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Jeux Olympiques : du signal universel à la pluralité des images

Article paru dans la revue Communications n° 67 (« Le spectacle du sport »), éditions du Seuil, octobre 1998.
Mis en ligne le 15 novembre 1999.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Papa Françoise, « Jeux Olympiques : du signal universel à la pluralité des images« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°01/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2000/varia/11-jeux-olympiques-du-signal-universel-a-la-pluralite-des-images

Introduction

Les Jeux Olympiques sont un événement sportif temporellement et géographiquement circonscrit : rendez-vous planétaire médiatisé, leur survenance est programmée et leur localisation est connue. Au delà de l’événement qui s’impose à nous dans son évidence, les Jeux Olympiques ne peuvent plus, à notre avis, être seulement analysés comme un spectacle culturel et sportif : la communication a modifié les conditions de leur construction comme événement et les représentations qui s’y rattachent. Dire que les Jeux sont désormais lisibles comme phénomène de communication revient à opérer un découpage qui ne se justifie pas exclusivement par l’existence de multiples dimensions communicationnelles des Jeux même si elles sont un trait indéniable des Jeux contemporains.

L’analyse des relations qui se nouent entre les médias et les organisateurs de la manifestation met en évidence le fait que l’organisation des Jeux est aujourd’hui indissociable de leur médiatisation; menée au travers de l’examen du dispositif de médiatisation des Jeux elle révèle l’existence de logiques parfois antagoniques. Pour que convergent la logique organisationnelle et sportive que défendent le comité international olympique – CIO – et les comités d’organisation des jeux olympiques – Cojo -, et celle des médias, centrée sur l’obtention des meilleures conditions possibles de représentation de l’événement, se met en place un dispositif complexe qui, à tous les stades du projet olympique associe, à travers des instances spécialisées, les médias aux décisions d’organisation qui les concernent (1). Désormais les Jeux Olympiques sont construits comme un événement sportif médiatisé.

Dans ce processus, les médias, et particulièrement la télévision de masse généraliste, tiennent une place essentielle : les mécanismes régulateurs mis en place pour surmonter les oppositions d’intérêts entre les partenaires en présence témoignent de leur importance. Ils sont tout aussi significatifs de la volonté des instances olympiques de garder la maîtrise du dispositif d’organisation des Jeux Olympiques, de résister à l’hégémonie des grands réseaux de télévision dans l’élaboration de l’image des Jeux.

Le signal international des Jeux produit par les organisateurs et mis à disposition des médias détenteurs des droits de diffusion n’est en effet aujourd’hui qu’un élément parmi la masse d’images, de textes et de commentaires diffusés par les médias dans le monde entier. La réalisation de ce signal, qui ne constitue qu’une matrice, obéit à des principes établis par le CIO, principes de neutralité et d’équité qui inscrivent la réalisation de l’image des Jeux dans la continuité des valeurs défendues par leurs organisateurs.

L’adaptation du signal international des Jeux à des publics divers est devenue aujourd’hui une réalité qui a pour première conséquence l’existence d’une pluralité d’images des Jeux. Cela remet en question le pré-supposé de la diffusion d’une image unique, universelle, des Jeux. Mais plus fondamentalement, cette adaptation du signal international aux contraintes de marchés locaux contredit le plus souvent les principes de réalisation défendus par les organisateurs des Jeux : sous la pression de la logique du divertissement propre à la télévision de masse, la retransmission intégrale et en continuité des événements sportifs marque le pas. L’expérience des Jeux Olympiques d’hiver nous conduit à centrer l’analyse sur les conséquences de ce phénomène sur les représentations de l’événement olympique et du sport.

Mettre en image les Jeux Olympiques : une réalisation sous contraintes

Étudier l’image des Jeux c’est en premier lieu se pencher sur un dispositif conçu sous la responsabilité des organisateurs en vue de la production et la mise à disposition du signal international. Réalisé lors des Jeux d’Albertville par l’organisme de radio télévision olympique – Orto 92 -, groupement de sociétés publiques françaises, ce dispositif répond aux objectifs fixés par la Charte Olympique et respecte des normes imposées par le Guide des médias. L’analyse des prestations fournies aux médias par les organisateurs doit être replacée dans un réseau de contraintes parmi lesquelles les exigences fortes des diffuseurs qui sont en partie les financeurs de la manifestation olympique. L’image des Jeux ne se réduit pas cependant au dispositif et à la technologie nécessaires à sa fabrication. La conception et la réalisation du programme international de base doit être faite dans une perspective objective et universelle. Mais l’image et le son olympiques portent aussi la marque de ceux qui l’ont fabriqué : quelques exemples nous permettront d’en dégager les caractéristiques. Nous verrons qu’elles sont en partie liées à l’image que les organisateurs veulent donner des Jeux et à l’existence d’un point de vue singulier sur la manifestation olympique et sur le sport.

La retransmission des événements sportifs à la télévision s’appuie sur diverses conventions visuelles qui se sont développées au fur et à mesure que la télévision s’emparait de cette matière. Dès les premières retransmissions sportives à la télévision, s’est posée la question du bon usage des gros plans dont la fonction était de personnaliser la retransmission. Cette pression pour la personnalisation – et la dramatisation – des retransmissions ne devait plus se démentir. L’évolution devait se faire dans deux directions principales : la diversification des emplacements caméras et la rationalisation de l’usage des gros plans, tout d’abord réservés aux à-côtés de la compétition, puis intégrés dans le film de la compétition.

Cette tension, qui s’est résolue dans le montage, traverse toute l’histoire des styles de retransmission des événements sportifs. Elle a trouvé des solutions différentes selon les sports et connaît des variations selon les pays. Une esthétique s’est élaborée au fil de l’évolution technologique et de l’accroissement des retransmissions d’événements sportifs dans le monde. On constate aujourd’hui une spécialisation par pays selon les disciplines sportives (2), mais aussi l’existence de styles nationaux selon les disciplines et les pratiques des chaînes de télévision nationales. La coexistence de styles différents peut devenir, dans le cas de la retransmission d’événements sportifs internationaux, source de frictions : c’est ainsi que, à la veille des Jeux Olympiques d’Albertville, le style français de couverture du patinage artistique a fait l’objet de vives critiques des diffuseurs nord-américains – critiques qui ont conduit Orto 92 à modifier son style de réalisation entre les épreuves tests de patinage et la compétition proprement dite, l’esthétique dominante étant celle des nord- américains. Cet exemple souligne la contradiction à laquelle sont confrontés les réalisateurs du signal olympique : faire des images qui plaisent à tout le monde selon une esthétique sur laquelle il faut s’accorder, ce qui pose la question de l’émergence d’un style « international » de réalisation, ou bien proposer un style original de réalisation et laisser plus de place à la personnalisation des images produites par les médias qui disposent de ressources financières importantes.

Dans le premier cas se profile à terme un risque d’indifférenciation. Dans le second, le souci d’identifier chaque olympiade par ses images devient un élément central des stratégies de distinction des organisateurs et d’affirmation d’une identité propre.

Reste que la réalisation d’épreuves sportives devient de plus en plus « technique » et les images de plus en plus uniformes : en particulier quand l’innovation technologique introduit une rupture – par exemple l’usage du ralenti – celle ci est vite intégrée. En parallèle, s’élabore une esthétique de la retransmission sportive dans laquelle le spectaculaire et/ou le suspense tiennent une grande part : l’emplacement des caméras sera choisi pour cela, qu’encourage la sophistication grandissante des techniques.

Mais les antagonismes subsistent toujours : s’il ne vient aujourd’hui à l’idée d’aucune chaîne de télévision européenne de remettre en cause les choix de réalisation des chaînes nord-américaines concernant le base-ball, la réalisation de sports plus largement pratiqués et diffusés tels le football ou le patinage artistique donne encore lieu à polémiques. Ces modes de représentation culturels, historiques, sont en effet susceptibles d’être remis en cause à l’occasion de rencontres internationales génératrices de fortes audiences. Les Jeux Olympiques sont précisément un des moments où s’opèrent ces arbitrages entre organisateurs de manifestations sportives et diffuseurs mais aussi au sein des diffuseurs.

L’image que réalise l’organisme de diffusion olympique doit donc répondre à diverses contraintes techniques, organisationnelles, juridiques, esthétiques etc. Au tout premier chef, elle doit respecter un principe de neutralité de traitement des concurrents : mais traitement « objectif » de la manifestation ne signifie pas absence de point de vue sur la compétition sportive. Proposer une couverture originale d’un événement sportif est un objectif difficile à atteindre. Même si un style de réalisation trouve à s’exprimer, c’est essentiellement le sport inscrit dans un espace particulier et les règles de la compétition qui définissent les grandes lignes de toute réalisation : les rythmes de réalisation, le découpage en séquences varient selon les disciplines, tout comme diffèrent la vision de l’espace, fragmenté ou non, et le rapport au temps. La diversité de procédés de réalisation permet effectivement de gérer la tension entre les pôles de l’information et du spectacle. C’est le montage et l’alternance de ces procédés qui permet au réalisateur de susciter l’émotion comme de combler les besoins en information du téléspectateur.

Tout réalisateur d’épreuve sportive olympique dispose de guides qui posent les grands principes de réalisation et définissent du même coup un point de vue sur la compétition sportive : lors des Jeux Olympiques d’Albertville, un manuel de production proposait discipline par discipline des modalités concrètes de mise en images (3). Grâce à ces indications de réalisation, les concepteurs du signal international des Jeux d’Albertville se sont inscrits dans une esthétique globale de la manifestation olympique dont l’image des compétitions sportives représentait l’élément central. Ils ont placé le geste sportif au centre de l’image des Jeux : la thématique de la cérémonie d’ouverture comme les images des compétitions illustrent la permanence de ce point de vue. Ce parti-pris s’explique par le positionnement global des Jeux présentés comme ceux de l’excellence technologique et humaine. Le dépouillement des images (dont témoigne par exemple le choix d’inserts et d’incrustations translucides à l’image), la sobriété et la fluidité de la réalisation permettaient ainsi de restituer l’exploit sportif dans sa pureté et dans la continuité temporelle de l’action.

L’exemple du ski alpin montre que la réalisation d’une course autorise peu de variations et d’effets de caméras : la mobilité spatiale de chaque concurrent est en effet elle-même largement bornée par le principe même de la compétition, tout écart de trajectoire étant en général sanctionné par des temps de parcours plus élevés. La difficulté consiste ici à rendre compte par l’image de ces écarts de trajectoire : le chronométrage demeure la meilleure matérialisation de ces variations, mais la caméra parce qu’elle décrit pour chaque coureur sur chaque segment de parcours un mouvement identique devient aussi un indicateur de ces variations. Pas question de s’écarter des portes tracées et du trajet idéal, sinon pour suivre fugitivement une chute qui éjecte un concurrent de la piste. La répétition à l’identique d’un enchaînement de mouvements de caméras devient alors nécessaire : aussi toutes les astuces de réalisation portent-elles sur l’emplacement des caméras (et des micros) afin de reconstituer le plus fidèlement possible le trajet de chaque concurrent dans sa continuité mais aussi en soulignant la manière dont il aborde telle ou telle difficulté du terrain (bosses, virages, fortes pentes) ou négocie tel passage de la course. La fluidité de la réalisation devient un élément qui permet d’apprécier la « glisse » des concurrents, élément impalpable pour le néophyte, et l’emplacement des caméras aux points critiques de la course renseigne le téléspectateur sur la technique des concurrents : c’est ainsi par exemple qu’un cadrage astucieux au sortir d’une courbe avec un repère fixe (piquet de porte…) permet au téléspectateur d’apprécier la trajectoire de chaque coureur. La dramatisation est induite d’une part par l’égrenage du chronomètre et divers indicateurs – temps intermédiaires, vitesse du compétiteur en un point donné toujours identique – et, d’autre part, par l’attente de certains passages de la course réputés difficiles ou périlleux. La personnalisation de la retransmission intervient alors uniquement dans l’aire de départ lors de la préparation des athlètes, ou à l’arrivée, mais en raison des cadences de course, elle n’est qu’exceptionnellement intégrée au signal international : les interruptions de course (chutes…) sont le seul moment où le réalisateur s’attarde sur un athlète, sur la foule, ou quitte la piste pour l’aire de départ ou d’arrivée afin de donner un aperçu de l’organisation de la course et de la préparation des athlètes. Ces interruptions sont également l’occasion de l’utilisation des ralentis en général réservés aux résumés de fin de course ou aux chutes de concurrents.

Nous avons donc dans cette discipline une très forte homogénéité dans la retransmission de la course de chaque participant. Par suite, seule la personnalisation du signal permettra d’introduire des ruptures ou des aménagements dans le déroulement de la compétition : ne pas diffuser l’intégralité d’une course ou s’attarder sur l’un ou l’autre des concurrents dans l’aire d’arrivée deviendra possible pour une chaîne de télévision en puisant dans le stock d’images de l’organisme de diffusion olympique ou en créant, à partir d’images générées par ses propres caméras, un montage original.

L’analyse du signal international nécessite la connaissance de ces conventions formelles qui font non pas qu’un sport détermine de façon mécanique la forme de sa représentation, mais qu’il limite les représentations possibles ; dans tous les cas, il faut replacer cette analyse sur l’axe qui oppose information et divertissement, dont on trouve la traduction dans l’usage de procédés de réalisation et de choix de montages qui s’appuient sur des outils de plus en plus sophistiqués.

Reste que la personnalisation du signal international des Jeux constitue une tendance irréversible. Complexe à mettre en œuvre, onéreuse pour les organisateurs comme pour les diffuseurs, la personnalisation du signal est néanmoins nécessaire : elle permet aux chaînes de proposer un point de vue national sur les Jeux Olympiques et en même temps elle est source de revenus publicitaires essentiels à leur activité. Les chaînes nationales de télévision sélectionnent désormais les retransmissions d’événements porteurs d’audience et adaptent ces programmes aux habitudes culturelles et aux demandes supposées des téléspectateurs.

Mais au delà de cette « nationalisation » de l’exploit sportif, phénomène commun à tous les médias, la fabrication d’un signal unilatéral de télévision demeure le moyen le plus efficace de proposer la réalisation des épreuves sportives dans le style de son choix.

Le programme olympique entre information et divertissement

Ce qui différencie au premier chef le signal international des Jeux des retransmissions nationales télévisuelles des compétitions olympiques c’est la gestion du temps : on constate une tendance à l’abandon du principe de retransmission de l’événement en continuité et dans son intégralité. La temporalité de l’événement sportif n’est pas celle des médias qui en rendent compte : si le direct demeure la règle, et la condition de l’audience, l’événement tel qu’il parvient au téléspectateur est recomposé.

Historiquement propre aux médias américains cette temporalité caractéristique de l’entertainment traverse aujourd’hui tous les genres télévisuels (on la retrouve par exemple aux États-Unis dans les journaux locaux d’informations télévisées), et le sport n’a pas échappé à cette mise à la norme, au format. L’analyse comparée de la retransmission des compétitions olympiques dans différents pays a mis en évidence la généralisation de ce processus. En point de mire il y a le modèle du divertissement qui impose une ré-écriture spécifique de l’événement sportif : son adoption aurait potentiellement pour conséquence l’abandon de toute référence au modèle de l’information qui s’ancre historiquement dans le direct et qui suppose une continuité et une gestion du temps spécifiques.

Aujourd’hui les sources des images sont multiples et le montage d’une retransmission est un véritable défi à la chronologie : des séquences pré-enregistrées, des rétrospectives, des annonces de programmes, des interviews en direct projettent le téléspectateur dans le passé comme dans le futur. Entre ces séquences s’intercalent des fragments en direct des compétitions qui sont en général consacrés aux moments-clés et valorisent les favoris. L’extension du modèle du divertissement est un fait qui a très concrètement transformé les représentations de la pratique sportive de haut niveau : la mise en images du sport pour les besoins de la télévision est basée sur la réduction de l’imprévisible d’une part, la spectacularisation d’autre part, ce que traduit par exemple la mise en vedette d’individualités sportives (4) qui constituent des valeurs sûres.

Ce faisant les diffuseurs contredisent les principes qui sont à la base de la réalisation télévisuelle des Jeux Olympiques. Les organisateurs qui, au nom de l’universalisme et des idéaux des Jeux, défendent leur retransmission la plus large et la plus fidèle possible sont ainsi confrontés à un paradoxe : permettre au plus grand nombre d’accéder aux images des Jeux en s’assurant de la maîtrise de la réalisation et de la diffusion du signal international, mais voir leur échapper la définition des programmes et des contenus diffusés.

Le signal international réalisé par les organisateurs des Jeux et le programme olympique diffusé par les chaînes ne proposent pas, c’est une deuxième différence, des points de vue homogènes sur le sport et les sportifs.

Le signal olympique dans sa conception illustre l’adage « l’important c’est de participer » et postule une compétence du téléspectateur : les informations qu’il transmet par l’image doivent lui permettre de produire sa propre analyse de la compétition pour peu qu’il l’ait suivie dès son début, le suspense étant organisé en vertu de la logique interne à la discipline sportive retransmise. Le téléspectateur dispose ainsi de repères en fonction desquels il élabore sa vision de l’événement sans qu’il ait besoin d’un médiateur pour le guider. Bien sûr, le signal international est produit pour supporter un commentaire extérieur : le premier élément de la personnalisation du signal international est de fait apporté par le commentaire en direct de l’épreuve sportive délivré par les chaînes de télévision. Or s’il apporte une dimension supplémentaire indiscutable (en proposant par exemple une mise en perspective historique de l’événement, en l’inscrivant dans l’histoire plus large de la discipline), il attribue à un tiers, le journaliste, cette compétence nécessaire à la compréhension de l’événement sportif. Le commentaire constitue un filtre pour les connaisseurs et un guide pour les néophytes car il propose une lecture de l’événement. Les chaînes de télévision choisissent de surcroît de guider le téléspectateur selon une logique qui n’est pas toujours celle du déroulement de la compétition mais en partie celle du dispositif télévisuel qu’elle mettent en place.

Les émissions de sport, et particulièrement celles consacrées aux Jeux Olympiques, doivent en permanence gérer deux types de public, dont l’adhésion est recherchée : celui des fanatiques d’un ou plusieurs sports que l’on suppose a priori réceptifs à tout événement sportif, et celui plus large des téléspectateurs occasionnels, plus hétérogène. Par conséquent, le conflit entre un mode de représentation populaire et un mode de représentation fondé sur l’expertise doit en permanence être négocié. Le format magazine apparaît comme une réponse possible, un mode de gestion de cette double et contradictoire exigence. Les retransmissions sportives en direct qui sont au centre du programme olympique en fournissent un exemple.

Le contenu des émissions, leur forme et le dispositif télévisuel présentent d’une chaîne à l’autre des différences (les chaînes choisissent certaines épreuves figurant au programme olympique, qu’elles retransmettent intégralement ou non, en direct ou en faux direct, voire en différé). Cependant les émissions diffusées par les chaînes hertziennes généralistes ont en commun ce que l’on pourrait appeler le format magazine dont les caractéristiques sont de proposer une collection de sujets reliés le plus souvent par un présentateur, et de reconstruire formellement par delà cette diversité une unité qui serait celle de la compétition. Dans ce monde le présentateur est à la fois un repère, un pivot, un guide et un médiateur. Dans le cas des magazines sportifs, l’émission s’organise en référence à l’information tout en procédant à une mise en récit de l’événement. En cela les retransmissions sportives en direct se différencient du signal international produit par les organisateurs des Jeux.

La télévision situe en effet les retransmissions sportives en direct comme un genre particulier, marqué notamment par des procédés de défictionnalisation destinés à ancrer la retransmission dans le réel et dans le simultané; mais elle propose aussi un récit « spectaculaire » de l’événement sportif. Cette tension traverse toutes les chaînes mais le couple information/divertissement trouve un équilibre différent pour chacune d’entre elles.

L’analyse de la retransmission de la descente hommes de Val d’Isère par TF1 puis de la descente dames de Méribel par A2 lors des Jeux d’Albertville l’illustre. Ces chaînes disposaient du même nombre de caméras disposées aux mêmes endroits. Elles se différencièrent néanmoins sur plusieurs points comme l’utilisation de ces caméras privatives, la gestion des inserts, incrustations et vignettes pendant le déroulement de la compétition.

Il est peu surprenant de constater que TF1 adopte un traitement du sport proche du modèle du divertissement. Ceci est possible par deux biais : la spectacularisation et la starisation. L’insertion de séquences pré-enregistrées, la personnalisation de la compétition, l’organisation d’un suspense et la reconstruction du temps de la compétition autour de ces séquences en sont les manifestations les plus évidentes. En vertu de cette logique, TF1 procède à la suppression des temps morts de la retransmission, qui sont néanmoins des indices du réel, soit par la compression du temps, soit par l’insertion de séquences qui sont déconnectées, stricto-sensu, du déroulement de la compétition sportive. Elle réalise également des combinaisons de direct et de « faux » direct qui permettent d’enchaîner le direct simultané avec des images pré-enregistrées.

Le temps de la compétition, qui est un temps contraint qui pèse sur la réalisation du programme, ne fut donc pas géré de la même manière : pour rythmer sa retransmission, TF1 eut recours massivement à ses images qui se substituaient systématiquement au signal international. Les athlètes français étaient naturellement les plus prisés : TF1 a livré systématiquement leurs préparatifs et leurs interviews, réalisées en direct depuis l’aire d’arrivée consacrées exclusivement à des concurrents français. Elles furent diffusées lors des interruptions de course ou pendant la descente de concurrents dont les performances ne constituaient pas un enjeu pour le résultat de la compétition. Le suspense était également entretenu par le choix des sujets pré-enregistrés (5). Des plans de coupe, constitués le plus souvent par des images de journalistes en cabine ou sur l’aire de départ, venaient enfin ponctuer la retransmission. Mais la gestion de ces différentes sources est parfois délicate : c’est ainsi que la course de Franck Piccard, favori français, ne fut pas intégralement diffusée par TF1, dont le réalisateur n’avait pas su à temps abandonner ses propres sources pour reprendre le signal international qui diffusait la course du favori français.

La personnalisation et la spectacularisation ne sont pas absentes des directs d’A2 ou de FR3. La règle fut cependant de respecter la continuité de la compétition, de laisser la priorité au direct et, par conséquent, l’usage des images personnalisées fut notablement différent. Celles-ci n’interrompent jamais le déroulement de la compétition et apparaissent en contrepoint du signal international sous forme de vignette insérée dans la partie supérieure droite de l’écran. Elles donnent au téléspectateur un point de vue sur d’autres aspects de la descente – athlètes se préparant ou déjà arrivés guettant les performances de leurs rivaux – mais ne se substituent pas à l’événement qui reste centré sur la course d’un compétiteur. Elles superposent dans le temps de la diffusion en direct des événements qui se produisent simultanément dans des espaces différents. Les images personnalisées ne sont délivrées plein cadre que lorsque la compétition est interrompue : l’objectif est de meubler les temps morts de la course sans perdre le fil de ce qui se déroule (évacuation d’un concurrent, préparation de la piste etc.). La personnalisation de la compétition ne se traduit pas, sur les chaînes publiques, par une focalisation sur les athlètes français : leurs performances sont très attendues et commentées mais le parti pris est d’abord de valoriser la performance de l’athlète indépendamment de sa nationalité.

L’exemple des deux dernières olympiades montre qu’émerge une vision nationale des Jeux dont les contours diffèrent selon les chaînes. Ces mises en image sont autant d’indications de l’existence de points de vue différents sur la construction d’une retransmission sportive en direct. La réalisation, dans le cas de TF1, s’articule sur une dramatisation du déroulement de la compétition centrée sur les athlètes français auxquels le téléspectateur est invité à s’identifier. Pour les chaînes de service public, la réalisation induit une mise en perspective de la compétition et de ses enjeux, l’attente du résultat final constituant le moteur de l’intérêt du téléspectateur.

L’inégale perméabilité des chaînes au modèle du divertissement est une des conclusions que nous pouvons tirer de l’analyse de l’image française des Jeux Olympiques d’Albertville et de Lillehammer. Elle tient en premier lieu à la position de chaque réseau sur le marché national de la télévision. Au sein des espaces nationaux, par chaînes de télévision interposées, peuvent ainsi s’affronter plusieurs approches de l’événement sportif et coexister plusieurs visions du sport. Dans tous les cas cependant on cherche d’un côté à gommer certains aspects du direct – les contraintes liées au temps de la compétition et les aléas de la simultanéité – de l’autre à accentuer les effets de réel par l’apparition fréquente à l’écran des journalistes commentateurs ou par l’organisation d’une simultanéité spatio-temporelle non aléatoire. C’est ainsi que la mise en images de la compétition sportive cherche à se défaire des imperfections de réalisation qui s’attachent habituellement au direct, et assume certaines de ces imperfections parce qu’elles renforcent la sensation d’immédiateté et jouent comme un élément de preuve du réel et du direct. Les inserts et l’utilisation des caméras privatives ont alors une double fonction : proposer une différenciation en se démarquant du signal international et gérer le temps de la compétition en organisant et reconstruisant le direct en fonction des impératifs de la chaîne.

Le fait que le direct télévisuel, forme première de mise en image de l’événement sportif et particulièrement des Jeux Olympiques, soit tributaire d’une structure résultant d’une série d’événements autonomes qui se présentent et dont il doit tenir compte, ne signifie plus cependant que la continuité temporelle soit de règle. Il y a, dans une plus ou moins large mesure, fragmentation temporelle et substitution à un réel continu – celui de la compétition telle qu’elle se déroule – de fragments prélevés dans ce réel continu ou de fragments discontinus qui restructurent l’espace et le temps de la compétition sportive retransmise. Ce qui, in fine, caractérise le direct télévisuel, c’est le fait que le montage de ces divers éléments s’effectue en continuité et simultanément avec la prise de vues et le déroulement de l’événement. Le souci de maîtriser le hasard et de réduire les incertitudes liées au direct n’en demeure pas moins la règle. Cela passe par une scénarisation de l’événement sportif et par la constitution d’un espace de la compétition sportive propre à la télévision : désormais le terrain de jeu télévisuel ne recouvre plus le terrain de la compétition.

L’examen du dispositif de médiatisation des Jeux Olympiques met à mal le pré-supposé de la diffusion d’une image universelle des Jeux Olympiques. La couverture de l’événement olympique, les images comme les programmes que nous proposent les chaînes de télévision sont pluriels. Cette diversité est le fruit du processus, complexe, de fabrication d’un signal international puis de son adaptation aux besoins des détenteurs de droits. Ces derniers ont cependant en commun une réinterprétation « nationale » des Jeux Olympiques qui peut prendre diverses formes, et une plus ou moins grande porosité au modèle du divertissement tel que les grands réseaux américains l’ont imposé.

L’autonomie relative dont disposent les chaînes de télévision dans l’élaboration et la diffusion des images des Jeux Olympiques doit à cet égard être rappelée : si la mise en images des Jeux Olympiques tend à s’homogénéiser de par le contenu diffusé qui contraint la réalisation, mais aussi en raison de la mise en spectacle de la performance sportive, elle n’en demeure pas moins marquée par une culture, le plus souvent celle d’un ensemble national, et par un positionnement sur un marché. Dans ce contexte, ce qui fait la force des Jeux Olympiques et leur universalité ce sont les modalités de leur médiatisation et la place centrale qui y est réservée à l’athlète : le paradoxe de la diffusion d’images fragmentées et plurielles et d’une perception universelle et unique des Jeux Olympiques se résout en partie par la focalisation médiatique sur l’athlète et par la valorisation de l’organisation de l’événement au service de l’exploit sportif.

Notes

(1) On notera la mise en place d’un organisme de diffusion olympique chargé de mettre en œuvre la couverture médiatique des Jeux, l’existence au sein de tout comité d’organisation de directions spécialisées dédiées aux médias et aux télécommunications, et d’instances de régulation telles que le comité des diffuseurs olympiques d’Albertville composé des représentants des détenteurs de droits de retransmission et des organisateurs.

(2) C’est ainsi que les réalisateurs allemands sont généralement sollicités pour filmer les compétitions de luge et de bobsleigh, les réalisateurs des pays nordiques – norvégiens le plus souvent – pour les compétitions d e ski nordique, alors que l’on reconnaît une compétence aux français pour la réalisation des épreuves de ski alpin, etc.

(3) Les principes de réalisation (préserver la continuité de l’événement et respecter l’action en cours) sont ainsi illustrés dans le manuel de production : « Sobriété doit être le maître mot, dans une réalisation relativement classique, en évitant toutefois la monotonie et en sachant préserver, quand ils sont présents, l’extraordinaire, le rare ou le flamboyant. On privilégiera dans l’action l’utilisation du plan séquence dans tous les sports qui le justifient (patinage artistique, hockey sur glace) en conservant les personnages dans leur intégralité à chaque fois que cela est nécessaire (cas du patinage artistique). Hors action, on pourra montrer des plans très présents des athlètes (gros ou très gros plans) pour renforcer le côté humain. »

(4) Citons les cas du ski nordique, avec Vegard Ulvang, ou du patinage de vitesse, avec Johann Koss, lors des Jeux Olympiques de Lillehammer. Ces sportifs élevés au rang de mythes ont été largement plébiscités par les téléspectateurs. De même dans le cas de disciplines confidentielles telles que le biathlon c’est à la valorisation d’un individu que s’attache la télévision : ce fut le cas pour Fabrice Guy à Albertville.

(5) Une séquence introductive à la descente homme montrait par exemple le champion français Franck Piccard en train de commenter dans le car régie de TF1 sa descente d’entraînement de la veille. Cette séquence pointait le véritable enjeu de la course : une médaille française. Par suite tout le déroulement de la compétition s’est organisé autour d’une possible médaille française, chaque concurrent français au départ relançant l’intérêt pour la course.

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Auteur

Françoise Papa

.: Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Françoise Papa a développé l’essentiel de ses recherches sur la construction médiatique des grands événements sportifs et sur les relations entre sports et médias. L’analyse des stratégies de communication des différents acteurs en présence, des dispositifs informationnels et des modalités de mise en images des événements sportifs sont les aspects principaux de ces travaux.