La communication scientifique face à l’industrialisation
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Cartellier Dominique, « La communication scientifique face à l’industrialisation« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°01-1, 2000, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2000/varia/03-la-communication-scientifique-face-a-lindustrialisation
Introduction
La communication scientifique est confrontée à des évolutions importantes. Elle n’échappe pas à l’emprise croissante du marché sur la sphère scientifique et au mouvement d’industrialisation de l’ensemble des activités culturelles et informationnelles. Ses produits -travaux de recherche, savoirs spécialisés…- sont propices à l’internationalisation des marchés et à une exploitation sous des supports divers, dans un contexte d’accroissement des besoins en matière de circulation de l’information.
Parmi les différents moyens de valorisation et de diffusion de la science, le livre scientifique est lui-même en proie à des changements importants, le secteur scientifique, technique et médical (STM) de l’édition se transformant sous l’effet des mutations qui recomposent l’ensemble de cette industrie culturelle (1). Ce secteur éditorial est étroitement lié à l’organisation de la science : il trouve dans l’université et le monde de la recherche auteurs, circuits de prescription, débouchés (les bibliothèques) et clients (les étudiants, les enseignants et les chercheurs). Pendant longtemps, de fait, les rapports entre science et édition ont pu être pensés de façon relativement claire, le rôle de l’édition STM étant la publication de la recherche académique et d’ouvrages à caractère fonctionnel plus marqué, du type manuels ou livres techniques. Cet équilibre a été modifié ces dernières années. L’édition scientifique française ne remplit plus, pour partie, son rôle de diffusion de la science – en témoigne, notamment, la quasi-disparition de l’édition de recherche. Les éditeurs ont été conduits à s’adapter à de nouveaux marchés et à développer des stratégies plus concurrentielles, sous la pression de contraintes économiques fortes et dans un contexte de restructuration et d’internationalisation de l’édition.
Cette remise en question du livre scientifique et de sa fonction conduit à appréhender l’évolution de ce secteur particulier de l’édition en articulation avec celle de la communication scientifique, c’est à dire en considérant que l’emprise des industries de la communication et de l’information (ICI) s’exerce sur l’édition STM à la fois comme industrie culturelle et média de la science. Dans une telle perspective, la question essentielle qui se pose est de savoir si les transformations liées au développement des ICI affectent les conditions d’un fonctionnement autonome de ce secteur de l’édition, en d’autres termes si l’édition STM peut encore être considérée comme un média de la communication scientifique.
Au cours de la recherche que nous avons effectuée sur ce secteur de l’édition, nous avons approfondi deux hypothèses sous-jacentes à cette approche : la première est que l’édition STM en tant que média de la science est déterminée par des contraintes spécifiques qui s’exercent en particulier sur ses modalités de fonctionnement. La seconde est que l’industrialisation croissante que connaît ce secteur de l’édition avec notamment le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) s’opère selon des logiques qui convergent avec celles de l’évolution de la communication scientifique . Nous exposerons ici les principaux résultats liés à ces deux orientations (2).
L’édition STM, entre science et marché
Le livre occupe une place à part dans le processus de la communication scientifique. Nous en rappellerons brièvement au préalable quelques caractéristiques qui permettent de mieux comprendre les évolutions en cours.
Le livre scientifique est un support légitime de diffusion de la science c’est à dire contrôlé par la communauté scientifique. Ce contrôle se traduit notamment par un certain nombre de marques de « scientificité » qui contribuent à caractériser les ouvrages STM selon des formes qui leur sont propres. Ils présentent ainsi différentes modalités du discours scientifique (discours « primaire », discours à vocation didactique…) qui en sont des formes plus ou moins surveillées. Toutefois, dans la mesure où il n’est plus depuis longtemps le support privilégié de diffusion des résultats de la recherche (il n’a pas de fonction de certification, il ne répond pas à la nécessité d’une circulation rapide de l’information), il n’occupe qu’une place secondaire dans le processus de communication scientifique et en ce sens, se situe à l’écart des enjeux principaux de cette communication.
En tant que support de la connaissance scientifique, il obéit à une logique de l’offre (diffuser la science) et il peut être rapproché en ce sens d’une part des revues et d’autre part du livre de création. Mais le livre STM est aussi un livre fonctionnel, un outil répondant à des besoins identifiés ou construits. Il est tributaire de marchés spécialisés (les communautés de recherche, les publics étudiants, professionnels…), un des problèmes de l’édition STM résidant au demeurant dans les caractéristiques de ces marchés qui sont étroits, segmentés et multiples et des publics qui pour certains ne reconnaissent qu’une faible fonctionnalité au livre. L’évolution actuelle de la production éditoriale montre une tendance à privilégier cette deuxième logique (celle d’un livre fonctionnel répondant à des besoins précis), en donnant la primauté aux marchés les plus rentables, au détriment de toute une partie de la production (en particulier les ouvrages de recherche dits « ouvrages primaires », de rentabilité moindre). Ce basculement de l’édition scientifique vers une logique marchande l’éloigne de la logique de l’offre que nous avons évoquée et par là-même des impératifs de la communication scientifique et fait que l’édition STM semble de moins en moins constituer un outil de communication et de valorisation de la science.
Une approche approfondie des productions de l’édition STM serait vraisemblablement riche d’informations pour la compréhension de ce secteur. Nous avons pour notre part privilégié une autre orientation en nous intéressant aux acteurs essentiels de ce secteur que sont les éditeurs et à leur rôle. Définir l’édition STM comme un média de la science, c’est en effet aussi s’interroger sur les spécificités de son fonctionnement, c’est à dire sur l’articulation entre logique éditoriale et logique scientifique, la fonction éditoriale apparaissant comme le point nodal de cette articulation.
La fonction éditoriale : autonomie et dépendance
La fonction éditoriale est en effet centrale dans les industries culturelles. L’éditeur contribue à structurer l’ensemble de la filière allant de la création à la production et la distribution des produits. Dans le secteur du livre, cette fonction se traduit par une tension entre production intellectuelle et impératifs commerciaux, création et rationalisation industrielle (3). Au sein de l’édition scientifique, cette tension prend une acuité particulière. En tant que média de la communication scientifique, l’édition STM se comprend par rapport aux logiques spécifiques du champ scientifique comme champ autonome qui impose ses normes et ses processus de légitimation (4). Les éditeurs se trouvent donc soumis aux exigences spécifiques de production au sein de ce champ, qu’ils ne maîtrisent pas. Ils ne « découvrent » pas les ouvrages qu’ils publient, ils ne sont pas source de reconnaissance. Mais en tant qu’éditeurs, ils appartiennent au champ de la production culturelle, ils font commerce de produits dont la valeur est à la fois symbolique et marchande et, à ce titre, ne se comportent pas exclusivement comme des opérateurs marchands. L’édition STM constitue en ce sens un cas limite et son étude permet de faire apparaître la nature tout à fait particulière de la fonction éditoriale. Plus que dans d’autres secteurs de l’édition, de fait, elle doit à la fois se montrer totalement autonome du milieu concerné, en l’occurrence le milieu scientifique, alors qu’elle en est totalement tributaire.
Le champ professionnel des éditeurs : des modalités de régulation qui évoluent
Comment les éditeurs articulent-ils ces exigences contradictoires : d’un côté cette dépendance nécessaire du champ scientifique et de l’autre le refus d’une soummission totale au marché à laquelle ce type de production à caractère fonctionnel inciterait ? Quel mode de régulation instaurent-ils ? Est-ce que la progression de la logique marchande dans l’édition tend à imposer ses propres normes de régulation ? L’étude du territoire professionnel des éditeurs scientifiques (résultant d’un héritage historique, de modalités d’accès au métier, de représentation de la fonction) ainsi que celle de leurs pratiques aux étapes principales du processus d’édition (définition et mise en oeuvre de la politique éditoriale, travail avec les auteurs, diffusion et commercialisation) permet d’apporter un certain nombre d’éléments de réponse.
Un rôle peu structurant
La fonction éditoriale dans l’édition STM n’apparaît que peu structurante et les éditeurs semblent n’avoir qu’une capacité limitée à s’affirmer à travers de véritables projets éditoriaux. Cet état de fait, que met notamment en évidence la comparaison avec l’édition américaine souvent citée comme modèle pour l’ensemble des tâches d’editing, résulte de la conjonction de plusieurs facteurs.
En premier lieu, les éditeurs scientifiques en France n’ont qu’une faible spécificité dans le monde éditorial. Il semble difficile de les définir comme un groupe professionnel distinct, l’affirmation d’une légitimité liée à leur appartenance au champ de la production culturelle passant en effet par la définition d’une identité, des représentations et des références faisant largement appel au discours élaboré et entretenu par la profession éditoriale elle-même (sur la « dimension culturelle » du livre, le rôle « créateur » de l’éditeur). Cette faible spécificité appelle toutefois deux remarques. D’une part, l’inscription dans cette « culture commune », renvoie à un mode de régulation de type « passionné » (5). C’est ce qui ressort notamment de l’analyse des critères de sélection des ouvrages comprenant le recours à l’intuition, au « flair », les éditeurs STM citant volontiers la part d’impondérable, de pari dans la décision éditoriale. La notion d’intuition peut s’interpréter alors comme l’intériorisation de contraintes mais aussi le moyen pour les éditeurs de se préserver une marge d’autonomie en particulier vis à vis de la sphère scientifique. D’autre part, elle traduit un manque de reconnaissance des caractéristiques de l’édition scientifique par la profession, qui pourrait sans doute être rapprochée du niveau insuffisant en France, de développement de la culture scientifique et technique et de la valorisation de la science en dehors des milieux spécialisés.
En second lieu, ils ont besoin d’acquérir (ou de conforter) une légitimité d’ordre scientifique qui introduit des contraintes supplémentaires qu’ils seront tentés de contourner. Cette légitimation passe par la mise en oeuvre de stratégies de reconnaissance directement liées à leur positionnement dans le processus de la communication scientifique et au type de public auquel ils s’adressent (communauté des chercheurs ou public plus large). Un éditeur reconnu ou cherchant à l’être, s’entourera de directeurs de collections, de referees, éventuellement d’un comité scientifique, issus du monde scientifique. L’édition STM, au demeurant n’a pas l’apanage de ce mode de fonctionnement. Elle passe également par l’expertise des projets, qui est d’abord une expertise scientifique : l’éditeur, après en avoir pris connaissance fait appel à des spécialistes. Si cette expertise extérieure est reconnue nécessaire par tous les éditeurs scientifiques et universitaires, elle est peu formalisée (par comparaison aux procédures des revues scientifiques) et sauf exception, peu poussée. Les éditeurs tendent à s’en remettre aux auteurs eux-mêmes en considérant que leur compétence et leur notoriété sont des garanties suffisantes de qualité pour qu’il ne soit pas nécessaire de pousser les investigations trop loin. Ou bien, ils perçoivent l’existence d' »instances » type comité scientifique ou de lecture, comme risquant de donner un poids accru aux spécialistes non éditeurs et de limiter par là même leurs propres possibilités d’intervention.
Enfin, en troisième lieu, les éditeurs STM subissent des contraintes de type économique fortes. L’éditeur est un producteur, c’est lui qui finance et ses choix se font en cohérence avec la politique commerciale de la maison ou du groupe, au risque de voir celle-ci imposer ses propres décisions. Comme l’ensemble de l’édition, le secteur STM a vu arriver ces dernières décennies, des managers aux postes de direction, généralement étrangers au domaine du livre et appliquant les mêmes méthodes de gestion que dans n’importe quelle entreprise, dictées par des impératifs de rentabilité. Cette pression économique se traduit par exemple, au niveau des critères de sélection des projets (mettant en avant la rentabilité, au risque de réduire l’offre à des produits standards, type annales ou manuels d’exercices, comme dans le secteur universitaire par exemple), du travail d’editing faiblement développé ou encore par les différents moyens mis en oeuvre pour réduire les coûts de fabrication (notamment le transfert de tâches techniques sur les auteurs). En revanche, la recherche d’une certaine rationalité marchande peut être utilisée par les éditeurs comme un contrepoids face à l’opinion des conseillers scientifiques et donc une façon d’affirmer leur autonomie.
Le travail avec les auteurs constitue ainsi l’étape à laquelle la tension entre légitimité scientifique et autonomie éditoriale se fait particulièrement sentir. Plus que tout autre éditeur en effet, l’éditeur scientifique se définit par rapport aux auteurs qu’il publie. Et c’est lors de l’élaboration du manuscrit que se retrouvent l’ensemble des contraintes liées au fonctionnement de la filière – contraintes du champ scientifique déterminant le contenu, contraintes du marché (adaptation à un public), de rentabilité (limitation des coûts de production), de fabrication (logiciels et présentation spécifiques) – et que s’opèrent des choix qui peuvent être source de conflits. Si le rôle de l’éditeur dans cette phase est essentiel dans la mesure où des savoir faire spécifiques sont mobilisés, c’est paradoxalement là qu’il est le moins reconnu et le plus contesté.
De fait, on peut se demander si le caractère peu structurant de la fonction éditoriale dans l’édition STM ne constitue pas un facteur favorisant la progression d’une logique essentiellement marchande. Tout en affirmant leur rôle dans la diffusion de la science, c’est à dire en définissant une spécificité de l’édition STM comme média de la communication scientifique, les éditeurs STM sont en effet de moins en moins en mesure de le remplir et leur marge de manoeuvre semble se réduire.
La logique marchande en progression
Cette évolution est plus particulièrement perceptible à certaines étapes du processus éditorial. Au niveau des choix éditoriaux, les éditeurs, nous l’avons vu, se tournent vers les types de produits les plus rentables. Pour toute une catégorie de la production – les ouvrages primaires – ils ne sont en effet pas en mesure de proposer aux auteurs des services équivalents à ceux des éditeurs anglo-saxons, en particulier une diffusion internationale et ciblée, utilisant au besoin les synergies entre différents supports papier et électronique (6), importante pour le scientifique en terme de reconnaissance par ses pairs et susceptible de rentabiliser les coûts de production. Les auteurs encouragent eux-mêmes cette situation, en étant nombreux à publier directement en anglais chez des éditeurs internationaux et contribuent de ce fait à ce que les éditeurs français soient exclus de cette filière de diffusion de l’information scientifique que constituent les ouvrages de haut niveau (seule une petite minorité d’éditeurs français publie encore des ouvrages primaires, des monographies ou même des ouvrages destinés aux troisièmes cycles universitaires, parmi lesquels des éditeurs à capitaux publics, type CNRS ou INSERM).
Dans la phase de conception des produits, le développement des méthodes marketing peut apparaître comme un autre signe de cette évolution. Déjà les ouvrages édités sont quasiment tous des ouvrages de commande, ce qui n’est toutefois pas spécifique à l’édition STM. Mais, dans la mesure où il s’agit de publics très spécialisés, dans des secteurs professionnels ou techniques notamment, les éditeurs sont de plus en plus en mesure de cerner les besoins de leurs clients potentiels. Certains ouvrages font l’objet d’études de marchés visant à diminuer la prise de risques ou répondent à une demande pré-définie.
Enfin la commercialisation et la promotion des ouvrages suppose la mise en oeuvre de moyens de plus en plus importants (élaboration de fichiers très ciblés transnationaux, synergie entre différents supports, mailing ou lettres d’informations, campagnes de promotions spécifiques aux différents publics, médecins, enseignants, prescripteurs, étudiants…) pour ne pas voir se fermer l’accès à certains marchés et faire face à la concurrence. La rationalisation des méthodes de commercialisation a pour effet de segmenter et morceler encore plus les marchés et, en réduisant la possibilité de maintenir une offre diversifiées en librairie de contribuer à la marginalisation de ce relais essentiel de la diffusion du livre.
Cette modification de l’équilibre entre science et marché, au profit de ce dernier et des modalités de régulation de la fonction éditoriale s’accompagne toutefois d’autres transformations semblant plus radicales du secteur STM. Celui-ci, soumis au mouvement de restructuration qui a remanié l’ensemble de l’édition française ces dernières décennies, est de plus en plus dépendant des logiques industrielles qui y sont sous-jacentes. A celles-ci, s’ajoutent les évolutions liées à l’essor des nouveaux médias de communication, qui d’une part concerne directement le secteur du livre et d’autre part, connaît aujourd’hui une brutale accélération.
L’essor des (N)TIC. Tendances à l’oeuvre dans l’édition STM
Nous avons ainsi formulée l’hypothèse d’une articulation entre ces transformations du secteur éditorial STM de l’édition et les évolutions que connaît également le domaine de la communication scientifique. Celle-ci nous conduit tout d’abord à préciser les modalités de ces processus dans l’édition scientifique.
L’édition STM est en effet considérée comme un des secteurs les plus concernés par l’essor des (N)TIC de par le type de contenu qu’elle traite (travaux de recherche, savoirs spécialisés propices à l’internationalisation des marchés) et de par la quasi-généralisation de l’utilisation des supports électroniques au sein de la communauté scientifique. Toutefois, si les réseaux semblent contribuer dans l’ensemble des industries culturelles à accélérer le processus d’industrialisation (7), ce mouvement rencontre dans le secteur de l’édition scientifique française un certain nombre d’obstacles.
Quelques caractéristiques d’une recomposition
Une partie d’entre eux se situe au niveau de l’attitude des éditeurs dénotant des réticences à investir dans l’édition électronique ou à tout le moins de la prudence et une volonté d’attentisme. Malgré l’intérêt communément reconnu que présentent ces supports dans l’édition technique et professionnelle par exemple (notamment par le traitement de l’information et les possibilités de mises à jour fréquentes qu’ils permettent) et des usages presque anciens du côté des scientifiques, les éditeurs STM, lors de notre enquête, n’expérimentent que prudemment ces nouveaux produits et ne semblent pas toujours prêts à se lancer sur des marchés encore mal identifiés. Tout comme leurs confrères des autres secteurs de l’édition, ils font preuve d’une certaine méfiance vis à vis du multimédia et préfèrent laisser à d’autres le soin de tester le marché. Si des évolutions se dessinent, elles n’ont pas le caractère déterminant qu’on leur prête souvent et prennent appui sur les modes d’organisation et de fonctionnement propre à l’édition. En ce sens, on ne saurait voir uniquement, dans les réactions des éditeurs, de l’aveuglement ou une crispation d’ordre corporatiste sur des sujets tels que les problèmes juridiques liés au multimédia, la validité de leur savoir faire, leur rôle dans la diffusion des connaissances.
Un autre partie de ces obstacles est à mettre en relation avec la structure du secteur STM qui se caractérise par l’absence de grands groupes spécialisés (Havas Publications Edition-ex Groupe de la Cité, sous contrôle aujourd’hui de Vivendi-ex Générale des Eaux, détient un certain nombre de grandes marques du secteur STM, mais est un groupe généraliste), l’existence d’une base de maisons spécialisées et par une faible internationalisation. On assiste en effet à une recomposition de l’édition scientifique mondiale qui se traduit par le renforcement de la domination (ou le quasi monopole) des grands groupes spécialisés (Reed Elsevier ou Wolters-Kluwer en particulier). Et les (N)TIC apparaissent bien là comme un facteur déterminant de cette évolution dans la mesure où ils apportent une solution technique à ce qui est perçu comme des limites à la circulation de l’information scientifique (délais de publication et coûts) et où ils favorisent la rationalisation de l’ensemble du processus d’exploitation de l’information scientifique, depuis la standardisation du traitement de cette information à l’exploitation systématique de marchés très ciblés. Aucun éditeur français n’est de fait en mesure de se situer au niveau de concurrence instauré par les groupes spécialisés internationaux, qui suppose par exemple l’acquisition de revues et de banques de données permettant de contrôler des pans entiers de l’information scientifique ou spécialisée ou de maîtriser à la fois circuits traditionnels et circuits électroniques.
Il est donc difficile de voir dans les (N)TIC des conditions favorables à un développement de l’édition STM française et préservant son autonomie. L’essor de ces nouveaux moyens de communication nous semble cependant renforcer certaines tendances. La première est un rapprochement avec les produits informationnels, l’édition STM relevant en effet pour une grande partie de sa production, des industries de l’information. Avec les réseaux, cette information est susceptible d’emprunter selon les cas les différentes formes permises par l’ensemble des supports aujourd’hui disponibles : ouvrages, revues, canaux électroniques on line et off line. De fait, la production est de plus en plus pensée en terme de flux maîtrisés dès l’amont, les produits et services sont ciblés sur des besoins précis et adaptés. Si les éditeurs STM français ne sont que peu (ou presque plus du tout) présents dans le champ précis de l’information scientifique, il est sans doute réaliste de considérer que l’apparition des nouvelles technologies devrait contribuer à réorganiser d’autres secteurs les concernant relevant par exemple de l’information spécialisée comme l’édition professionnelle, où une actualisation fréquente de l’information est nécessaire.
On pourrait également voir, dans le développement de l’industrialisation du secteur des biens éducatifs auquel les nouvelles technologies d’information semblent offrir des conditions favorables, une deuxième logique d’évolution de l’édition STM. L’université et les publics étudiants constituent en effet un de ses marchés privilégiés et plus globalement, le marché du savoir est considéré comme un débouché important de l’édition. Toutefois, s’il peut y avoir là des possibilités de développement, par exemple pour des maisons spécialisées dans des secteurs bien définis (universitaire, professionnel), c’est selon des formes particulières dont il semble encore difficile de discerner nettement les applications.
La communication scientifique en pleine mutation
Les (N)TIC ne concernent pas seulement l’édition en tant qu’industrie culturelle mais également en tant que média. Une approche se référant aux usages des réseaux par les communautés de recherche, et au repositionnement des différents acteurs permet d’en comprendre certaines évolutions.
Les évolutions qui modifient l’édition STM, en suivant notamment une logique de produits individualisés et ciblés s’inscrivent ainsi dans les transformations de la communication scientifique. Celle-ci est en effet marquée par une médiatisation technique de plus en plus poussée des pratiques de communication. Les rôles des principaux acteurs (auteurs, éditeurs, bibliothécaires et documentalistes) sont en cours de redéfinition (8). Avec l’édition électronique, les auteurs sont en effet en mesure de diffuser eux-mêmes leur propre production. Les bibliothécaires sont susceptibles de se transformer en « ré-éditeurs électroniques » au moins pour une partie de leur fonds (textes anciens, textes officiels, académiques…) (9). Les éditeurs cherchent à conserver leur position centrale dans la diffusion des connaissances alors qu’ils ne sont plus le point de passage obligé mais se trouvent concurrencés ou même évincés.
Surtout, la communication scientifique devient un espace marchand où ce qui s’échange est de l’information utile, favorisant le développement des stratégies commerciales et industrielles des grands groupes de communication. Ce croisement de différentes logiques, culturelles, scientifiques et marchandes dans la communication de la science, constitue un enjeu pour l’édition STM mais aussi pour les communautés de recherche elles-mêmes qui cherchent le moyen de contourner les monopoles en train de se constituer (10).
Conclusion
Il est difficile et sans doute prématuré d’apporter une réponse claire à notre interrogation initiale : l’édition STM peut-elle encore être considérée comme un média de la communication scientifique ? Toutefois, le fait d’appréhender ce secteur éditorial en terme de média apporte un éclairage sur son fonctionnement et les perspectives qui se dessinent, qu’il s’agisse de l’évolution de la fonction éditoriale au centre des contraintes liées à la sphère scientifique et à la pression croissante du marché ou des logiques d’industrialisation privilégiant les flux et la maîtrise en amont de l’information et renforçant la domination des grands groupes internationaux spécialisées. Si la marginalisation de l’édition STM traditionnelle comme média s’inscrit dans les transformations plus générales de la communication scientifique, pour autant, cette évolution ne saurait non plus servir de scénario global. La fonction du livre comme média de la science est aussi tributaire des évolutions de la communication sociale et en ce sens, deux pistes de réflexion nous semblent s’ouvrir.
La première est liée à la place du livre au sein du système de diffusion de la science. Le peu d’enjeux dont il est porteur pourrait a contrario être propice à l’émergence et au développement d’autres modèles d’édition (édition à la demande, édition « de bureau »…) favorisés par les nouveaux moyens techniques et offrant peut-être les conditions d’un maintien d’une logique de création dans l’édition scientifique.
La seconde porte sur la définition du livre scientifique comme support légitime de la communication de la science qui est une définition restrictive. La vulgarisation fait également partie de l’activité scientifique et au moment où les rapports entre sciences et sociétés se complexifient, son intégration au champ de l’édition STM pourrait constituer une voie de développement.
Notes
(1) Bouvaist Jean-Marie, Crise et mutations dans l’édition française, Cahiers de l’économie du livre, Hors série n°3, ministère de la Culture et de la Francophonie-Editions du Cercle de la librairie, Paris, 1993, 456 p.
(2) Cette recherche portait sur l’édition scientifique, technique et médicale en France, c’est à dire sur les maisons ayant une activité dans l’édition universitaire et de recherche dans le domaine des sciences exactes, de la médecine, des techniques et sciences appliquées et sur leur production d’ouvrages, à la fois fondamentaux et directement issus de la recherche ou bien correspondants à un deuxième stade de diffusion de la science (manuels universitaires, livres techniques…), la vulgarisation n’entrant pas dans ce champ.
Nous avons travaillé à partir d’informations provenant de deux sources principales : des sources documentaires (presse professionnelle, catalogues d’éditeurs, données économiques) et une enquête. Pour celle-ci, nous avons mené (de novembre 1993 à mai 1994) une série de 23 entretiens auprès d’éditeurs (Pdg ou responsables éditoriaux représentatifs de la diversité des maisons d’édition de ce secteur).
Ces entretiens, semi-directifs, ont été conduits à l’aide d’un guide comprenant une quarantaine de questions, ouvertes pour la plupart. (Nous les avons exploités, après les avoir retranscrits, au moyen des techniques d’analyse de contenu d’interviews, en regroupant les réponses et en les classant par catégories, reflétant les différents types de réponses ou prises de position). Les difficultés et les limites auxquelles nous nous sommes trouvée confrontée ont été liées en particulier au contexte dans lequel s’est déroulée cette enquête : celui d’un milieu fragile, connaissant des évolutions importantes, lieu d’une concurrence acharnée et marqué par une culture professionnelle du goût du secret.
Cette enquête proprement dite a été complétée par une demi-douzaine d’entretiens avec d’autres acteurs du milieu de l’édition ou proches de celui-ci ainsi que par les observations effectuées dans le cadre de notre propre activité professionnelle.
(3) Rouet François, Le Livre, mutation d’une industrie culturelle, La Documentation française, Paris, 1992, 272 p.
(4) Bourdieu Pierre, « Le Champ scientifique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n°2-3, juin 1976, p. 88-104.
(5) Moati Philippe, « La filière du roman : de la passion à la rationalité marchande », Cahiers de l’économie du livre, n°7, mars 1992, p. 103-138.
(6) Guillou Bernard et Maruani Laurent, Les Stratégies des grands groupes d’édition, Cahiers de l’économie du livre, Hors série n°1, ministère de la Culture et de la Francophonie-Editions du Cercle de la librairie, Paris, 1991, 244 p.
(7) Miège Bernard, La Société conquise par la communication. La communication entre l’industrie et l’espace public, Presses universitaires de Grenoble,1997, 216 p.
(8) Renzetti Françoise, Têtu Jean-François, « Schéma d’organisation de la presse électronique accessible sur l’Internet : cas des mathématiques et de l’informatique », La communication de l’IST dans l’enseignement supérieur et la recherche, l’effet Renater/Internet, Actes du colloque des 16, 17 et 18 mars 1995, Bordeaux, ADBS Editions, 1995, p. 88-99.
(9) Melot Michel, « Scripta volant« , Le Débat , n° 86, septembre-octobre 1995, p. 165-172.
(10) Guedon Jean-Claude, « La revue électronique de recherche, lieu de convergence entre bibliothèques et presses universitaires », La communication de l’IST dans l’enseignement supérieur et la recherche, l’effet Renater/Internet, Actes du colloque des 16, 17 et 18 mars 1995, Bordeaux, ADBS Editions, 1995, p. 118-123.
Références bibliographiques
Bouvaist Jean-Marie, Crise et mutations dans l’édition française », Cahiers de l’économie du livre, Hors série n° 3, ministère de la Culture et de la Francophonie-Editions du Cercle de la librairie, Paris, 1993, 456 p.
Rouet François, Le Livre, mutation d’une industrie culturelle, La Documentation française, Paris, 1992, 272 p.
Bourdieu Pierre, « Le Champ scientifique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3, juin 1976, p. 88-104.
Moati Philippe, « La filière du roman : de la passion à la rationalité marchande », Cahiers de l’économie du livre, n° 7, mars 1992, p. 103-138.
Guillou Bernard et Maruani Laurent, Les Stratégies des grands groupes d’édition, Cahiers de l’économie du livre, Hors série n° 1, ministère de la Culture et de la Francophonie-Editions du Cercle de la librairie, Paris, 1991, 244 p.
Miège Bernard, La Société conquise par la communication. La communication entre l’industrie et l’espace public, Presses universitaires de Grenoble,1997, 216 p.
Renzetti Françoise, Têtu Jean-François, « Schéma d’organisation de la presse électronique accessible sur l’Internet : cas des mathématiques et de l’informatique », La communication de l’IST dans l’enseignement supérieur et la recherche, l’effet Renater/Internet, Actes du colloque des 16, 17 et 18 mars 1995, Bordeaux, ADBS Editions, 1995, p. 88-99.
Melot Michel, « Scripta volant », Le Débat, n° 86, septembre-octobre 1995, p. 165-172.
Auteur
Dominique Cartellier
.: Dominique Cartellier est maître de conférences associée à l’IUT 2 (université Pierre Mendès France-Grenoble2). Domaines de recherche et centres d’intérêt : la communication scientifique; le développement des (N)TIC dans l’édition.