Le multimédia ou le langage des sociabilités numériques. L’exemple de la communication des artistes sur les réseaux sociaux numériques
Résumé
L’article questionne l’usage du multimédia par une population de créateurs au sein de quatre plateformes de réseaux sociaux numériques (RSN) spécialisées dans les domaines artistiques et culturels. Les activités de publication et de partage ainsi que la manière dont le multimédia s’y déploie dans l’écriture et la présentation de soi font l’objet ici d’une analyse socio-discursive. Il s’agit de vérifier dans quelle mesure les RSN et les compétences des artistes s’invitent dans les stratégies de socialisation et de promotion professionnelles.
Mots clés
Réseaux sociaux, artistes, écriture de soi, multimedia
In English
Abstract
The paper deals with the way artists are using four social network platforms specialized in artistic and cultural fields. Authors use a socio-discursive approach to analyze publishing and sharing on SNS ; and also how people exploit multimedia in writing and presenting themselves. Research shows the fact that SNS and knowledge are included in professional artists’ strategies.
Keywords
social network site, artists, multimedia
En Español
Resumen
Este articulo negocia la manera en la que los artistas utilizan cuatro redes sociales numéricas (SNS). Los autores analizan las prácticas de reparto y de publicación sobre estas redes especializadas en la cultura; y también como los usuarios movilizan la multimedia en la escritura y la presentación de si mismo. La investigación muestra el hecho que SNS y el conocimiento son incluidos en las estrategias profesionales de los artistas.
Palabras clave
redes sociales numéricas, artistas, multimedia
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Croissant Valérie, Touboul Annelise, « Le multimédia ou le langage des sociabilités numériques. L’exemple de la communication des artistes sur les réseaux sociaux numériques« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°12/2, 2011, p.43 à 53, consulté le mardi 3 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2011/dossier/04-le-multimedia-ou-le-langage-des-sociabilites-numeriques-lexemple-de-la-communication-des-artistes-sur-les-reseaux-sociaux-numeriques/
Introduction
L’ampleur du développement des réseaux sociaux sur Internet induit souvent une prise en compte globale du phénomène. Certains auteurs proposent de le réinscrire dans une perspective historique de mise en visibilité de différentes formes de communication parfois qualifiée de « communautaire » depuis les échanges de messages, en passant par le chat, les forums, sans oublier les sites personnels et les blogs qui tous jouent sur une porosité des frontières entre le privé et le public, l’intime et l’exposition, le monologue et la discussion. (Boyd, Ellison, 2007 ; Cardon, 2010). D’autres auteurs privilégient un travail définitoire en tentant de distinguer et classer les différentes offres affiliées au « social media » ou au web2.0 selon leurs fonctionnalités, leurs publics ou leurs usages (Rieder, 2010). La présente approche se propose de circonscrire l’analyse à un type de réseau social qui vise la socialisation des individus grâce à une activité de publication et de partage et d’y étudier la manière dont le multimédia s’y déploie dans les formes d’écriture et de présentation de soi. Le multimédia est envisagé dans cet article comme une notion qui se réinvente dans des pratiques communicationnelles du quotidien, lorsque les individus, techniquement non spécialistes, mobilisent tour à tour différents outils, supports et formats pour leurs communications (réseaux sociaux, téléphonie mobile, blogs, sites participatifs…). Ainsi, plutôt que d’essayer d’en proposer une définition à partir des termes en vogue dans les années 2000-2005 d’hypermédia, de plurimédia ou de multimodalité, nous considérons que le multimédia se réalise de façon dynamique et quotidienne au travers des formes de communications mises en œuvre par les individus sur les différents espaces d’internet. Cet article porte plus particulièrement sur les formes de la présence, de la mise en visibilité de soi et de la relation aux autres à travers différents réseaux sociaux numériques, suivant ainsi l’invitation de Dominique Cardon à développer des études de nature empirique à la suite de son travail de cartographie du web2.0 (Cardon, 2008). Notre approche, plus micro que macroscopique, s’intéresse donc à une population particulière et cependant non homogène composée de créateurs, tous domaines artistiques et culturels confondus, dans son travail d’investissement des plateformes numériques de réseaux sociaux. Dans cette perspective, nous souhaitons vérifier dans quelle mesure les réseaux sociaux numériques (RSN) sont le lieu de stratégies de la part des créateurs, au service d’une mise en visibilité essentielle dans le cadre d’une socialisation professionnelle.
Les RSN étudiés se caractérisent de prime abord par leur diversité. Dans la mesure où l’étude porte sur la place du multimédia dans des formes de sociabilité en ligne, le choix d’un corpus hétérogène doit permettre de rendre saillants des éléments distinctifs dans des pratiques appartenant au même domaine, celui de la création. La variété des dispositifs et des pratiques qui s’y inscrivent questionne en retour les frontières de la création. Si ces réseaux sociaux se distinguent sur plusieurs plans : le niveau d’engagement des membres ou des visiteurs, la présence plus ou moins discrète du dispositif, la « promesse » mise en exergue par le site, en revanche, ils répondent tous à un objectif central qui est celui de la gestion de son image et de ses productions à travers des formes de présence et de visibilité. De façon plus précise, l’analyse porte sur quatre plateformes spécialisées dans le domaine artistique : Myspace (http://www.myspace.com/, devenue la référence incontournable du monde musical amateur et professionnel), Behance (http://www.behance.net/, site états-unien de référence qui valorise la démarche professionnelle des créateurs), Artilinki (http://www.artilinki.com/fr/home, site récent qui privilégie la mise en relation des acteurs culturels) et Skwat (http://www.skwat.com/, qui propose un lieu à investir pour construire une communauté d’artistes). Ce choix s’explique d’une part par la dimension créative inhérente aux acteurs sur ces plateformes qui permet de considérer ces lieux comme potentiellement porteurs de nouvelles formes d’écriture. Ainsi, ces sites permettent d’observer les stratégies de mise en discours de soi et de sa pratique artistique, portées par des enjeux professionnels et sociaux qui ne relèvent pas seulement du récit de l’intime (Boyd, 2004). De fait, l’étude confirme que ces dispositifs, qui se présentent comme des « plateformes » neutres (Gillespie, 2010) facilitant les contacts et autorisant la valorisation du travail des artistes, sont des espaces somme toute contraignants qui construisent des cadres d’apparition et d’interaction partiellement prédéfinis. La manière dont des individus ayant une problématique de visibilité réfléchie et formalisée mobilisent des formes d’écriture complexes et adaptées à chacun des dispositifs investis constitue l’axe principal de ce travail. Il s’est avéré peu pertinent dans les RSN étudiés de différencier les types de pratiques artistiques. Seul Myspace a connu une spécialisation dans la musique à l’initiative des utilisateurs. Les RSN étudiés tendent à offrir les mêmes cadres d’interaction sans distinction des profils artistiques.
L’approche choisie est socio-discursive dans la mesure où les pratiques sociales des acteurs contextualisent l’analyse de leurs productions discursives. La notion de discours ne se limitant pas ici aux seules productions verbales, notre étude inclut les signes iconiques, graphiques, sonores ou linguistiques. Plus précisément, le travail organisé en deux temps, consiste à mettre en perspective l’environnement discursif en matière de multimédia et de création avec le fonctionnement des dispositifs du corpus et la façon dont les individus s’en emparent. Pour ce faire, le choix d’une approche comparative qualitative a été privilégié, en mobilisant la sémiotique pour observer les différentes modalités de la communication organisées et affichées par les sites du corpus. Ce travail permet de vérifier deux hypothèses principales. En premier lieu, les usagers développent une démarche complexe de co-énonciation avec chaque dispositif. La dimension performative de chaque « plateforme » impose un travail d’appropriation et une négociation pour co-produire des fragments d’identité marqués par les dispositifs choisis par les acteurs (Davallon, 2011). En second lieu, certains internautes en multipliant les espaces et les formes de leur présence sur Internet témoignent de la complexité des compétences nécessaires pour être remarqué et remarquable.
La création, une valeur historique d’Internet
Interroger l’usage d’un langage multimédia dans le cadre d’une pratique de création valorisée sur Internet suppose de croiser deux dimensions signifiantes : Internet et le phénomène des réseaux sociaux d’une part, et le domaine de la création au sens large, de la pratique amateur à une définition professionnelle d’autre part. Au regard de l’histoire de l’invention et du développement d’Internet, il apparait que le domaine de la création constitue un laboratoire intéressant. Internet et plus largement le cyberespace se sont développés sur un substrat riche de mythologies et d’idéologies autour de la liberté, comme un nouvel espace à conquérir qui s’affranchirait du poids des institutions et des différentes formes de pouvoir centralisé. Antonio A. Casilli parle de « l’esprit Internet » caractérisé par ce que Dominique Cardon nomme des « vertus démocratiques » (Casilli, 2010 ; Cardon, 2010). Cet esprit s’appuie sur quelques principes énoncés par certains pionniers du réseau (Lévy, 1984) et qui continuent, semble-t-il, d’animer les pratiques actuelles. Il s’agit par exemple de la circulation gratuite des informations, ou l’organisation décentralisée du réseau qui en fait un système méfiant et défiant vis-à-vis des différentes formes d’autorité. Les piliers idéologiques libertaires prônant la gratuité, le libre accès, l’égalité ou même la piraterie informatique pour abaisser les barrières qui s’érigent contre ces principes, sont d’un point de vue théorique très présents dans le Web 2.0 (Rebillard, 2007). D’ailleurs, de nombreuses initiatives s’inscrivent dans cette démarche de « défense » de certaines valeurs libertaires sur le web contre les institutions, qu’elles soient politiques ou économiques à l’image de Wikileaks qui érige la transparence comme principe et l’accès de tous à l’information, à toutes les informations. Le phénomène de la participation, qui a supplanté celui de l’interactivité, s’inscrit dans cette mouvance, qui place l’individu au centre de tous les processus sociaux, comme acteur d’un système et non plus simple usager. On observe par exemple de telles tendances expérimentées dans le domaine du design où l’on parle de co-conception pour indiquer le fait que des clients participent activement à la conception de produits ou de services (1). La créativité comme pivot central qui permettrait aux consommateurs-clients de sortir du carcan de la production de masse et aux concepteurs d’être en prise directe avec les « attentes » des utilisateurs dans le domaine marchant témoigne de la prégnance de ces valeurs de l’espace numérique. En ce sens, les réseaux de créateurs nous paraissaient s’inscrire dans la ligne de cet esprit Internet. Les valeurs présupposées de la création et de l’artiste entrent alors en résonnance avec celles de la culture Internet.
Les présupposés de la création
Ne sera pas discutée ici l’approche problématique qui consiste à considérer la création comme un domaine circonscrit et homogène puisque ce travail ne souscrit pas à cette idée. Le choix de RSN dédiés à la création s’explique en partie par le fait que les plateformes revendiquent cette orientation. Du point de vue de la recherche, ceci implique de considérer le domaine très largement pour ne pas appliquer des catégories excluantes issues du monde hors ligne qui seraient certainement inefficaces sur le réseau Internet. Les catégories pré-définies de la création que sont la peinture, la photographie, le design, la sculpture… n’ont pas été mobilisées en amont afin de permettre une lisibilité d’éventuels mouvements de ces catégories dans l’espace numérique. Cette approche ne fait référence ni à une structure ou hiérarchie intrinsèque des domaines de création ou des arts, pas plus qu’elle ne considère qu’ils se valent tous, consciente des logiques économiques, historiques, sociales ou esthétiques qui les encadrent. Le choix des réseaux sociaux de créateurs comme objet de ce travail relève d’un certain niveau d’attente vis-à-vis de l’usage du multimédia par une catégorie d’individus. Cet horizon d’attente nécessite une explicitation en quelques mots, car il fait appel à des présupposés que l’on s’attend à voir transformés en actes sur le réseau. Le premier d’entre eux concerne un éventuel niveau de compétence exacerbé dans la maîtrise des médias et des moyens d’expression. On espère en effet de la part des créateurs, quel que soit leur domaine d’activité, qu’ils fassent démonstration d’un niveau plus élevé que la moyenne dans la maîtrise des outils d’expression notamment dans l’usage du multimédia, et que cela se manifeste à l’écran. Cette attente n’a rien de rationnel, car elle suppose une traduction immédiate de certaines compétences créatives sur le plan numérique. Par extension, les RSN de créateurs devraient être des lieux denses en innovation et création, sous-entendu qu’ils seraient des lieux favorisant la créativité. Mais il existe une différence importante entre permettre la créativité et favoriser la visibilité des créations ; les espaces étudiés relevant plutôt de la seconde catégorie.
Visibilité et reconnaissance
Les enjeux d’une professionnalisation par la visibilité et l’inscription dans des réseaux animent les acteurs de la création, que ce soit dans l’espace hors ligne ou en ligne. La gestion, la maîtrise de sa visibilité feraient alors partie intégrante des compétences de l’artiste. Pour des créateurs dont la notoriété est importante, cette compétence est déléguée à un tiers (agent d’artiste, galerie, producteur), mais dans le cadre d’une phase de pré-professionnalisation l’artiste se doit en quelque sorte de « travailler son réseau » pour assurer la présence de son travail dans différents espaces. A ce titre, les réseaux de créateurs pourraient apparaître comme un lieu, une opportunité d’être visible qui vient s’ajouter à d’autres, plus ou moins institutionnels (galeries, ateliers, lieux d’exposition, concours). Il est donc important de mentionner que les RSN ne sont pas des espaces sans enjeux. Pour le créateur plus que pour tout autre acteur, la question du réseau est sous-tendue par celle de la visibilité sociale et cette dimension doit être prise en compte dans l’espace numérique. L’omniprésence d’une injonction de visibilité numérique prend actuellement des formes très diverses sur le web : articles, conseils, agence professionnelle, sites, partages d’expériences. Il est important de noter que cette question de la monstration et de la présence ne concerne pas seulement les œuvres, ce qui peut paraître évident dans des logiques muséographiques, mais elle concerne aussi la personne de l’artiste. Nathalie Heinich écrit à ce propos que « la dépersonnalisation de l’objet se double d’une personnalisation de la notion d’œuvre d’art : dans le binôme objet/personne, c’est le second rôle qui devient fondamental. » (Heinich, 2005, p. 298). Se rendre visible dans l’espace numérique relève finalement des mêmes contraintes qu’assurer sa visibilité dans l’espace social ; il n’y a pas de rupture entre les deux mais au contraire un prolongement de l’un dans l’autre. L’injonction est si présente que certains s’y opposent comme Stephen Wright, théoricien de l’art contemporain qui, à travers le mouvement de la Biennale de Paris, travaille contre la monstration, sur des pratiques artistiques à « faible coefficient de visibilité ». Il parle d’ailleurs « d’hystérie de communication » pour qualifier le caractère dévorant de cette pratique de monstration qu’il ne considère pas comme faisant partie du processus de création, estimant que l’attention accordée à une œuvre tend à supplanter la valeur de cette œuvre (2). Le mouvement est donc profond et semble affecter toutes les catégories de créateurs. Cette question de la visibilité touche à des domaines essentiels qui sont ceux de la reconnaissance et de la valeur (sociale et marchande). Être visible ici ne décrit pas une forme basique d’identification visuelle (qui sur la route peut se résoudre par le port d’un gilet jaune), mais bien une forme de reconnaissance nécessaire à l’attribution d’une valeur sociale (Honnet, 2005).
Se (re)présenter et s’exposer sur les réseaux sociaux numériques
La représentation de soi par l’écriture dans une perspective professionnelle est une pratique qui n’a rien de très novateur. Qu’il s’agisse du CV, du document promotionnel de présentation ou de diverses formes d’autobiographies, se donner à voir, se représenter à destination d’un public potentiellement intéressé par des compétences, des références, des réalisations constitue un passage obligé de la recherche d’emploi. Ces pratiques s’enrichissent désormais de nouvelles formes d’écriture de soi du fait des possibilités de mise en visibilité proposées par le web. Quelles que soient leurs différences, les plateformes permettent une mise en valeur des individus, couplée à une proposition de mise en réseau. Ainsi, selon Danah Boyd « le monde numérique exige des individus qu’ils accèdent à l’être par le biais de l’écriture, et les profils fournissent l’occasion de sculpter l’impression voulue au moyen du langage, des images et des médias » (Boyd, 2007, p. 74). La mobilisation et l’agencement de ces données auxquelles s’ajoutent de multiples possibilités d’interconnexion font des plateformes de RSN de remarquables laboratoires d’expérimentation et d’observation des langages multimédias contemporains, forme culturelle emblématique de notre société hyperconnectée (Halavais, 2008). La notion de sociabilité numérique est ici abordée sous un angle fonctionnel, celui de la reconnaissance sociale et professionnelle. Nous n’avons pas constaté la présence d’aspects ludiques ou créatifs dans les dispositifs étudiés, mais au contraire une recherche de légitimité entre pairs qui tend vers une forme de professionnalisation. Dans notre observation, nous avons distingué deux objectifs qui structurent les actions des créateurs sur les plateformes et qui organisent notre exposé : se construire comme artiste en élaborant son identité numérique et construire son public en travaillant son rôle au sein des réseaux interconnectés sur la toile.
La première étape du processus, quel que soit le réseau considéré consiste à faire la démarche de s’inscrire pour « prendre existence » [Georges, 2009] ce qui suppose de renseigner un profil. Malgré la promesse de services attractifs, l’inscription et l’acceptation des règles de fonctionnement de chaque plateforme nourrissent les inquiétudes relatives à la sécurité et à la propriété des informations, images ou propos déposés sur les réseaux. Les concepteurs des plateformes tentent par conséquent de simplifier l’inscription en demandant à l’usager d’indiquer quelques éléments qui lui permettront de devenir membre à commencer par un autonyme (nom que l’on choisit) et une adresse électronique valide. Préoccupés par des objectifs de notoriété, les créateurs sont assez logiquement éloignés des problématiques d’anonymat et s’inscrivent le plus souvent sous leur véritable identité ou sous leur pseudonyme d’artiste. Il convient de noter la procédure spécifique du site Behance qui soumet l’inscription des individus à l’évaluation de leur dossier d’artiste se positionnant ainsi comme expert, filtrant et garantissant la qualité des créateurs inscrits et la fiabilité des publications. Dans ce travail de modélisation progressive de son identité numérique, certaines plateformes imposent aux artistes de se situer dans un catalogue de pratiques culturelles (design sonore, rock, illustration, création graphique…). La logique qui sous-tend cette règle imposée par le dispositif est celle de la base de données qu’il faut renseigner pour permettre le travail de recoupement, d’interrogation, de suggestion… Si les internautes semblent libres de se définir par une multiplicité de tags pour compenser l’apparente rigidité des catégories proposées, cette volonté d’organiser, de classer les pratiques artistiques correspond à des plateformes (Behance, Artilinki) dont le projet affiché est d’être un outil de médiation et de passage du monde virtuel des réseaux à celui très concret des professionnels et des contrats dans la société « réelle ». Si Myspace ne considère que deux statuts possibles, de façon restrictive, mais peu définie : les musiciens et les autres, Skwat, comme son nom peut le laisser supposer, n’impose aucune catégorie ; il se présente comme un espace à investir sans cadre prédéfini.
Une fois le nom, l’adresse courriel et le secteur d’activité renseignés, il s’agit pour les nouveaux membres d’investir un lieu conformément à son identité d’artiste. En dehors de Behance qui annonce sans détour son ambition de présenter exclusivement des créateurs professionnels, les autres sites invitent à investir la plateforme avec une liberté relative. Artilinki interpelle l’internaute en lui proposant de créer son espace, ce qui semble être l’exacte traduction du nom d’un autre site de notre corpus : Myspace. Enfin, Skwat définit son offre en affirmant qu’un « skwat est un espace personnel libre et facilement personnalisable » sur lequel il est possible de publier, d’agencer et disposer tout élément visuel ou sonore à sa guise. Si la promesse de Skwat semble tenue, les interfaces des autres plateformes sont beaucoup plus contraignantes, oscillant entre un cadre prédéfini à renseigner avec très peu de possibilités de personnalisation (Behance, Artilinki) ou bien encore une structure de base imposée que les membres peuvent ensuite décorer avec une image de fond et une image en tête de page (Myspace). Quand Behance et Artilinki se présentent comme des intermédiaires entre professionnels, Myspace et Skwat proposent avant tout un lieu pour mettre en valeur la personnalité et la production de l’artiste, base à partir de laquelle il est ensuite possible de développer des relations. Prendre place dans ces lieux suppose d’alimenter la plateforme avec des données de différentes natures qui permettent de s’exposer et d’exposer son travail, construisant ainsi son identité numérique de créateur. Associé à l’autonyme, l’artiste choisit généralement une image qui lui servira d’avatar constituant ainsi l’axe central autour duquel s’agenceront les éléments complémentaires de l’identité numérique (3). Tout comme le choix d’un nom, celui de l’avatar impose à l’artiste de dessiner son personnage et de décider du mode de visibilité souhaitée. En référence au travail de cartographie du web 2.0 de Dominique Cardon, nous pouvons situer toutes les plateformes de notre corpus dans le modèle de visibilité dit du « phare » où la mise en lumière des caractéristiques individuelles est recherchée sans toutefois interdire le jeu sur le je et les identités masquées comme une mise en scène signifiante, comme une intrigue à découvrir, un message à décoder.
Par-delà l’avatar, tous les sites offrent des espaces d’exposition des créations de leurs membres. Il s’agit généralement de « galeries », de « playlist », de « médias » dont le mode de présentation est imposé par la plateforme, à l’exception, une fois encore de Skwat qui autorise différentes mises en scène. Cette liberté offerte constitue tout à la fois une chance pour les membres de pouvoir personnaliser la présentation de leur travail, mais en contrepartie, elle laisse apparaître de grandes disparités entre les membres concernant la capacité à maîtriser la technique et la valorisation graphique de leur production. Du défilement vertical de Behance au rangement dans un cube de vignettes sur Artilinki en passant par les blocs dédiés aux « playlist » sur MySpace, les sites imposent une mise en scène des productions artistiques selon le modèle de référence du « book » professionnel. Loin de la muséographie contemporaine qui travaille la scénographie des expositions, les sites proposent un catalogue qui nivelle et met au format les créations.
Les mots pour parler de soi sont en petit nombre. Si les plateformes ne semblent pas imposer de limites, la plupart des artistes privilégient des formes brèves de présentation. Elles accueillent plus volontiers des images que des textes. Biographie succincte, confession ou slogan promotionnel… le mot d’ordre qu’assènent sans cesse les consultants du web semble s’être imposé et les artistes préfèrent « écrire court ». La notion de fragments d’identité mobilisée par Jean Davallon ou celle d’anthologie proposée par Milad Doueihi pour tenter de qualifier les modalités du récit de soi sur les sites internet trouvent une forme de validation sur les RSN (Davallon, 2011 ; Doueihi, 2008). L’énonciation de l’artiste est déléguée aux images qu’il propose de sa vie et à la présentation de ses œuvres selon une organisation prédéfinie par la plateforme.
Une fois le profil renseigné et le site alimenté par les productions des artistes, tout reste à faire, car un profil inactif est un espace mort. Pour espérer s’inscrire dans une dynamique positive de construction de notoriété, il faut tisser et entretenir des liens avec un public d’internautes qui se définira comme ami, fan, contact ou follower. Le jeu des évaluations positives, des différentes formes d’adhésion, de partage et de commentaires flatteurs construisent un monde qui semble évacuer toute forme de dépréciation, toute sanction, à l’opposé de ce que vivent généralement les artistes obligés de passer par le filtre des jugements d’experts. Selon A. Casilli ce mode d’interactions constitue une des bases idéologiques d’Internet et semble s’être instauré en règle relationnelle, réactualisant les observations de Marcel Mauss sur le système de don / contre-don (Mauss, 2007). Dans cette perspective, le don n’est pas une question de politesse ou de générosité, il sert à neutraliser le risque de comportements antisociaux. « Dans le monde en ligne, il peut décourager des comportements abusifs et déloyaux. Je t’offre une photo de moi et tu m’en offres une de toi en échange ; de cette façon si jamais tu voulais divulguer des éléments de ma vie privée je pourrai en faire de même avec la tienne » (Casilli, 2010, p. 40) (4). Derrière les apparences d’un monde enchanté, tout un monde de négociations, d’interdépendances et d’intérêts individuels se fait jour.
Quand les plateformes imposent leur langage
Par-delà les artistes et leur public ou encore leurs réseaux, il importe de considérer le rôle joué par les plateformes dans la communication sur les RSN. Ainsi, loin d’une hypothétique « neutralité » technique, ces dispositifs enregistrent et traitent les informations relatives aux actions des usagers pour produire de véritables publications sur les membres et leurs activités. L’affichage du nombre d’amis, de commentaires, de personnes ayant « liké », de compteurs de consultations sont autant de signes témoignant de la prédilection des plateformes pour les dimensions quantitatives de la communication. Ces indications, visibles en permanence sont un élément constitutif de l’homo numericus (5). Celles-ci fabriquent l’identité calculée (Georges, 2009) des membres ; forme d’identité constatée sur tous les sites de notre corpus, même si chaque plateforme présente des spécificités : gratification sous forme de badges sur MySpace, mise en valeur des espaces les plus populaires (Behance, Skwat)… A cela, il faut ajouter la publication de certaines actions des membres : x a consulté votre profil, y est maintenant ami avec z… L’affichage de ces traces d’activité laisse entendre que les usages s’inscrivent dans une forme d’indicialité computationnelle. Cependant, si les traces s’affichent, il ne s’agit pas d’une empreinte physique d’existence, le dépôt d’une matérialité sur un substrat technique, mais bien d’un marquage résultant tout à la fois d’un calcul informatique et d’une intentionnalité stratégique. Les plateformes endossent même une identité numérique à part entière en publiant des commentaires de façon automatique (message de bienvenue par exemple) ou en employant des animateurs qui dynamisent la communication et les échanges des membres avec des messages élogieux, d’encouragement ou de conseils (Artilinki, Skwat).
Non seulement les plateformes produisent du langage, mais elles définissent les règles et les formats de l’expression. Véritables dispositifs configurants, les RSN caractérisent le type de lien que peuvent entretenir les individus (amis, fan, contacts…) et imposent une écriture brève, horodatée à partir de l’instant présent. En effet, si l’affichage des pages sur les écrans d’ordinateur impose une écriture synthétique, le développement des smartphones dont le format des écrans est plus limité encore renforce cette nécessité de concision. Nouvelle forme d’expression, dont il faudrait écrire l’histoire et qualifier finement la production, l’écriture sur les RSN emprunte tout à la fois à la frivolité et l’immédiateté des SMS, à l’art de la chute des blagues, à celui de la répartie ainsi qu’à l’ellipse intrigante des haïkus. Une forme langagière qui n’est pas enseignée, mais dont il faut avoir la maîtrise pour opérer sur les RSN.Parmi les règles qui tendent à s’imposer, l’image règne en maître où en ingrédient indispensable au langage des sociabilités numériques. Ce constat peut sembler de l’ordre de l’évidence quand il s’agit de montrer son travail, mais l’image paraît aussi indispensable pour accompagner la production sonore, pour signer un commentaire, pour habiller et décorer sa page… Par delà les images qui montrent ou qui illustrent, il faut aussi faire référence à l’image globale des pages, le plus souvent maîtrisée par les plateformes, car les mises en pages sont partiellement imposées qu’il s’agissent de placement, de taille, d’organisation générale des éléments constitutifs de cette communication de nature essentiellement visuelle. Ce travail d’agencement des fragments d’identité, de communication, de publications automatiques dessine des espaces aux apparences et aux finalités différentes selon les plateformes. Si le degré de professionnalisation et d’institutionnalisation très fort chez Behance et Artilinki semble justifier un cadre normé qui construit une sorte de salon professionnel ou de catalogue d’agent d’artiste, Skwat est une plateforme dont l’énonciation éditoriale paraît plus effacée autorisant la diversité, la créativité et la maladresse au risque d’une efficacité moindre. On peut donc affirmer que les plateformes imposent leur langage, car les dispositifs contraignent les usagers à une forme d’expression fragmentée, visuelle et parce qu’ils construisent des identités comme des anthologies. Par ailleurs, les RSN d’artistes cherchent à s’imposer comme des lieux importants d’intermédiation au sein desquels les schémas relationnels sont partiellement prédéfinis, réduisant bien souvent les créateurs à de simples produits d’exposition au même titre que les œuvres qu’ils choisissent de montrer.
Conclusion
Pour conclure cette étude, il faut donc rappeler que loin des clichés habituels sur les RSN, les réseaux investis par les créateurs ne sont pas des lieux ouverts et caractérisés par des circulations informelles. Le partage de travaux dont on n’est pas l’auteur, mais que l’on apprécie n’est pas de mise, les alertes publiques sur des opportunités professionnelles non plus. Chaque membre se voudrait le centre d’une dynamique essentiellement centripète ; les mouvements orientés vers les autres s’inscrivent dans une exigence implicite ou explicite de réciprocité. Les usages sont essentiellement autocentrés, car les acteurs sont avant tout préoccupés par la volonté de se rendre visible et de se constituer un public. Cette stratégie des créateurs entre en résonnance avec la logique des plateformes conçues elles-mêmes comme des médias qui cherchent avant tout à atteindre une masse critique de membres et notamment de membres actifs. Cette stratégie de production de trafic en référence à une logique d’audience classique des médias enferme les acteurs dans des dispositifs qui se voudraient auto-suffisants. Ceux-ci définissent les cadres de présentation de soi et de ses travaux ainsi que les règles et modalités des échanges. Cependant, considérer un réseau social comme un espace autonome ne rend pas compte de la complexité des pratiques des usagers pour qui les espaces étudiés ne sont que des éléments liés à d’autres (blogs, sites, page Facebook, compte Viadeo…) dans une pratique de sociabilité en ligne dont la dimension constitutive est la diffraction. Sortir du lot, se faire remarquer est un objectif partagé par les créateurs sur les plateformes comme dans la société « réelle » mais selon des modalités différentes. Si les quelques success story de notoriété acquise à partir des RSN laissent à penser qu’il est possible de s’affranchir des filtres des experts et des institutions, de l’avis des critiques et des médias, la recherche de la notoriété suppose de développer certaines compétences, condition de création de l’exception sur les réseaux. Ces derniers font rêver en laissant entendre que tout est possible et qu’ils proposent l’accès à ce que nous pourrions nommer des « lieux rares », des lieux numériques ayant pour caractéristiques de concentrer, avec un minimum d’engagement, des opportunités qui restent exceptionnelles dans le monde hors ligne. In fine, c’est à travers les diffractions des pratiques sociales numériques des individus que la notion de multimédia prend tout son sens. Elle revêt alors une dimension de métalangage qui permet à l’internaute de tisser la cohérence de son être numérique.
Notes
(1) Hubert Guillaud, Internet Actu, http://www.internetactu.net/2011/02/15/creer-avec-les-gens-vraiment/ consulté le 20 février 2011
(2) http://www.biennaledeparis.org/ consulté le 22 février 2011
(3) Cet axe central est appelé « ligateur autonyme » par Fanny Georges et comparé au bâton autour duquel viennent se coller les filaments d’une barbe à papa.
(4) L’importance des commentaires laudateurs ne vaut que pour les espaces au sein desquels règne une forme d’interdépendance des acteurs. Dans d’autres situations, le débat contradictoire, la polémique voire le conflit ont bien entendu leur place sur Internet.
(5) en référence au dossier « Homo numericus » publié par la revue Esprit, n° de mars/avril 2009.
Références bibliographiques
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Boyd, Danah, Ellison, Nicole (2007), “Social network sites: Definition, history, and
scholarship”, Journal of Computer-Mediated Communication, vol. 13, n° 1.
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Cardon, Dominique (2010), La démocratie Internet, promesses et limites, Coll. La république des idées, Ed. du Seuil, Paris.
Casilli, Antonio A. (2010), Les Liaisons numériques, Vers une nouvelle forme de sociabilité ?, Collection La couleur des idées, Editions du Seuil, Paris.
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Auteurs
Valérie Croissant
.: Valérie Croissant est maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’Institut de la communication, Université Lyon 2, laboratoire ELICO. Ses recherches portent sur l’évolution des médias et des pratiques d’information.
Annelise Touboul
.: Annelise Touboul est maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’Institut de la communication, Université Lyon 2, laboratoire ELICO. Elle s’intéresse particulièrement aux dispositifs formels de l’information en ligne et au développement de l’interactivité dans les médias