Le blog-reportage : émergence d’un nouveau genre journalistique ?
Résumé
Dans l’espace des forces du champ médiatique un quotidien privilégie certaines formes journalistiques, ainsi par exemple certains genres journalistiques, lui permettant de se différencier et sur le long terme se construire une identité reconnue. Dès lors, les changements formels qui s’observent régulièrement dans les différents quotidiens lors des mutations sociales, économiques et technologiques, contiennent l’enjeu double d’un risque de perte et d’une promesse de renforcement de cette identité. La présente étude propose de considérer les blogs-reportages apparus pour la première fois sur les pages du Monde.fr en septembre 2009 comme de tels changements formels. Le blog-reportage, considéré à travers une approche sociologique du concept de genre journalistique, peut-être vu comme une forme d’adaptation aux modèles de production online et par conséquence comme un espace des changements en œuvre avec ses risques et ses promesses liées à la position du quotidien dans le champ médiatique.
Mots clés
Journalism, Web, Journalism Genres, Blog-report, Media field
In English
Abstract
In the media field, daily newspaper might prefer certain forms of journalism, for example certain journalism genres, in order to express its own conception of journalism and in the long term to create its own identity. As the results of social, economic and technological change the newspaper is lead to produce new forms. That contains a double issue: the risk to loose and the promise to preserve that identity. This study presents the blog-reports published for the first time in September 2009 in Lemonde.fr as an example of such new forms of journalism. Analyzed through the sociological concept of journalism genre, the blog-report could be considered as a kind of journalistic form adapted to the new models of the Web. As result, it could be seen as a field of change with all of its risks and promises related to the position of the newspaper in the media field.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Zagyi Veronika, « Le blog-reportage : émergence d’un nouveau genre journalistique ? », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°12/3, 2011, p.159 à 173, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2011/supplement-a/10-le-blog-reportage-emergence-dun-nouveau-genre-journalistique/
Introduction
Le but de cet article est de présenter une étude de cas qui s’insère dans une recherche doctorale sur les changements structurels du métier de journaliste, notamment ceux liés aux stratégies d’adaptation des quotidiens pour le Web. Puisqu’Internet n’est pas un simple surface sur laquelle on fixerait des produits journalistiques, mais un support déterminant les paramètres de ces formes, produire des formes online exige un modèle de production différente des modèles requis par le papier. L’exigence de cette différence est désormais connue et reconnue par de nombreuses rédactions, bien que chacune des rédactions la négocie selon des stratégies et des expectatives particulières. Sur ces considérations ma recherche s’articule autour de deux questions principales : quelles sont les modèles de production mises en œuvre pour le Web par les rédactions et comment ils s’insèrent dans une continuité avec les modèles de production déjà en place ?
Dans l’espace des forces du champ médiatique un quotidien privilégie certaines formes journalistiques, ainsi par exemple certains genres journalistiques, lui permettant de se différencier et sur le long terme se construire une identité reconnue. Dès lors, les changements formels qui s’observent régulièrement dans les différents quotidiens lors des mutations sociales, économiques et technologiques, contiennent l’enjeu double d’un risque de perte et d’une promesse de renforcement de cette identité. La présente étude propose de considérer les blogs-reportages apparus pour la première fois sur les pages du Monde.fr en septembre 2009 comme de tels changements formels. Le blog-reportage, considéré à travers une approche sociologique du concept de genre journalistique, peut-être vu comme une forme d’adaptation aux modèles de production online et par conséquence comme un espace des changements en œuvre avec ses risques et ses promesses liées à la position du quotidien dans le champ médiatique.
La forte hétérogénéité et perméabilité des genres journalistiques fait qu’il y ait une grande diversité dans leurs descriptions et catégorisation aussi bien du côté des manuels de journalisme que des recherches sur les productions journalistiques. Ces dernières, issues des approches de la linguistique textuelle (Adam, 1997); de l’analyse du discours (Charaudeau, 2005 ; Moirand, 2007a) ; des approches socio-discursives (Lochard, 1995 ; Ringoot et Utard, 2009), historiques (Grosse, 2001) ou sociologiques (Neveu, 2001) soulignent tous la productivité de ce flou qui se cristallise dans le potentiel de renouvellement de l’écriture journalistique. En effet, avec l’évolution des pratiques journalistiques, les nouveaux supports et la complexification des tâches, le « répertoire des genres », pour paraphraser Bakhtine, évolue, se diversifie et se renouvelle (Bakhtine, texte de 1952-53, paru en 1984, p. 265). Il en résulte deux questions : comment peut-on rendre compte de l’évolution, de la diversité et de la complémentarité des genres ? Comment appréhender le sens de l’usage social qu’on leur assigne ?
Cadre théorique
Pour pouvoir répondre à ces questions, il est important d’envisager les genres journalistiques comme nous y invite Éric Neveu (2001, p.63) en tant que productions discursives résultant des systèmes d’interdépendances caractérisant le champ médiatique. La définition qu’en donne Dominique Maingueneau permet de répondre à ces impératives. Envisagés comme « des dispositifs de communication qui ne peuvent apparaître que si certaines conditions sociohistoriques sont réunies » (Maingueneau, 2007, p. 38) les genres du discours, « sont soumis à un ensemble de conditions de réussite » (Idem, p. 42). Cette conception du genre ouvre vers la possibilité d’envisager les caractéristiques de la situation de communication comme des éléments intrinsèques aux genres journalistiques et à l’organisation de leur production. Les diverses conditions retenues par Maingueneau sont : la finalité reconnue de la communication, le statut des partenaires légitimes, le lieu et le moment légitime (avec les modalités de la périodicité, de la durée de déroulement, de la continuité et de la péremption attendue), le support matériel et l’organisation textuelle.
Les genres sont alors considérés non pas comme des moules, mais comme des configurations, non pas comme des unités séparées ou des buts en soi, mais comme des systèmes englobant les conditions de production et de réception des discours. Ceci ne met pas en question la normativité des genres sans laquelle la communication serait impossible. Pour qu’il y ait intercompréhension les genres doivent être des productions plus ou moins routinières. Cependant pour comprendre les enjeux implicites de la continuité et de la transformation des genres, ceux-ci doivent être considérés dans le système d’interdépendance des conditions et des contraintes pratiques dans lequel œuvre le journaliste.
Dans cette même logique et en faisant appel à une approche bourdieusienne, les genres journalistiques peuvent être abordés comme des prises de position au sein du champ médiatique reproduisant les divisions fondamentales du champ, comme par exemple : amateur / professionnel, ancien / nouveau, « assis » / « debout », online / print, genre « noble » / genre « populaire », etc. Les genres se présentent alors comme des possibilités de différenciation et d’adaptation dans le but d’accumuler de profits symboliques et économiques (Bourdieu, 1991, p. 37). C’est la raison pour laquelle dans le champ médiatique français Le Monde et Le Parisien par exemple ne privilégient pas les mêmes genres journalistiques : simplifiant, mais on pourrait dire que le premier cherche à mettre en avance l’analyse tandis que le deuxième le fait-divers. En effet, l’un des enjeux majeurs dans la concurrence structurant le champ médiatique est d’être reconnaissable aussi bien en tant qu’acteur économique que symbolique. Les stratégies de différentiation mises en œuvre par les différents quotidiens se forgent en normes et en routines de travail construisant sur le long terme l’identité du média (sur cette question voir notamment Jean-Pierre Esquenazi, 2002).
Face aux évolutions générales des conditions de production de l’information et plus particulièrement aux conditions imposées par le Web, entreprises de presse et journalistes s’engagent dans différentes stratégies pour re-négocier leurs positions dans leur champ. Dans cette optique le genre du blog-reportage est envisageable en tant qu’un lieu de re-négociation de la valorisation de la production de l’information, des normes professionnelles, des profits économiques et symboliques de l’entreprises de presse. Pour l’étudier je m’appuie d’une part sur les discours normatifs en ce qu’ils impliquent, avec les mots de Sonia Branca-Rosoff, « une dimension de lutte sociale » (2007, p.114): en parlant de leurs pratiques les journalistes des blogs-reportages explicitent les genres canoniques et y opposent les variantes qu’ils privilégient renvoyant ainsi à des rapports de forces socialement déterminé. D’autre part j’examine la mise en scène journalistique des blogs-reportages ce qui, comme remarque Jean-Pierre Esquenazi (2002, p.166), renvoie à la fois à l’organisation du travail journalistique et à l’un des aspects du discours.
Le corpus étudié est constitué de six blogs-reportages du Monde.fr produits entre septembre 2009 et janvier 2011. Puisque la dénomination « blog-reportage » ou « blog de reportages » n’apparaît pas en tant qu’étiquette sur le site, dans la construction du corpus je me suis appuyée sur les ressemblances établies grâce aux critères de Dominique Maingueneau énumérés plus haut :
– Le but commun affiché par les blogs : informer à « hauteur d’homme » du quotidien des habitants(1).
– Les auteurs des blogs sont des journalistes du Monde.fr ou sont des collaborateurs temporaires qui pour la durée du blog-reportage ont travaillé en temps plein pendant des semaines ou des mois consécutifs.
– Tous les lecteurs ont la possibilité de laisser des commentaires (et non seulement les abonnés)
– « Work-in-progress » : les billets sont envoyées en continu, au long du travail de reportage
– Une écriture descriptive (ce que les photos, les enregistrements audio et vidéo renforcent d’avantage)
Ces critères ont été ensuite confirmées par les journalistes interviewés et des informations collectées sur internet (articles de presse, interviews).
De quelques contraintes de l’adaptation du quotidien Le Monde au Web
Sans aspirer à l’exhaustivité, la première partie de l’étude cherche à énumérer quelques contraintes liées au contexte du Web conditionnant les stratégies d’adaptation au Web d’un quotidien de « référence » comme Le Monde.
De nouveaux contextes de production
Aujourd’hui la presse, en tant que filière des industries de la culture, doit faire face à la présence de nouveaux acteurs dans son champ de production. Les acteurs dominants de jadis sont de plus en plus concurrencés d’une part par les acteurs des industries de la communication qui se positionnent sur le Web comme des intermédiaires entre les contenus informationnels et les publics, concurrençant les acteurs traditionnels dans leur fonction de médiateur. D’autre part, des producteurs amateurs saisissant les opportunités offertes par le Web collaboratif proposent de contenus indépendants et originaux en contournant les mécanismes industriels des médias traditionnels. Les journalistes se trouvent concernés en premier lieu par les aspects de ces nouvelles configurations. Tandis que l’enjeu majeur pour les entreprises de production dominantes est de mettre en place de stratégies de re-positionnement notamment au niveau des offres de contenus, les journalistes doivent assoir leur position menacée par la mise en question de leur fonction sociale d’informateur.
Les acteurs traditionnels de la production de l’information doivent s’adapter à un nouvel environnement en montant des modèles de production répondant aux attributs du Web. Il est important d’en énumérer certains, même s’ils ne sont pas exclusifs au Web et y sont bien antérieurs. Cependant ces attributs sont souvent représentés par les professionnels des médias comme des facteurs définissant le travail du journaliste online imposant un certain nombre de critère de définition de ses fonctions. Mark Deuze distingue trois caractéristiques du Web selon leur portée pour le journalisme online : la multimédialité, car le journaliste doit choisir quel format lui convient le mieux pour parler de l’événement ; l’interactivité car le journaliste doit décider si et comment son lectorat peut réagir sur un événement relaté ; et l’hypertextualité, car il doit décider comment il relie son article à d’autres articles, documents, informations (2003, p.206). Une autre auteure, Jane B. Singer, désigne deux autres caractéristiques majeures de l’internet. Selon elle, l’internet impacte le journalisme online d’une part par le fait d’être numérique qui favoriserait la multiplication des formes multimédias exigeant de nouvelles compétences journalistiques et une adaptation culturelle. D’autre part par le fait d’être un réseau connectant toutes communications et tous les partenaires de la communication l’internet affaiblirait le pouvoir journalistique de contrôler le flux de l’information (2010, p.277).
Bien que les caractéristiques mentionnées par les deux auteurs soient d’ordre différents, elles ont en commun de donner à voir en quelle mesure le support conditionne la production et les produits journalistiques. D’une part les représentations liées à ces différentes caractéristiques font que la production journalistique pour le Web puisse être vue en opposition aux pratiques liées aux supports plus traditionnels et/ou aux formes plus anciennes du journalisme. Ces perceptions attribuent un sens aux différentes positions possibles dans le champ médiatique, les rendant plus ou moins attirantes ou bien plus ou moins repoussantes (Bourdieu, 1991, p.37). D’autre part, ce qui découle de la considération précédente, en fonction des choix stratégiques des professionnels des médias, on retrouve ces caractéristiques plus ou moins explicités dans la mise en scène journalistique des événements.
Le positionnement du Monde.fr sur le Web
La production de blogs-reportages du Monde.fr peut-être considérée à l’origine comme une possibilité de valorisation du journalisme online. En 2009, le « pôle projet »(2) de la rédaction initie une forme assez inhabituelle de journalisme, s’inscrivant dans une série de production de contenus multimédias visant à créer une offre spécifique pour l’internet.
Le quotidien doit répondre à la nécessité de l’adaptation, tout en maintenant son identité qui lui assure une place légitime sur le marché.
Cette identité est déterminée par un ensemble de représentations servant comme caution de sa réputation transversale aux supports. Pour le site d’information Le Monde.fr, le fait d’être associé au journal Le Monde, véhicule de représentations lesquelles en font un titre de « référence », c’est-à-dire reconnu par les leaders d’opinions comme source fiable d’information et par les journalistes comme modèle professionnel (Merrill, 2000). Ces critères, loin d’être objectifs et homogènes indiquent tout au moins un ensemble de présupposés censés de déterminer un titre dominant.
Un autre élément non négligeable fait du Monde un titre où l’information de qualité et journalisme professionnel sont d’objets de reconnaissance : l’accentuation de l’indépendance économique du journal et de l’autonomie de la rédaction de ses actionnaires, ainsi que le rôle attribué à la société des rédacteurs en tant qu’actionnaire au sein du groupe Le Monde, lui accorde le titre de « l’exception », historiquement chargée de représentations. Jeremy Tunstall, distinguant l’entreprise de presse et l’entreprise de production de l’information, souligne l’importance que peut avoir la structure entrepreneuriale sur les pratiques journalistiques (1971 cité par Neveu, 2001, p.53). Ainsi au journal où les journalistes peuvent s’organiser en société des rédacteurs, ceux-ci pourraient avoir une influence sur la ligne rédactionnelle, manager leurs pratiques et avoir une emprise sur la production de l’information telle qu’exprimée par les chartes déontologiques et les mythes professionnels (Idem).
La position du Monde.fr sur le marché est largement déterminée par cette image « de marque » qui a non seulement force d’argument vis-à-vis des annonceurs, mais est pris en compte lors de l’organisation de la production de nouveaux contenus. Dans une interview l’ancien rédacteur en chef du site Boris Razon confirme l’importance de cette position :
« Nous sommes dans une démarche où nous essayons d’utiliser notre position de leader en matière de site d’information pour créer une offre avec des productions très différentes. Et il n’y a pas beaucoup de site qui font ça » (http://atelier.rfi.fr/video/interview-de-boris-razon).
Sa position le contraint « à poursuivre les activités ayant contribué à le marquer de la sorte. La production doit correspondre à une « norme » ; ce qui est attendu du journal » (Hubé, 2008, p. 11). Le Monde.fr doit alors élaborer un modèle rentable sur internet le distinguant de ses concurrents, tout en devant miser sur l’image d’un journalisme professionnel et d’une entreprise favorisant la qualité avant les intérêts économiques. Les produits et les formes journalistiques qu’il promeut sur internet doivent également répondre à ces exigences.
Le premier blog-reportage, Engrenages, produit en 2009 a été une initiative de la rédaction. Son objectif annoncé était de traiter différemment les conséquences de la crise économique de 2008. Bien qu’il y ait déjà eu des exemples pour le genre, la production de blog-reportage par un média mainstream est plutôt exceptionnelle sur le marché de l’information et représente quelques risques. Les reportages à long cours, donnant le fond de ces structures, sont assez coûteux en temps et en argent, d’où leur rareté augmentant leur prestige. Un tel travail exige d’envoyer pour plusieurs semaines un ou plusieurs journalistes sur le terrain, les libérer du travail de desk ou les engager pour le temps du reportage. Néanmoins la publication journalière de reportages sur un blog, ne demande pas de développements importants de la part de l’entreprise car la plateforme de blog est déjà existante et a l’avantage de pouvoir valoriser des contenus multimédias. De plus, par leur format les blogs-reportages se présentent comme des réalisations de contenus plus ou moins autonomes ce qui permet à la rédaction de se positionner en tant que producer. Cette position permet notamment d’avoir des moyens managériaux dans les procès de création et est par conséquence extrêmement stratégique.
De leur côté, les journalistes travaillant sur les blogs-reportages, peuvent se libérer pour le temps du reportage des pratiques routinières du travail de desk. Qualifiés par certains de leurs confrères de « forçats de l’information » ou d’ « ouvriers de presse », les journalistes travaillant pour le Web peuvent renforcer leurs positions au sein de la profession grâce aux reportages de longue durée pour un média de référence. Bien que la reconnaissance des blogs en tant que productions professionnelles à part entière ne soit pas évidente dans le métier, les journalistes impliqués dans ces projets considèrent ce format comme plus adapté à la réalisation du travail de reportage : par le fait de contourner les procédures rédactionnels et notamment les contraintes spatiotemporelles qui y sont liés, les journalistes interviewés disent s’accorder plus de liberté dans la sélection des éléments du reportage que sur des formats plus « traditionnels ». La légitimité du format est renforcée par le succès de Bondyblog (lancé par le suisse L’Hebdo et comptant parmi ses journalistes le Prix Albert Londres Serge Michel) auquel les journalistes interviewés font souvent référence en tant que modèle.
Aussi bien de la part de la rédaction que des journalistes concernés par les blogs-reportages, il y a un discours de différenciation concernant ce type de production, qui va de pair avec l’idéal de répondre aux exigences d’un modèle de production pour le Web. Ce rapport se reflète bien dans le discours de l’ancien rédacteur en chef du Monde.fr créant un lien directe entre un produit journalistique caractéristique au Web et la nécessaire reconsidération des normes de production journalistiques :
« Avec les reportages multimédias la question du métier devient une question plus cruciale. Quand on travaille sur ce média on se demande « comment je fais le mieux ? ». Et les frontières sautent les unes après les autres. […] Les questions de changer de manière de travailler et d’accepter à faire sauter ses codes se posent […] » (Boris Razon, Discussion de table ronde, Prix Bayeux-Calvados 2010, http://vimeo.com/15786741).
Bien entendu, l’idée de faire différemment, de faire mieux, d’évoluer, n’est pas nouvelle. Au contraire, elle est régulièrement présente lors des questionnements des pratiques de production journalistique. Cependant les conditions réunies à un moment donné peuvent revaloriser des manières de faire et en dévaloriser d’autres, pourvu que la différentiation soit productrice de légitimité.
Sans ambitionner de traiter de l’ensemble des interrogations qui se posent à ce sujet, dans la deuxième partie de l’étude je cherche à décrire trois pratiques caractérisant la production de blogs-reportages : la représentation par l’assemblage des réalités partielles, la mise en perspective de la participation et la subjectivisation de l’écriture journalistique. D’une part ces pratiques résultent des critères relevant de la conception de genre comme dispositif de communication déterminant le travail de production et le produit de ce travail. D’autre part celles-ci grâce aux normes auxquelles elles font appel assurent que cette forme journalistique « répond » aux contraints du champ médiatique explicités plus haut.
Les blogs-reportages du Monde.fr
Au moment où l’analyse a débuté(3) l’homme et son quotidien étaient au cœur de six projets de blog-reportages du Monde.fr : Engrenages, Africascopie, Urbains sensibles, La récolte d’après, Carrefours de Belleville, L’étrange voisin. Dans le cadre de cette étude, ces six blogs-reportages ont été analysés. Cependant les exemples sont tirés uniquement des quatre premiers car les autres sont désormais inaccessibles au moment de la rédaction de l’article.
Le « modèle du puzzle » : représentations par l’assemblage des réalités partielles
Quand un organe de presse propose une « nouveauté », qu’il s’agisse d’une nouvelle maquette, de la réorganisation de sa rédaction ou de nouveaux contenus, souvent il cherche à mettre en avant les raisons des changements (il suffit de penser aux éditoriaux publiés à ces moments). Ces renouvellements présentent une occasion pour l’organe de rappeler la fonction sociale des nouvelles, la qualité de l’information publiée, sa fonction d’informateur et son professionnalisme. Dans le cas des blogs-reportages étudiés cette re-présentation de ses objectifs apparaît dans les premiers billets. En voici deux exemples :
– Pour mieux prendre la mesure de cet engrenage, nous avons choisi d’effectuer notre reportage à petite échelle, en plusieurs lieux de la région de Rouen, (…) et ce durant quatre semaines. (Engrenages, 12 janvier 2009).
– Au travers notre reportage, nous voulons comprendre les conséquences de la révolution numérique. Quels impacts ont eu les nouvelles technologies (internet, GSM, télévision) dans le quotidien de habitants de ces deux pays Le Mali et le Sénégal ? (Africascopie, 2 octobre 2009).
Les productions journalistiques examinées dans le cadre de cette étude annoncent l’objectif de focaliser sur les détails pour « vraiment » comprendre la complexité des faits de société. Elles explicitent une visée informative par le moyen de reportages à « petite échelle », apportant « quelques touches de compréhension » sur « le quotidien des habitants ». Ces blogs-reportages affichent une sorte d’autorité différente qui se base sur la présentation à long terme de fragments de la vie quotidienne d’acteurs anonymes. En dépendance les unes des autres, c’est au final par l’assemblage des billets, qu’est censé de se construire un accès à la compréhension d’ « une réalité plus vaste ». Dès lors la renégociation de l’autorité de l’information médiatique se réalise par un processus double. D’une part le blog doit être reconnu en tant que production journalistique à part entière. D’autre part le modèle proposé doit prendre son sens en opposition aux modèles journalistiques dominants.
La forme éditoriale du blog est régulièrement mise en avant par les journalistes comme le facteur permettant de se libérer – au moins en partie – des contraints rédactionnels. Le rythme de publication quasi quotidienne des billets et l’espace disponible sont représentés comme des principes permettant le développement et l’approfondissement des détails. « Quand vous faites un reportage papier il faut absolument que chaque paragraphe ait une idée, trouver une image forte qui va décrire la situation (…). Sur le blog vous avez un format plus large, on peut se permettre des angles plus surprenantes, des choses un peu différentes, qui sont dans le sujet, mais moins dans la démonstration » (journaliste d’Africascopie). « La banalité de la vie quotidienne peut gagner en profondeur grâce aux détails qu’on peut montrer sur le blog et qui dans d’autres circonstances intéressent rarement les journalistes » (Journaliste d’Engrenage).
Les billets affichés par ordre chronologique et sans hiérarchisation apparente donnent un effet de succession aux faits et dits rapportés tout en laissant émerger les perspectives de développement et de la mise en scène d’une continuité. Par le suivit des billets les faits s’inscrivent et s’interprètent dans la durée ce qui donne une force d’argument aux producteurs des blogs-reportages pour la valorisation de ces produits. Il s’agit d’une explicitation des contrastes entre ce que Denis Ruellan décrit comme un effet de mosaïque (1993, p. 155) et entre ce qui peut être considéré comme un effet de puzzle. Le premier renvoie à une articulation de la mise en scène du sujet en vu de lui procurer « sa propre existence, répondre à ses propres impératifs de cohérence temporelle, spatiale et thématique » (Idem). Le deuxième découle d’une mise en scène soutenue par la complémentarité des fragments de sujets, appelant à leur assemblage comme condition de l’intelligibilité d’un événement.
Serge Michel – journaliste de référence pour plusieurs des journalistes interviewés – explique dans un entretien (Espritblog.com, janvier 2009) le fonctionnement de cette « théorie de puzzle »: « (…) chaque pièce en elle-même ne reflète qu’une réalité partielle et subjective (…), mais l’assemblage du puzzle permet de saisir la complexité et l’épaisseur d’une réalité ». Les journalistes d’Engrenages décrivent la même idée d’assemblage dans un billet comme « une sorte d’instantané sous formes de portraits » dont le but est d’accéder à la compréhension de la complexité des faits de société.
En soi le principe de la narration fragmentée ou la sérialisation de l’information n’est pas nouveau, il est même caractéristique aux feuilletons journalistiques (Tétu, 2001) ou encore aux developing news et aux continuing news (Berkowitz, 1997). Aussi, la question de l’assemblage d’une multiplicité de points de vue afin de faire émerger une approche plus fine de la réalité est même constitutive des rhétoriques journalistiques (Ruellan, 1993). Cette continuité est souvent représentée comme un gage du traitement correct des faits. Berkowitz, en questionnant des journalistes sur les principes du choix du traitement des événements remarque que ceux-ci dépendaient de la façon dont l’événement se déroulait (1997, p.178). Dans la même optique, la continuité mise en scène par le blog-reportage semble être la condition d’une autorité de parole à propos de leurs sujets :
– L’idée de ce blog de reportage à la cité des 4000 de La Courneuve, dans le département de la Seine-Saint-Denis, vient d’une question simple de journaliste : comment parler des quartiers sensibles autrement que ponctuellement, lors d’un fait divers, de la publication d’un rapport, de la visite d’un ministre qui se rappelle leur existence (…) (Urbains sensibles, « A propos »)
– Ce village de Mézères m’a vu grandir, mais je l’ai quitté avant de le voir changer. Je l’ai quitté avant que l’image de la vie rurale la plus présente dans les médias soit celle d’agriculteurs répandant du lait dans les champs et criant leur désespoir de ne plus arriver à joindre les deux bouts. Mais cette image ne nous dit pas vraiment quelle est leur vie car le reste du temps on ne parle pas d’eux (…) (La récolte d’après, 9 août 2010)
Le blog-reportage propose un développement en plusieurs fois, en continu, ce qui met en perspective un travail plus approfondi et une autorité renégociée pour cette forme journalistique. « Dans un article on fait croire qu’on avait tout compris sur un sujet. Alors que sur un blog ça se comprend que toutes les informations ne sont pas là encore, que ça va être développé » (Journaliste d’Engrenages). En mettant en cause l’ambition des médias de détenir l’intégralité des éléments nécessaires pour la compréhension d’un événement, il est question de proposer une matière en construction, plus en accord avec la nature évolutive des histoires relatées.
La participation mise en perspective
Les blogs, chats, forums ou sondages instantanés de plus en plus en vu sur les pages online de journaux sont des tentatives pour répondre aux exigences de publics recherchant des modèles participatifs sur internet. Les discours promotionnels des sites d’information invitant à la participation ou les structures prévues pour la coordination et la modération des productions d’internautes, reflètent cet intérêt augmenté pour les contenus produits par les usagers. Mais comme le montrent par exemple Frank Rebillard et Annelise Touboul (2010) dans une étude quantitative de la visibilité de l’espace éditorial partagé par des médias professionnels avec leurs lecteurs, ces espaces restent assez limités et contrôlés. D’une part les contraintes et les routines du travail journalistique, et particulièrement le manque du temps pour vérifier l’information envoyée par les internautes, rendent difficile l’intégration des contenus produits par les usagers (Idem, p. 327). D’autre part les médias professionnels habitués au modèle traditionnel de diffusion « de un vers plusieurs », rencontrent des difficultés pour passer à un modèle de communication à deux directions, ce qui mettrait en question le rôle de producteur du journaliste (Matheson, 2004).
Dans cet état défini du champ de production journalistique, les initiatives telles que les blogs-reportages du Monde.fr apparaissent comme des tentatives pour trouver un lieu de re-négociation de l’autorité journalistique et de la possibilité de participation pour les lecteurs. Ce qui en émerge dans le cas des blogs-reportages étudiés, c’est moins la consécration du lecteur en producteur, que la mise en place d’un dispositif de communication où le rôle des partenaires est reconsidéré. Il en découle une modification au niveau des attentes des partenaires de l’échange et des représentations que ceux-ci se créent l’un de l’autre.
Lors de la production d’un blog-reportage le journaliste demeure dans le rôle du pourvoyeur de l’information en possession des capacités et des connaissances nécessaires pour reconnaître, rapporter et restituer les faits significatifs tout en gardant son autorité professionnelle. Cependant par le fait de court-circuiter le processus d’édition et de diffusion, le journaliste peut – au moins en apparence, mais cela est déjà suffisant – se libérer d’un certain nombre de contraintes. Cette « autonomie » a des incidences sur la valeur de l’information et par conséquence sur ce qui est considéré comme une réponse aux attentes du lectorat. Le travail de reportage étendu sur un temps relativement long, passé sur un terrain relativement restreint fait appel à un modèle de construction de savoir sur le monde qui diffère de ce qui est proposé par les formes dominantes. En contraste avec les genres canoniques où les informations sélectionnées doivent embrasser l’actualité en son intégralité et l’exposer pour le plus grand nombre, les blogs-reportages proposent de se focaliser sur le quotidien en ses détails tout en supposant un lectorat plus restreint, mais également plus actif, capable de suivre l’événement dans son développement.
La participation ne se résume donc pas à la possibilité offerte par les blogs de laisser des commentaires. Retours sur le savoir du journaliste, nécessaires pour l’acquisition de la légitimité de son blog (Jeanne-Perrier, Le Cam, Pélissier, 2005, p. 176), ceux-ci ont une fonction organisatrice, mais ne permettent pas aux lecteurs de participer dans le travail de reportage, ni d’échanger avec l’auteur. Même quand les auteurs invitent à témoigner à propos de certains sujets ou présentent leur projet ouvertement comme « participatif » (ce qui est le cas pour Africascopie), l’intervention des lecteurs se situe en amont du reportage et constitue une matière à la sélection et à la description.
L’inverse imposerait des pratiques ingérables pour le reporter qui par son rôle est censé d’être sur le terrain et ne dispose pas d’assez de temps pour vérifier les dires des internautes ou pour répondre aux commentaires. Il y réagit cependant en tant que modérateur de son blog : le journaliste juge de la qualité des interventions des lecteurs et s’il faut il ne l’édite pas. Cette tâche met le journaliste dans une position contraignante. Le commentaire, censé d’être un espace d’expression de tous les lecteurs, contient le risque potentiel de ne pas gérer la parole de l’autre. Au-delà des règles de modération acceptées par l’usage (non publication des propos injurieux, portant atteinte à la dignité humaine, incitant à la violence, etc.) le journaliste-modérateur met en place de mécanismes de sélection pour éviter des conséquences non voulues sur le déroulement du projet : « Les gens qu’on rencontre sur le terrain, on retourne les voir régulièrement durant le travail et on établi une relation de confiance. Les commentaires peuvent être injustes et blessants, alors il arrive de ne pas valider pour protéger des personnes, pour garder la confiance » (Journaliste de La récolte d’après). La continuité qui structure le travail de terrain et l’écriture journalistique impose ses contraints également au travail de modération. A travers l’acte de la modération, le journaliste place les dires, en d’autres termes, il oriente la participation des lecteurs en fonction de sa propre position. C’est ce que reflètent les mises en scène de lecteurs examinées lors de l’étude du corpus. On y remarque un lectorat représenté comme celui qui suit, mais aussi pris dans sa relation avec le journaliste (proximité des pronoms nous/vous) : « je ne vous avais pas encore vraiment fait faire le tour du propriétaire », « (…) dont nous vous parlerons plus en détail dans les prochains jours », « avant de vous quitter pour quelques mois, nous voudrions sincèrement remercier les internautes fidèles », « vous n’avez pas d’idée combien vos commentaires ont été précieux pour nous », etc. La participation du lectorat est ainsi, en quelque sorte, « incorporée » dans le texte par la voix du journaliste.
La représentation de son lectorat est certes, habituelle dans les textes d’information mais les manières de la montrer diffèrent selon les rôles qui lui sont attribués par le média (voir sur ce sujet par exemple Sophie Moirand, 2007b). Sur les blogs-reportages du Monde.fr il se voie accordé un rôle où son activité est requise pour le fonctionnement du récit journalistique. « Un autre rapport se crée avec le lecteur. C’est de lui dire : « Venez faire un petit bout de chemin avec moi ! » Il faut cheminer pour comprendre l’essentiel » (Journaliste d’Urbains sensibles). Sous cet aspect la participation devient la condition de la réussite des blogs-reportages, tout en gardant le pouvoir journalistique de la sélection et de la mise en scène des paroles.
La subjectivisation de l’écriture journalistique
Or, cette omniprésence du journaliste ne semble pas conditionner le seul genre des blogs-reportages. La présence continue de la voix de l’auteur est souvent décrite comme caractéristique à cette forme éditoriale qu’est le blog. Elle traverse forme et contenu et « incarne en quelque sorte le média » (Jeanne-Perrier, Le Cam, Pélissier, 2005, p. 183). Par le fait de contourner les processus de médiation traditionnel (relecture, validation, mise en page du produit journalistique) et les contraintes (spatio-temporelles, hiérarchiques, etc.) qui sont corollaires, la question de la présence de l’auteur devient inhérente à la structure même du blog car elle est le garant que la réalité des faits est respectée.
Cependant, il serait inexacte d’en conclure que les blogs-reportages se réclament d’une écriture subjective. Une telle pratique rendrait le projet autocentré, ce qui délégitimerait le travail journalistique. Il s’agit plutôt de la subjectivisation de l’écriture qui se construit par la représentation des réalités partielles revendiquée en tant que procédé de compréhension. L’accent n’est pas sur la présentation des faits à partir de son propre point de vue subjectif, mais sur les compétences du reporter apte à faire voir en détails ce qu’il voit avec ses propres yeux sur le terrain. Il s’agit de rendre les faits en leurs détails ce qui suppose des procédés langagiers qui incluent la deixis (je, nous, ici, maintenant, etc.) et une modalisation évaluative (utilisation de normatifs, caractérisations, etc.).
– Ce jour-là, alors qu’il fait encore beau, il m’emmène voir le dernier arbre qu’il a coupé, il y a déjà plusieurs semaines : un hêtre d’1,5 mètre de diamètre. (…) Je regarde ses mains de travailleur se poser sur le bois, elles sont aussi ridées que la souche de cet arbre [La récolte d’après, 21 janvier 2011].
– En les quittant, je me dis qu’ils forment un drôle de couple. Lui, l’ancien banquier, qui (…) reste fondamentalement optimiste. Elle, l’ancienne ouvrière licenciée de l’industrie textile, qui se demande ce qu’elle va pouvoir faire dans les mois qui viennent, (…). Deux points de vue sur la crise que je ne pensais pas trouver réunis en cette fin janvier 2009, dans 91,28 m2 [Engrenages, 1er février 2010].
La recherche d’une représentation de la réalité en ses détails fait partie des outils langagiers de la description caractérisant le genre du reportage. Rapporter des faits doit être accompagné des processus d’authentification, de vraisemblance et de preuve pour que le reportage soit le plus en accord possible avec la réalité (Charaudeau, 2005, p.185). A côté du texte descriptif, les images, les enregistrements son sont des manières privilégiés pour montrer, pour évoquer, pour rendre plus vivant, pour dire « voilà ce qui se passe ». En opposition aux reportages papier, le blog-reportage est censé d’encourager l’exploration des formes multimédias, de donner lieu à l’expression de compétences techniques des journalistes du Web.
Avec les procédés de description et de monstrations des détails, ce sont les traits du journaliste même qui apparaissent : en tissant le portrait des personnes rencontrées, en décrivant le décor des lieux et des situations, se configure l’ « être-là » caractéristique du directe. Le corps du journaliste même apparaît alors sur le terrain :
« Le corps n’est pas simplement un à-côté du discours : il en motive la dispositio, l’authentification de l’énonciation, faisant du reportage un lieu d’expérience partagé entre l’enquêteur et le lecteur » (Boucharenc, Deluche, 2000, p. 10).
Ce corps « affiché » sur les blogs-reportages à travers les informations publiées sous les liens « A propos », les noms des journalistes marqués sur l’entête des blogs-reportages(4), sous les billets en forme de signature ou de monogramme permet d’identifier les producteurs. Ces pratiques d’identification représentent des enjeux significatifs en ce qu’ils légitiment le produit journalistique, l’œuvre d’un professionnel. Comme une carte d’identité, elles assurent la reconnaissance du journaliste engagé dans un travail de reportage considéré généralement comme un genre noble. Cette définition de son rôle permet de le voir en tant que – dans le sens exposé par Bourdieu (1991, p. 13) – ayant le pouvoir de se dire journaliste et le pouvoir de consécration d’un produit comme production journalistique.
Conclusion
Le but énoncé par les blogs-reportages – faire des reportages « à hauteur d’homme » – se trouve une manière de se réaliser dans ce dispositif communicationnel qui – comme l’analyse a cherché de démontrer – détermine l’organisation du travail et l’écriture journalistique. En ce que ces productions journalistiques déployées sur les pages du Monde.fr s’inscrivent dans les stratégies d’adaptation du quotidien pour le Web, elles sont façonnées dans l’espace des forces caractérisant le champ médiatique. Les contraints du contexte de production relatifs au Web, ainsi que l’identité historiquement construite du journal Le Monde déterminent les prises de positions possibles que sont les genres.
L’analyse présentée dans cet article s’inscrit dans un ensemble d’études déjà très riche sur les formes journalistiques émergeantes. En cela les conclusions ne peuvent pas être bien originales, par contre celles-ci peuvent confirmer certaines tendances montrées ailleurs. Ainsi elles se veulent proches de celles de Donald Matheson qui a étudié le Guardian weblog (2004). Cette proximité n’est pas étonnante si l’on considère que les caractéristiques majeures des positions du Guardian Unlimited et du Monde.fr sur le marché de l’information présentent des similitudes. Pour s’adapter aux nouvelles conditions, garder leurs positions dominantes et leur identité, ils doivent proposer de nouveaux contenus tout en misant sur l’autorité du journaliste professionnel. Ainsi, comme dans le cas du Guardian weblog, les blog-reportages du Monde.fr contiennent la promesse de renforcer la légitimité journalistique et de rassoir sa fonction sociale de sélectionneur-rapporteur des faits du monde.
En cela, le blog-reportage comporte les caractéristiques des formes plus traditionnelles du journalisme : le journaliste demeure relié à un organe déjà « en place » et reste le pourvoyeur-descripteur de l’information. Cependant, le blog-reportage s’avère comme un lieu de renégociation de la position du journaliste au sein du champ de production de l’information. Les producteurs se positionnent en opposition aux formes dominantes de la production de l’information en privilégiant des variantes : au lieu de condenser l’intelligibilité d’un événement dans un seul article, le blog-reportage prescrit un processus de compréhension en construction, par l’assemblage des détails ; cette forme propose alors au lectorat de « cheminer » avec le reporter, renforçant ainsi les relations qui lient producteurs et internautes ; la description peut s’enrichir par les détails laissant émerger la figure du journaliste pris par son terrain. En même temps, par le fait de dépendre de la position du journaliste sur le terrain, de ses compétences de reporter, la production du blog-reportage permet d’asseoir la fonction sociale de l’informateur.
Dans la recherche d’adaptation aux nouveaux contextes de production, le blog-reportage s’inscrit également dans un autre phénomène tendanciel qu’on désigne souvent par le terme de « mélange de genres ». Cependant ces « mélanges », présentent bien de normes spécifiques conditionnant leurs réussites. Ainsi ils sont peut-être moins à envisager dans leur « mélange », que dans leur « émergence ». Les horizons d’attentes qu’ils dessinent et les représentations qu’ils génèrent pourraient être alors resitués dans les contextes qui ont rendu possible leur production.
Notes
(1) Ce qui est devenu par la suite le cœur du projet « Une année en France » : des blogs de reportages cherchant à couvrir le quotidien des habitants de huit communes durant l’année présidentielle. http://www.lemonde.fr/une-annee-en-france/.
(2) L’une des moyennes mises en œuvre par la rédaction dans sa recherche de rationalisation de la production est l’organisation de certaines tâches rédactionnelles autour de trois desks différents : un desk qui affiche le but de travailler dans l’immédiateté, un deuxième de travailler sur l’éclairage et un troisième, appelé « pôle projet », de travailler dans le temps et dont l’objectif est d’apporter de contenus multimédias valorisants.
(3) Mars 2011, date depuis laquelle une partie significative du corpus n’est plus accessible sur les pages du Monde.fr. Il s’agit de la manifestation d’un problème important lié à la construction de corpus à partir des productions online qui par la logique de mise à jour des pages Web sont modifiées, effacées ou déplacées de leur emplacement original rendant caduque une partie des objets observés.
(4) A l’exception d’Engrenages à partir de la deuxième saison où l’on affiche qu’il est question d’un blog de la rédaction du Monde.fr. Après la première saison réalisée par Aline Leclerc et Claire Ané, le projet est repris avec la collaboration de plusieurs journalistes de la rédaction.
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Auteur
Veronika Zagyi
.: Veronika Zagyi est doctorante en Sciences de l’information et de la communication, à l’Université de Paris 8 et à l’Université d’Eötvös Lóránd. Elle travaille dans le cadre de sa thèse sur les pratiques journalistiques émergeantes, dans une approche comparative entre la France et la Hongrie. Elle est membre du Centre d’études sur les médias, les technologies & l’internationalisation (CEMTI) et de l’Institute for Art Theory and Media Studies. Elle est actuellement attachée temporaire d’enseignement et de recherche à Paris 8 en Sciences de l’information et de la communication.
Mots clés : Journalisme, Web, Genre journalistique, Champ, Blog-reportage