusieurs produits de formation.

Les différents produits sont ensuite regroupés au sein d’un catalogue de produits de formation, dans lesquels les entreprises (les responsables de production, voire les responsables de formation) peuvent puiser pour monter des opérations de formation. Ces catalogues sont alors pensés et conçus de manière à couvrir les métiers où le nombre d’entreprises et d’agents à former sont les plus nombreux.

La multiplication de l’offre de produits de formation repose donc sur une logique économique de segmentation des marchés et de sélection de ceux qui sont les plus porteurs, destinée à permettre une commercialisation des produits sous une forme éditoriale (Miège, Pajon et Salaün, 1986). Cette forme éditoriale convient d’autant mieux aux responsables de production qu’elle permet d’articuler la formation au plus près des contraintes de la production.

Produits d’auto-formation et automatisation des tâches de l’apprenant

Une des questions que posent les différentes réorganisations actuelles du travail de production est celle de l’autonomie des agents d’exécution dans l’organisation du travail et dans le processus de prise de décision. En effet, l’ensemble de la littérature managériale insiste sur un point essentiel qui est la transformation du rôle de l’agent d’exécution dans le processus de production. D’un modèle d’agent passif et réactif, l’ouvrier doit passer à un modèle d’agent actif et réfléchi (Zarifian, 1996). L’enjeu des formations qui leurs sont destinées devrait donc se situer à ce niveau, c’est-à-dire proposer aux apprenants d’apprendre à organiser leur propre travail, à être polyvalent pour le réaliser et à le juger. Ce sont autant de conditions qui semblent nécessaires pour garantir l’autonomie dans le travail : savoir organiser son propre travail dans le temps et dans l’espace afin de tirer parti au mieux des moyens de production, être polyvalent pour le réaliser en fonction des compétences des autres, enfin être capable de juger le résultat final pour gagner en temps de décision.

Ces compétences devraient être mises en scène à la fois dans le parcours d’apprentissage et dans les contenus à acquérir. Or, l’analyse des activités d’apprentissage et des contenus à acquérir permet d’affirmer que les ouvriers ne sont pas formés à avoir plus d’autonomie dans le processus de décision. Il est même possible de vérifier que le travail d’apprentissage des ouvriers est très rarement (pour ne pas dire jamais) pensé dans un rôle actif mais plutôt réactif (Eco, 1985).

Les parcours de formation se résument la plupart du temps en une succession de quatre phases : un exposé du savoir, des questions sur ce savoir, la formulation des réponses de l’apprenant et enfin une correction de ces réponses. La seule diversité pédagogique notée dans les produits multimédias est un renversement de ces étapes, qui est un démarrage de la séquence pédagogique non pas par un exposé préalable mais par la formulation d’un problème, suivie d’une solution fournie par l’apprenant, et conclue par une analyse de cette réponse qui peut alors servir de prétexte à un exposé. L’apprenant n’est donc jamais mis en situation d’organiser son propre travail puisqu’il est pris dans un discours fermé où il doit se contenter de choisir parmi une sélection de réponses pour répondre à des questions (Eco, 1985). De la même façon, l’ouvrier en apprentissage n’est pas mis en situation de juger son propre travail, voire de juger le travail tel qu’on le lui propose. Au contraire, il est jugé par le système informatique, qui a alors pour fonction secondaire de remplacer le contremaître. D’autant plus que les produits de formation intègrent des fonctionnalités des systèmes experts, qui apportent des réponses aux problèmes que les apprenants peuvent leur soumettre. En définitive, si la formation continue en entreprise doit préparer les agents d’exécution à la mécanisation et à l’informatisation des chaînes de production ainsi qu’à la réduction des niveaux hiérarchiques, dans le même temps, les systèmes experts les encadrent dans les prises de décision alors même que les niveaux de décision ont été réduits.

L’utilisation de séquences audiovisuelles s’interprète comme une tentative d’amélioration de l’efficacité de la compréhension, par les agents de production, des messages que cherche à leur transmettre leur entreprise. En effet, si l’on effectue le test de supprimer ces séquences au sein d’un discours pédagogique, le sens du discours n’est en rien modifié. Ces séquences cherchent donc à renforcer les messages pédagogiques en créant un effet de réel, qui peut se formuler de la manière suivante, « ce qui vous est montré est le réel » (Barthes, 1985). Etant donné que ces séquences mettent le plus souvent en scène des acteurs effectuant de bons gestes de production au bon moment, il est possible d’interpréter ces séquences comme une stratégie de renforcement des comportements de travail scientifiquement normalisés (Taylor, 1957).

Les procédés d’écriture multimédia fondés sur des stratégies pédagogiques ne participent donc pas nécessairement à l’élaboration de nouveaux modes de pensée utiles à la promotion de l’autonomie dans le travail. Au contraire, ils sont mis au service d’une tentative de prescription de normes de travail préétablies par les directions de la production. Autrement dit, à travers l’organisation des comportements de travail et d’apprentissage, un seul et même principe est à l’oeuvre, qui est l’automatisation des opérations pragmatiques et cognitives du travail d’exécution, et l’intervention aussi poussée que possible de la machine à la place de l’homme. Dans ce cadre, de nombreux produits de formation ont un statut hybride dans les entreprises : entre discours pédagogique et outil d’aide à la résolution des problèmes.

Ceci ne signifie pas que d’autres procédés d’écriture multimédia fondés sur des stratégies pédagogiques ne pourraient exister car, au-delà du champ de la formation en entreprise, le champ du multimédia est composé de différents acteurs et de différents produits, de sorte que les procédés institutionnels d’écriture multimédia ne sauraient être limités ni aux produits de formation, ni à ceux qui les réalisent. D’autres procédés d’écriture multimédia peuvent être développés à partir de fonctionnalités informatiques telles que la simulation. Cela signifie que des procédés d’écriture, des pratiques de conception, des systèmes de valeurs autres que ceux décrits ici peuvent exister ou encore voir le jour. Ils peuvent, d’ailleurs, conduire à d’autres types de produits mettant en scène des comportements cognitifs différents. Si d’autres procédés existent ou sont possibles, il faut alors se demander quels acteurs les sollicitent, au service de quelles stratégies socio-économiques ?

Vers une nouvelle économie de la formation et une nouvelle relation au savoir ?

L’introduction des NTIC dans la formation continue professionnelle, d’une part, favorise une nouvelle articulation entre temps de production et temps de formation, et, d’autre part, s’accompagne de discours sur le renouvellement du modèle économique de production et de consommation du savoir. La logique de réduction des coûts de formation combinée à l’accélération du rythme des changements techniques conduit même certains responsables de production et responsables de directions générales à réfléchir au développement de scénarios dans lesquels les salariés auraient à se former durant toute leur vie de travail mais auraient aussi à payer tout ou partie de leur formation (Miège, 1997). Deux types de scénarios sont alors repérables.

Au sein d’un premier scénario, les salariés acceptaient de se former pendant une partie de leur temps salarié et une partie de leurs temps de loisirs. Ici, le système du salariat reste le modèle prédominant dans le mode de relation économique entre les salariés et leurs employeurs. Les formations devraient alors se dérouler au sein des entreprises mais également être consultables au domicile des salariés. Or, c’est à terme envisagé/envisageable pour les produits multimédias de formation édités sur support numérique reproductible (CD-Rom ou autres) ou accessibles par Internet, qui autorisent une pratique individuelle de l’apprentissage dans des lieux indifférenciés. Actuellement, si la consultation des produits se fait au sein de l’usine, dans des salles de travail qui portent le nom de « Centre de ressources » ou d' »Espace de formation », rien ne dit qu’elle ne pourra pas se faire dans un avenir plus ou moins proche au domicile des employés. Cette tendance se manifeste déjà dans la formation à la bureautique puisque tout logiciel est actuellement vendu avec son tutoriel d’accompagnement qui permet une prise en main sans formation spécifique si l’on en croit les argumentaires commerciaux qui accompagnent les produits.

Le second scénario où le salarié deviendrait le seul payeur de sa formation ne paraît pas pouvoir se réaliser pour ce qui est de la formation initiale en France. Il en est différemment pour la formation continue car l’augmentation de la souplesse de gestion des effectifs amène les entreprises à externaliser les activités qu’elles jugent ne pas être aptes à réaliser avec un maximum d’efficacité. Ainsi, de plus en plus d’activités seraient confiées à des sous-traitants, voire à des salariés externes, le plus souvent payés à l’acte. Dans ce contexte, les entreprises auraient la possibilité d’engager pour des missions spécifiques les entrepreneurs individuels qu’elles pensent être les plus compétents. Elles n’auraient plus à les former alors que dans le cadre du système du salariat permanent, l’effort de formation est normalement à la charge de l’entreprise. Le rôle du formateur ressemblerait alors à celui d’un entrepreneur : monter et gérer les dossiers de formation, gérer les dispositifs, produire et transmettre le savoir.

Le premier scénario paraît le plus plausible car la formation aurait plutôt tendance à s’articuler de plus en plus au procès de production de l’entreprise. En effet, la recherche de l’amélioration des dispositifs de formation et des dispositifs de production conduit à une mécanisation des tâches, surtout quand il s’agit d’agents d’exécution. Surtout, elle suppose une économie de la formation dans laquelle le lieu de consommation est l’entreprise et le mode de consommation est privatif.

Conclusion

Les grandes entreprises industrielles françaises, d’une part, et les sociétés de conception multimédia, d’autre part, cherchent à créer les conditions économiques pour qu’existe un marché viable du produit multimédia de formation, soit sous la forme de produits substituables aux formateurs, soit sous la forme de produits complémentaires aux formations avec formateur.

Seulement, la difficulté (d’ordre économique, une fois encore) des formations à des métiers techniques réside dans leurs spécificités qui les rend peu à même d’être proposées à un large public sous une forme éditée (Miège, 1996). Dès lors, la relation économique entre prescripteurs et concepteurs hésite entre le modèle de la production sur mesure et celui de l’édition, modèle au sein duquel les formateurs et les ouvriers ne sont pas invités à exprimer leurs attentes en matière de Tice. D’ailleurs, du point de vue de l’économie de la distribution des produits de formation, les éditeurs n’arrivent pas à s’adresser directement aux formateurs, ni aux apprenants.

Ces mêmes sociétés de conception ne s’intéressent pas encore aux conditions d’insertion sociale des Tice au sein des pratiques d’enseignement et d’apprentissage. Par exemple, ils n’ont pas accès aux pratiques réelles d’enseignement des formateurs, d’apprentissage et de production des ouvriers. Cet accès leur est impossible car ils sont pris dans des rapports industriels de domination, où formateurs et concepteurs sont considérés comme des exécutants des décisions prises par les responsables de production.

En conclusion, les solutions matérielles et logicielles qui favorisent l’expression de relations pédagogiques automatisées et individualisantes renvoient à une logique industrielle de mécanisation, qui recherche une automatisation des tâches physiques et intellectuelles des agents de production et une intervention aussi poussée que possible de la machine à la place de l’homme (Moeglin, 1993). Elles renvoient également à des pratiques de consommation de plus en plus individualisées de la formation au sein des entreprises, qui réduisent les possibilités d’appropriation et de négociation collective de la manière de réaliser le travail. En cela, la formation individualisée vise à imposer aux agents de production et aux formateurs les valeurs et les normes d’organisation scientifique du travail. En d’autres termes, les dispositifs et produits multimédias de formation en entreprise cherchent à imposer des procédés d’enseignement et d’apprentissage, que l’on peut supposer en partie étrangers aux formateurs et apprenants. Plus encore, ils visent à reproduire et légitimer la position dominante des directions générales et des directions de production.

Références bibliographiques

Barthes Roland, L’aventure sémiologique, Editions du Seuil, octobre 1985

Bourdieu Pierre, « Stratégies de reproduction et transmission des pouvoirs », in Actes de la recherche en Sciences sociales, n° 105, décembre 1994

Collet Laurent, Produits multimédias et formation des opérateurs dans les entreprises. Les enjeux de la conception et de la réalisation, thèse présentée en vue de l’obtention du Doctorat en Sciences de l’information et de la communication, sous la direction de Bernard Miège, Université Stendhal-Grenoble 3, 1997

Crozier Michel et Freidberg Erhard, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Editions du Seuil, Paris, 1977

Eco Umberto, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Editions Grasset et Fasquelle, 1985

Miège Bernard, Pajon Patrick, Salaun Jean-Michel, L’industrialisation de l’audiovisuel, Editions Aubier, Paris, 1986

Miège Bernard, La société conquise par la communication, 1. Logiques sociales, Pug, 1996

Miège Bernard, La société conquise par la communication, 2. La communication entre l’industrie et l’espace public, Pug, 1997

Moeglin Pierre, « Le paradigme de la machine à enseigner », in Etudes de communication, Education, Formation – Le temps de l’industrialisation ?, Bulletin du Ceirtec n° 14, 1993

Stourdzé Yves, « Pour une poignée d’électrons », in Pouvoir et communication, Fayard, 1987

Taylor F.-W., La direction scientifique des entreprises, Dunod, Paris, 1957

Zarifian Philippe, Travail et communication, Puf, Paris, 1996

Auteur

Laurent Collet

.: Laurent Collet est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Stendhal-Grenoble 3, où il dirige la formation Multimédia de l’IUP « Métiers de l’information et de la communication ».
Ses intérêts en recherche portent plus particulièrement sur l’industrialisation du secteur de la formation via les NTIC, sujet de sa thèse soutenue en décembre 1997.