Artefact, les apports de l’approche simonienne
Résumé
Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Forest Joëlle, «Artefact, les apports de l’approche simonienne», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, 2007, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/10-artefact-les-apports-de-lapproche-simonienne
Introduction
Les mots d’artefact, d’artificiel, d’artificialité, d’artificialisme sont rarement connotés de façon positive. Herbert Simon (1916-2001) le soulignait dès le début de la première édition, de 1969, de son ouvrage majeur The Sciences of the Artificial. Si l’artefact se voit reconnu comme une entité spécifique, distincte de la chose naturelle, c’est pour se trouver aussitôt associé à des termes peu flatteurs. Ce qui est artificiel, c’est ce qui n’est pas naturel. L’artefact, c’est donc l’antinomie du vivant, du biologique, du spontané, du natif, du réel, du véritable, de l’essence, du raisonnable, de ce qui devrait être, etc. Sa seule définition devrait se faire par défaut ou a contrario. Quant à l’objet technique, sa banalité en fait une chose dénuée de tout intérêt théorique.
Les œuvres d’Herbert Simon et de Gilbert Simondon (1924-1989) bousculent cette vision des choses. Partageant un même intérêt pour la technique, soulignant son importance tant pratique que théorique, ces deux auteurs abordent le monde de l’artificiel en cherchant, au-delà de la simple recension encyclopédiste des artefacts existants, à en comprendre l’essence même. Toutefois, malgré cette communauté d’intérêt, Simon propose de ce monde une vision différente de celle de Simondon. Pour Simon, en effet, l’artefact désigne toute entité (objet, technique corporelle codifiée, environnement) à la fois conçue par l’Homme pour répondre à ses besoins (fonctionnalisme), architecturée par son concepteur, et dont la dynamique repose sur ses reconceptions successives, induites suite à son usage. La science en charge de l’étude du processus de conception des artefacts est, pour Simon, une science ad hoc appelée sciences de l’artificiel.
La conceptualisation simonienne du monde de l’artificiel a été ni formulée d’un coup, ni axiomatisée. Ses réflexions sur l’artefact, l’artificialité, la conception, etc., s’égrènent tout au long de ses nombreux travaux, des années 1960 jusqu’à la fin des années 1990. The Science of the Artificial a connu ainsi trois éditions successives, en 1969, 1981 et 1997, avec des ajouts significatifs, et une traduction française somme toute tardive, en 1991. Malgré le caractère inachevé d’une telle conceptualisation, il n’empêche : l’approche simonienne de l’artefact est cohérente et fructueuse. Elle confère à l’artefact un statut particulier, qui nous oblige à un décentrement significatif par rapport au dispositif théorique proposé par Simondon. L’objet de cet article est de montrer la nature de ce décentrement, qui consiste à questionner l’existence et la dynamique de l’artefact du point de vue de son processus générateur, à savoir la conception. Ceci nous oblige à étudier le processus (la conception) plus que l’objet (l’artefact résultat), les interactions et transactions entre concepteurs et utilisateurs successifs, plus que la lignée comprise potentiellement en lui.
Lieux communs
Pour situer les choses, commençons par ouvrir un dictionnaire, recueil de lieux communs s’il en est (et sans que ces termes soient péjoratifs). Les versions du Larousse de 1981 et 2003 énoncent les choses suivantes : « Artificiel : produit par une technique humaine et non par la nature [édition de 2003 : qui se substitue à : un élément naturel] qui manque de naturel, affecté ». Faisons jouer la concurrence lexicographique et prenons Le Robert illustré de 1996. Celui-ci propose les définitions suivantes : « Artificiel : 1. qui est le produit de l’activité, de l’habileté humaine (opposé à naturel.)… 3. Qui ne tient pas compte des caractères naturels, des faits réels. Qui manque de naturel ». Passons à un ouvrage d’éruditions : « […] l’épithète artificiel est souvent péjorative, et elle l’est dans la mesure exacte où le naturel est loué esthétiquement » (Souriau, 1999, p.173).
La lecture de ces définitions n’inciterait guère le novice à s’aventurer dans l’étude de l’artefact et du monde de l’artificiel ! La seule chose que nous puissions concéder aux lexicographes ou érudits, c’est d’admettre l’existence d’une entité, appelée artefact, distincte de la chose naturelle. Ce qui est une avancée déjà significative. Dans les sociétés archaïques, en effet, l’artefact est vu comme imitation de la nature (Chabot, 2003, p.22). Il est enfermé dans le registre de la re-production inspiré de la métaphysique de la création (Forest, Faucheux, 2007). Quant à la pensée de la Grèce classique, si elle laïcise la technique, la sortant de la magie et des interventions divines invoquées jusque-là pour expliquer les prouesses techniques de l’artisan astucieux, elle la laisse en dehors de la pensée (logos) (Sigaut, 1988, p.17 ; Simondon, 2001, p.86 ; Lequin, Lamard, 2006, p.28), entendons par là qu’en situant la technique entre l’expérience et la science, Aristote la situe d’emblée en dehors du champ de la science. La dévalorisation de la technique au rang d’activité servile, en dehors de la culture, va faire de l’artefact un impensé, une étiquette associée à des objets qui, bien qu’ayant une existence reconnue, ont une existence qui n’est pas questionnée. Le processus de civilisation va se traduire, à partir de la Renaissance, et au moins pour l’Occident, par la reconnaissance de l’artefact comme vecteur d’émancipation et de transformation du monde. La technique devient digne d’intérêt, donnant lieu autant à des écrits technologiques, technophiles ou technophobes. C’est bien évidemment dans cette mouvance que s’inscrivent les œuvres de Simondon et de Simon.
L’intérêt technique
Dans un entretien donné à l’ORTF en 1966, Simondon justifie ce qui l’a poussé à écrire Du Mode d’existence des objets techniques (1958) dans les termes suivants : « Au point de départ, j’ai été sensible à une espèce d’injustice dont notre civilisation s’est rendue coupable envers les réalités techniques. On parle d’objets esthétiques, on parle d’objets sacrés, mais n’y a-t-il pas des objets techniques ? Je voulais employer la même expression parce qu’il m’a semblé que cette symétrie pourrait attirer l’attention sur une lacune ». Dans cet ouvrage fondateur, Simondon postule que ce n’est pas à partir de la question de l’origine qu’il est possible de démarquer l’artificiel du naturel. Selon lui, une telle démarcation repose sur la nature concrète ou abstraite de l’objet technique identifié. L’artefact est ainsi un objet technique abstrait, ou « […] ensemble de notions et de principes scientifiques séparés les uns des autres en profondeur, et rattachés seulement par leurs conséquences qui sont convergentes pour la production d’un effet recherché » (Simondon, 2001, p.46). Cet objet idéal tendrait ensuite vers une cohérence interne, puisque « […] l’artificialité essentielle d’un objet réside dans le fait que l’homme doit intervenir pour maintenir cet objet dans l’existence en le protégeant contre le monde naturel, en lui donnant un statut à part d’existence » (Simondon, 2001, p.46). Dès lors, « […] sa systématique fonctionnelle se ferme en s’organisant », c’est-à-dire en devenant comme un organisme autonome (Simondon, 2001, p.47). Pour résumer, l’objet abstrait est un objet artificiel ; l’objet concret, un objet naturalisé.
Au cœur de l’artificialité simonienne
Variété des artefacts
Herbert Simon adopte un point de vue différent de celui Simondon. Celui-là définit l’artefact comme toute entité qui a pour finalité de répondre à des besoins, conçue par l’Homme en ce sens, et dont la dynamique repose sur ses reconceptions successives, induites par son usage. Une telle définition ne réduit donc pas l’artefact au seul objet technique. L’artefact est une catégorie générique qui regroupe de très nombreuses entités :
‑ se présentant sous la forme d’objets (Moles, 1972, p.12 ; Deforge, 1990, p.12 ; Simondon, 2002, p.9), de techniques corporelles codifiées (Mauss, 1968, p.305), d’environnements comme des dispositifs de jeux, de réalité virtuelle (Cf. tableau 1), des organisations (Forest, 2006), des environnements urbains (Toussaint, Zimmerman, 2005, p.67) ;
‑ uniques et singulières ou multiples et banales (un bien de consommation courant comme une perceuse, Cf. tableau 1) ;
‑ fugaces ou pérennes ;
‑ tangibles (les organes de la perceuse) ou non (le logiciel de son régulateur de vitesse) ;
‑ abstraites (son modèle fonctionnel) ou concrètes (sa réalisation) ;
‑ monoblocs (ses demi-coques) ou architecturées (ses modules internes) ;
‑ intenses en logiciel (l’environnement de réalité virtuelle montré en tableau 1) ou non (le mandrin du foret de la perceuse) ;
‑nanoscopiques (nanoparticules thérapeutiques) ou macroscopiques comme les langages techniques, les macro-réseaux comme Internet, etc.
‑ ponctuelles (la perceuse) ou résiliaires (le réseau électrique auquel elle doit être reliée pour être alimentée en énergie) ;
‑ passives (sa coque) ou actives (son régulateur de vitesse) ;
‑ connotées positivement (traitement médical) ou non (mine anti-personnel), etc.
De plus, et au contraire de ce que pensaient les encyclopédistes, la classe des artefacts n’est pas figée (Lamard, Lequin, 2005, p.27). Elle a des frontières mouvantes. Selon les époques, ce qui est communément identifié comme artificiel ou naturel change (Souriau, 1999, p.173). De plus, l’archétype de l’artefact (le cœur de la classe), lui aussi, change au cours du temps. Pour Casimir Malévitch (1878-1935), cet archétype est la toile abstraite (Malévitch, 1997, p.202). Pour John Dewey (1859-1952), le bâtiment (Dewey, 1989:225). Pour Simondon, l’automate régulé (Simondon, 2006, p.345). Pour Simon, enfin, « l’artefact quintessentiel » est le système de traitement de symboles (Simon, 1997, p.22). Celui-ci est programmé pour bien exercer une fonction : régulation, reconnaissance de formes, diagnostic, optimisation, virtualisation (Cf. tableau 1), etc. Ce qui signifie que tout artefact, parce qu’il a une fonction, peut être décrit symboliquement, donc représenté, simulé, virtualisé, etc., à l’aide d’un logiciel. Enfin, la classe des artefacts comprend un nombre d’items en expansion. Et ce, du fait de l’accroissement du nombre des besoins et des flux permanents de (re)conceptions qu’ils suscitent.
La définition large que donne Simon à l’artefact permet de passer d’une définition du monde de l’artificiel en extension, comme collection d’artefacts variés, à une définition en intension. Est artefact tout ce qui assure une fonction, est conçu en ce sens et doit, de plus en plus, être architecturé, et dont la dynamique repose sur des conceptions successives. Détaillons ses caractéristiques.
Tableau 1. Différentes formes de l’artefact
Objet technique quotidien : une perceuse manuelle (Van Wie & alii, 2001) |
Système abstrait architecturé : la même perceuse décrite comme une architecture fonctionnelle (Stone, Wood, Crawford, 2000) |
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Technique corporelle : clef de coude avec projection (jujitsu, estampe du XIV° s) |
Environnement : cube immersif dédié à l’ergonomie de postes de travail (UTBM, Set-ERCOS, 2007) |
Pas d’artefact sans fonction
La définition simonienne de l’artefact est des plus simples. Est artefact toute entité conçue par l’Homme pour répondre à ses besoins. De ce fait, pour comprendre ce qu’est un artefact, il convient avant toute chose de comprendre ce pour quoi il est fait (Deforge, 1985, p.89). Son attribut objectif premier est sa fonction, et non sa composition organique (de quoi est-il constitué ?), sa généalogie (d’où vient-il ?) ou de son passé évolutif (de quoi hérite-t-il ?). Son critère d’adaptation est le niveau d’ajustement au besoin (« usability ») (Adler, Winograd, 1992, p.5), donc à l’usage qu’en fait l’utilisateur dans le cadre de son activité. En conséquence de quoi, la performance et la dynamique de l’artefact doivent être appréhendées, d’un point de vue objectif, à partir de ses capacités fonctionnelles (répond-il toujours au besoin ?) ou dysfonctionnelles (quelles insatisfactions son existence ou son usage suscite-t-il ?).
Le corollaire de cette affirmation est double. Le bon concepteur, le concepteur idéal, n’est pas celui qui cherche à exprimer son habilité dans la perfection, mais l’ajustement fonctionnel. De plus, tout artefact génère des problèmes fonctionnels, objets de conceptions futures (Simon, 1995, p.248). Il a fallu ainsi un demi-siècle entre l’invention de la boîte de conserves métallique par Donkin et Hall (1810) et celle de l’ouvre-boîte (1860) : celle-là s’ouvrant alors à l’aide… d’un fer à souder !
La définition fonctionnelle de l’artefact représente, selon nous, le cœur de la conceptualisation de l’artificiel chez Simon. Si le monde de l’artificiel existe, c’est parce que l’Homme ne peut satisfaire l’ensemble de ses besoins en ayant une attitude passive, sans se poser de problème, en se comportant en de pur prédateur ou en consommateur (Micaëlli, Forest, 2003, p.24). Celle-ci n’est pas fonctionnellement suffisante. En d’autres termes, si un artefact existe, c’est parce qu’il a conçu en vue de répondre à des besoins. Que ceux-ci croissent ou se modifient, et le nombre, la qualité, des artefacts développés, produits, utilisés par l’Homme seront eux aussi modifiés.
Comme le montrent les deux paragraphes précédents, Simon est adepte de ce que nous qualifierons de fonctionnalisme fort. Celui-ci n’est pas à confondre avec l’approche fonctionnelle de l’ingénieur ou avec le fonctionnalisme marxien. Le fonctionnalisme simonien s’oppose à l’organicisme simondien. Si celui-ci évoque parfois le concept de fonction, ce n’est toutefois qu’incidemment et uniquement pour décrire l’émergence de l’objet abstrait.
Pas d’artefact sans architecture
Le concepteur de l’artefact doit non seulement expliciter ses fonctions attendues (le besoin), mais aussi architecturer les solutions admissibles. Architecturer signifie ainsi, d’un point de vue externe, d’assurer que l’artefact répond bien aux différentes exigences et contraintes propres au besoin qu’il doit satisfaire. Celles-ci peuvent être physiques, biologiques (Dewey, 1989, p.31 ; Simon, 1997, p.5), culturelles ou totalement artificielles (contrainte d’interopérabilité entre artefacts, entre la perceuse et le réseau électrique, par exemple). D’un point de vue interne, architecturer suppose que l’artefact doit intégrer des composants à la fois très nombreux (104 pièces pour une automobile ou un hélicoptère) et hétérogènes (matériaux, organes, réseaux, comportements, etc.) ; et agencer cet ensemble de façon cohérente et satisfaisante.
L’architecture ainsi formée est cohérente non du fait d’une convergence naturelle, comme chez Simondon, encore moins d’une combinaison miraculeuse, mais du fait de l’activité même du concepteur. Dans les cas d’artefacts complexes fonctionnellement ou organiquement (Moles, 1972), celui-ci peut même développer des architectures à la fois modulaires, stratifiées et intégratives, ou ce que Simon appelait des systèmes « quasi-décomposables » (Simon, 1997, p.184). En autorisant des changements locaux, ceux-ci permettent à l’ensemble de l’artefact de se modifier (Rajana, Van Wie, Campbell, 2005, p.408), « d’évoluer » de façon fluide.
Pas de dynamique de l’artefact sans reconception
L’artefact étant conçu pour répondre à des besoins (hypothèse fonctionnaliste), celui-ci est soumis à une dynamique particulière, dite évolution artificielle (Simon, 1997). Celle-ci suppose l’association de deux types de variables :
‑ des motifs externes (nouveaux besoins à satisfaire, nouveaux artefacts avec lesquels l’artefact initial doit inter-opérer ou entrer en concurrence, etc.) ou internes (perfectionnement, etc.) ;
‑ des stratégies de conception, qui intègrent à la fois la dynamique propre à ce que font les concepteurs professionnels et ce que veulent les organisations dont ils font partie, et qui se traduisent par un verrouillage (synonyme : fermeture) ou une ouverture (tableau 2).
Tableau 2. Exemples de reconception
Motifs de reconception |
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Stratégies de conception |
Nouveau besoin : prise en compte de la contrainte environnementale dans la conception des coques des perceuses. |
Ouverture technique : ouvrir les opportunités de conception futures. Dans le cadre d’un appel d’offres, spécifier les fonctions de l’artefact en laissant au répondant le libre choix de développer le détail technique des solutions. |
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Nouveaux artefacts complémentaires : effets de l’amélioration des matériaux sur les performances attendues de la perceuse. |
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Nouveaux artefacts concurrents : substitution de la clef USB MP3 au baladeur CD. |
Fermeture technique : restreindre les opportunités de conception futures. |
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Perfectionnement : utilisation d’aimants améliorant la masse et le rendement du moteur de la perceuse. |
Ouverture à la conception communautaire et « convivialité » de l’artefact (Illich, 1973, p.13) : logiciel libre, conception urbaine participative. |
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Nouvelle architecture : passage du moteur central aux moteurs distribués (tramway, métros, etc.). |
Verrouillage monopolistique : interface rigide entre la chaussure et la fixation de ski. Acheter l’une suppose d’acheter l’autre. |
Monde simonien, monde simondien
Le monde simonien décrit, il peut être utile de le mettre en rapport avec le monde simondien qui, en France, a fait et fait encore l’objet d’une exégèse conséquente. Ainsi, malgré leur intérêt partagé pour la technique, différents clivages majeurs apparaissent.
Conception vs évolution
Simondon et Simon s’accordent pour dire qu’un objet technique ou qu’un artefact doit être compris par un processus, d’évolution (Simondon, 2001, p.49) ou de conception (Design) (Simon, 1997, p.13). Simon a même proposé un modèle de la conception, qui concerne aussi bien le concepteur « tout venant » (Bonnardel, 2006, p.14) que le « concepteur institué » (Forest, 2005, p.15). Concevoir reposerait sur le plan d’action suivant : (1) poser le problème de conception (quelles seraient les exigences et contraintes de l’artefact à venir ?) ; (2) générer des solutions potentielles (quelle serait la classe des artefacts potentiels ?) ; (3) en choisir une (quel est l’artefact satisfaisant au moment présent ?) ; (4) arrêter le processus en temps fini, une fois la solution jugée satisfaisante par son concepteur (Simon, 1995).
La conception est, pour Simon, un processus à la fois problématique, décisionnel, cyclique, multi vues (le concepteur alterne les descriptions des environnements externe et interne de l’artefact, et de son comportement, vu comme interface) (Simon, 1997:89), soumis aux contraintes de la rationalité limitée et créatif (Simon, Newell, Shaw, 1979:146). Ce dernier qualificatif peut se justifier par la raison suivante. Le concepteur se pose un problème non trivial (complexe, multiforme, mal défini (« ill-defined »), contradictoire, etc.) (Simon, 1995). Il suit un cheminement tortueux (Joas, 1999, p.84). Il aboutit à un artefact final parfois imprévisible, nouveau et pourtant adapté (Lubart, 2003, p.5 ; Bonnardel, 2006, p.18). La conception est intrinsèquement créative (Micaëlli, Forest, 2003, p.84), que la créativité du concepteur soit une créativité d’énonciation du problème, de processus ou de résultat (Micaëlli, Fougères, 2007, p.154).
Simondon s’oppose au schéma simonien exposé ci-dessus. « Les objets techniques doivent être étudiés dans leur évolution pour qu’on puisse en dégager le processus de concrétisation […] Au lieu de considérer une classe d’êtres techniques, les automates [sur laquelle se focalise la Cybernétique, puis Simon], il faut suivre les lignes de concrétisation à travers l’évolution temporelle des objets techniques; c’est selon cette voie seulement que le rapprochement entre être vivant et objet technique a une signification véritable, hors de toute mythologie » (Simondon, 2001, p.49). Le moteur de l’évolution de l’objet technique, c’est « […] l’affrontement de la cohérence du travail technique et de la cohérence du système des besoins de l’utilisation » (Simondon, 2001, p.23). Cet affrontement serait en faveur de celui-ci lorsque l’objet est au stade abstrait ; en défaveur, lorsqu’il se concrétise. L’objet connaît une évolution autonome, quasiment en dehors de toute planification (Chabot, 2003, p.20) et de toute rationalité économique. « De ces deux types de causes, économiques et proprement techniques, il semble que ce soient les secondes qui prédominent dans l’évolution technique » (Simondon, 2001, p.26). « Que l’objet soit plus rentable ou plus performant n’est qu’une conséquence de son perfectionnement. C’est pourquoi il invoque un processus interne à une lignée technique : le perfectionnement est une concrétisation » (Chabot, 2003, p.18). L’explication des sauts que montre toute histoire technique réside donc, non de la nature intrinsèquement créative de la conception, comme chez Simon, mais de l’imperfection de l’objet technique abstrait (Simondon, 2001, p.23-24).
Évolutionnisme vs artificialisme empirique
Pour Simondon, le seul objet porteur de connaissance est l’objet concret. Il précise ainsi : « L’étude des schèmes de fonctionnement des objets techniques concrets présente une valeur scientifique, car ces objets ne sont pas déduits d’un seul principe ; ils sont le témoignage d’un certain mode de fonctionnement et de compatibilité qui existe en fait et a été construit avant d’avoir été prévu : cette compatibilité n’était pas contenue dans chacun des principes scientifiques séparés qui ont servi à construire l’objet ; elle a été découverte empiriquement ; de la constatation de cette compatibilité, on peut remonter vers les sciences séparées pour poser le problème de la corrélation de leurs principes et fonder une science des corrélations et des transformations qui serait une technologie générale […] » (Simondon, 2001, p.47). La science des objets techniques est une science de la nature (science analogique) : « En somme, ce sont comme des organismes, bien qu’ils ne soient pas vivants » précise Simondon dans son entretien de 1966. En conséquence de quoi, le théoricien technologue peut user des mêmes concepts et méthodes que celui de la nature. Enfin, par transitivité, la science de la technique possède la même légitimité que celle-ci.
Simon considère l’artefact comme objet de connaissance scientifique à part entière. Non seulement il existe, mais pour le comprendre, un véritable édifice conceptuel et empirique doit être bâti. Il lui faut disposer d’une science ad hoc, appelée sciences de l’artificiel ou, ce qui était synonyme pour Simon : sciences de la conception, sciences de l’ingénierie (Forest, 2005, p.12). L’idée de base de Simon est la suivante : alors que les sciences de la nature visent à montrer que le merveilleux n’est pas incompréhensible, à montrer comment il peut être compris à l’aide d’un nombre réduit de lois, les sciences de l’artificiel cherchent à expliquer comment sont (re)conçus les très nombreux artefacts qui caractérisent les sociétés humaines. Simon n’est pas sur la même ligne épistémologique et méthodologique que celle de Simondon. L’objet de connaissance des sciences de l’artificiel, c’est le processus de conception lui-même. Le fait de l’observer empiriquement, en situations de laboratoire ou industrielle (Micaëlli, 2003), permet d’acquérir des connaissances le concernant. Notons bien que si ce décentrement paraît séduisant, il a connu bien des errements, si bien que les sciences de l’artificiel que Simon appelait de ses vœux à la fin des années 1960 restent dans les limbes (Forest, 2005, p.12), malgré le rebond récent qu’essaye de lui donner une communauté de chercheurs américains, en partie disciples de Simon, réunis au sein du programme de la National Science Foundation (NSF) appelé Design Science Research in Information Systems and Technology (DESRIST).
Du monde technocentré au monde anthropotechnocentré
Pour Simondon, le devenir de l’objet étant autonome, l’étude du monde des objets concrets est technocentrée. Pour Simon, au contraire, il faut tenir compte des interactions (réalisation d’actes de langage) et transactions (transferts de droits et de devoirs) entre le concepteur de l’artefact et son utilisateur. Ce point, abordé lorsque Simon décrit un projet de conception participative relatif à la rénovation du centre urbain de Pittsburgh (Simon, 1997, p.163), importe autant pour comprendre à la fois comment est validé le résultat de la conception initiale et les dynamiques potentielles de l’artefact courant. Il s’agit alors de penser la dynamique de l’artefact non de façon fermée, mais ouverte. À ce jour, et pour reprendre certains des scénarios de la dynamique de l’artefact exposés dans le tableau 2, les interactions et transactions entre concepteur et utilisateur peuvent suivre au moins trois modes :
‑ le mode intégratif, le concepteur, mieux informé, prenant mieux en compte les contraintes de l’utilisateur ou de l’usage de l’artefact ;
‑ le mode ergonomique, le concepteur s’engageant à mettre à disposition un système adapté à l’utilisateur ou à l’usage ;
‑ le mode « convivial » (Illich, 1973), par lequel sont co-développées et la compétence du concepteur, et celle l’utilisateur de l’artefact (Micaëlli, Visser, 2005, p.78).
Synthèse
Pour conclure sur cette trop brève mise en perspective de Simon et de Simondon, il est possible de dresser le tableau suivant (tableau 3).
Tableau 3. Mondes simonien et monde simondien
Monde simondien |
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Monde simonien |
« L’artificialité n’est pas une caractéristique dénotant l’origine fabriquée de l’objet […] » (Simondon, 2001, p.47). |
L’artificialité est une caractéristique des artefacts (objets, environnements), ce qui les oppose aux entités du monde de la nature. |
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L’objet concret est une entité naturalisée. L’être essentiel est l’organisme autonome (organicisme). |
L’artefact est une entité fonctionnelle (fonctionnalisme fort), susceptible de transformer le monde. L’artefact quintessentiel est le système de traitement de symboles (le logiciel). |
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Focus mis sur le processus d’évolution de l’objet (« origine absolue d’une lignée technique ») (évolution darwinienne, perfectionnement spontané). |
Focus mis sur le processus de conception (conception initiale ou reconceptions successives) (évolution téléogique, artificielle). |
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Seul l’objet concret est porteur de connaissances théoriques (naturalisme, inductivisme). |
Seul le processus de conception est porteur de connaissances théoriques (sciences de l’artificiel, empirisme). |
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Monde technocentré, composé d’objets techniques individualisés seuls. |
Monde anthropotechnocentré, composé d’acteurs (concepteurs, utilisateurs) interagissant via des artefacts désirés, présents ou passés (référents). |
En guise de conclusion
Cet article a permis de commencer à mettre en rapport deux auteurs peu souvent appariés, malgré leur intérêt partagé pour la technique, à savoir Herbert Simon et Gilbert Simondon. Tous deux admettent l’importance de la technique dans la société moderne et la nécessité, pour la comprendre, de construire une véritable science. Toutefois, un clivage majeur paraît exister entre ces deux œuvres qu’une décennie et qu’un océan séparent. Pour Simon, l’artefact désigne plus que l’objet technique abstrait. Est artefact toute entité (objet, technique corporelle codifiée, environnement) à la fois conçue par l’Homme pour répondre à ses besoins (fonctionnalisme), architecturée, et connaissant une dynamique du fait de ses reconceptions successives. L’approche simonienne de l’artefact lui confère un statut particulier, qui nous oblige à un décentrement significatif. Le premier va de l’objet technique vers son processus de conception, objet des sciences de l’artificiel. Le second, de la lignée dont serait intrinsèquement porteur cet objet, aux interactions et transactions entre concepteurs et utilisateurs successifs. L’œuvre simonienne est moins connue du public des philosophes des techniques que celle de Simondon, qui a donné lieu à une importante exégèse. L’enjeu modeste de cet article d’alimenter celle-ci à partir d’un auteur et de résultats qui, selon nous, interrogent le cœur du dispositif simondien.
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Auteur
Joëlle Forest
.: LEPS-STOICA, EA 4148, INSA de Lyon, Centre des Humanités, F-69621 Villeurbanne Cedex, ses travaux portent sur l’analyse économique du processus d’innovation et de conception.